Souvenirs : Jeunesse
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 215-219).


LVIII

JE ME PRÉPARE À FAIRE DES VISITE


Le lendemain était notre dernier jour à Moscou, et j’étais obligé de faire des visites. Papa me l’avait ordonné, et il avait inscrit lui-même les visites à faire sur un morceau de papier. Notre père s’inquiétait beaucoup moins de notre éducation et de notre direction morale que de nos relations mondaines. Il avait mis sur le morceau de papier, de son écriture rapide et saccadée :

1o Chez le prince Ivan Ivanovitch ; indispensable.

2o Chez les Ivine ; indispensable.

3o Chez le prince Mikhaïl.

4o Chez la princesse Nékhlioudof et Mme Valakhine ; si tu as le temps.

Venaient ensuite le recteur et les professeurs, mais Dmitri m’assura que ces dernières visites étaient plus qu’inutiles. Il fallait faire toutes les autres dans la journée, et les deux premières, celles où il y avait indispensable, m’intimidaient tout particulièrement. Le prince Ivan Ivanovitch avait été général en chef, il était vieux, riche et seul ; les relations entre lui et un étudiant de seize ans ne pouvaient rien avoir de flatteur pour l’étudiant, et j’en avais le pressentiment. Les Ivine étaient aussi des gens riches, et ils avaient pour père un gros bonnet de fonctionnaire qui était venu une fois en tout chez nous, du temps de grand’mère. Depuis la mort de grand’mère, j’avais remarqué que le plus jeune des Ivine nous évitait et prenait de grands airs. Je savais par ouï-dire que l’aîné avait fini son droit et était entré dans l’administration à Saint-Pétersbourg. Le second, Serge, mon ancienne idole, devenu grand et gros, était aussi à Pétersbourg, cadet dans le corps des pages.

Dans ma jeunesse, non seulement je n’aimais pas à voir les gens qui se considéraient comme au-dessus de moi, mais ce m’était un vrai supplice, parce que j’étais dans une crainte perpétuelle de recevoir un affront et que j’avais sans cesse l’esprit tendu vers un même objet : affirmer vis-à-vis d’eux mon indépendance. Toutefois, du moment où je supprimais la fin du programme de papa, il s’agissait d’atténuer ma faute en exécutant la première partie. J’allais et venais par la chambre en contemplant mon uniforme, mon chapeau et mon épée, posés sur des chaises, et je faisais mes préparatifs pour sortir, lorsque je reçus la visite du vieux Grapp et d’Iline. Ils venaient me féliciter. Le père Grapp était un Allemand russifié, doucereux et complimenteur à en être insupportable, très souvent ivre. La plupart du temps, il venait chez nous parce qu’il avait quelque chose à demander, et papa l’invitait quelquefois à s’asseoir dans son cabinet, mais on ne l’aurait jamais fait dîner avec nous. Tout rampant et quémandeur qu’il fût, cela se mélangeait d’une certaine bonhomie apparente, et il était tellement un habitué de la maison, qu’on lui tenait compte de l’attachement qu’on lui supposait pour nous tous. Malgré tout, je ne sais pourquoi, je ne l’aimais pas, et quand il parlait, j’avais toujours honte pour lui.

L’arrivée de cette visite me contraria vivement et je ne cherchai pas à le dissimuler. Iline avait été reçu en même temps que moi. J’étais si accoutumé à le regarder de mon haut, et il était si accoutumé à penser que c’était mon droit, qu’il m’était un peu désagréable de le voir étudiant tout comme moi. Il me sembla que lui-même se sentait gêné de cette égalité. Je lui dis bonjour froidement et donnai l’ordre d’atteler, sans les inviter à s’asseoir, car il me semblait qu’ils pourraient bien s’asseoir tout seuls. Iline était un bon et brave garçon, point du tout sot, mais il avait ce qu’on appelle un grain ; il était toujours, sans cause aucune, dans des états violents : tantôt pleurnichant, tantôt riant à propos de tout, tantôt se froissant de tout ; en ce moment, c’était cette dernière disposition qui prévalait. Il ne disait rien, nous regardait, son père et moi, d’un air furieux et se contentait, quand on lui parlait, de sourire de son sourire humble et contraint ; il était déjà habitué à cacher sous ce sourire tous ses sentiments, en particulier la honte que lui inspirait son père et qu’il ne pouvait pas ne pas éprouver devant nous.

« Comme ça, Nicolas Pétrovitch, dit le vieux en me suivant dans la chambre pendant que je m’habillais et en tournant lentement entre ses gros doigts, avec une nuance de respect, la tabatière d’argent que lui avait donnée ma grand’mère, dès que j’ai appris par mon fils comme vous aviez passé brillamment — tout le monde sait votre intelligence — je suis accouru vous faire mon compliment, mon petit père. Je vous ai porté sur mon dos, dans le temps, et Dieu sait que je vous aime tous comme si vous étiez ma famille. Et voilà mon Iline : il demande toujours à venir chez vous. Lui aussi, il est habitué à vous. »

Pendant ce discours, Iline s’était assis sur la fenêtre et avait l’air de contempler mon tricorne, mais il marmottait quelque chose entre ses dents d’un ton irrité.

« Je voulais aussi vous demander, Nicolas Pétrovitch, poursuivit le vieux, si mon Iline a bien passé. Il dit qu’il sera avec vous ; comme ça, vous ne l’abandonnerez pas, vous le surveillerez, vous lui donnerez des conseils.

— Il a parfaitement passé, répliquai-je en regardant Iline, qui sentit mon regard et cessa de remuer les lèvres.

— Est-ce qu’il pourrait passer la journée avec vous ? » demanda le vieux avec un sourire timide, comme si je lui avais fait très peur.

Depuis qu’il était entré, quelque mouvement que je fisse, il ne me lâchait pas d’une semelle, de sorte que je n’avais pas cessé une seconde de respirer l’odeur de vin et de tabac dont il était toujours imprégné. J’étais dépité de ce qu’il me mettait dans une position fausse vis-à-vis de son fils ; je lui en voulais de me donner des distractions pendant une opération aussi importante que ma toilette ; par-dessus tout, cette odeur de boisson, qui me poursuivait, m’exaspérait. Le tout ensemble fit que je répondis très froidement qu’il m’était impossible de garder Iline, parce que je serais absent toute la journée.

« Le petit père va sans doute voir sa petite sœur ? dit Iline en souriant sans me regarder. Du reste, moi aussi j’ai à faire. »

J’étais de plus en plus dépité et contrarié. Pour tâcher d’adoucir mon refus, je me hâtai de leur expliquer que je ne serais pas à la maison parce que j’étais obligé d’aller chez le prince Ivan Ivanovitch, chez la princesse Kornakof, chez Ivine, « celui qui a cette place si importante, » et que je dînerais probablement chez la princesse Nékhlioudof. Il me semblait que lorsqu’ils sauraient chez quels grands personnages j’allais, ils ne pourraient plus avoir de prétentions sur moi. Lorsqu’ils se préparèrent à sortir, j’invitai Iline à venir une autre fois, mais il se contenta de faire entendre un son inarticulé en souriant de son sourire forcé. Il était visible qu’il ne mettrait plus jamais les pieds chez moi.

Dès qu’ils furent partis, je montai en voiture pour faire mes visites. J’avais demandé le matin à Volodia de m’accompagner, pour que je sois moins intimidé. Il avait refusé, sous prétexte que ce serait trop sentimental d’aller ensemble, deux frères, dans le même droshki.