Sous le soleil de Satan/La tentation du désespoir/Chapitre 2

Plon-Nourrit et Cie (Tome Ip. 135-188).


II


L’abbé Donissan ne rentra que fort tard dans la nuit. Longtemps l’abbé Menou-Segrais, un livre à la main qu’il ne lisait point, entendit le pas régulier du vicaire, marchant de long en large à travers sa chambre. « L’heure ne saurait tarder, songeait le vieux prêtre, d’une explication capitale. » Il ne doutait pas que cette explication fût nécessaire, mais il avait jusqu’alors dédaigné de la provoquer, trop sage pour ne pas laisser au jeune prêtre le bénéfice et l’embarras tout ensemble d’un exorde décisif… Les derniers bruits s’étaient tus, hors ce pas monotone dans l’épaisseur du mur. « Pourquoi cette nuit plutôt que demain, ou plus tard ? pensait l’abbé Menou-Segrais. La visite de l’abbé Demange a peut-être agacé mes nerfs. » Néanmoins, plus forte et pressante qu’aucune raison, la prévision d’un événement singulier, inévitable, l’agitait d’une attente dont chaque minute augmentait l’anxiété. Tout à coup la porte du couloir grinça.

Une main frappa deux coups. L’abbé Donissan parut.

— Je vous attendais, mon ami, dit simplement l’abbé Menou-Segrais.

— Je le savais, répondit l’autre d’une voix humble.

Mais il se redressa aussitôt, soutint le regard du doyen et dit fermement, tout d’un trait :

— Je dois solliciter de Monseigneur mon rappel à Tourcoing. Je voudrais vous supplier d’appuyer ma demande, sans rien cacher de ce que vous savez de moi, sans m’épargner en rien.

— Un moment… un moment…, interrompit l’abbé Menou-Segrais. Je dois solliciter, dites-vous ? Je dois… pourquoi devez-vous ?

— Le ministère paroissial, reprit l’abbé du même ton, est une charge au-dessus de mes forces. C’était l’avis de mon supérieur ; je sens bien aussi que c’est le vôtre. Ici même, je suis un obstacle au bien. Le dernier paysan du canton rougirait d’un curé tel que moi, sans expérience, sans lumières, sans véritable dignité. Quelque effort que je fasse, comment puis-je espérer suppléer jamais à ce qui me manque ?

— Laissons cela, interrompit le doyen de Campagne, laissons cela ; je vous entends. Vos scrupules sont sans doute justifiés. Je suis prêt à demander votre rappel à Monseigneur, mais l’affaire n’en est pas moins délicate. On vous demandait ici, en somme, peu de chose. C’est trop encore, dites-vous ?

L’abbé Donissan baissa la tête.

— Ne faites pas l’enfant ! s’écria le doyen. Je vais sans doute vous paraître dur ; je dois l’être. Le diocèse est trop pauvre, mon ami, pour nourrir une bouche inutile.

— Je l’avoue, balbutia le pauvre prêtre avec effort… En vérité, je ne sais encore… Enfin j’avais fait le projet… de trouver… de trouver dans un couvent une place, au moins provisoire…

— Un couvent !… Vos pareils, monsieur, n’ont que ce mot à la bouche. Le clergé régulier est l’honneur de l’Église, monsieur, sa réserve. Un couvent ! Ce n’est pas un lieu de repos, un asile, une infirmerie !

— Il est vrai…, voulut dire l’abbé Donissan, mais il ne fit entendre qu’un bredouillement confus. Les joues écarlates, que l’extrême émotion n’arrivait pas à pâlir, tremblaient. C’était le seul signe extérieur d’une inquiétude infinie. Et même sa voix se raffermit pour ajouter :

— Alors, que veut-on que je fasse ?

— Que veut-on ? répondit le doyen de Campagne, voici le premier mot de bons sens que vous avez prononcé. Vous avouant incapable de guider et de conseiller autrui, comment seriez-vous bon juge dans votre propre cause ? Dieu et votre évêque, mon enfant, vous ont donné un maître : c’est moi.

— Je le reconnais, dit l’abbé, après une imperceptible hésitation… Je vous supplie cependant…

Il n’acheva pas. D’un geste impérieux, le doyen de Campagne lui imposait déjà silence. Et il regardait avec une curiosité pleine d’effroi ce vieux prêtre, à l’ordinaire si courtois, tout à coup roidi, imperturbable, le regard si dur.

— L’affaire est grave. Vos supérieurs vous ont laissé recevoir les Saints Ordres ; je pense que leur décision n’a pas été prise légèrement. D’autre part, cette incapacité dont vous faisiez l’aveu tout à l’heure…

— Permettez-moi, interrompit de nouveau le malheureux prêtre, de la même voix sans timbre… Mon Dieu !… je ne suis pas absolument incapable d’aucun travail apostolique, proportionné à mon intelligence et à mes moyens. Ma santé physique heureusement…

Il se tut, honteux d’opposer à tant d’éloquentes raisons un argument si misérable, dans sa naïveté sublime.

— La santé est un don de Dieu, répliqua gravement l’abbé Menou-Segrais. Hélas ! j’en sais le prix mieux que vous. La force qui vous a été départie, votre adresse même à certains travaux manuels, c’était là sans doute le signe d’une vocation moins haute, où la Providence vous appelait… Est-il jamais trop tard pour reconnaître, guidé par de sûrs avis, une erreur involontaire ?… Devez-vous tenter une nouvelle expérience… ou bien… ou bien…

— Ou bien ?… osa demander l’abbé Donissan.

— Ou bien retourner à votre charrue ? conclut le doyen d’un ton sec… Encore un coup, notez bien que je pose aujourd’hui la question sans y répondre. Vous n’êtes point, grâce à Dieu, de ces jeunes gens impressionnables qu’une parole un peu nette terrorise sans profit. Vous n’êtes menacé d’aucun vertige. Et, pour moi, j’ai fait mon devoir, bien qu’avec une apparente cruauté.

— Je vous remercie, reprit doucement l’abbé, d’une voix singulièrement raffermie. Depuis le début de cet entretien, Dieu m’a donné la force d’entendre de votre bouche des vérités bien dures. Pourquoi ne m’assisterait-il pas jusqu’au bout ? C’est moi qui vous supplie de répondre à la question que vous avez posée. Qu’ai-je besoin d’attendre plus longtemps ?

— Mon Dieu… murmura l’abbé Menou-Segrais, pris de court… J’avoue que quelques semaines de réflexion… J’aurais voulu vous laisser le loisir…

— À quoi bon, si je ne dois pas être juge dans ma propre cause et, en vérité, je ne puis l’être. C’est votre avis que je veux entendre, et le plus tôt sera le mieux.

— Il est possible que vous soyez prêt à l’entendre, mon ami, mais non pas sans doute à vous y conformer sans réserves, répliqua le doyen de Campagne avec une brutalité forcée. Dans un tel cas, provoquer ce qu’on redoute est moins signe de courage que de faiblesse.

— Je le sais, je l’avoue ! s’écria l’abbé Donissan, vous ne vous trompez pas. Vous voyez clair en moi. C’est à votre charité que je fais appel… ah ! monsieur, non pas même à votre charité, votre pitié, pour me porter le dernier coup. Ce coup reçu, je le sens, je suis sûr que je trouverai la force nécessaire… Il n’y a pas d’exemple que Dieu n’ait relevé un misérable tombé à terre…

L’abbé Menou-Segrais le toisa d’un regard aigu.

— Êtes-vous si sûr que ma conviction soit faite, dit-il, et qu’il ne me reste aucun doute dans l’esprit ?

L’abbé Donissan secoua la tête.

— Il ne faut pas longtemps pour juger un homme tel que moi, fit-il, et vous voulez seulement me ménager. Au moins, laissez-moi le mérite, devant Dieu, d’une obéissance entière, absolue : ordonnez ! commandez ! Ne me laissez pas dans le trouble !

— Je vous approuve, dit le doyen de Campagne, après un silence : je ne puis que vous approuver. Vos intentions sont bonnes, éclairées même. Je comprends votre impatience à vaincre la nature d’un coup décisif. Mais la parole que vous attendez de moi peut être une tentation au-dessus de vos forces. Vous voulez connaître l’arrêt, soit. L’exécuterez-vous ?

— Je le crois, répondit l’abbé d’une voix sourde. Et, d’ailleurs, serai-je jamais mieux préparé que cette nuit à recevoir et porter une croix ? Il est temps. Croyez-moi, mon Père, il est temps. Je ne suis pas seulement un prêtre ignorant, grossier, impuissant à se faire aimer. Au petit séminaire, je n’étais qu’un élève médiocre. Au grand séminaire, allez, j’ai fini par lasser tout le monde. Il a fallu un miracle de charité du P. Delange pour convaincre les directeurs de m’admettre au diaconat… Intelligence, mémoire, assiduité même, tout me manque… Et cependant…

Il hésita, mais sur un signe de l’abbé Menou-Segrais :

— Et cependant, continua-t-il avec effort, je n’ai pu vaincre encore tout à fait une obstination… un entêtement… Le juste mépris d’autrui réveille en moi… des sentiments si âpres… si violents… Je ne puis vraiment les combattre par des moyens ordinaires…

Il s’arrêta, comme effrayé d’en avoir trop dit. Les petits yeux du doyen fixaient son regard, avec une attention singulière. Il conclut d’une voix suppliante, presque désespérée :

— Ainsi ne remettez pas à plus tard… Il est temps… Cette nuit, je vous assure… Vous ne pouvez pas savoir…

L’abbé Menou-Segrais se leva si vivement de son fauteuil que le pauvre prêtre, cette fois, pâlit. Mais le vieux doyen fit quelques pas vers la fenêtre, appuyé sur sa canne, l’air absorbé. Puis, se redressant tout à coup :

— Mon enfant, dit-il, votre soumission me touche… J’ai dû vous paraître brutal, je vais l’être de nouveau. Il ne m’en coûterait pas beaucoup de tourner ceci de cent manières : j’aime mieux encore parler net. Vous venez de vous remettre entre mes mains… Dans quelles mains ? Le savez-vous ?

— Je vous en prie… murmura l’abbé, d’une voix tremblante.

— Je vais vous l’apprendre ; vous venez de vous mettre entre les mains d’un homme que vous n’estimez pas.

Le visage de l’abbé Donissan était d’une pâleur livide.

Que vous n’estimez pas, répéta l’abbé Menou-Segrais. La vie que je mène ici est en apparence celle d’un laïque bien renté. Avouez-le ! Ma demi-oisiveté vous fait honte. L’expérience dont tant de sots me louent est à vos yeux sans profit pour les âmes, stérile. J’en pourrais dire plus long, cela suffit. Mon enfant, dans un cas si grave, les petits ménagements de politesse mondaine ne sont rien : ai-je bien exprimé votre sentiment ?

Aux premiers mots de cette étrange confession, l’abbé Donissan avait osé lever sur le terrible vieux prêtre un regard plein de stupeur. Il ne le baissa plus.

— J’exige une réponse, continua l’abbé Menou-Segrais, je l’attends de votre obéissance, avant de me prononcer sur rien. Vous avez le droit de me récuser. Je ne puis être votre juge en cette affaire : je ne serai point votre tentateur. À la question que j’ai posée, répondez simplement par oui ou par non.

— Je dois répondre oui, répliqua tout à coup l’abbé Donissan, d’un air calme… L’épreuve que vous m’imposez est bien dure ; je vous prie de ne pas la prolonger.

Mais les larmes jaillirent de ses yeux, et c’est à peine si l’abbé Menou-Segrais entendit les derniers mots, prononcés à voix basse. Le malheureux prêtre se reprochait avidement son timide appel à la pitié comme une faiblesse. Après un court débat intérieur, il continua cependant :

— J’ai répondu par obéissance, et je ne devrais plus sans doute qu’attendre et me taire… mais… mais je ne puis… Dieu n’exige pas que je vous laisse croire… En conscience, c’était là une pensée… un sentiment involontaire… Je ne parle pas ainsi, reprit-il d’un ton plus ferme, pour me justifier : mon mauvais esprit vous est maintenant connu… Ainsi la Providence me découvre à vous tout entier… Et maintenant… Et maintenant…

Ses mains cherchèrent une seconde un appui, ses longs bras battant le vide. Puis ses genoux fléchirent, et il tomba tout d’une pièce, la face en avant.

— Mon petit enfant ! s’écria l’abbé Menou-Segrais, avec l’accent d’un véritable désespoir.

Il traîna maladroitement le corps inerte jusqu’au pied du divan, et d’un grand effort l’y fit basculer. Au milieu des coussins de cuir roux, la tête osseuse était maintenant d’une pâleur livide.

— Allons… allons… murmurait le vieux doyen, en s’efforçant de déboutonner la soutane de ses doigts raidis par la goutte ; mais l’étoffe usée céda la première. Par l’échancrure du col la rude toile de la chemise apparut, tachée de sang.

Déjà la large et profonde poitrine s’abaissait et se soulevait de nouveau. D’un geste brusque, le doyen la découvrit.

— Je m’en doutais, fit-il avec un douloureux sourire.

Des aisselles à la naissance des reins, le torse était pris tout entier dans une gaine rigide du crin le plus dur, grossièrement tissé. La mince lanière qui maintenait par devant l’affreux justaucorps était si étroitement serrée que l’abbé Menou-Segrais ne la dénoua pas sans peine. La peau apparut alors, brûlée par l’intolérable frottement du cilice comme par l’application d’un caustique ; l’épiderme détruit par places, soulevé ailleurs en ampoules de la largeur d’une main, ne faisait plus qu’une seule plaie, d’où suintait une eau mêlée de sang. L’ignoble bourre grise et brune en était comme imprégnée. Mais d’une blessure au pli du flanc, plus profonde, un sang vermeil coulait goutte à goutte. Le malheureux avait cru bien faire en la comprimant de son mieux d’un tampon de chanvre ; l’obstacle écarté, l’abbé Menou-Segrais retira vivement ses doigts rougis.

Le vicaire ouvrit les yeux. Un moment son regard attentif épia chaque angle de cette chambre inconnue, puis, se reportant sur le visage familier du doyen, exprima une surprise grandissante. Tout à coup, ce regard tomba sur la large échancrure de la soutane et les linges ensanglantés. Alors, l’abbé Donissan, se rejetant vivement en arrière, cacha sa figure dans ses mains.

Déjà celles de l’abbé Menou-Segrais les écartait doucement, découvrant la rude tête, d’un geste presque maternel.

— Mon petit, Notre-Seigneur n’est pas mécontent de vous, fit-il à voix basse, avec un indéfinissable accent.

Mais reprenant aussitôt ce ton habituel de bienveillance un peu hautaine dont il aimait à déguiser sa tendresse :

— Vous jetterez demain au feu cette infernale machine, l’abbé ; il faut trouver quelque chose de mieux. Dieu me garde de parler seulement le langage du bon sens : en bien comme en mal il convient d’être un peu fou. Je fais ce reproche à vos mortifications d’être indiscrètes : un jeune prêtre irréprochable doit avoir du linge blanc.

… Levez-vous, dit encore l’étrange vieil homme, et approchez-vous un peu. Notre conversation n’est pas finie, mais le plus difficile est fait… Allons ! Allons ! asseyez-vous là. Je ne vous lâche pas.

Il l’installait dans son propre fauteuil et, comme par mégarde, parlant toujours, glissait un oreiller sous la tête douloureuse. Puis, s’asseyant sur une chaise basse, et ramenant frileusement autour de lui sa couverture de laine, il se recueillait une minute, le regard fixé sur le foyer, dont on voyait danser la flamme dans ses yeux clairs et hardis.

— Mon enfant, dit-il enfin, l’opinion que vous avez de moi est assez juste dans l’ensemble, mais fausse en un seul point : Je me juge, hélas ! avec plus de sévérité que vous ne pensez. J’arrive au port les mains vides…

Il tisonnait les bûches flamboyantes avec calme.

— Vous êtes un homme bien différent de moi, reprit-il, vous m’avez retourné comme un gant. En vous demandant à Monseigneur, j’avais fait ce rêve un peu niais d’introduire chez moi… hé bien ! oui… un jeune prêtre mal noté, dépourvu de ces qualités naturelles pour lesquelles j’ai tant de faiblesse, et que j’aurais formé de mon mieux au ministère paroissial… À la fin de ma vie, c’était une lourde charge que j’assumais là. Seigneur ! Mais j’étais aussi trop heureux dans ma solitude pour y achever de mourir en paix. Le jugement de Dieu, mon petit, doit nous surprendre en plein travail… Le jugement de Dieu !…

… Mais c’est vous qui me formez, dit-il après un long silence.

À cette étonnante parole, l’abbé Donissan ne détourna même pas la tête. Ses yeux grands ouverts n’exprimaient aucune surprise ; et le doyen de Campagne vit seulement au mouvement de ses lèvres qu’il priait.

Ils n’ont pas su reconnaître le plus précieux des dons de l’Esprit, dit-il encore. Ils ne reconnaissent jamais rien. C’est Dieu qui nous nomme. Le nom que nous portons n’est qu’un nom d’emprunt… Mon enfant, l’esprit de force est en vous.

Les trois premiers coups de l’Angelus de l’aube tintèrent au dehors comme un avertissement solennel, mais ils ne l’entendirent pas. Les bûches croulaient doucement dans les cendres.

— Et maintenant, continua l’abbé Menou-Segrais, et maintenant j’ai besoin de vous. Non ! un autre que moi, à supposer qu’il eût vu si clair, n’eût pas osé vous parler comme je fais ce soir. Il le faut cependant. Nous sommes à cette heure de la vie (elle sonne pour chacun) où la vérité s’impose par elle-même d’une évidence irrésistible, où chacun de nous n’a qu’à étendre les bras pour monter d’un trait à la surface des ténèbres et jusqu’au soleil de Dieu. Alors, la prudence humaine n’est que pièges et folies. La Sainteté ! s’écria le vieux prêtre d’une voix profonde, en prononçant ce mot devant vous, pour vous seul, je sais le mal que je vous fais ! Vous n’ignorez pas ce qu’elle est : une vocation, un appel. Là où Dieu vous attend, il vous faudra monter, monter ou vous perdre. N’attendez aucun secours humain. Dans la pleine conscience de la responsabilité que j’assume, après avoir éprouvé une dernière fois votre obéissance et votre simplicité, j’ai cru bien faire en vous parlant ainsi. En doutant, non pas seulement de vos forces, mais des desseins de Dieu sur vous, vous vous engagiez dans une impasse : à mes risques et périls, je vous remets dans votre route ; je vous donne à ceux qui vous attendent, aux âmes dont vous serez la proie… Que le Seigneur vous bénisse, mon petit enfant !

À ces derniers mots, comme un soldat qui se sent touché, et se dresse d’instinct avant de retomber, l’abbé Donissan se remit debout. Dans son visage immobile, à la bouche close, aux fortes mâchoires, au front têtu, ses yeux pâles témoignaient d’une hésitation mortelle. Un long moment, son regard erra sans se poser. Puis ce regard rencontra la croix pendue au mur et, se reportant aussitôt sur l’abbé Menou-Segrais, en se fixant, parut s’éteindre tout à coup. Le doyen n’y lut plus qu’une soumission aveugle que le tragique désordre de cette âme encore soulevée de terreur, rendait sublime.

— Je vous demande la permission de me retirer, dit simplement le futur curé de Lumbres d’une voix mal affermie. En vous écoutant j’ai cru vraiment tomber dans le trouble et le désespoir, mais c’est fini maintenant… Je… je crois… être tel… que vous pouvez le désirer… et… Dieu ne permettra pas que je sois tenté au delà de mes forces.

Ayant dit, il disparut, et, derrière lui, la porte se refermait déjà sans bruit.

Dès lors, l’abbé Donissan connut la paix, une étrange paix, et qu’il n’osa d’abord sonder. Les mille liens qui retiennent ou ralentissent l’action s’étaient brisés tous ensemble ; l’homme extraordinaire, que la défiance ou la pusillanimité de ses supérieurs avait renfermé des années dans un invisible réseau, trouvait enfin devant lui le champ libre, et s’y déployait. Chaque obstacle, abordé de front, pliait sous lui. En quelques semaines l’effort de cette volonté que rien n’arrêtera plus désormais commença d’affranchir jusqu’à l’intelligence. Le jeune prêtre employait ses nuits à dévorer des livres, jadis refermés avec désespoir et qu’il pénétrait maintenant, non sans peine, mais avec une ténacité d’attention qui surprenait l’abbé Menou-Segrais comme un miracle. C’est alors qu’il acquit cette profonde connaissance des Livres saints qui n’apparaissait pas d’abord à travers son langage, toujours volontairement simple et familier, mais qui nourrissait sa pensée. Vingt ans plus tard, il disait un jour à Mgr Leredu, avec malice : « J’ai dormi cette année-là sept cent trente heures… »

— Sept cent trente heures ?

— Oui, deux heures par nuit… Et encore — de vous à moi — je trichais un peu.

L’abbé Menou-Segrais pouvait suivre sur le visage de son vicaire chaque péripétie de cette lutte intérieure dont il n’osait prévoir le dénouement. Bien que le pauvre prêtre continuât de s’asseoir à la table commune et s’y efforçât d’y paraître aussi calme qu’à l’ordinaire, le vieux doyen ne voyait pas sans une inquiétude grandissante les signes physiques, chaque jour plus évidents, d’une volonté tendue à se rompre, et qu’un effort peut briser. Si riche qu’il fût d’expérience et de sagacité, ou peut-être par un abus de ces qualités mêmes, le curé de Campagne ne démêlait qu’à demi les causes d’une crise morale dont il n’espérait plus limiter les effets. Trop adroit pour user son autorité en paroles vaines et en inutiles conseils de modération que l’abbé Donissan n’était plus sans doute en état d’écouter, il attendait une occasion d’intervenir et ne la trouvait pas. Comme il arrive trop souvent, lorsqu’un homme habile n’est plus maître des passions qu’il a suscitées, il craignait d’agir à contresens et d’aggraver le mal auquel il eût voulu porter remède. D’un autre que son étrange disciple, il eût attendu plus tranquillement la réaction naturelle d’un organisme surmené par un travail excessif, mais ce travail même n’était-il pas, à cette heure, un remède plutôt qu’un mal et comme la distraction farouche d’un misérable prisonnier d’une seule et constante pensée ?

D’ailleurs l’abbé Donissan n’avait rien changé, en apparence, aux occupations de chaque jour et menait de front plus d’une entreprise. Tous les matins, on le vit gravir de son pas rapide et un peu gauche le sentier abrupt qui, du presbytère, mène à l’église de Campagne. Sa messe dite, après une prière d’actions de grâces dont l’extrême brièveté surprit longtemps l’abbé Menou-Segrais, infatigable, son long corps penché en avant, les mains croisées derrière le dos, il gagnait la route de Brennes et parcourait en tous sens l’immense plaine qui, tracée de chemins difficiles, balayée d’une bise aigre, descend de la crête de la vallée de la Canche à la mer. Les maisons y sont rares, bâties à l’écart, entourées de pâturages, que défendent les fils de fer barbelés. À travers l’herbe glacée qui glisse et cède sous les talons, il faut parfois cheminer longtemps pour trouver à la fin, au milieu d’un petit lac de boue creusé par les sabots des bêtes, une mauvaise barrière de bois qui grince et résiste entre ses montants pourris. La ferme est quelque part, au creux d’un pli de terrain, et l’on ne voit dans l’air gris qu’un filet de fumée bleue, ou les deux brancards d’une charrette dressés vers le ciel, avec une poule dessus. Les paysans du canton, race goguenarde, regardaient en dessous avec méfiance la haute silhouette du vicaire, la soutane troussée, debout dans le brouillard, et qui s’efforçait de tousser d’un ton cordial. À sa vue la porte s’ouvrait chichement, et la maisonnée attentive, pressée autour du poêle, attendait son premier mot, lent à venir. D’un regard, chacun reconnaît le paysan infidèle à la terre, et comme un frère prodigue : au ton de respect et de courtoisie s’ajoute une nuance de familiarité protectrice, un peu méprisante, et le petit discours est écouté tout au long, dans un affreux silence… Quels retours, la nuit tombée, vers les lumières du bourg, lorsque l’amertume de la honte est encore dans la bouche et que le cœur est seul, à jamais !… « Je leur fais plus de mal que de bien », disait tristement l’abbé Donissan, et il avait obtenu de cesser pour un temps ces visites dont sa timidité faisait un ridicule martyre. Mais maintenant il les prodiguait de nouveau, ayant même obtenu de l’abbé Menou-Segrais qu’il se déchargeât sur lui de la plus humiliante épreuve, la quête de carême, que les malheureux appellent, avec un cynisme navrant, leur tournée… « Il ne rapportera pas un sou », pensait le doyen, sceptique… Et chaque soir, au contraire, le singulier solliciteur posait au coin de la table le sac de laine noire gonflé à craquer. C’est qu’il avait pris peu à peu sur tous l’irrésistible ascendant de celui qui ne calcule plus les chances et va droit devant. Car l’habile et le prudent ne ménagent au fond qu’eux-mêmes. Le rire du plus grossier est arrêté dans sa gorge, lorsqu’il voit sa victime s’offrir en plein à son mépris.

— Quel drôle de corps ! se disait-on, mais avec une nuance d’embarras. Autrefois, prenant sa place au coin le plus noir et pétrissant son vieux chapeau dans ses doigts, le malheureux cherchait longtemps en vain une transition adroite, heureuse, inquiet de placer le mot, la phrase méditée à loisir, puis partait sans avoir rien dit. À présent, il a trop à faire de lutter contre soi-même, de se surmonter. En se surmontant, il fait mieux que persuader ou séduire ; il conquiert ; il entre dans les âmes comme par la brèche. Ainsi que jadis il traverse la cour du même pas rapide, parmi les flaques de purin et le vol effarouché des poules. Comme autrefois le même marmot barbouillé, un doigt dans la bouche, l’observe du coin de l’œil tandis qu’il frotte à grand bruit ses souliers crottés. Mais déjà, quand il paraît sur le seuil, chacun se lève en silence. Nul ne sait le fond de ce cœur à la fois avide et craintif, que le plus petit obstacle va toucher jusqu’au désespoir, mais que rien ne saurait rassasier. C’est toujours ce prêtre honteux qu’un sourire déconcerte aux larmes et qui arrache à grand labeur chaque mot de sa gorge aride. Mais, de cette lutte intérieure, rien ne paraîtra plus au dehors, jamais. Le visage est impassible, la haute taille ne se courbe plus, ses longues mains ont à peine un tressaillement. D’un regard, de ce regard profond, anxieux, qui ne cède pas, il a traversé les menues politesses, les mots vagues. Déjà il interroge, il appelle. Les mots les plus communs les plus déformés par l’usage reprennent peu à peu leur sens, éveillent un étrange écho. « Quand il prononçait le nom de Dieu presque à voix basse, mais avec un tel accent, disait vingt ans après un vieux métayer de Saint-Gilles, l’estomac nous manquait, comme après un coup de tonnerre… »

Nulle éloquence, et même aucune de ces naïvetés savoureuses dont les blasés s’émerveilleront plus tard, et presque toutes, d’ailleurs, d’authenticité suspecte. La parole du futur curé de Lumbres est difficile ; parfois même elle choppe sur chaque mot, bégaye. C’est qu’il ignore le jeu commode du synonyme et de l’à-peu-près, les détours d’une pensée qui suit le rythme verbal et se modèle sur lui comme une cire. Il a souffert longtemps de l’impuissance à exprimer ce qu’il sent, de cette gaucherie qui faisait rire. Il ne se dérobe plus. Il va quand même. Il n’esquive plus l’humiliant silence, lorsque la phrase commencée arrive à bout de course, tombe dans le vide. Il la rechercherait plutôt. Chaque échec ne peut plus que bander le ressort d’une volonté désormais infléchissable. Il entre dans son sujet d’emblée, à la grâce de Dieu. Il dit ce qu’il a à dire, et les plus grossiers l’écouteront bientôt sans se défendre, ne se refuseront pas. C’est qu’il est impossible de se croire une minute la dupe d’un tel homme : où il vous mène on sent qu’il monte avec vous. La dure vérité, qui tout à coup d’un mot longtemps cherché court vous atteindre en pleine poitrine, l’a blessé avant vous. On sent bien qu’il l’a comme arrachée de son cœur. Hé non ! il n’y a rien ici pour les professeurs, aucune rareté. Ce sont des histoires toutes simples ; celui-là, il faut qu’on l’écoute, voilà tout… La bouilloire tremble et chante sur le poêle, le chien avachi dort, le nez entre ses pattes, le grand vent du dehors fait crier la porte dans ses gonds et la noire corneille appelle à tue-tête dans le désert aérien… Ils l’observent de biais, répondent avec embarras, s’excusent, plaident l’ignorance ou l’habitude et, quand il se tait, se taisent aussi.

— Mais que leur contez-vous donc, à nos bonnes gens ? demande l’abbé Menou-Segrais. Les voilà tout retournés. Quand je parle de vous, pas un qui ose me regarder en face.

Car il évite de poser à l’abbé Donissan de ces questions directes qui exigent un oui ou un non… Pourquoi ?… Par prudence, sans doute, mais aussi par une crainte secrète… Quelle crainte ? Le travail de la grâce dans ce cœur déjà troublé a un caractère de violence, d’âpreté qui le déconcerte. Depuis cette nuit de Noël où il a parlé avec tant d’audace, le curé de Campagne n’a jamais voulu reprendre un entretien auquel il ne pense plus sans un certain embarras. Son vicaire, d’ailleurs, n’est-il pas toujours simple, aussi docile, et d’une déférence aussi parfaite, irréprochable ?… Aucun des confrères qui l’approchent n’a remarqué en lui de changement. On le traite avec la même indulgence, un peu méprisante ; on loue son zèle et sa piété. Le curé de Larieux, son directeur, bon vieillard nourri de la moelle sulpicienne et qui le confesse chaque jeudi, ne manifeste aucune surprise, aucune inquiétude. Le dernier trait, fait pour le rassurer, déçoit au contraire l’abbé Menou-Segrais, jusqu’au malaise.

Sans doute, plus d’une fois, il a cru raffermir, par un détour ingénieux, son autorité défaillante. Alors il propose, suggère, ordonne, avec le désir à peine avoué d’être un peu contredit. Dût-il se rendre à de meilleures raisons, au moins se trouverait rompu cet insupportable silence ! Mais l’humble soumission de l’abbé Donissan rend cette dernière ruse inutile. Qu’il propose, il est aussitôt obéi. C’est en vain qu’il éprouve tour à tour la patience et la timidité du pauvre prêtre, avec une sagacité cruelle, et que, par exemple, après l’avoir longtemps dispensé du sermon dominical, il le lui impose un jour, à l’improviste. Le malheureux, au jour dit, sans un reproche, rassemble en hâte quelques feuillets couverts de sa grosse écriture paysanne, monte en chaire, et pendant vingt mortelles minutes, les yeux baissés, livide, commente l’évangile du jour, hésite, bredouille, s’anime à mesure, lutte désespérément jusqu’au bout, et finit par atteindre une espèce d’éloquence élémentaire, presque tragique… Il recommence à présent chaque dimanche, et, lorsqu’il se tait, il court un murmure de chaise en chaise, qu’il est seul à ne pas entendre, le profond soupir, comparable à rien, d’un auditoire tenu un moment sous la contrainte souveraine, et qui se défend…

— Cela va un peu mieux, dit au retour le doyen, mais c’est encore si vague… si confus…

— Hélas ! fait l’abbé, avec une moue d’enfant qui va pleurer.

Au déjeuner, ses mains tremblent encore.

Entre temps, d’ailleurs, l’abbé Menou-Segrais prit une résolution plus grave, ayant ouvert toutes grandes, à son vicaire, les portes du confessionnal. Le doyen d’Hauburdin fit cette année les frais d’une retraite, prêchée par deux Frères Maristes. L’un de ceux-ci, pris d’une mauvaise grippe, dut regagner Valenciennes au premier jour de la semaine sainte. À ce moment, le doyen pria son confrère de Campagne de lui prêter l’abbé Donissan.

— Il est jeune, ne craint point sa peine, est à toutes fins… Jusqu’à ce jour, sur les conseils du Père Denisanne, qui l’avait longuement entretenu de son élève, le doyen de Campagne avait assez chichement mesuré à celui-ci l’exercice du ministère de la pénitence. Mal averti, et par un malentendu bien excusable, le Père missionnaire se déchargea d’une partie de sa besogne sur le futur curé de Lumbres, qui, du jeudi au samedi saint, ne quitta pas le confessionnal. Le canton d’Hauburdin est vaste, à la lisière du pays minier, mais le succès de la retraite, pourtant, fut immense. Certes, aucun de ces prêtres qui le jour de Pâques prirent leur place au chœur, en beau surplis frais, et virent s’agenouiller à la table de communion une foule innombrable, ne leva seulement le regard vers le jeune vicaire silencieux qui venait de s’offrir pour la première fois, dans les ténèbres et le silence, à l’homme pécheur, son maître, qui ne le lâchera plus vivant. Jamais l’abbé Donissan ne s’ouvrit à personne des angoisses de cette entrevue décisive, ou peut-être de sa suprême suavité… Mais, lorsque l’abbé Menou-Segrais le revit, le soir de Pâques, il fut si frappé de son air distrait, absorbé, qu’il l’interrogea aussitôt avec une rudesse inaccoutumée, et la simple réponse du pauvre prêtre ne le rassura point assez.

Un mot toutefois, échappé beaucoup plus tard à l’abbé Donissan, éclaire d’une étrange lueur cette période obscure de sa vie. « Quand j’étais jeune, avoua-t-il à M. Groselliers, je ne connaissais pas le mal : je n’ai appris à le connaître que de la bouche des pécheurs. »

Ainsi les semaines succédaient aux semaines, la vie reprenait paisible, monotone, sans que rien ne justifiât une inquiétude singulière. Depuis le dernier entretien de la nuit de Noël, le silence gardé par l’abbé Donissan l’avait douloureusement déçu et l’obéissance, la douceur contrainte et passive du futur curé de Lumbres n’avait pas dissipé l’amertume d’une espèce de malentendu dont il ne pénétrait pas les causes. Était-ce un malentendu seulement ? De jour en jour ce vieillard d’expérience et de savoir, si bien défendu contre la tyrannie des apparences, sent peser sur ses épaules une crainte indéfinissable. Le grand enfant qui, chaque soir, se met humblement à genoux et reçoit sa bénédiction avant de regagner sa chambre connaît son secret, et lui, il ne connaît pas le sien. Pour si obstinément qu’il l’observât, il ne pouvait surprendre en lui un de ces signes extérieurs qui marquent l’activité de l’orgueil et de l’ambition, la recherche anxieuse, les alternatives de confiance et de désespoir, une inquiétude qui ne trompe pas… Et pourtant… « Ai-je point troublé ce cœur pour toujours, se disait-il en cherchant parfois le regard qui l’évitait, ou le feu qui le consume est-il pur ? Sa conduite est parfaite, irréprochable ; son zèle ardent, efficace, et déjà son ministère porte du fruit… Que lui reprocher ? Combien d’autres seraient heureux de vieillir assistés d’un tel homme ! Son extérieur est d’un saint, et quelque chose en lui, pourtant, repousse, met sur la défensive… Il lui manque la joie… »

Or, l’abbé Donissan connaissait la joie.

Non pas celle-là, furtive, instable, tantôt prodiguée, tantôt refusée — mais une autre joie plus sûre, profonde, égale, incessante, et pour ainsi dire inexorable — pareille à une autre vie dans la vie, à la dilatation d’une nouvelle vie. Si loin qu’il remontât dans le passé, il n’y trouvait rien qui lui ressemblât, il ne se souvenait même pas de l’avoir jamais pressentie, ni désirée. À présent même il en jouissait avec une avidité craintive, comme d’un périlleux trésor que le maître inconnu va reprendre, d’une minute à l’autre, et qu’on ne peut déjà laisser sans mourir.

Aucun signe extérieur n’avait annoncé cette joie et il semblait qu’elle durât comme elle avait commencé, soutenue par rien, lumière dont la source reste invisible, où s’abîme toute pensée, comme un seul cri à travers l’immense horizon ne dépasse pas le premier cercle de silence… C’était la nuit même que le doyen de Campagne avait choisie pour l’extraordinaire épreuve, à la fin de cette nuit de Noël, dans la chambre où le pauvre prêtre s’était enfui, le cœur plein de trouble, à la première pointe de l’aube. Quelque chose de gris, qu’on peut à peine appeler le jour, montait dans les vitres, et la terre grise de neige, à l’infini, montait avec elle. Mais l’abbé Donissan ne la voyait pas. À genoux devant son lit découvert, il repassait chaque phrase du singulier entretien, s’efforçant d’en pénétrer le sens, puis tournait court, lorsqu’un des mots entendus, trop précis, trop net, impossible à parer, surgissait tout à coup dans sa mémoire. Alors il se débattait en aveugle contre une tentation nouvelle plus dangereuse. Et son angoisse était de ne pouvoir la nommer.

La Sainteté ! Dans sa naïveté sublime, il acceptait d’être porté d’un coup du dernier au premier rang, par ordre. Il ne se dérobait pas.

« Là où Dieu vous appelle, il faut monter, » avait dit l’autre. Il était appelé. « Monter ou se perdre ! » Il était perdu.

La certitude de son impuissance à égaler un tel destin bloquait jusqu’à la prière sur ses lèvres. Cette volonté de Dieu sur sa pauvre âme l’accablait d’une fatigue surhumaine. Quelque chose de plus intime que la vie même était comme suspendue en lui. L’artiste vieillissant qu’on trouve mort devant l’œuvre commencée, les yeux pleins du chef-d’œuvre inaccessible — le fou bégayant qui lutte contre les images dont il n’est plus maître, pareilles à des bêtes échappées — le jaloux bâillonné et qui n’a plus que son regard pour haïr, devant la précieuse chair profanée, ouverte, — n’ont pas senti plus profonde la fine et perfide pointe, la pénétration du désespoir. Jamais le malheureux ne s’est vu lui-même (il le croit) aussi clair, aussi net. Ignorant, craintif, ridicule, lié à jamais par la contrainte d’une dévotion étroite, méfiante, renfermé en soi, sans contact avec les âmes, solitaire, d’intelligence et de cœur stériles, incapable de ces excès dans le bien, des magnifiques imprudences des grandes âmes, le moins héroïque des hommes. Hélas ! ce que son maître distingue en lui, n’est-ce pas ce qui subsiste encore des dons jadis reçus, dissipés ! La semence étouffée ne lèvera plus. Elle a été jetée pourtant. Mille souvenirs lui reviennent de son enfance si étrangement unie à Dieu et ces rêves, ces rêves-là même — ô rage ! — dont il a craint la dangereuse suavité et que dans son âpre zèle il a peu à peu recouverts… C’était donc la voix inoubliable qui n’est que peu de jours entendue, avant que le silence ne se refermât jamais. Il a fui sans le savoir la divine main tendue — la vision même du visage plein de reproche — puis le dernier cri au-dessus des collines, le suprême appel lointain, aussi faible qu’un soupir. Chaque pas l’enfonce plus avant dans la terre d’exil : mais il est toujours marqué du signe que le serviteur de Dieu reconnaissait tout à l’heure sur son front.

J’aurais pu… j’aurais dû… mots effroyables ! Et s’il les surmontait une minute, il serait maître de nouveau ; ainsi le héros vaincu dicte à ses familiers son Mémorial, refait éternellement ses calculs et ressuscite le passé, pour étouffer l’avenir qui remue encore dans son cœur. Les plus forts ne s’abandonnent jamais à demi. Un ferme bon sens, sitôt certaines bornes franchies, va jusqu’au bout de son délire. Cet homme qui regardera quarante ans le pécheur avec le regard de Jésus-Christ, dont les plus rebelles ne lasseront pas l’espérance, et qui, comme sainte Scholastique, obtint tant parce qu’il avait aimé davantage, n’eut même pas la force, en ce tragique moment, de lever les yeux vers la Croix, par laquelle tout est possible. Cette simple pensée, la première dans une âme chrétienne, et qui paraît inséparable du sentiment de notre impuissance et de toute véritable humilité, ne lui vint pas.

« Nous avons dissipé la grâce de Dieu, répétait au dedans de lui une voix étrangère, mais avec son propre accent, nous sommes jugés, condamnés… Déjà je ne suis plus : j’aurais pu être ! »

Vingt ans plus tard, au P. de Charras, futur abbé de la Trappe d’Aiguebelle, qui se plaignait amèrement à lui de la solitude intérieure où il était tombé, doutant même de son salut, le curé de Lumbres disait, les yeux pleins de larmes :

— Je vous en prie, taisez-vous… Vous ne savez pas combien certains mots me sollicitent, et même sur mon lit de mort, et dans la main du Seigneur, je ne pourrais les entendre impunément.

Mais, comme le Père insistait, suppliait qu’on l’écoutât jusqu’au bout, en appelant à sa charité pour les âmes, il le vit se dresser tout à coup, le regard égaré, la bouche dure, la main convulsivement serrée sur le dossier de sa chaise de paille.

— N’ajoutez rien ! s’écria-t-il d’une voix qui cloua sur place son pénitent stupéfait. Je vous l’ordonne !… Puis, après une minute de silence, encore tout pâle et frémissant, il attira sur sa poitrine la tête du P. de Charras, la pressa de ses deux mains tremblantes et lui dit avec une émouvante confusion :

— Mon enfant, je me montre parfois tel que je suis… Pauvres âmes qui viennent à plus pauvre qu’elles !… Il y a telle et telle épreuve que je n’ose révéler à personne de peur que l’incompréhensible indulgence qu’on a pour moi ne fasse de mes misères une gloire de plus… J’ai tant besoin de prières, et ce sont des louanges qu’on me donne !… Mais ils ne veulent pas être détrompés.


Le jour se leva tout à fait. La petite chambre nue, sous la triste matinée de décembre, apparut dans son humble désordre : la table de bois blanc sous ses livres éparpillés, le lit de sangle poussé contre le mur, un de ses draps traînant à terre, et l’affreux papier pâli… Une minute, le pauvre prêtre regarda ces quatre murs si proches, et il en crut sentir la pression sur sa poitrine. L’intolérable sensation d’être pris au piège, de trouver dans la fuite un couloir sans issue, le mit soudain debout, le front glacé, les bras mollis, dans une inexprimable terreur.

Et tout à coup le silence se fit.

C’était comme, au travers d’une foule innombrable, ce bourdonnement qui prélude à l’étouffement total du bruit, dans la suspension de l’attente… Une seconde encore la vague profonde de l’air oscille lentement, se retire. Puis l’énorme masse vivante, tout à l’heure pleine de cris, retombe d’un bloc dans le silence.

Ainsi les mille voix de la contradiction qui grondaient, sifflaient, grinçaient au cœur de l’abbé Donissan, avec une rage damnée, se turent ensemble. La tentation ne s’apaisait pas : elle n’était plus. La volonté de l’abbé Donissan, à la limite de son effort, sentit l’obstacle se dérober, et cette détente fut si brusque que le pauvre prêtre crut la ressentir jusque dans ses muscles, comme si le sol eût manqué sous lui. Mais cette dernière épreuve ne dura qu’un instant, et l’homme qui tout à l’heure se débattait sans espoir, sous un poids sans cesse accru, s’éveilla plus léger qu’un petit enfant, perdit la conscience même de vivre, dans un vide délicieux.

Ce n’était pas la paix, car la véritable paix n’est que l’équilibre des forces et la certitude intérieure en jaillit comme une flamme. Celui qui a trouvé la paix n’attend rien d’autre, et lui, il était dans l’attente d’on ne sait quoi de nouveau qui romprait le silence. Ce n’était pas la lassitude d’une âme surmenée, lorsqu’elle trouve le fond de la douleur humaine et s’y repose, car il désirait au delà. Et non plus ce n’était pas l’anéantissement d’un grand amour, car dans le déliement de tout l’être le cœur encore veille et veut donner plus qu’il ne reçoit… Mais lui ne voulait rien : il attendait.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce fut d’abord une joie furtive, insaisissable, comme venue du dehors, rapide, assidue, presque importune. Que craindre ou qu’espérer d’une pensée non formulée, instable, du désir léger comme une étincelle ?… Et pourtant, ainsi que dans le déchaînement de l’orchestre le maître perçoit la première et l’imperceptible vibration de la note fausse, mais trop tard pour en arrêter l’explosion, ainsi le vicaire de Campagne ne douta pas que cela qu’il attendait sans le connaître était venu.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À travers la buée des vitres, l’horizon sous le ciel n’offrait qu’un contour vague, presque obscur et tout le jour d’hiver, au contraire, était dans la petite chambre une clarté laiteuse, immobile, pleine de silence, comme vue au travers de l’eau. Et, d’une certitude absolue, l’abbé Donissan connut que cette insaisissable joie était une présence.

L’angoisse évanouie, surgissent peu à peu dans son souvenir les pensées qui l’avaient plus tôt suscitée, mais ces pensées-là mêmes étaient maintenant sans force pour le déchirer. Après un premier mouvement d’effroi, sa mémoire craintive les effleurait une à une, avec prudence — puis elle s’en empara. Il s’enivrait à mesure de les sentir domptées, inoffensives, devenues les humbles servantes de sa mystérieuse allégresse. Dans un éclair, tout lui parut possible, et le plus haut degré déjà gravi. Du fond de l’abîme où il s’était cru à jamais scellé, voilà qu’une main l’avait porté d’un trait si loin qu’il y retrouvait son doute, son désespoir, ses fautes mêmes transfigurées, glorifiées. Les bornes étaient franchies du monde où chaque pas en avant se paie d’un effort douloureux, et le but venait à lui avec la rapidité de la foudre. Cette vision intérieure fut brève, mais éblouissante. Lorsqu’elle cessa, tout parut s’assombrir à nouveau, mais il vivait et respirait dans la même lumière douce, et l’image entrevue, puis reperdue, laissait derrière elle, au lieu d’une certitude dont il sentait bien que la volupté eût brisé son cœur, un pressentiment ineffable. La main qui l’avait porté s’écartait à peine, se tenait prête, à sa portée, ne le laisserait plus… Et le sentiment de cette mystérieuse présence fut si vif qu’il tourna brusquement la tête, comme pour rencontrer le regard d’un ami.

Pourtant, au sein même de la joie, quelque chose subsiste encore, que l’extase n’absorbe pas. Cela le gêne, l’irrite, pareil à un dernier lien qu’il n’ose rompre… Ce lien brisé, où le flot l’entraînerait-il ?… Parfois ce lien se relâche, et, comme un navire qui chasse sur ses ancres, son être est ébranlé jusqu’au fond… Est-ce un lien seulement, un obstacle à vaincre ?… Non : cela qui résiste n’est pas une force aveugle. Cela sent, observe, calcule. Cela lutte pour s’imposer… Cela, n’est-ce pas lui-même ? N’est-ce pas la conscience engourdie qui lentement s’éveille ?… La dilatation de la joie a été, selon l’extraordinaire parole de l’apôtre, jusqu’à la division de l’âme et de l’esprit. Il n’est pas possible d’aller plus loin sans mourir.


Non ! En détournant la tête, l’abbé Donissan ne rencontre aucun regard ami — mais seulement, dans la glace, son visage pâle et contracté. En vain il baisse aussitôt les yeux : il est trop tard. Il s’est surpris lui-même dans ce geste instinctif, il essaie d’en pénétrer le sens. Que cherchait-il ? Ce signe matériel d’une inquiétude jusqu’alors vague, indécise, l’effraie presque autant qu’une présence réelle, visible. De cette présence, il a maintenant plus que le sentiment, une sensation nette, indicible. Il n’est plus seul… Mais avec qui ?

Le doute, à peine formulé dans son esprit, s’en rend maître. D’un premier mouvement, il a voulu se jeter à genoux, prier. Pour la seconde fois, la prière s’arrête sur ses lèvres. Le cri de l’humble détresse ne sera pas poussé : le suprême avertissement aura été donné en vain. La volonté déjà cabrée échappe à la main qui la sollicite : une autre s’en empare, dont il ne faut attendre pitié ni merci.

Ah ! que l’autre est fort et adroit, qu’il est patient quand il faut et, lorsque son heure est venue, prompt comme la foudre ! Le saint de Lumbres, un jour, connaîtra la face de son ennemi. Il faut cette fois qu’il subisse en aveugle sa première entreprise, reçoive son premier choc. La vie de cet homme étrange, qui ne fut qu’une lutte forcenée, terminée par une mort amère, qu’eût-elle été si, de ce coup, la ruse déjouée, il se fût abandonné sans effort à la miséricorde — s’il eût appelé au secours ? Fût-il devenu l’un de ces saints dont l’histoire ressemble à un conte, de ces doux qui possèdent la terre, avec un sourire d’enfant roi ?… Mais à quoi bon rêver ? Au moment décisif, il accepte le combat, non par orgueil, mais d’un irrésistible élan. À l’approche de l’adversaire, il s’emporte non de crainte, mais de haine. Il est né pour la guerre ; chaque détour de sa route sera marqué d’un flot de sang.

Cependant la joie mystérieuse, comme à la pointe de l’esprit, veille encore, à peine troublée, petite flamme claire dans le vent… Et c’est contre elle, ô folie ! qu’il va se tourner à présent. L’âme aride, qui ne connut jamais d’autre douceur qu’une tristesse muette et résignée, s’étonne, puis s’effraie, enfin s’irrite contre cette inexplicable suavité. À la première étape de l’ascension mystique, le cœur manque au misérable pris de vertige, et de toutes ses forces il essaiera de rompre ce recueillement passif, le silence intérieur dont l’apparente oisiveté le déconcerte… Comme l’autre, qui s’est glissé entre Dieu et lui, se dérobe avec art ! Comme il avance et recule, avance encore, prudent, sagace, attentif… Comme il met ses pas dans les pas !

Le pauvre prêtre croit flairer le piège tendu, lorsque déjà les deux mâchoires l’étreignent, et chaque effort les va resserrer sur lui. Dans la nuit qui retombe, la frêle clarté le défie… Il provoque, il appelle presque la plénière angoisse, miraculeusement dissipée. Toute certitude, même du pire, n’est-elle pas meilleure que la halte anxieuse, au croisement des routes, dans la nuit perfide ? Cette joie sans cause ne peut être qu’une illusion. Une espérance si secrète, au plus intime, au plus profond, née tout à coup — qui n’a pas d’objet — indéfinie, ressemble trop à la présomption de l’orgueil… Non ! Le mouvement de la grâce n’a pas cet attrait sensuel… Il lui faut déraciner cette joie !

Sitôt sa résolution prise, il n’hésite plus. L’idée du sacrifice à consommer ici même — dans un instant — pointe en lui cette autre flamme du désespoir intrépide, force et faiblesse de cet homme unique, et son arme que tant de fois Satan lui retournera dans le cœur. Son visage, maintenant glacé, reflète dans le regard sombre la détermination d’une violence calculée. Il s’approche de la fenêtre, l’ouvre. À la barre d’appui, jadis brisée, la fantaisie d’un prédécesseur de l’abbé Menou-Segrais a substitué une chaîne de bronze, trouvée au fond de quelque armoire de sacristie. De ses fortes mains, l’abbé Donissan l’arrache des deux clous qui la fixent. Une minute plus tard, l’étrange discipline tombait en sifflant sur son dos nu.

Un mot surpris par hasard, le témoignage de quelques visiteurs familiers, de rares confidences faites en termes obscurs permettent seulement de rêver aux mortifications rares et singulières du curé de Lumbres, car il s’appliquait à les celer à tous, avec un soin minutieux. Plus d’une fois sa malice même égara la curiosité, et tel écrivain célèbre, amateur d’âmes (comme ils disent…), venu pour un si beau cas, s’en retourna mystifié. Mais, si certaines de ces mortifications, et par exemple les jeûnes dont l’effrayante rigueur passe la raison, nous sont à peu près connues, il a emporté le secret d’autres châtiments plus rudes. Sa dernière prière fut pour obtenir de la pitié d’un ami qu’aucun médecin ne le visitât. La pauvre fille qui l’assistait, devenue Mère Marie des Anges, alors servante au bourg de Bresse, a rapporté que la naissance de son cou et ses épaules étaient couvertes de cicatrices, quelques-unes formant bourrelet, de l’épaisseur du petit doigt. Déjà le docteur Levai, au cours d’une première crise, avait relevé sur ses flancs les traces profondes d’anciennes brûlures et, comme il s’en étonnait discrètement devant lui, le saint, rouge de confusion, garda le silence…

— J’ai fait aussi dans mon temps quelques folies, disait-il un soir à l’abbé Dargent, qui lui faisait lecture d’un chapitre de la vie des Pères du Désert… Et comme l’autre l’interrogeait du regard, il reprit avec un sourire plein d’embarras, mais aussi d’innocente malice :

— Voyez-vous, les jeunes gens ne doutent de rien : il faut bien qu’ils jettent leur gourme.

À présent, debout au pied du petit lit, il frappait et frappait sans relâche, d’une rage froide. Aux premiers coups, la chair soulevée laissa filtrer à peine quelques gouttes de sang. Mais il jaillit tout à coup, vermeil. Chaque fois la chaîne sifflante, un instant tordue au-dessus de sa tête, venait le mordre au flanc, et s’y reployait comme une vipère : il l’en arrachait du même geste, et la levait de nouveau, régulier, attentif, pareil à un batteur sur l’aire. La douleur aiguë, à laquelle il avait répondu d’abord par un gémissement sourd, puis seulement de profonds soupirs, était comme noyée dans l’effusion du sang tiède qui ruisselait sur ses reins et dont il sentait seulement la terrible caresse. À ses pieds une tache brune et rousse s’élargissait sans qu’il l’aperçût. Une brume rose était entre son regard et le ciel livide, qu’il contemplait d’un œil ébloui. Puis cette brume disparut tout à coup, et avec elle le paysage de neige et de boue, et la clarté même du jour. Mais il frappait et frappait encore dans ces nouvelles ténèbres, il eût frappé jusqu’à mourir. Sa pensée, comme engourdie par l’excès de la douleur physique, ne se fixait plus et il ne formulait aucun désir, sinon d’atteindre et de détruire, dans cette chair intolérable, le principe même de son mal. Chaque nouvelle violence en appelait une autre plus forte, impuissante encore à le rassasier. Car il en était à ce paroxysme où l’amour trompé n’est plus fort que pour détruire. Peut-être croyait-il étreindre et détester cette part de lui-même, trop pesante, le fardeau de sa misère, impossible à tirer jusqu’en haut ; peut-être croyait-il châtier ce corps de mort dont l’apôtre souhaitait aussi d’être délivré, mais la tentation était dès lors plus avant dans son cœur, et il se haïssait tout entier. Ainsi que l’homme qui ne peut survivre à son rêve, il se haïssait… Mais il n’avait dans la main qu’une arme inoffensive, dont il se déchirait en vain.


Cependant il frappait sans relâche, trempé de sueur et de sang, les yeux clos, et seule le tenait debout, sans doute, sa mystérieuse colère. Un bourdonnement aigu remplissait maintenant ses oreilles, comme s’il eût glissé à pic dans une eau profonde. À travers ses paupières serrées, deux fois, trois fois, une flamme brève et haute jaillit, puis ses tempes battirent à coups si rapides que sa tête douloureuse vibra. La chaîne était entre ses doigts raidis à chaque coup plus souple et plus vive, étrangement agile et perfide, avec un bruissement léger. Jamais celui qu’on appela le saint de Lumbres n’osa depuis forcer la nature d’un cœur si follement téméraire. Jamais il ne lui porta tel défi. La chair de ses reins n’était qu’une plaie ardente, cent fois mâchée et remâchée, baignée d’un sang écumant, et cependant toutes ces morsures ne faisaient qu’une seule souffrance — indéterminée, totale, enivrante — comparable au vertige du regard dans une lumière trop vive lorsque l’œil ne discerne plus rien que sa propre douleur éblouissante… Tout à coup, la chaîne trop tôt brandie, se repliant sur elle-même, faillit échapper à sa main et le frappa rudement à la poitrine. Le dernier maillon l’atteignit au-dessous du sein droit avec une telle force qu’il y fit voler un lambeau de chair comme un copeau sous la varlope. La surprise, plutôt que la souffrance même, lui arracha un cri aigu, vite étouffé, tandis qu’il levait encore la discipline de bronze. Le feu qui brûlait dans ses yeux n’était plus de ce monde. La haine aveugle qui l’animait contre lui-même était de celles que rien n’apaise ici-bas, et pour lesquelles tout le sang de la race humaine, s’il pouvait couler d’un seul coup, ne serait qu’une goutte d’eau sur un fer rouge… Mais, comme il abaissait le bras, ses doigts s’ouvrirent d’eux-mêmes, et il sentit sa main retomber. En même temps ses reins fléchirent et tous ses muscles se relâchèrent à la fois. Il glissa sur les genoux, fit pour se relever un effort immense, chancela de nouveau, les bras étendus, à tâtons, secoué par un tremblement convulsif. En vain il tenta de regagner la fenêtre, vers la pâle clarté du dehors, entrevue sans la reconnaître, à travers ses yeux mi-clos. L’affreuse lutte soutenue n’était déjà plus qu’un souvenir vague, indéterminé, comme d’un rêve. Ainsi l’anxiété survit au cauchemar, présence invisible, inexplicable, dans la paix et le recueillement de l’aube… Il s’assit au pied du lit, laissa retomber sa tête et s’endormit.


Quand il s’éveilla, le soleil remplissait la chambre, il entendit sonner les cloches dans le ciel limpide. Sa montre marquait neuf heures. Un long moment le reflet au mur suffit à occuper sa pensée, puis ses yeux firent lentement le tour de la chambre, et il s’étonna de la large tache luisante sur le parquet de sapin, de la chaîne jetée en travers. Alors il sourit d’un sourire d’enfant. Ainsi la terrible besogne était achevée, voilà tout. Elle était faite. Son délire passé ne lui laissait aucune amertume : à mesure que les détails se représentaient à son esprit, il les écartait un par un, sans curiosité, sans colère. À présent, sa pensée flottait au delà, dans une lumière si douce ! Il la sentait plus calme, plus lucide, qu’à aucun autre moment de sa vie, mais inexprimablement détachée du passé. Ce n’était déjà plus l’accablement, la demi-torpeur du réveil. Les derniers voiles étaient effacés, il se retrouvait lui-même, s’observant d’une conscience claire et active, mais avec un désintéressement surhumain.

Le soleil était déjà haut. La diligence de Beaugrenant passait sur la route en grinçant. La voix familière de l’abbé Menou-Segrais s’élevait dans le petit jardin, à laquelle une autre voix répondait, plus aiguë, celle de la gouvernante Estelle… L’abbé Donissan prêta l’oreille et entendit son nom prononcé deux fois. D’un geste instinctif, il voulut se jeter au bas du lit. Mais à peine ses pieds touchaient terre qu’une douleur atroce le ceignit, et il s’arrêta debout, au milieu de la pièce, la gorge pleine de cris. L’enchantement cessa tout à coup. Qu’avait-il fait ?…

Une minute encore, immobile, replié sur lui-même, il tenta de se reprendre pour un nouvel effort — un second pas — dont toute sa chair hérissée attendait l’arrachement. La glace posée sur sa table lui renvoyait de lui-même une image de cauchemar… Ses flancs nus, sous la chemise en lambeaux, n’étaient qu’une plaie. Au-dessous du sein, la blessure saignait encore. Mais les déchirures plus profondes de son dos et de ses reins l’investissaient d’une flamme intolérable, et, comme il tentait de lever le bras, il lui sembla que l’extrême pointe de cette flamme poussait jusqu’au cœur… « Qu’ai-je fait ? répétait-il tout bas, qu’ai-je fait ?… » La pensée de comparaître tout à l’heure, dans un instant, devant l’abbé Menou-Segrais, l’imminence du scandale, les soins à subir, cent autres images encore achevaient de l’accabler. Pas une minute cet homme incomparable n’osa d’ailleurs songer, pour sa défense, à ceux des serviteurs de Dieu qu’une même terreur sacrée arma parfois contre leur propre chair… « Un pas de plus, se disait-il seulement, et les plaies vont s’ouvrir… il faudra sans doute appeler. »

Baissant les yeux, il vit ses gros souliers dans une flaque de sang.

— L’abbé ? fit à travers la porte une voix tranquille, l’abbé ?…

— Monsieur le doyen ?… répondit-il sur le même ton.

— Le dernier coup de la messe va sonner, mon petit : il est temps, grand temps… N’êtes-vous pas souffrant, au moins ?

— Une minute, s’il vous plaît, reprit l’abbé Donissan avec calme.

Sa résolution était prise, le sort était jeté.

Comment fit-il en serrant les dents un nouveau pas, un pas décisif, jusqu’à la cuvette, où il trempa aussitôt la serviette de grosse toile bise ? Par quel autre miracle subit-il sans un soupir la morsure de l’eau glacée sur son dos et sur ses flancs ? Comment réussit-il à rouler autour de lui, sur la peau vive, deux de ses pauvres chemises ? Il fallut encore les serrer avec force pour que la lente hémorragie cessât et, à chaque mouvement, les plis entraient plus profond. Il lava soigneusement le parquet, fit une cachette aux linges rougis, brossa ses souliers, mit tout en ordre, descendit l’escalier, ne respira que sur la route — libre — car il n’eût pu cacher à l’abbé Menou-Segrais le frisson de la fièvre qui faisait trembler ses mâchoires… À présent, le vent d’hiver fouettait en plein ses joues, et il sentait ses yeux brûler dans leurs orbites comme deux charbons. À travers l’air coupant, irisé d’une poussière de neige, il tenait âprement son regard fixé sur le clocher plein de soleil. Les couples endimanchés le saluaient en passant ; il ne les voyait point. Pour parcourir ces trois cents mètres, il dut se reprendre vingt fois, sans que rien dénonçât, dans son pas toujours égal, les péripéties de la lutte intérieure où il prodiguait, jetait à pleines mains ces forces profondes, irréparables, dont chaque être vivant n’a que sa juste mesure. Au seuil du petit cimetière, les clous de ses souliers glissèrent sur le silex et il dut faire, pour se redresser, un effort surhumain. La porte n’était plus qu’à vingt pas. Il l’atteignit encore. Et encore cette autre porte basse de la sacristie, au delà de l’échiquier vertigineux des dalles noires et blanches, où le reflet des vitraux danse à ses yeux éblouis… Et la sacristie même, pleine de l’âcre odeur de résine, d’encens et de vin répandu… Tout autour, les enfants de chœur, rouges et blancs, tournent et bourdonnent comme un essaim. Il passe, un par un, les ornements, d’un geste machinal, les yeux clos, remâchant les prières d’usage dans sa bouche amère. En nouant les cordons de la chasuble, il gémit, et jusqu’au pied de l’autel le même gémissement imperceptible ne cessa pas, roula dans sa gorge… Derrière lui, mille bruits divers rebondissent jusqu’aux voûtes, pour s’y confondre en un seul murmure — ce vide sonore auquel il devra faire face, à l’introït, les bras étendus… Il monte à tâtons les trois marches, s’arrête. Alors il regarde la Croix.


Ô vous, qui ne connûtes jamais du monde que des couleurs et des sons sans substance, cœurs sensibles, bouches lyriques où l’âpre vérité fondrait comme une praline — petits cœurs, petites bouches — ceci n’est point pour vous. Vos diableries sont à la mesure de vos nerfs fragiles, de vos précieuses cervelles, et le Satan de votre étrange rituaire n’est que votre propre image déformée, car le dévot de l’univers charnel est à soi-même Satan. Le monstre vous regarde en riant, mais il n’a pas mis sur vous sa serre. Il n’est pas dans vos livres radoteurs, et non plus dans vos blasphèmes ni vos ridicules malédictions. Il n’est pas dans vos regards avides, dans vos mains perfides, dans vos oreilles pleines de vent. C’est en vain que vous le cherchez dans la chair plus secrète que votre misérable désir traverse sans s’assouvir, et la bouche que vous mordez ne rend qu’un sang fade et pâli… Mais il est cependant… Il est dans l’oraison du Solitaire, dans son jeûne et sa pénitence, au creux de la plus profonde extase, et dans le silence du cœur… Il empoisonne l’eau lustrale, il brûle dans la cire consacrée, respire dans l’haleine des vierges, déchire avec la haire et la discipline, corrompt toute voie. On l’a vu mentir sur les lèvres entr’ouvertes pour dispenser la parole de vérité, poursuivre le juste, au milieu du tonnerre et des éclairs du ravissement béatifique, jusque dans les bras même de Dieu… Pourquoi disputerait-il tant d’hommes à la terre sur laquelle ils rampent comme des bêtes, en attendant qu’elle les recouvre demain ? Ce troupeau obscur va tout seul à sa destinée… Sa haine s’est réservée les saints.


Alors il regarde la Croix. Depuis la veille il n’a pas prié, et peut-être ne prie-t-il pas encore. En tout cas, ce n’est pas une supplication qui monte à ses lèvres. Dans le grand débat de la nuit, c’était bien assez de tenir tête et de rendre coup pour coup : l’homme qui défend sa vie dans un combat désespéré tient son regard ferme devant lui, et ne scrute pas le ciel d’où tombe la lumière inaltérable sur le bon et sur le méchant. Dans l’excès de sa fatigue, ses souvenirs le pressent, mais groupés au même point de la mémoire, ainsi que les rayons lumineux au foyer de la lentille. Ils ne font qu’une seule douleur. Tout l’a déçu ou trompé. Tout lui est piège et scandale. De la médiocrité où il se désespérait de languir, la parole de l’abbé Menou-Segrais l’a porté à une hauteur où la chute est inévitable. L’ancienne déréliction n’était-elle point préférable à la joie qui l’a déçu ! Ô joie plus haïe d’avoir été, un moment, tant aimée ! Ô délire de l’espérance ! Ô sourire, ô baiser de la trahison ! Dans le regard qu’il fixe toujours — sans un mot des lèvres, sans même un soupir — sur le Christ impassible, s’exprime en une fois la violence de cette âme forcenée. Telle la face entrevue du mauvais pauvre, à la haute fenêtre resplendissante, dans la salle du festin. Toute joie est mauvaise, dit ce regard. Toute joie vient de Satan. Puisque je ne serai jamais digne de cette préférence dont se leurre mon unique ami, ne me trompe pas plus longtemps, ne m’appelle plus ! Rends-moi à mon néant. Fais de moi la matière inerte de ton œuvre. Je ne veux pas de la gloire ! Je ne veux pas de la joie ! Je ne veux même plus de l’espérance ! Qu’ai-je à donner ? Que me reste-t-il ? Cette espérance seule. Retire-la-moi. Prends-la ! Si je le pouvais, sans te haïr, je t’abandonnerais mon salut, je me damnerais pour ces âmes que tu m’as confiées par dérision, moi, misérable !

Et il défiait ainsi l’abîme, il l’appelait d’un vœu solennel, avec un cœur pur…