Texte établi par Édition Bernard Valiquette,  (p. 85-107).

LE CARNET DU PÈRE LASNIER


C’était un carnet à couverture de toile noire, aux feuillets jaunis et remplis d’une écriture ferme et drue ; mi-agenda, mi-mémorial où il y avait de tout : notes de lecture écrites parfois en style télégraphique, ailleurs, plutôt soigneusement rédigées ; itinéraires d’excursions, emploi de certains jours de travail ; pensées, réflexions ; un agenda-capharnaüm que le père Lasnier exhiba de son « pack-sack » également capharnaüm : un sac à tout mettre, comme il disait lui-même. On eût dit aussi du carnet un « livre de raison », comme on désigne un journal de famille.

Il remit solennellement le carnet à Jos. Dufour en disant à l’instar de la voix qui se fit entendre à saint Augustin : Tiens, « Tolle et Lege ».

Jos. Dufour, comme si c’eut été les fables de Lafontaine, prit, un soir, à compulser le cale­pin du père Lasnier, un plaisir extrême. Il en apprit de toutes sortes, comme il le déclara à ses compagnons. Il en apprit même sur les mines de sa Baie St-Paul. On croit qu’il n’en fut plus question ? Voire ! Voici ce que le « savant » de l’é­quipe a noté dans la correspondance générale des gouverneurs de la Nouvelle-France, plus particulièrement dans une « relation » faite par Jean Adam Forster, père et fils, au sujet des mines du Canada :

« À la Baye St-Paul, à dix-huit lieues en deça de Québec, il y a deux belles mines proche la scierie qui porte du plomb, de l’argent et un peu de cuivre, et qui est digne d’être travaillée avec vivacité : attendu qu’on en peut espérer un très grand succès. »

Et encore :

« De l’autre côté de la Baie, proche du Cap-aux-Corbeaux, paroissent quatre veines ou fi­lons superbes, l’une contre l’autre, qui dénottent de la mine de plomb, d’argent et de cuivre, quoi­ qu’il n’en paroisse beaucoup au jour mais qu’on trouvera en poursuivant la veine ».

Mais les mines de la Baie St-Paul, doit reconnaître Jos. Dufour, non sans un certain sen­timent de mélancolie, en restèrent là, malgré ce qu’en pensaient les messieurs Forster. Au fait, qui sont ces Forster, se demande notre Charlevoisien. Des Allemands ?

Eh ! oui. Le père Lasnier a noté un peu plus loin : « Les sieurs Forster, père et fils, mineurs allemands, que le roi en 1739, avait envoyés à Québec, sur la demande de M. Hocquart, firent un rapport sur les mines du Canada. Au lac Supérieur, ils avaient trouvé plusieurs mines de cuivre, au lac Nipissing, ils avaient vu cinq ou six filons magnifiques du même métal ; ils avaient aussi reconnu l’existence du cuivre à la Roche-Capitaine et aux Chaudières, sur la rivière des Outaouais. À la Baie St-Paul, ils signalèrent six belles veines de plomb et d’argent. « Aussi de tous les côtés », dit l’abbé Ferland, dans son « Cours d’Histoire du Canada » d’où le « savant » tire ses notes, « se présentaient des richesses minérales qui promettaient au Canada un avenir brillant ».

Sur un autre feuillet : Ah ! le père Allouez ! Ce missionnaire jésuite avait apporté à Talon des échantillons de minerai recueillis aux Outaouais.

« Dans l’été de 1669, Louis Joliet et Jean Péri furent envoyés par l’intendant pour reconnaître si ce minerai était facile à exploiter. On ne voulait rien négliger. Joliet ne put se rendre aux endroits indiqués. Le Père Allouez continua ses recherches. Quatre mois après son départ il n’était pas encore de retour, ce qui énervait Talon. Il reçut toutefois des échantillons qu’il envoya en France. Mais on ne put en définitive obtenir de renseignements précis sur le gisement exact de ces mines de cuivre indiquées par le Père Allouez. Talon dut quitter le Canada. Toutefois, dans une lettre qu’il écrivait au roi, le 2 novembre 1671, il disait : « Je ne me sens pas assez hardi pour promettre le succès de la recherche qu’on fait des mines mais je suis assez convaincu qu’il y a au Canada du cuivre, du fer, du plomb… « Et de l’or », ajoutait le père Lasnier dans son carnet. » « Mais ce pays est si vaste qu’il est malaisé de tomber juste à l’endroit qui le couvre. »

Mais il faudra bien attendre un siècle et demi avant de parler sérieusement de l’or canadien. Avant l’or, ce fut le plomb, d’abord. Vaines tentatives à Gaspé où le Sieur Doublet creuse en vain ; puis, le fer ; fiasco à la Baie Saint-Paul.

« Tiens !… s’écria, un midi, Jos. Dufour, qui feuilletait le carnet-capharnaum où un nom venait de le frapper : Saint-Urbain ! Je connais ça. Mais c’est chez nous, Saint-Urbain, oui, en arrière de la Baie St-Paul ! Lisons :

« P.-E. Dulieu, ingénieur de mines, dans une brochure sur les minerais de la province de Québec, a consacré une page au minerai de Saint-Urbain. Il existe là, sur un plateau et sur les pentes qui entourent le village, trois gisements de fer titané bien reconnus et susceptibles de donner de grosses quantités de minerai de fer ; ce sont la mine Coulombe, la mine « General Electric » et la mine du Fourneau. »

C’est bien ce que je me rappelle, fit Jos. Dufour qui continua sa lecture :

« Dans l’ensemble, la quantité de fer titané qui existe à St-Urbain est très considérable. Un sondage de la « General Electric » a trouvé du minerai à cent-vingt pieds de profondeur. Il n’y a aucun doute qu’avec des effleurements tels que ceux qui ont été reconnus, les amas minéralisés descendent encore plus bas et que c’est par des chiffres dépassant le million qu’on doit estimer ce minerai… Il ne s’agit ici que des mines de Saint-Urbain car une enquête ordonnée par le Bureau des Mines de Québec a porté sur plusieurs autres endroits. Or, il ressort que la plupart des gisements de notre province sont d’une nature un peu spéciale. Ces minerais de fer titanifère ou titané, sont en règle, mais une assez grande partie de nos ressources visibles en fer se trouve à l’état de sable magnétique… Aucun gite n’est favorablement placé par rapport au charbon… »

Excepté pour la mine de charbon de l’intendant Talon à Québec, pensa en souriant Jos. Dufour.

« Cap Santé », lut-il en une sorte de titre, dans le carnet. Voyons :

« On a parlé d’une mine de fer à Cap Santé, comté de Portneuf. C’est une veine assez considérable qu’on a découverte en 1830 ; une lisière de minérai de fer visible à demi en plusieurs endroits, courant est et ouest avec nombreuses manifestations, traversant toute la paroisse du Cap Santé à partir de la rivière Jacques Cartier, une lieue au moins de largeur, atteignant une grande profondeur et s’étendant en couches horizontales… On a présenté de cette mine des échantillons à l’exposition industrielle provinciale en 1851 ; et ces échantillons eurent le premier prix… Et tout cela est resté tel que c’est encore aujourd’hui… »

De sorte, conclut Jos. Dufour, qu’il semble que la première exploitation du fer fut faite dans la Mauricie. Notre « savant » en parle, je suppose… Voyons : Ah ! voici :

« Ce fut peu après la découverte de la Baie Saint-Paul qu’il fut sérieusement question de fer dans la région des Trois-Rivières, grâce à un rapport du sieur de la Cothardière à Colbert… Mais soixante années s’écouleront avant que soient établies des Forges du Saint-Maurice. En effet, ce fut au dix-huitième siècle, sous l’intendance de M. Hocquart, que cette exploitation fut commencée sur les bords du Saint-Maurice… »

« Mon cher Dufour, tu vas t’abîmer la vue à fouiller ainsi au clair de lune dans le calepin du « savant », s’écria un soir Peter Low, passant devant son ami qui, assis à la porte de la tente, déchiffrait tant bien que mal l’inépuisable agenda du « père » Lasnier.

— C’est vrai : Monsieur Low, ces sacrés nuages qui passent à toute minute sur la lune me donnent un mal du diable à lire… Mais je vous tiens, vous, vous allez m’instruire à votre tour en me disant ce que vous savez sur le sable magnétique dont je viens de voir une mention dans le carnet du « savant »…

— Volontiers, mon vieux. Tu veux, sans doute, parler du sable ferrugineux de la Côte Nord et du Golfe Saint-Laurent ?

Peter Low s’assied sur un bout de roche et commença par bourrer sa pipe. La soirée était d’une grande paix, d’une douceur de miel. En bas de la colline, la rivièrette grignotait les galets. Dans un arbre voisin, un oiseau pépiait en s’endormant. Sous la tente, le sonore ronflement d’un dormeur… En levant la tête, on buvait comme un vin d’étoiles.

« Pour dire vrai, il n’a été fait qu’un essai sérieux pour concentrer et fondre ces sables magnétiques sur une base commerciale. Je crois qu’on en est resté à cette première période des expériences ; et ces sables, découverts en abondance dans notre Labrador canadien, n’ont pas encore été exploités de façon profitable. Ce premier essai dont je parle a été fait à Moisie, 330 milles à l’est de Québec, en 1867 ; et voici en quelles circonstances. M. William Molson, de Montréal, avait organisé la « Moisie Iron Co », qui construisit huit fourneaux du système catalan et, pendant quelque temps, l’industrie fut assez prospère. Le sable était concentré sur des « tables à secousses » grâce à un procédé de séparation magnétique inventé par le Dr Hubert Larue, de Québec. Le produit concentré était alors fondu avec du charbon dans des fours ouverts. On obtenait ainsi la production d’une tonne de fonte par foyer et par jour. Mais la consommation en combustible s’élevait à plus de 6,000 livres de charbon de bois par tonne de fer. De sorte que le fer revenait à un assez haut prix. Une partie du métal ainsi obtenu fut expédié à Montréal où il fut employé à faire des essieux aux roues de wagons de chemin de fer. Ce fer était d’excellente qualité, presque comparable à celui qui nous vient de la Suède.

— Je sais aussi qu’on a expédié de ce fer sur les marchés américains, interrompit le père Lasnier qui, entendant parler de minerai, était aussitôt sorti de la tente où il somnolait.

— Tout marchait très bien, continua Peter Low, quand en 1875, le fer canadien fut soumis à des droits si élevés que la « Moisie Iron Co » dut fermer ses usines. Depuis cette époque, aucune autre tentative d’exploitation n’a été faite du sable ferrigineux de la Côte Nord qui se trouvait éparpillé sur différents points : à la rivière Moisie, à Natashquan, à Musquarro ; aussi à Mingan, à Manitou, sur la rivière St-Jean et à Betsiamitz.

« D’après un spécialiste, Geo.-E. MacKenzie, ce sable de la Côte Nord du Saint-Laurent comprend un mélange de différents minéraux tels que quartz, feldspath, grenat, olivine, magnetite et limenite ; ces deux derniers, comme vous savez, constituent respectivement les minerais de fer et de titane.

— Mais comment se fait-il, demanda Jos. Dufour, qu’il n’ait été fait qu’un seul essai d’exploitation de ce sable apparemment très riche ? Pourquoi les capitalistes refusent-ils de s’y intéresser ?

M. MacKenzie, répondit Peter Low, était sous l’impression que cette indifférence, qui l’avait aussi frappé, tenait aux difficultés naturelles à la courte durée de la belle saison dans cette partie du pays où, je le répète, abondent les dépôts de pyrite.

— C’est ce qu’a constaté, reprit le père Lasnier, l’éminent géologue que fut le comte Henry de Puyjalon, qui a parcouru cette Côte Nord pouce par pouce pendant vingt-cinq ans.

— À propos de Puyjalon, interrompit Peter Low, il est intéressant de lire son rapport d’une exploration géologique qu’il fit en 1880 pour le compte du gouvernement de la province et ce qu’il dit en particulier des alluvions aurifères de la rivière Pocachoo, puis de la grande rivière Saint-Augustin. Il y aurait même une légende…

Oui, en effet, j’ai cela dans mon calepin, interrompit le père Lasnier qui reprit des mains de Jos. Dufour le précieux agenda dont il lut quelques feuillets :

« La légende veut qu’un certain Écossais ait trouvé, dans des circonstances inattendues, sur une des montagnes du bassin de la rivière Pocachoo, une pépite d’or d’un volume énorme. Empressé de jouir de sa fortune, il quitta la côte et regagna son pays où il mourut avant d’avoir profité de l’aisance providentielle acquise. Mais il avait eu le temps de confier son secret à un neveu qui, en compagnie de deux de ses amis, s’en vint, un automne, sur les bords de la Pocachoo. Ils entreprirent aussitôt des recherches dont le succès ne fut pas ce qu’ils espéraient. Mais ils obtinrent en or une récolte assez bonne pour annoncer, en partant, leur retour prochain. Ils ne revinrent jamais.

« Henry de Puyjalon a voulu pénétrer cette obscure légende en se rendant lui-même à cet endroit. Il interrogea des indiens qui auraient connu ces chercheurs d’or écossais. Il découvrit même des traces de minage sur la montagne. Il a lavé à son tour des alluvions de la rivière, et, encore qu’il se soit servi pour cette opération d’un vulgaire gobelet de fer blanc, il a remarqué après le lavage un grain métallique qui avait toutes les apparences de l’or. »

« Et Puyjalon conclut quoi ? » interrogea Jos. Dufour.

— Que des formations ordinairement aurifères existent à proximité de la Pocachoo, répondit le père Lasnier ; que des travaux en vue de découvrir de l’or ont été exécutés jadis en ces lieux ; enfin, que les alluvions déjà fouillés recélaient des parcelles du métal précieux…

— Et, interrompit Peter Low, qu’il est très probable qu’il ne se produira pas, cette année encore, sur les bords de la Pocachoo, le grand « rush » de 1898 au Klondyke, sur les bords du Yukon.

— Et qu’il est aussi probable, fit à son tour le père Lasnier, que l’on ne découvrira jamais au Labrador canadien les diamants du Namaqualand aux rives de l’Orange…

« Et pourtant, continua le « savant », Henry de Puyjalon voyait sur les côtes labradoriennes tous les métaux de l’univers et même toutes les pierres précieuses. Je me rappelle avoir lu le récit d’un fameux rêve qu’il fit et où il assista à la décomposition en leurs éléments de tous les granits, les gneiss, les micaschistes, les trapps, les expansions porphyriques qu’il avait admirés en parcourant dans son canot le littoral labradorien… Alors, il vit onduler en laves les feldspath, couler en fleuves jaunes les quartz ; il crut distinguer dans la texture des sables de la grève des kaolins très purs aux veines rouges, tachées de violet ; il reconnut du cinabre, des cristaux de molybdenite, de bismuthine, de cobalt arsenical ; des filaments d’argent natifs au travers de pépites d’or pur ; des minerais de cuivre et de nickel qui se mêlaient à du fer hydraté et oxydulé… Puis, ce furent, ni plus ni moins, des pierres précieuses dont toute la côte était sertie ; des gemmes, des grenats qui jetaient des lueurs de sang ; des tourmalines noires, des corindons, des topazes jaunes, des beryls verts, des spinelles bleues, même une émeraude éblouissante, merveilleuse…

Hélas ! ce n’était qu’un rêve, coupa le prosaïque Jos. Dufour.

— Qui sait ! fit gravement le père Lasnier. Un rêve pour une partie seulement. Mais nous ne connaissons encore à peu près rien du sous-sol non seulement de notre Labrador, mais de toute notre province.

« D’ailleurs, il a révélé déjà beaucoup de ses richesses ; il ne faut pas seulement rappeler ce que récèlent la région où nous sommes et celle qu’on est convenu — à tort — d’appeler le Nord-Ouest du Québec — car cette région effectivement est à l’est — le Témiscamingue et l’Abitibi. On pourrait peut-être appliquer le rêve de Puyjalon à toute notre province. Je vous ai déjà parlé des Monts Notre-Dame, suite du Shick-Shock dont les terrains huronniens sont très riches en dépôts miniers, comme la partie qui traverse la Beauce dont on a connu le quartz et les alluvions aurifères…

« À propos, vous connaissez les circonstances de la découverte de l’or dans la Beauce, il y aura bientôt cent ans ?

— Vaguement, lui répondit-on.

— Voici à ce sujet ce que j’ai consigné dans mon carnet :

« C’est en 1846 que la première pépite d’or a été trouvée à Saint-François, dans la seigneurie de Rigaud-Vaudreuil, sur les bords de la rivière Gilbert, par une jeune fille du nom de Clothilde Gilbert qui devint, plus tard, l’épouse de M. Olivier Morin, de Saint-Georges. Un dimanche matin, elle aperçut au bord de l’eau quelque chose qui brillait. C’était une pépite d’or, grosse comme un œuf de pigeon. Aussitôt, M. Charles de Léry, seigneur du lieu, demanda et obtint du gouvernement le droit exclusif de chercher de l’or dans toute l’étendue de la seigneurie. Des recherches commencèrent et on recueillit des échantillons d’une valeur de $200.00. Mais les dépôts alluviaux étaient très irréguliers. Des compagnies se formèrent quand même : « The Chaudière Mining Co », « The Canada Mining Co », etc., qui tentèrent d’importants travaux de sondages et d’exploitation dans le lit des rivières des Plantes et du Loup. À Saint-Georges, on retira d’un arpent de gravier pour une valeur de $4,433 d’or ce qui laissa un profit de $2,248. Mais l’or fit soudain défaut dans tous ces endroits et les travaux furent arrêtés. On cite le cas des frères Poulin, de Saint-François, qui, en 1863, sur le bord de la rivière Gilbert, ramassèrent en une seule journée soixante-douze onces d’or en lavant du gravier au moyen de plats de fer blanc. En huit semaines, ils réalisèrent une somme de $7,550. »

— Mais tout cela est du passé, même d’un lointain passé, soupira Lasnier, en fermant son calepin. Dans cette belle région de la Beauce, si on exploite encore un peu d’or, c’est sur une bien petite échelle ; ce que l’on entend aujourd’hui, c’est la « chanson des blés d’or »…

— Ce qu’aurait dû plutôt chanter le poète William Chapman qui, entre deux poèmes tout de même, en 1881, a publié l’histoire, plutôt prosaïque, des découvertes d’or dans la Beauce, fit remarquer Robert Carrier qui était depuis déjà longtemps venu se joindre au groupe, mais qui n’avait pas encore ouvert la bouche.

— Mais les Monts Notre-Dame, continua le père Lasnier décidément lancé, ne contiennent pas seulement de ces quartz aurifères des bords de la rivière Gilbert. On a découvert de puissants dépôts de fer magnétique dont s’alimentent les forges de Drummondville ; du fer chromé dans les environs du Lac Noir ; du cuivre sous la forme de pyrite dans les Cantons de l’Est, de l’antimoine dans le canton de Ham, tout cela dans le sous-sol de cette bande orographique dont font partie les monts Notre-Dame.

— Mais de tous les minérais de cette vague montagneuse, interrompit Peter Low, les plus importants sont, sans doute, les gisements d’amiante qui fournissent, sans exagérer, quatre-vingt-dix pour cent de l’asbeste mondial.

— Sans aucun doute, affirma le « savant ».

La nuit maintenant enveloppait la colline de sa fraîche humidité. La lune teintait de sa clarté vert-jaune le paysage silencieux tout plein d’odeurs de terre humide et de bois mouillé. Le clair de lune laissait voir des vapeurs crépusculaires flotter sur les flancs des monts rangés au fond du paysage, ainsi qu’une garde géante. L’astre caressait avec volupté êtres et choses. Parmi les roches de la colline, des herbes frissonnaient sur leurs tiges et, à la lisière du bois proche, les résineux se frôlaient en de plaintives caresses. En bas apparaissait encore le ruban moiré de la rivière qui semblait reposer, comme écrasée par l’épaisseur crépusculaire des arbres et des rochers qui la surplombaient.

En cette heure silencieuse, — les « lata silencia » de Virgile, — les hommes, un instant, respectueusement, se taisent. Et l’on n’entend plus que le glissement de l’eau en bas de la colline, le bruissement des aiguilles des résineux et quelques petites notes perlées d’oiseaux qui ne dorment pas encore…

Comment à cette heure exquise aller s’enfermer sous la tente obscure et pleine encore de la chaleur du jour ?

D’ailleurs, ce soir, le « savant » de l’équipe est en train. Ni les trémolos des petits chanteurs aériens de la lisière, ni les glouglous susurants de la rivière, ni le friselis des aiguilles des sapins et des épinettes ne pouvaient étouffer le ronron de l’écheveau qu’il avait décidé de dévider des souvenirs de ses études minéralogiques…

Et sa voix grave, de nouveau, s’éleva dans le silence nocturne :

« L’asbeste », mes amis ; « l’amiante, c’est le million », a dit A.-N. Montpetit ; c’est le million, et il y en a dans nos Cantons de l’Est des réserves emmagasinées pour des siècles. On a fait, lors de sa découverte chez nous, des rêves de fortune dont plusieurs se sont déjà réalisés ; et combien de gens ont ressenti les frissons de la fièvre que provoque une découverte en prenant le chemin du Québec Central pour aller voir, à Thetford, ou aux environs !… Car, dès lors, le million était en route pour le Canada, grâce à un petit chemin de fer que l’on était à construire quand, dans la grande ceinture de gites de corindon connue actuellement sur cent milles de longueur, furent découverts les premiers dépôts d’amiante ! On vivait alors, dans un pays presque totalement colonisé… N’est-ce pas aussi, dois-je rappeler en passant, à la construction d’un autre petit chemin de fer qu’on doit la découverte des gisements de nickel de Sudbury ; que c’est encore un chemin de fer qui recoupa la riche veine d’argent de Cobalt, à quelques milles seulement de la fameuse mine de plomb argentifère visitée en 1686 par le Chevalier Pierre de Troyes… Je rappelle cela en passant… Partout alors, continua Lasnier, en Allemagne, en Angleterre, en France, on s’occupait de cette asbeste oui s’employait de mille manières, alors qu’une dizaine d’années auparavant il était une rareté. Ceux qui s’en allaient vers Thetford savaient qu’on faisait avec cette substance du panier, de la peinture, des chapeaux, des lampes, des cloisons, des pipes, tous objets inflammables, qualité incroyablement précieuse… Et ce fut tout de suite, mes amis, dans le comté de Mégantic, une portion de la contrée bouleversée, sens dessus dessous, cailloux à droite, pierres à gauche : tranchées, trous, déblais et remblais partout ; puis des moulins, des grues mécaniques, des chevalements, des fabriques, des villages, des villes… et, dans le coffre des compagnies des parcelles du million prédit, tout cela dû à l’amiante, vieille peut-être de cinq cent mille ans mais dont la découverte ne date que d’un demi-siècle… un demi-siècle qui a vu surgir Thetford, Coleman, Ireland, Wolfestown, Adstock, et autres cantons où des milliers d’hommes vivent du précieux produit québécois…

— Notre « savant » devient lyrique, interrompit Jos. Dufour.

— Comment ne le serait-on pas, d’ailleurs, mes amis, devant la féérie qui s’étale devant nous ?… Plus prosaïquement, vous n’ignorez pas que notre province, par ses Cantons de l’Est, fournit au moins les trois-quarts de l’amiante en usage en Europe et en Amérique ?…

— Vivent les Cantons de l’Est ! cria l’incorrigible Jos. Dufour.

— Vivent deux fois ces Cantons de l’Est, continua le père Lasnier, car cette partie de notre province fournit également la presque totalité de la production canadienne du chromite qui donne, comme vous savez, le chrome, métal aujourd’hui universellement employé, surtout dans l’industrie de l’automobile…

— Je propose l’érection d’un monument au père Lasnier à Sherbrooke pour avoir, dans les solitudes du Chibougamo, un soir doré de juillet, au clair de lune, exalté avec l’éloquence d’un poète, la gloire des Cantons de l’Est…

Mais le « savant », peu sensible aux exubérances du gavroche Dufour, continua :

« L’année de la découverte du chrome par le chimiste français, Louis-Nicolas Vauquelin, en 1829, on découvrit des gisements de chromite en Russie, puis en Turquie ; ensuite, en Amérique, notamment dans l’État de Pennsylvanie et au Maryland. Mais l’exploitation de ce minerai dans ces pays fut lente. En 1897, on en fit une importante découverte en Nouvelle Calédonie et dans la Rhodésie Méridionale. La Turquie d’abord occupa la première place dans la production, puis ce furent la Pennsylvanie et le Maryland. Mais vinrent les découvertes dans nos Cantons de l’Est dont la production, assez faible d’abord, prit vite de l’importance à tel point que de 1827 à 1829, on en a exploité 185,000 tonnes alors que dans tous les États-Unis on en produisait 478,000 tonnes tonnes…

— Alors, ce Puyjalon avait raison, fit encore remarquer Jos. Dufour ; il y a de tout dans notre sous-sol. Du radium peut-être ?…

— Oui, peut-être, répondit le « savant ». Ce qui est certain, c’est que si nous n’avons pas de pechblende dans le sous-sol québécois actuel, nous avons le radium canadien dont la découverte, entre nous, a fait baisser le prix de cette précieuse substance, en ces dernières années, de $70,000 à $30,000 le gramme !

C’est encore trop cher pour en faire cadeau à ma blonde, fit le gavroche.

— … et cette découverte du radium au grand lac de l’Ours, en 1930, est dû au courage, à l’intrépidité et à la persévérance de l’un des nôtres, un Canadien français, Gilbert Labine.

— Bravo ! Bravo !

— Et cette pechblende découverte par Labine a provoqué la fondation de l’« Eldorado Gold Mines », de Port Hope, qui en extrait deux grammes et demi de radium par mois ce qui a eu pour effet, comme je viens de le rappeler, de faire baisser de la moitié le prix du radium du Haut Kotauga du Congo belge, seule source jusqu’alors de la substance découverte par Madame Curie…

— Mais si notre sous-sol, fit remarquer Robert Carrier, a passé à deux doigts de recéler du radium, il se montre tout à fait réfractaire au mercure…

— Du mercure, fit gravement le père Lasnier, mais oui… on en a trouvé chez nous.

— Ah !… firent à la fois tous les hommes, attentifs.

— Écoutez. En 1837, des chasseurs de Montréal en excursion de chasse le long du Saint-Maurice, trouvèrent, un jour, du mercure à l’état natif dans l’anfractuosité d’un rocher. Un filon de mercure… diable ! C’était la richesse. Le bruit de la découverte se répandit dans tout le pays comme une traînée… de mercure. Vite, une société se forma qui allait sans tarder entreprendre les travaux d’exploitation de ce trésor que l’on assimilait déjà à ceux de Kimberley dans l’Union Sud-Africaine, quand…

Et le père Lasnier, souriant avec malice, tirant de sa pipe quatre ou cinq bonnes bouffées de sa « verrine »…

— Quand ?… interrogèrent ses compagnons.

— … quand le Lt-colonel Joseph Bouchette, l’un de nos plus fameux arpenteurs-géomètres, entendit parler de la « mine de mercure du Saint-Maurice ».

— Et alors ?…

— … Bouchette demanda des renseignements sur l’endroit exact où se trouvait ce mercure ; puis, il s’écria : « Mais c’est le mercure de mon baromètre que j’ai brisé par accident durant ma dernière exploration au Saint-Maurice ! ».

Et c’était vrai.

Ce fut un bruyant éclat de rire dans l’air calme du soir.

— Ce sacré père Lasnier ! cria le chef de l’équipe. Allons-nous coucher sur cette bonne « joke ».

— Ça vaut le charbon de Talon dans la Côte de la Montagne à Québec, fit Robert Carrier.

— Encore mieux, reprit le « savant » qui voulait avoir le dernier mot de la soirée ; ça vaut le charbon de l’Île d’Orléans.

— Là aussi ? demandèrent tous les hommes, debout, prêts à gagner la tente.

— Il n’y a pas cinquante ans de cela, conta le père Lasnier ; en 1895, il y eut grand émoi dans le district de Québec. On venait de découvrir une mine de charbon dans l’ancienne Île-des-Sorciers. On voyait déjà miroiter des millions. Mais les géologues restaient froids. Ils se firent apporter des échantillons de la « mine », les analysèrent scrupuleusement et découvrirent un simple et vulgaire tuf sans aucune utilité. Et les millions restèrent dans la lune… Et la lune, voyez-la, mes amis, elle est déjà haute ; trop haute pour que nous y allions chercher des parcelles de ces millions que recèle notre sous-sol…

L’astre, en effet, avait totalement pris possession du ciel, et la nuit s’était appesantie sous un océan de nuages luminescents à travers lesquels brillaient quelques étoiles.

— Oh ! cria tout à coup Jos. Dufour. Regardez donc, on dirait une aurore boréale…

Les hommes s’arrêtèrent en groupe à la porte de la tente et levèrent la tête vers le ciel.

Au nord, tout au bord de l’horizon, s’éployait sur le ciel nocturne un pan d’une draperie de couleur bleu-gris, agitée d’un frémissement comme par quelque vent que les sens ne percevaient pas…

— Bah ! Le commencement d’une petite lueur aurorale… J’en ai vu bien d’autres, fit dédaigneusement le père Lasnier. Vous savez que les savants peuvent maintenant produire, comme cela, tant qu’ils veulent, des aurores boréales en bombardant tout simplement de l’azote avec des électrons… Pfuit !… des annonces de Néon… quoi !

Et les géologues rentrèrent sous leur tente.