Souvenirs : Jeunesse
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 224-227).


LX

CHEZ LES KORNAKOF


La seconde visite se trouvait être les Kornakof. Ils occupaient le premier étage d’une grande maison. L’escalier était majestueux et bien tenu, mais point luxueux. Il y avait un tapis, proprement fixé par des tringles de cuivre brillantes, mais il n’y avait ni fleurs ni glaces. La salle, que je traversai pour entrer au salon, avait un parquet bien ciré et était proprement meublée ; mais tout cela était triste et froid. Le mobilier, quoiqu’un peu vieux, était reluisant et d’aspect solide ; mais on n’apercevait ni un tableau, ni un rideau, ni un ornement. Je trouvai au salon un certain nombre des jeunes princesses. Elles se tenaient si droites sur leurs chaises et avaient un tel air de cérémonie, qu’on se disait en les apercevant : « Elles ne se tiennent pas comme ça quand il n’y a pas de visites ».

« Maman vient tout de suite, » me dit l’aînée en s’asseyant près de moi.

Pendant un quart d’heure, elle m’entretint avec tant d’aisance et de tact, que la conversation ne languit pas un instant. On sentait seulement trop que c’était un travail ; aussi elle me déplut. Elle me raconta, entre autres choses, que leur frère Étienne, qu’on avait fait entrer deux ans auparavant à l’école des sous-officiers nobles, était déjà officier. En parlant de son frère, et surtout en racontant qu’il s’était mis dans les hussards malgré leur mère, elle fit une figure effrayée, et toutes ses cadettes, assises en silence, firent la même figure effrayée. Elle parla de la mort de grand’mère et prit un air triste, et toutes les jeunes princesses prirent le même air triste. Elle rappela le jour où j’avais frappé Saint-Jérôme et où l’on m’avait emmené, se mit à rire en montrant de vilaines dents, et toutes les sœurs se mirent à rire en montrant de vilaines dents.

Leur mère entra. C’était toujours la même petite femme maigre, avec son regard fuyant qui se détournait de la personne à qui elle parlait. Elle me prit la main et haussa la sienne jusqu’à mes lèvres ; l’idée de lui baiser la main ne me serait pas venue sans cela ; je ne trouvais pas que ce fût indispensable.

« Que je suis contente de vous voir, dit-elle de son ton bavard, en jetant un coup d’œil sur ses filles. Comme il ressemble à sa maman ! N’est-ce pas, Lise ? »

Lise répondit que c’était vrai. Je savais parfaitement que je ne ressemblais pas le moins du monde à ma mère.

« Vous voilà tout à fait grand garçon ! Et mon Étienne… vous vous le rappelez ?… c’est votre cousin issu de germain… non, pas issu de germain… Comment faut-il dire, Lise ? Ma mère était Varvara Dmitrievna, fille de Dmitri Nicolaiévitch, et votre grand’mère était Nathalie Nicolaiévna.

— Cela fait cousin au quatrième degré, maman, dit l’aînée des princesses.

— Tu embrouilles toujours tout ! lui cria aigrement sa mère. Ce n’est pas du tout au quatrième degré — lui et Étienne sont issus de germains. Étienne est déjà officier, vous savez ? Il est seulement fâcheux qu’on le laisse trop libre. Il faut tenir la jeunesse !… Vous n’en voulez pas à une vieille tante de vous dire la vérité ? Je tenais Étienne très sévèrement, et je trouve que c’est nécessaire… J’y suis — voilà comment nous sommes parents : le prince Ivan Ivanovitch est mon oncle et il était l’oncle de votre mère. J’étais donc cousine germaine de votre maman, et non issue de germains… À propos, dites-moi : vous avez été chez le prince Ivan, mon ami ? »

Je répondis que j’allais y aller.

« Comment est-ce possible ! cria-t-elle. Cela aurait dû être votre première visite. Vous savez que le prince Ivan est comme un père pour vous. Il n’a pas d’enfants. Ses seuls héritiers sont vous et mes enfants. Il faut le soigner à cause de son âge, de sa situation, et de tout. Je sais que la jeunesse d’aujourd’hui ne tient pas compte des liens de famille et n’aime pas les personnes âgées ; mais croyez-en votre vieille tante qui vous aime et qui aimait votre maman ; votre grand’mère aussi, je l’aimais, j’avais beaucoup d’affection et de respect pour elle. Il faut absolument y aller, absolument. »

Je dis que j’irais certainement et me levai. La visite me paraissait suffisamment longue et je fis mine de m’en aller, mais elle me retint.

« Non, attendez une minute. Où est votre père, Lise ? Allez le chercher. Il sera si content de vous voir, » continua-t-elle en s’adressant à moi.

Au bout de deux minutes, le prince Mikhaïl entra. C’était un petit homme trapu, les vêtements extrêmement sales, la barbe pas faite, la physionomie presque stupide à force d’indifférence. Il ne fut pas le moins du monde content de me voir, en tout cas il ne le montra pas. La princesse, dont on voyait qu’il avait grand’peur, lui dit :

« N’est-ce pas que Valdemar (elle avait oublié mon nom) ressemble beaucoup à sa maman ? »

Elle accompagna ces paroles d’un tel signe des yeux, que le prince, devinant ce qu’elle voulait, s’approcha de moi d’un air qui était tout le contraire d’enchanté et me tendit sa joue pas rasée, qu’il me fallut embrasser.

« Tu n’es pas encore habillé ! et tu as à sortir ! poursuivit la princesse du ton aigre qui lui était évidemment habituel avec les personnes de la maison. Tu veux donc encore les agacer ? Tu veux encore te les mettre à dos ?

— On y va, on y va, petite mère, » dit le prince Mikhaïl, et il sortit.

Je saluai et me retirai.

C’était la première fois que j’entendais dire que nous étions les héritiers du prince Ivan Ivanovitch, et cette nouvelle m’avait produit un effet désagréable.