Sourires pincés/I/IV

Alphonse Lemerre (p. 11-12).


IV

SAUF VOTRE RESPECT


Peut-on, doit-on le dire ? Poil-de-Carotte, à l’âge où les autres communient, blancs de cœur et de corps, était encore malpropre. Une nuit, il avait trop attendu, n’osant « demander ». Il espérait, au moyen de tortillements gradués, calmer le malaise. — Quelle folie ! — Une autre nuit, il s’était rêvé commodément installé près d’une borne, à l’écart, puis il avait fait dans ses draps, tout innocent, bien endormi. Il s’éveillait. Pas plus de borne près de lui qu’à son étonnement !

Mme  Lepic se gardait de s’emporter. Elle nettoyait, calme, indulgente, maternelle. Et même, le lendemain matin, comme un enfant gâté, Poil-de-Carotte déjeunait avant de se lever. Oui, on lui apportait sa soupe au lit, une soupe soignée, où Mme  Lepic, avec une palette de bois, en avait délayé un peu, oh ! très peu.

Au chevet, grand frère Félix et sœur Ernestine observaient leur frère d’une manière sournoise, prêts à éclater de rire au premier signal. Mme  Lepic, petite cuillerée par petite cuillerée, donnait la becquée à son enfant. Du coin de l’œil, elle semblait dire à grand frère Félix et à sœur Ernestine :

— « Attention ! préparez-vous ! » —

— « Oui, maman. » —

Par anticipation, ils s’amusaient des grimaces futures. On aurait dû inviter quelques amis. Enfin, Mme  Lepic, avec un dernier regard aux aînés comme pour leur demander : « Y êtes-vous ? », levait lentement, lentement la dernière cuillerée, l’enfonçait, jusqu’à la gorge, dans la bouche grande ouverte de Poil-de-Carotte, le bourrait, le gavait, et lui disait, à la fois goguenarde et dégoûtée :

— « Ah ! ma petite salissure, tu en as mangé, tu en as mangé, et de la tienne encore, de celle d’hier. » —

— « Je m’en doutais presque » — répondait simplement Poil-de-Carotte, sans faire la figure réjouissante qu’on espérait.

Il s’y habituait, et quand on s’habitue à une chose, elle finit par n’être plus drôle du tout.