Alphonse Lemerre (p. 13-14).


V

LA PIOCHE


Grand Frère Félix et Poil-de-Carotte travaillent côte à côte. Chacun a sa pioche. Celle de grand frère Félix a été faite sur mesure, chez le maréchal-ferrant, avec du fer. Poil de Carotte a fait la sienne tout seul, avec du bois. Ils jardinent, abattent de la besogne et rivalisent d’ardeur. Soudain, au moment où il s’y attend le moins (c’est toujours à ce moment précis que les malheurs arrivent), Poil-de-Carotte reçoit un coup de pioche en plein front.

Quelques instants après, il faut transporter, coucher avec précaution sur le lit grand frère Félix qui s’est trouvé mal à la vue du sang de son petit frère. Toute la famille est là, debout, sur la pointe du pied, et soupire, appréhensive. — Où sont les sels ? — Un peu d’eau bien fraîche, s’il vous plaît, pour mouiller les tempes ? —

Poil-de-Carotte monte sur une chaise afin de voir par-dessus les épaules, entre les têtes. Il a le front bandé d’un linge déjà rouge, où le sang suinte et s’écarte.

M. Lepic lui a dit :

— « Tu t’es joliment fait moucher ! » —

Et sa sœur Ernestine qui a pansé la blessure :

— « C’est entré comme dans du beurre. » —

Il n’a pas crié, car on lui a fait observer que cela ne sert à rien.

Mais voici que grand frère Félix ouvre un œil, puis l’autre, revient à lui. Il en est quitte pour la peur, et comme son teint graduellement se colore, l’inquiétude, l’effroi se retirent de tous les cœurs.

— « C’est égal, dit Mme Lepic à Poil-de-Carotte, nous l’avons échappé belle : toujours le même, donc ! tu ne pouvais pas faire attention, petit imbécile ! » —