Sourires pincés/I/VI

Alphonse Lemerre (p. 15-16).


VI

LES LAPINS


— « Il ne reste plus de melon pour toi, dit Mme  Lepic ; d’ailleurs, tu es comme moi, tu ne l’aimes pas. » —

— « Ça se trouve bien » — dit Poil-de-Carotte.

On lui imposait ainsi ses goûts et ses dégoûts. En principe, il devait aimer seulement ce qu’aimait sa mère. Quand arrivait le fromage :

— « Je suis bien sûre, disait Mme  Lepic, que Poil-de-Carotte n’en mangera pas. » —

Et Poil-de-Carotte pensait :

— « Puisqu’elle en est sûre, ce n’est pas la peine d’essayer. » —

En outre, il savait que ç’eût été dangereux.

D’ailleurs n’avait-il pas le temps de satisfaire ses plus bizarres caprices dans des endroits connus de lui seul ? Au dessert, Mme  Lepic lui disait :

— « Va porter ces tranches de melon à tes lapins. » —

Poil-de-Carotte « faisait la commission » au petit pas, en tenant l’assiette bien horizontale afin de ne rien renverser. À son entrée sous leur toit, les lapins, coiffés en tapageurs, les oreilles sur l’oreille, le nez en l’air, les pattes de devant raides comme s’ils allaient jouer du tambour, s’empressaient autour de lui.

— « Oh ! attendez, disait Poil-de-Carotte ; un moment, s’il vous plaît, partageons. » —

S’étant assis d’abord sur un tas de crottes, de seneçon rongé jusqu’à la racine, de trognons de choux, de feuilles de mauves, il leur donnait les graines de melon et buvait le jus lui-même : c’était doux comme du vin doux. Puis il râclait avec les dents ce que sa famille avait laissé aux tranches de jaune sucré, tout ce qui pouvait fondre encore, et il passait « le vert » aux lapins, en rond sur leur derrière.

La porte du petit toit était fermée. Le soleil des siestes enfilait les trous des tuiles et trempait le bout de ses rayons dans l’ombre fraîche.