Sous le soleil de Satan/La tentation du désespoir/Chapitre 1

Plon-Nourrit et Cie (Tome Ip. 117-135).


I


— Mon cher chanoine, mon vieil ami — conclut l’abbé Demange — que vous dire encore ? Il m’est difficile de tenir aujourd’hui vos scrupules pour légitimes, et néanmoins ce désaccord me pèse… Je dirais volontiers que votre finesse s’exerce ici sur des riens, si je ne connaissais assez votre prudence et votre fermeté… Mais c’est donner beaucoup d’importance à un jeune prêtre mal léché.

L’abbé Menou-Segrais ramena frileusement sur ses genoux la couverture, et tendit de loin ses mains vers l’âtre sans répondre. Puis il dit après un long silence, et non pas sans une malice secrète qui fit un instant briller ses yeux :

— De tous les embarras de l’âge, l’expérience n’est pas le moindre, et je voudrais que la prudence dont vous parlez n’eût jamais grandi aux dépens de la fermeté. Sans doute, il n’y a pas de terme aux raisonnements et aux hypothèses, mais vivre d’abord, c’est choisir. Avouez-le, mon ami ; les vieilles gens craignent moins l’erreur que le risque.

— Comme je vous retrouve ! dit tendrement l’abbé Demange ; que votre cœur a peu changé ! Il me semble que je vous écoute encore dans notre cour de Saint-Sulpice, lorsque vous discutiez l’histoire des mystiques bénédictins — sainte Gertrude, sainte Meltchilde, sainte Hildegarde… — avec le pauvre P. de Lantivy. Vous souvenez-vous ? « Que me parlez-vous du troisième état mystique ? vous disait-il… De tous ces messieurs, vous êtes, d’abord, le plus friand au réfectoire et le mieux vêtu ! »

— Je me souviens, dit le curé de Campagne… Et tout à coup sa voix si calme eut un imperceptible fléchissement. Tournant la tête avec peine, dans l’épaisseur des coussins, vers la grande pièce déjà pleine d’ombre, et montrant d’un regard les meubles chéris :

— Il fallait s’échapper, dit-il. Il faut toujours s’échapper.

Mais aussitôt sa voix se raffermit et, de ce même ton d’impertinence dont il aimait à se railler lui-même, à déconcerter sa grande âme, il ajouta :

— Rien de meilleur qu’une crise de rhumatisme pour vous donner le sens et le goût de la liberté.

— Revenons à notre protégé, dit soudain l’abbé Demange, avec brusquerie, et sans d’abord oser lever les yeux sur son vieil ami. Je dois vous quitter à cinq heures. Je le reverrais volontiers.

— À quoi bon ? répondit tranquillement l’abbé Menou-Segrais. Nous l’avons bien vu assez pour un jour ! Il a crotté mon pauvre vieux Smyrne, et failli briser les pieds de la chaise qu’il a choisie la plus précieuse et la plus fragile, avec son ordinaire à-propos… Que vous faut-il de plus ? Voulez-vous encore le peser, le toiser comme un conscrit ?… Voyez-le, d’ailleurs, si cela vous plaît. Dieu sait pourtant quel souci me donne, au long d’une semaine, à travers mes bibelots si sottement aimés, ce grand pataud tout en noir !

Mais l’abbé Demange connaît trop le compagnon de sa jeunesse pour s’étonner de son humeur. Jadis, jeune secrétaire particulier de Mgr  de Targe, il n’a rien ignoré de certaines épreuves qu’a surmontées, une par une, le clair et lucide génie de l’abbé Menou-Segrais. Un esprit d’indépendance farouche, un bon sens pour ainsi dire irrésistible, mais dont l’exercice ne va pas toujours sans une apparente cruauté, rendue plus sensible aux délicats par le raffinement de la courtoisie, le dédain des solutions abstraites, un goût très vif de la spiritualité la plus haute, mais difficile à satisfaire par la seule spéculation, éveillèrent d’abord la méfiance de l’évêque. L’influence discrète du jeune Demange, et surtout l’irréprochable distinction du futur doyen de Campagne, alors vicaire à la cathédrale, lui valurent trop tard les bonnes grâces de celui qui se laissait appeler volontiers le dernier prélat gentilhomme, et qui mourut l’année suivante, laissant à Mgr  Papoin, candidat favori du ministre des cultes, une succession délicate. L’abbé Menou-Segrais fut d’abord poliment tenu à l’écart, puis franchement disgracié après le premier échec, aux élections législatives, du député libéral pour lequel il avait sans doute montré peu de zèle. Le triomphe du docteur radical Gallet porta le dernier coup à cette carrière sacerdotale. Nommé à la cure, d’ailleurs enviée, de Campagne, il se résigna dès lors à servir paisiblement la paix religieuse dans le diocèse, les deux partis ayant accoutumé de s’entendre à ses dépens, tour à tour dénoncé par le ministre et désavoué par l’évêque. Ce jeu l’amusait, et il en goûtait mieux que personne l’agréable balancement.

Héritier d’une grande fortune, qu’il administrait avec sagesse, la destinant tout entière à ses nièces Segrais, vivant de peu, non pas sans noblesse, grand seigneur exilé qui rapporte, au fond de la province, quelque chose des façons et des mœurs de la Cour, curieux de la vie d’autrui, et pourtant le moins médisant, habile à faire parler chacun, tâtant les secrets d’un regard, d’un mot en l’air, d’un sourire — puis le premier à demander le silence, à l’imposer, — toujours admirable de tact et de spirituelle dignité, convive exquis, gourmand par politesse, bavard à l’occasion par condescendance et charité, si parfaitement poli que les simples curés de son doyenné, pris au piège, le tinrent toujours pour le plus indulgent des hommes, d’un rapport agréable et sûr, d’une perspicacité sans tranchant, tolérant par goût, même sceptique, et peut-être un peu suspect.

— Mon ami, répondit doucement l’abbé Demange, je vous vois venir ; vous tournez contre votre vicaire un coup qui m’était destiné. Secrètement, vous m’accusez d’incompréhension, de parti pris, que sais-je ? Arrière-pensée bien charitable un jour de Noël, et contre un pauvre compagnon mis à la retraite qui fera trois lieues ce soir avant de retrouver son lit, et pour l’amour de vous ! Suis-je vraiment capable de juger légèrement d’un scrupule que vous m’avez confié ?… Mais, comme jadis, votre conviction veut tout forcer, emporte d’assaut les gens ; vous y mettez seulement plus de grâces… Vous me sommez de statuer, et les éléments dont je dispose…

— Qui vous parle d’éléments ! interrompit le doyen de Campagne. Pourquoi pas une enquête et des dossiers ? Quand il s’agit de gagner ou de perdre une bataille, on manœuvre avec ce qu’on a sous la main. Je ne vous ai pas appelé tout le temps que j’ai moi-même pesé le pour et le contre, mais dès lors que ma certitude…

— Bref, vous attendez de moi que je vous approuve ?

— Exactement, répondit le vieux prêtre, imperturbable. Une certaine audace est dans ma nature, et ma vertu est si petite, ma vieillesse si lâche, je suis si bêtement attaché à mes habitudes, à mes manies, à mes infirmités même, que j’ai grand besoin, à l’instant décisif, du regard et de la voix d’un ami. Vous m’avez donné l’un et l’autre. Tout va bien. Le reste me regarde.

— Ô tête obstinée ! fit l’abbé Demange. Vous voudriez me faire taire. Quand je serai de nouveau loin de vous, cette nuit même, je prierai à vos intentions, en aveugle, et je n’aurai jamais prié de si bon cœur. En attendant, devriez-vous me battre, je résumerai, pour le repos de ma conscience, notre entretien ; j’en chercherai la conclusion. Laissez-moi dire ! Laissez-moi dire ! s’écria-t-il sur un geste d’impatience du curé de Campagne, je ne vous tiendrai pas longtemps. J’en étais aux éléments du dossier. J’y retourne. Sans doute, je n’attache pas beaucoup d’importance aux notes du séminaire…

— À quoi bon y revenir ? dit l’abbé Menou-Segrais. Elles sont médiocres, franchement médiocres, mais Dieu sait dans quel sens, et si c’est la médiocrité de l’élève qu’elles prouvent, ou du maître !… Voici néanmoins le passage d’une lettre de Mgr  Papouin, que je ne vous ai point lue… Ayez seulement l’obligeance de me donner mon portefeuille — là, au coin de mon bureau — et d’approcher un peu la lampe.

Il parcourut d’abord la feuille du regard, en souriant, la tenant tout près de ses yeux myopes.


« Je n’ose vous proposer, commença-t-il, je n’ose vous proposer le seul qui me reste, ordonné depuis peu, dont M. l’archiprêtre, à qui je l’ai donné, ne sait que faire, plein de qualités sans doute, mais gâtées par une violence et un entêtement singuliers, sans éducation ni manières, d’une grande pitié plus zélée que sage, pour tout dire encore assez mal dégrossi. Je crains qu’un homme tel que vous (ici un petit trait d’usage, d’ironie épiscopale)… je crains qu’un homme tel que vous ne puisse s’accommoder d’un petit sauvage qui, vingt fois par jour, vous offensera malgré lui. »


— Qu’avez-vous répondu ? demanda l’abbé Demange.

— À peu près ceci ; s’accommoder n’est rien, Monseigneur ; il suffit que j’en puisse tirer parti, ou quelque chose d’approchant.

Il parlait sur le ton d’une déférence malicieuse, et son beau regard riait, avec une tranquille audace.

— Enfin, dit le vieux prêtre impatient, de votre propre aveu, le bonhomme répond au signalement qu’on vous en avait donné ?

— Il est pire, s’écria le doyen de Campagne, mille fois pire ! D’ailleurs, vous l’avez vu. Sa présence dans une maison si confortable est une offense au bon sens, certainement. Je vous fais juge : les pluies d’automne, le vent d’équinoxe qui réveille mes rhumatismes, le poêle surchauffé qui sent le suif bouilli, les semelles crottées des visiteurs sur mes tapis, les feux de salve des battues d’arrière-saison, c’est déjà bien assez pour un vieux chanoine. À mon âge, on attend le bon Dieu en espérant qu’il entrera sans rien déranger, un jour de semaine… Hélas ! ce n’est pas le bon Dieu qui est entré, mais un grand garçon aux larges épaules, d’une bonne volonté ingénue à faire grincer des dents, plus assommant encore d’être discret, de dérober ses mains rouges, d’appuyer prudemment ses talons ferrés, d’adoucir une voix faite pour les chevaux et les bœufs… Mon petit setter le flaire avec dégoût, ma gouvernante est lasse de détacher ou de ravauder celle de ses deux soutanes qui garde un aspect décent… D’éducation, pas l’ombre. De science, guère plus qu’il n’en faut pour lire passablement le bréviaire. Sans doute, il dit sa messe avec une piété louable, mais si lentement, avec une application si gauche, que j’en sue dans ma stalle, où il fait pourtant diablement froid ! Au seul penser d’affronter en chaire un public aussi raffiné que le nôtre, il a paru si malheureux que je n’ose le contraindre, et continue de mettre à la torture ma pauvre gorge. Que vous dire encore ? On le voit courir dans les chemins boueux tout le jour, fait comme un chemineau, prêter la main aux charretiers, dans l’illusion d’enseigner à ces messieurs un langage moins offensant pour la majesté divine, et son odeur, rapportée des étables, incommode les dévotes. Enfin, je n’ai pu lui apprendre encore à perdre avec bonne grâce une partie de tric-trac. À neuf heures, il est déjà ivre de sommeil, et je dois me priver de ce divertissement… Vous en faut-il encore ? Est-ce assez ?

— Si c’est là les grandes lignes de vos rapports à l’évêché, conclut simplement l’abbé Demange, je le plains.

Le sourire du doyen de Campagne s’effaça aussitôt et son visage — toujours d’une extrême mobilité — se glaça.

— C’est moi qu’il faut plaindre, mon ami… dit-il.

Sa voix eut un tel accent d’amertume, d’espérance inassouvie qu’elle exprima d’un coup toute la vieillesse, et la grande salle silencieuse fut un moment visitée par la majesté de la mort.

L’abbé Demange rougit.

— Est-ce si grave, mon ami ? fit-il avec une touchante confusion, une ferveur d’amitié vraiment exquise. Je crains de vous avoir blessé, sans toutefois savoir comment.

Mais déjà M. Menou-Segrais :

— Me blesser, moi ? s’écria-t-il. C’est moi qui sottement vous fais de la peine. Ne mêlons pas nos petites affaires à celles de Dieu.

Il se recueillit une minute sans cesser de sourire.

— J’ai trop d’esprit ; cela me perd. J’aurais mieux à faire que vous proposer des énigmes, et m’amuser de votre embarras. Ah ! mon ami, Dieu nous propose aussi des énigmes… Je menais une vie tranquille, ou plutôt je l’achevais tout doucement. Depuis que ce lourdaud est entré ci-dedans, il tire tout à lui sans y songer, ne me laisse aucun repos. Sa seule présence m’oblige à choisir. Oh ! d’être sollicité par une magnifique aventure quand le sang coule si rare et si froid, c’est une grande et forte épreuve.

— Si vous présentez les choses ainsi, dit l’abbé Demange, je vous dirai seulement : votre vieux camarade réclame sa part de votre croix.

— Il est trop tard, continua le curé de Campagne, toujours souriant. Je la porterai seul.

— …Mais à vous dire vrai, en conscience, reprit l’abbé Demange, je n’ai rien vu dans ce jeune prêtre qui vaille de jeter dans le trouble un homme tel que vous. Ce que j’en ai appris m’embarrasse sans me persuader. L’espèce est commune de ces vicaires au zèle indiscret, faits pour d’autres travaux plus durs, et qui, dans les premières années de leur sacerdoce, gaspillent un excès de forces physiques que la contrainte du séminaire…

— N’ajoutez rien ! s’écria en riant M. Menou-Segrais ; je sens que je vais vous détester. Doutez-vous que je me sois déjà proposé cette objection ? J’ai tâché, bon gré, mal gré, de me payer d’une telle monnaie. On ne se soumet pas sans lutte à une force supérieure dont on ne trouve pas le signe en soi, qui vous reste étrangère. La brutalité me rebute, et je serais le dernier à me laisser prendre à un appât si grossier. Certes, je ne suis pas une femmelette ! Nous avons été rudes en notre temps, mon ami, bien que les sots n’en aient rien su… Mais il y a ici autre chose.

Il hésita, et lui aussi, ce vieux prêtre, il rougit.

— Je ne prononcerai pas le mot ; je craindrais, de vous, je ne sais quoi qui, par avance, me serre le cœur. Oh ! mon ami, j’étais en repos ; je me résignais ; la résignation m’était douce. Je n’ai jamais désiré les honneurs ; mon goût n’est pas de l’administration, mais du commandement. J’aurais souhaité qu’on voulût bien m’utiliser. N’importe ; c’était fini ; j’étais trop las. Une certaine bassesse intellectuelle, la méfiance ou la haine du grand que ces malheureux appellent prudence m’avaient rempli d’amertume. J’ai vu poursuivre l’homme supérieur comme une proie ; j’ai vu émietter les grandes âmes. Néanmoins j’ai horreur de la confusion, du désordre, le sens de l’autorité, de la hiérarchie. J’attendais qu’un de ces méconnus dépendît de moi, que j’en fusse comptable à Dieu. Cela m’avait été refusé ; je n’espérais plus. Et soudain… quand la force me va manquer…

— La déception vous sera cruelle, dit lentement l’abbé Demange. D’un autre que vous, cette illusion serait sans danger, mais hélas ! Je connais assez que vous ne vous engagez jamais à demi. Vous bouleverserez votre vie et, je le crains, celle d’un pauvre homme simple qui vous suivra sans vous comprendre… Toutefois la paix du Seigneur est dans vos yeux.

Il fit un geste d’abandon, marquant son désir de clore un singulier entretien. L’abbé Menou-Segrais le comprit.

— L’heure passe, dit-il en tirant sa montre. Je suis désolé que vous ne puissiez passer avec moi cette nuit de Noël… Vous trouverez dans la voiture la bonbonne de vieille eau-de-vie. Je l’ai fait emballer avec beaucoup de soin, mais le chemin est mauvais, et vous ferez sagement d’y veiller.

Il s’interrompit tout à coup. Les deux vieux prêtres se regardèrent en silence. On entendit sur la route un pas égal et pesant.

— Excusez-moi, fit enfin le curé de Campagne, avec un visible embarras. Je dois savoir si mon confrère d’Heudeline a terminé les confessions, et si tout est prêt pour la cérémonie de cette nuit… Voulez-vous seulement me prêter votre bras ? Nous allons traverser la salle et j’irai vous mettre en voiture.

Il appuya sur un timbre, et sa gouvernante parut.

— Priez M. Donissan de venir prendre congé de M. l’abbé Demange, dit-il sèchement.

— Monsieur l’abbé — bégaya-t-elle — je pense… Je pense que M. l’abbé ne peut guère… au moins pour l’instant…

— Ne peut guère ?

— C’est-à-dire… les couvreurs… Enfin, les couvreurs parlaient de laisser l’ouvrage en plan…, de revenir après les fêtes du nouvel an.

— Notre clocher a besoin de réparations, en effet, expliqua le doyen de Campagne. La charpente a failli céder, aux pluies d’automne ; j’ai dû faire appel à l’entrepreneur de Maurevert et embaucher sur place des ouvriers sans expérience, pour un travail, en somme, dangereux. M. Donissan…

Il se tourna vers la gouvernante, et dit sur le même ton :

— Priez-le de descendre tel quel. Cela ne fait rien…

— M. Donissan, reprit-il dès que la vieille femme eut disparu, m’a demandé de prêter la main… Oh ! il ne la prête pas à demi ! Je l’ai vu, la semaine dernière, un matin, au haut des échelles, sa pauvre culotte collée aux genoux par la pluie, guidant les madriers, criant des ordres à travers les rafales, et visiblement plus à l’aise sur son perchoir que dans sa stalle du grand séminaire, un jour d’examen trimestriel… Il a sans doute recommencé aujourd’hui.

— Pourquoi l’appelez-vous ? dit l’abbé Demange. Pourquoi l’humilier ? À quoi bon !

L’abbé Menou-Segrais éclata de rire et, posant la main sur le bras de son ami :

— J’aime à vous confronter, fit-il. J’aime à vous voir face à face. J’y mets probablement un peu de malice. Mais c’est la dernière fois peut-être, et d’ailleurs au bout de cette malice il y a un sentiment très vif et très tendre, que je vous dois, de la miséricorde de Dieu, de sa divine suavité. Qu’elle est donc forte et subtile, qu’elle embrasse donc étroitement la nature, cette grâce qui par une voie si différente, sans les contraindre, rassemble doucement vos deux âmes à l’unité, à la réalité d’un seul amour ! Que la ruse du diable paraît vaine, en somme, dans sa laborieuse complication !

— Je le crois avec vous, dit l’abbé Demange. Pardonnez-moi encore ceci, qui vous paraîtra bien commun. Je crois que le chrétien de bonne volonté se maintient de lui-même dans la lumière d’en haut, comme un homme dont le volume et le poids sont dans une proportion si constante et si adroitement calculée qu’il surnage dans l’eau s’il veut bien seulement y demeurer en repos. Ainsi — n’étaient certaines destinées singulières — j’imagine nos saints ainsi que des géants puissants et doux dont la force surnaturelle se développe avec harmonie, dans une mesure et selon un rythme que notre ignorance ne saurait percevoir, car elle n’est sensible qu’à la hauteur de l’obstacle, et ne juge point de l’ampleur et de la portée de l’élan. Le fardeau que nous soulevons avec peine, en grinçant et grimaçant, l’athlète le tire à lui, comme une plume, sans que tressaille un muscle de sa face, et il apparaît à tous frais et souriant… Je sais que vous m’opposerez sans doute l’exemple de votre protégé…


— Me voici, monsieur le chanoine, dit derrière eux une voix basse et forte.

Ils se retournèrent en même temps. Celui qui fut depuis le curé de Lumbres était là debout, dans un silence solennel. Au seuil du vestibule obscur, sa silhouette, prolongée par son ombre, parut d’abord immense, puis, brusquement, — la porte lumineuse refermée, — petite, presque chétive. Ses gros souliers ferrés, essuyés en hâte, étaient encore blancs de mortier, ses bas et sa soutane criblés d’éclaboussures et ses larges mains, passées à demi dans sa ceinture, avaient aussi la couleur de la terre. Le visage, dont la pâleur contrastait avec la rougeur hâlée du cou, ruisselait de sueur et d’eau tout ensemble car, au soudain appel de M. Menou-Segrais, il avait couru se laver dans sa chambre. Le désordre, ou plutôt l’aspect presque sordide de ses vêtements journaliers, était rendu plus remarquable encore par la singulière opposition d’une douillette neuve, raide d’apprêt, qu’il avait glissée avec tant d’émotion qu’une des manches se retroussait risiblement sur un poignet noueux comme un cep. Soit que le silence prolongé du chanoine et de son hôte achevât de le déconcerter, soit qu’il eût entendu — à ce que pensa plus tard le doyen de Campagne — les derniers mots prononcés par M. Demange, son regard, naturellement appuyé ou même anxieux, prit soudain une telle expression de tristesse, d’humilité si déchirante, que le visage grossier en parut, tout à coup, resplendir.

— Vous ne deviez pas vous déranger, dit avec pitié M. Demange. Je vois que vous ne perdez pas votre temps, que vous ne boudez pas à la besogne… Je suis néanmoins content d’avoir pu vous dire adieu.

Ayant fait un signe amical de la tête, il se détourna aussitôt, avec une indifférence sans doute affectée. Le chanoine le suivit vers la porte. Ils entendirent, dans l’escalier, le pas pesant du vicaire, un peu plus pesant que d’habitude, peut-être… Dehors, le cocher, transi de froid, faisait claquer son fouet.

— Je suis fâché de vous quitter si tôt, dit l’abbé Demange, sur le seuil. Oui, j’aurais aimé, j’aurais particulièrement aimé passer cette nuit de Noël avec vous. Cependant, je vous laisse à plus puissant et plus clairvoyant, que moi, mon ami. La mort n’a pas grand’chose à apprendre aux vieilles gens, mais un enfant, dans son berceau ! Et quel Enfant !… Tout à l’heure, le monde commence.

Ils descendaient le petit perron côte à côte. L’air était sonore jusqu’au ciel. La glace craquait dans les ornières.

— Tout est à recommencer, toujours ! — jusqu’à la fin, dit brusquement M. Menou-Segrais, avec une inexprimable tristesse.

Le tranchant de la bise rougissait ses joues, cernait ses yeux d’une ombre bleue, et son compagnon s’aperçut qu’il tremblait de froid.

— Est-ce possible ! s’écria-t-il. Vous êtes sorti sans manteau et tête nue, par une telle nuit !

Mieux qu’aucune parole, en effet, cette imprudence du curé de Campagne marquait un trouble infini. Et à la plus grande surprise encore de l’abbé Demange — ou, pour mieux dire, à son indicible étonnement — il vit, pour la première fois, pour une première et dernière fois, une larme glisser sur le fin visage familier.

— Adieu, Jacques, dit le doyen de Campagne, en s’efforçant de sourire. S’il y a des présages de mort, un manquement si prodigieux à mes usages domestiques, un pareil oubli des précautions élémentaires est un signe assez fatal…

Ils ne devaient plus se revoir.