Texte établi par Édition Bernard Valiquette,  (p. 109-128).

SUR LA ROUTE DU PAYS DE L’OR


Le Rapide de l’Esturgeon grondait.

La rumeur assourdissante, à la fois colère et douce, pleine, riche de tous les tons, effaçait tous les autres bruits. Les cascades moussaient, grognaient, bouillonnaient et filaient, avec un ensemble vertigineux, une trépidante émulation, entre deux remparts rocheux bordés de voûtes d’épinettes et de pins. De grosses pierres, arrêtant soudain le cours de l’eau, avaient autour d’elles des bourrelets d’écume, sorte de cravates terminées en nœud de gaze blanche. Parfois, c’étaient des cascades plus fortes, souvent invisibles, et qui faisaient un gros bruit colère. Et, dans l’obscurité, cela devenait effrayant. La forêt avec son lourd silence et son ombre mystérieuse nous attriste ; et l’eau, l’eau grondante surtout produit le même effet. Les grands arbres gémissants, sanglotants de leurs branches et les grondements des chutes appellent, semble-t-il, la mort.

Et, justement, ce soir-là, un soir de juin de 1926, le Rapide de l’Esturgeon clamait la mort, comme un chien perdu, une nuit sans lune. La veille, il avait englouti deux vies et deux malheureux jeunes hommes dormaient quelque part, en un remous tranquille et paisible, comme un cimetière qu’il était devenu. Et l’on continuait d’imaginer, au fond de ce remous, des truites qui nageaient entre des bouillonnements d’écume…

Nous étions campés tout au bord du Rapide, au milieu d’une futaie immense où les pins s’élevaient droit du sol vers le ciel dont leurs ramures touffues interceptaient complètement la lumière. Aussi, bien qu’il fût à peine huit heures, c’était la nuit ; et ces fûts verticaux et groupés donnaient l’impression d’immenses piliers d’un temple à structure organique appelant par d’infernales clameurs de sombres sacrifices. Les lueurs phosphorescentes des cascades d’écume du rapide éclairaient, seules, les bords abruptement contournés et bifurqués en cépées…

Comme, en attendant le souper qu’on nous préparait en plein air, nous allions sous les pins, un peu plus loin, nous ne perçûmes plus que très affaiblis les grondements du rapide dont les colères se perdaient peu à peu ; et, du sous-bois, se mit à sourdre en ondes grandissantes, une symphonie intense, basse, profonde et vibrante. Ce chant montait, semblait dépasser les cimes des pins et retombait en sourdine pour reprendre bientôt, tumultueux, cette fois, et exaspéré à mesure que la brise nocturne qui venait de la rivière Ottawa apportait encore, en bruits vagues, les clameurs du rapide.

Comme un vol de corneilles, la nuit s’abattit lourdement sur le bois de pins. Des souffles doux venant du côté de la rivière agitaient les branchilles sèches et bruissantes des résineux. Du haut du talus, à travers la dentelle des troncs et des ramures, nous apercevions comme très loin le Rapide qui prenait dans le lointain clair-obscur des tons d’argent et de lait. La lune ne devait pas être éloignée de l’horizon car une grande clarté s’étendait à l’orient, faisant pâlir les étoiles. Bientôt, en effet, vers le haut de la rivière, ce fut un flot de lueurs blanches détachant nettement les dentelures de la forêt et des rochers. Dans la paix de la nuit, bercée, en bas, par les grondements sourds de l’eau, l’astre apparut comme un globe au-dessus du bois. Il semblait monter vite dans le ciel très pur ; et sa course semblait comme lui communiquer la beauté de la vie. Il prenait toutes les formes à travers les arbres et, comme une jonchée d’étoiles, il laissait tomber à travers le rapide une colonne de clarté qui se mettait à jouer, à trembler, à se heurter, selon la pureté de la surface de l’eau ou les soubresauts du courant, tantôt formant des ronds de points lumineux, tantôt comme des coulées d’argent en fusion. Un second jour atténué éclaira ce coin sauvage de la nature outaouaise. On voyait au loin des choses mystérieuses aux douces nuances et à plaisir, comme une fleur, on avait envie de cueillir toute cette beauté épandue dans l’espace…

Nos compagnons d’en bas nous crièrent que le souper était servi et nous descendîmes au campement. Il y régnait soudain une grande animation, comme un mouvement de vie inusitée. Une chaloupe à essence dont nous avions, quelques instants auparavant, entendu les détonations retentissantes, venait d’arriver portant huit hommes et quelques tonnes de provisions. C’était un groupe de prospecteurs de mines qui était parti, le matin, des frontières de l’Ontario, à Haileybury, et qui se rendait au canton aurifère de Rouyn, par les rivières Ottawa et Kinojévis. Les hommes, harassés déjà, débarquaient leurs provisions pour les « portager » à dos, en haut du rapide où, le lendemain, ils s’attendaient de monter sur le « Swallow », petit bateau qui faisait le service des mines du Rapide de l’Esturgeon au Canton Rouyn.

Mais un grand désappointement les attendait à leur arrivée au Portage. On leur apprit que le « Swallow », la veille au soir, portant un parti de sept ingénieurs, à la suite d’une fausse manœuvre, était allé s’abîmer aux pieds du rapide qui avait gardé sous ses flots tumultueux deux de ses occupants dont on avait, en vain, cherché les cadavres, pendant toute la journée qui venait de finir.

Cette nouvelle causa au chef de l’équipe comme une véritable consternation. Quand nous parvînmes dans la zone lumineuse du campement, il expliquait :

« Il nous faut à tout prix être au Lac Here demain soir ; c’est urgent. Les gens de notre compagnie qui sont là manquent de provisions depuis déjà plusieurs jours et nous sommes en retard. Encore quarante-huit heures et ces hommes souffriront peut-être de la faim, vous comprenez… À tout prix, il nous faut être à Rouyn demain soir… N’y a-t-il donc pas d’autres services de bateau ?…

— Il y aurait Dumoulin, de Ville-Marie, fit remarquer un homme du campement ; il mène depuis quelques jours un canot à gazoline du Portage à Rouyn. Il est parti hier soir pour les mines et doit arriver ce soir. Mais je doute fort qu’au cas où il arriverait même tout de suite, il consente à repartir comme ça, demain matin… Un homme c’est un homme, vous savez, hein ?…

Effet mystérieux du hasard… juste à ce moment quelqu’un cria :

« Le voilà, le voilà, Dumoulin ! »

Dumoulin arrivait, en effet, venant du haut du Portage où il avait laissé son canot arrivant de Rouyn. L’homme était las, fatigué, rendu, toute sa forte carrure et ses mouvements accusant le sommeil et la lassitude.

Il y eut un moment de silence qui fut, soudain, rompu par les sonores tuf-tuf d’un canot à essence qui abordait à l’atterrissage et d’où une voix aussitôt partit :

— Dumoulin est-il là ?…

— Oui, il arrive justement, répondirent plusieurs voix.

Dumoulin approcha ; et il y eut un court colloque entre lui et le nouvel arrivant du canot qui venait de Ville-Marie. Puis, tout à coup, Dumoulin réapparut, atterré. On le vit s’asseoir sur un tronc d’arbre, plonger sa figure dans ses deux mains et l’on crut qu’il sanglotait.

Il pleurait, en effet, silencieusement, de ces larmes d’homme qui font mal et qui rongent la face comme un acide…

« Une mauvaise nouvelle de Ville-Marie », fit remarquer quelqu’un.

Tous les hommes du campement soupaient en silence debout autour de la table rustique sur laquelle le « cook » déposait à tout instant des assiettées de grillades de lard, des morceaux croustillants de brochets capturés, le soir même, aux pieds du rapide, et de grands bols de thé noir fumant. La chute, près de là, grondait toujours, quelques-unes de ses cataractes hurlant comme à la mort.

Et l’ombre de la mort, en effet, une deuxième fois en vingt-quatre heures, planait par là.

Le conducteur du canot qui venait d’arriver avait appris à Dumoulin qu’un de ses fils, son cadet, le matin, en s’amusant, à Ville-Marie, le long d’un ruisseau gonflé par des pluies récentes, s’était noyé. Il avait neuf ans et était le favori du père qu’on venait chercher pour les funérailles…

Cependant le chef de l’équipe des prospecteurs ontariens qui, pendant ce temps était resté à l’écart avec ses hommes et qui ignorait le nouvel événement qui bouleversait le campement, s’impatientait contre tous ces incidents qui l’empêchaient de conclure une entente avec Dumoulin, finit par se rapprocher de ce dernier !

« Nous allons », lui fit-il, « approvisionner le camp minier du lac Here où l’on manque de provisions depuis déjà plusieurs jours. Nous devions prendre le « Swallow » qui a péri malheureusement. Nous voulons partir, quand même, sans faute, demain matin, et nous comptons sur vous… »

Dumoulin leva lentement la tête.

« Impossible, mon cher monsieur, impossible… S’il n’y avait que la fatigue, je vous conduirais dès cette nuit au Lac Here, mais on vient de m’annoncer qu’un de mes enfants s’est noyé, ce matin même, à Ville-Marie et je dois partitr demain matin dans ce canot. »

L’Ontarien parut consterné ; on crut qu’il allait abandonner la partie mais il se ravisa et, scandant ses mots :

« C’est urgent… et nous comptons sur vous, M. Dumoulin… Je comprends votre douleur, mais je vous sais un homme de devoir et d’humanité. Je vous affirme qu’il y a là-bas, des hommes que vous pouvez empêcher de souffrir de la faim… Ils n’ont absolument rien et nous attendent demain soir avec des provisions… »

— Mais… mon fils ?… fit Dumoulin éclatant en sanglots.

— Et nos hommes, là-bas ? riposta le chef des prospecteurs, froid, énergique.

Il y eut quelques minutes d’un silence profond pendant lequel, malgré les grondements du rapide, on eut pu entendre battre les cœurs dans les poitrines. Tous les hommes du campement s’étaient approchés et haletaient sous l’émotion. On fixait Dumoulin toujours affalé sur sa grume rugueuse.

Enfin, il se leva lentement, la tête penchée, s’essuyant les yeux du revers de ses rudes mains, puis, rejetant le long de son corps las, ses longs bras noueux, il dit simplement au chef des prospecteurs :

« Enfin, monsieur, puisqu’il l’faut… demain matin, à quatre heures… »

Telles étaient les difficultés qu’on rencontrait sur la route du nouvel Eldorado qu’on avait découvert, quelques années auparavant, dans cette partie de l’Outaouais moyen. Alors, on n’y parvenait que par la voie fluviale. Et ce chemin, c’était l’historique rivière des Outaouais.

Comme elle fut, dès les débuts du Canada, une route de passage vers l’Ouest ou les « pays d’en haut », cette rivière fut la route des premiers colons et des premiers prospecteurs de la partie sud du bouclier canadien. On sait qu’elle était connue, à l’origine, sous le nom de la Grande Rivière, puis la Rivière-des-Prairies et, selon Champlain, la Rivière-des-Algonquins, parfois la Rivière-des-Français, comme l’appelaient les sauvages. Au XIXe siècle, les marchands de bois l’appelaient la Rivière-du-Nord et la Rivière-des-Outaouais. Aujourd’hui, c’est la Rivière Ottawa. Contrairement à ce qu’on serait tenté de croire, les indiens Outaouais, ou « Cheveux relevés » n’ont jamais vécu sur les bords de cette rivière. Elle a pris leur nom du fait qu’après le massacre des Hurons et la dispersion des Algonquins, vers 1650, les Outaouais furent les seuls à se servir de cette rivière comme chemin de commerce et de traité. Les Outaouais vécurent d’abord aux Îles Manitoulin, puis près du lac Michigan.

L’histoire de la rivière Outaouais est celle d’une grande partie du Canada à son origine. Des guerres sanglantes furent livrées sur ses bords entre les Iroquois et les Algonquins d’une part, les Hurons et les Français d’autre part, et l’on n’ignore pas que c’est dans une partie de l’Outaouais Supérieur, au Long Sault, qu’eut lieu, en 1660, l’héroïque combat où Dollard des Ormeaux périt avec ses dix-sept valeureux compagnons. De 1637 à 1693, les rives de la Grande Rivière ont constamment retenti des cris de guerre et de mort des peuplades indien­nes. Mais, après un dernier combat, en 1693, près de l’Île de Montréal, les Iroquois se retirè­rent définitivement de la vallée outaouaisienne, et la rivière, qui n’avait jamais cessé toutefois d’être utilisée malgré les dangers qu’elle offrait, fut fréquentée autant qu’après la paix de 1665 à la suite de l’heureuse expédition de M. de Tracy, et qui dura dix-huit ans.

Sur cette route passèrent donc les miliciens, puis les explorateurs, les coureurs de bois, les trappeurs, sans compter les indiens ; puis vin­rent les « voyageurs », les hommes de chantiers, les marchands et, pour accompagner tout ce monde, les missionnaires ; enfin, il y eut ensuite les colons qui devinrent les cultivateurs des nombreuses paroisses érigées tout le long de la rivière, du Saint-Laurent au Témiscamingue ; puis, enfin, ce furent les chercheurs de mines.

Quelle belle histoire tout de même que celle de la vallée de l’Outaouais, au long de deux siècles ! Là, la tragédie la plus romanesque et la lutte pour la domination ont sévi de façon à enthousiasmer ces cœurs virils qui battaient dans les poitrines des d’Iberville, des de Troyes, des Maricourt et de tant d’autres coureurs d’aventures et chercheurs de gloire. Il y fut question de vastes forts avec des bastions de pierre, de navires de guerre, venus par le nord et tirant leurs bordées en bataille dans des eaux remplies de glaces ; et pour se rendre parmi les banquises de la Baie d’Hudson dans ce monde septentrional, des milliers d’hommes parmi les plus braves et les plus nobles de la France et de l’Angleterre, portant des noms de princes et de grands seigneurs, remontèrent à Grande Rivière… Et de cette sauvagerie du Nord, surgit une race d’hommes rudes et forts qui détinrent le pouvoir de vie et de mort, un peuple du « Wild » qui disparut quand un esprit plus vif, des chiens agiles et l’art du troc remplacèrent la poudre et les balles… La belle histoire !

Et si les anciens sauvages revenaient aujourd’hui dans l’Outaouais Supérieur, ils seraient bien surpris de trouver toutes ces villes et tous ces gros villages qui s’érigent sur leurs anciens terrains de chasse, ces usines, ces trouées à travers la forêt pour la transmission de l’électricité… Mais peut-être que dans le Nord, entre les grandes rivières, se reconnaîtraient-ils. Ce paysage général n’aurait guère changé. Ce sont toujours les mêmes lacs aux eaux limpides, les mêmes forêts de sapins et d’épinettes, les mêmes rivières cascadantes et les mêmes ruisseaux jaseurs ; les mêmes rochers, les mêmes vallons, les mêmes animaux, les mêmes plantes et les mêmes fleurs. Du haut des collines, ils verraient se dérouler la même mer moutonnante de verdure variée, ondulant vers le nord immense. Et, au-dessus de leur tête, par les beaux soirs d’été, ils verraient la Croix du Sud tourner dans le ciel profond, indifférente et éternelle.

Mais tout de même, en certains endroits, malgré l’éternité du paysage, à mesure que marche le temps, changent tout de même certains aspects de la sauvagerie ; et l’on voit aujourd’hui la grande forêt naguère habitée qui séparait l’Outaouais Supérieur du pays abitibien traversée par cette grande route Senneterre-Maniwaki et Mont-Laurier, déversant tout le long de ces lacets le pittoresque flux des voix et des muscles des civilisations de l’est ; des rires et des chants, de la vie et de la richesse. Là, comme ailleurs, l’histoire moderne avait été comme écrite d’avance par le destin qui depuis trois siècles presque la rédigeait en faveur de la survivance des plus aptes ; histoire, ancienne et moderne, tour à tour d’abondance et de famine, de larmes et de joies, de vies neuves et de morts rapides, aboutissant en définitive aux futures agglomérations de colons fondant les paroisses, de bûcherons faisant surgir les grandes usines et de prospecteurs élevant les villes minières champignons, tout ce monde se pressant maintenant tout le long de la route aquatique de l’Outaouais qui fut, peut-on dire, le Nil du Septentrion dont les rives en certaines parties allaient devenir comme une métropole à demi-sauvage encore, séjour archaïque au début, d’être rudes et robustes doués d’âmes qui savaient défricher ce qu’a de bon la vie dans les bruits du vent en haut des arbres de la forêt millénaire…

La belle histoire, encore un coup, que celle de cette route aquatique du bouclier canadien, aujourd’hui, du pays québécois de l’or et du cuivre !… Quelles fastes !… Encore une rafraîchissante plongée dans le passé. Comme toutes nos grandes rivières canadiennes, l’Outaouais, on l’a vu, fut une route militaire et commerciale en plein désert et dont les rives ne cessèrent jamais de retentir des rires et des chants de ceux, héros et simples engagés, qui y passaient. Toujours et surtout après la paix de 1701, la rivière des Outaouais, encore que plusieurs expéditions vers l’Ouest eussent pris la route du Haut St-Laurent, demeura longtemps le chemin des « pays d’en haut ». C’est par là que passa LaMothe-Cadillac qui s’en allait fonder le poste de Détroit ; c’est par la Grande Rivière que revient, en 1706, Gédéon de Catalogne après une longue tournée dans les postes d’en haut. En 1731, l’Outaouais voit s’acheminer vers les Rocheuses l’héroïque La Vérendrye… Et combien d’autres héros de notre histoire ont parcouru ces solitudes ! Un peu partout, ils ont construit des postes d’arrêt, des forts : les forts du Long-Sault, le fort Carillon, celui de la Petite Nation, le fort du Lièvre ; les postes du Lac-des-Sables, de la Rivière Désert, le fort Kakababeagino, le poste des Chutes-des-Chats, du Lac-à-la-Truite, du Lac Barrière, du Lac Victoria, des Allumettes, du Moine, et d’autres.

« De Montréal à Michilimakimak », écrivait de Bougainville en 1759, « il y a trois cents lieues, passant par la Grande Rivière, Il y monte, chaque année, quatre-vingts canots d’écorce de six à sept cents hommes »…

Enfin, par l’Outaouais ont aussi passé, en 1733, l’arpenteur Normandin qui s’en allait établir la ligne du partage des eaux entre le bassin du Saint-Laurent et celui de la Baie d’Hudson ; en 1734, l’arpenteur Jean-Eustache Lanouiller de Boisclerc ; en 1750, les frères Forster, mineurs allemands au service de la France, qui firent, peut-on affirmer, les premiers travaux de prospection le long de l’Outaouais… Et combien d’autres expéditions géographiques, scientifiques et minières, prirent cette route fluviale, même ces modestes expéditions qui avaient pour objet, vers 1752, de rechercher les précieuses racines de ginseng sauvage qui, d’après une découverte faite en 1716 par le Père Lafiteau, s.​j. avaient des propriétés thérapeutiques identiques au ginseng de Tartarie…

Puis, vint l’ère des chantiers de bois qui animèrent singulièrement pendant longtemps les solitudes de la Grande Rivière, quand les indiens virent arriver, au début du XIXe siècle, un entreprenant anglais, Philémon Wright, qui fut le fondateur de Hull, cette perle de l’Outaouais Supérieur, et qui entrevit tout le profit qu’on pouvait tirer des forêts outaouaisiennes. Et alors, ce fut sur la rivière, même à travers ses nombreux rapides, la procession ininterrompue pendant près d’un siècle des trains de bois que pour passer les rapides on décomposait en « cribs » et que l’on réussissait à conduire jusqu’à Québec. Et, naturellement, ces trains de bois s’accompagnaient des théories pittoresques de ces types aujourd’hui popularisés par les écrivains et les chansonniers du folklore et qui sont connus sous les appellations de « cajeux », de « forestiers », de « lumberjacks », de « draveurs », d’« hommes de chantiers ». Ce que l’Outaouais en a vu passer sur ses eaux bouillonnantes de ces rudes hommes à partir de Jos. Montferrand jusqu’au dernier Jos. Violon !… des gaillards musclés, splendides, plusieurs, des modèles de perfection anatomique…

Et maintenant, dans notre âge moderne, c’est le tour des prospecteurs et des mineurs en route pour le Témiscamingue et l’Abitibi et qui, pour la plupart, prennent du moins une portion de la même route que prit le chevalier de Troyes pour s’en aller déloger les Anglais des postes de la Baie d’Hudson, explorant en passant, avec son ami le métis Coignac, la mine de plomb argentifère d’Onobatonga, sur les bords du lac Témiscamingue. Les chercheurs de « couleur » ont même commencé à remonter la « Grande Rivière » bien avant qu’à la place des forêts et de la brousse de la vallée de la rivière Bell et de la Kinojévis s’étendissent dans toutes les directions, les tentacules de briques, de tôle ondulée et de béton armé que l’on voit aujourd’hui. Il y avait eu aussi avant eux les colons dans leur héroïque odyssée…

Jusqu’au milieu du siècle dernier, à part la route fluviale que présentait l’Outaouais, longue de huit cents milles, de sa source principale, le lac Eskawaham, au Saint-Laurent, n’avait été colonisée et régulièrement habitée que la partie qu’on appelle le « Nord de l’Outaouais » ayant pour bornes l’Outaouais depuis l’embouchure de la rivière DuMoine jusqu’au lac des Deux-Montagnes, au sud, la rivière DuMoine, à l’ouest et à l’est une ligne partant du lac des Deux-Montagnes vers la grande ligne sud-ouest du comté de Montcalm, suivant celle-ci et la prolongeant jusqu’au 48° de latitude ; au nord, la ligne du partage des eaux entre la Baie d’Hudson et le Saint-Laurent. Et ce nord, on le sait, comprend les comtés de Pontiac, de Labelle, de Papineau, de Gatineau, d’Argenteuil, de Hull, de Deux-Montagnes ce qui vaut déjà la peine ; comme étendue, on le conçoit.

On pourrait diviser le bassin de l’Outaouais en trois parties distinctes : le cours supérieur, des sources au lac Témiscamingue ; le cours moyen, du lac Témiscamingue aux Chutes des Chaudières ; le cours inférieur, des Chaudières au St-Laurent. Or, on peut dire que jusqu’en 1850, à peu près, on ne connaissait pas les deux premières parties de la vallée.

Le Chemin de Fer du Pacifique Canadien venait à peine d’atteindre le Long Sault que de nombreuses rumeurs circulaient dans toute la province au sujet d’une vaste région de terres propres à l’agriculture, inconnue jusqu’alors, et dont on disait beaucoup de bien au point de vue de la colonisation. Cette contrée était arrosée par les eaux du lac Témiscamingue et ses affluents, les rivières Kipawa, Montréal, Blanche, la Loutre et d’autres. On la disait immense, sans fin, couverte de riches forêts, faites d’essences les plus précieuses comme les plus variées. Jusque-là aucune tentative sérieuse de colonisation n’avait été faite dans ce pays.

Qui allait être le Pierre L’Ermite de la croisade que l’on songeait à entreprendre contre les arbres des parties colonisables de l’Outaouais Supérieur ? Un jeune prêtre se présenta, modeste Oblat de Marie Immaculée. Dévoré d’ambitions patriotiques, il conçut le projet d’explorer toute cette région du Témiscamingue et, à cette fin, il reçut carte blanche de ses supérieurs. Pendant plusieurs mois, il parcourut le pays et il revint avec la ferme conviction que cette partie de la vallée de la rivière des Outaouais pouvait facilement contenir une quarantaine de paroisses d’un établissement très facile.

Le récit chaleureux des explorations du Père Paradis et l’active propagande qu’il entreprit excitèrent l’intérêt le plus vif en faveur du Témiscamingue. Dans un rapport qu’il faisait en 1844 à Mgr Duhamel, alors évêque d’Ottawa, le Père Paradis faisait de ce pays une description des plus enthousiastes. Ce qu’il disait des qualités du sol a été pleinement confirmé depuis par la rapidité avec laquelle se sont développées les belles paroisses agricoles du comté de Témiscamingue. Ce sol, écrivait-il, est d’une richesse sans égale dans toute la vallée.

Tel était dans ses premières grandes lignes et en résumé le rapport du Père Paradis, le premier qui ait été fait pour ce vaste district au strict point de vue de la colonisation. Les effets de la propagande du Père Paradis ne se firent pas attendre. Quelques années après se fonda la Société de Colonisation du Témiscamingue dont le premier président fut le Rvd Père Gendreau, O.​M.​I. Et l’on se mit à l’œuvre sans tarder. Le principal obstacle était la difficulté des communications avec les grands centres. L’on fit des instances auprès du gouvernement fédéral pour faire construire un chemin de fer de sept milles, de Mattawa à Kipawa, afin d’éviter les fameux portages du Long-Sault. Effectivement l’on décida bientôt de construire cette petite voie ferrée. M. Paul Dumais, ingénieur de Hull, fut chargé de faire le tracé et ses plans furent approuvés. Les travaux commencèrent et ils étaient terminés au printemps de 1887. En même temps, la Société de Colonisation faisait construire un bateau à vapeur qui devait desservir tous les postes autour du lac. La Société obtenait en outre du gouvernement la concession entière des deux cantons Guigues et Duhamel. Dès cet instant, les travaux de colonisation prirent de l’allure. Tout le monde s’y intéressa. La France même s’en mêla et le fameux géographe Onésime Reclus vint apporter à ce jeune pays le prestige de son nom et l’appui de sa collaboration. Il intéressa, en effet, à la colonisation du Témiscamingue plusieurs personnages de France et détermina la participation à cette entreprise de M. Lucien Bonaparte-Wyse, ingénieur de grande distinction, associé à la gloire de Jacques de Lesseps dans le projet de canalisation du Canal de Panama.

Et faut-il rappeler, ici, à côté du Père Paradis, le souvenir de cet humble et obscur héros du Témiscamingue, le Frère oblat Joseph Moffet — Mayakisis pour les indiens — qui fut le fondateur de Ville-Marie et dont la vie, de 17 à 78 ans, ne fut qu’un long et héroïque hommage à la colonisation et à l’agriculture.

Le Témiscamingue agricole était fondé.

Quelques années plus tard on assistait à la naissance du Témiscamingue minier. Le berceau ne fut pas constamment entouré de couleurs bien roses. La voie ferrée manquait pour la plus grande partie du pays, encore plus les « routes de terre ». Et la voie fluviale, comme autrefois, n’était pas exempte de dangers. Il y eut, là aussi, d’humbles héros.

On en a vu un au Rapide de l’Esturgeon…