Sophocle - Œdipe Roi, trad. Bécart, 1845.djvu/09

Traduction par Antoine-Joseph Bécart.
Société Typographique Belge (p. 130-144).


DES TRADUCTIONS ET DES IMITATIONS
DE L’ŒDIPE-ROI EN DIVERSES LANGUES.


On verra plus facilement dans la seconde édition de notre travail sur l’Œdipe-Roi, combien de différents rapports peuvent résulter de la comparaison et des rapprochements nombreux que présentent l’Œdipe de Sophocle, celui de Sénèque, celui de Gataller, celui de P. Corneille, celui de Voltaire, celui de M.-J. Chénier, celui de G. Orsatto, celui de Donner, celui de Bilderdyck, etc. !

Que de combinaisons variées et intéressantes, non seulement dans les rapports entre l’original et les imitateurs en diverses langues, mais encore entre ces différents imitateurs entre eux ! Quel champ fécond en réflexions pour le littérateur, pour le philologue, pour le lecteur studieux, vraiment curieux et observateur ! Que de points variés de comparaisons d’un haut et vif intérêt entre l’Œdipe grec et l’Œdipe latin, entre les quatre Œdipes français, entre ceux-ci et les deux autres, entre l’Œdipe latin et l’Œdipe italien, d’Orsatto Giustiniano, entre l’Œdipe allemand de Donner et l’Œdipe hollandais ou flamand de Bilderdyck ! etc., etc., etc.

Quelle belle occasion d’étudier, de comparer, d’apprécier, de saisir dans leur vrai caractère, les diverses époques littéraires représentées par ces auteurs, qui ont traité le même sujet en différentes langues, dont on peut voir ainsi les ressources respectives, etc !

Nous ne croyons pas qu’il puisse y avoir un exercice plus utile, plus intéressant et plus piquant, dans toute la littérature générale.

Nous avons fait plus haut l’analyse et la critique de l’Œdipe latin de Sénèque.

Nous regrettons de ne pouvoir reproduire ici, par suite du plan adopté pour cette première édition, la traduction en itaiien de l’Œdipe-Roi par Orsatto Giustiniano. La langue italienne étant plus souple que la française à se prêter aux grâces, aux beautés et aux finesses de l’original grec, il n’est pas surprenant que cette traduction du plus grand tragique, faite par un habile écrivain, ait été goûtée, et qu’on ait encouragé ce dernier par le succès d’une si grande difficulté vaincue, même dans la riche et flexible langue de l’Italie.

L’Œdipe de ce célèbre Vénitien a été joué avec beaucoup d’appareil et de pompe à Vicence, vers la fin du XVIe siècle et imprimé à Venise en 1585[1]. Il n’est, à peu près comme le nôtre, qu’une

L’Œdipe-Roi, de Sophocle, a été traduit en vers allemands, souvent avec un bonheur et avec une fidélité rares, par Donner, qui a dû rencontrer beaucoup moins de difficultés que nous, car il écrivait dans la langue la plus réellement riche de l’Europe moderne et dans celle qui se rapproche le plus de l’antique idiome des Hellènes. De plus, il s’est épargné l’immense difficulté des rimes, dans un semblable travail : il a traduit en vers blancs.

Le même Œdipe a été traduit aussi du grec en vers hollandais, et cela assez heureusement aussi par le célèbre et fécond poète Bilderdyck.

C’est en 1779, que cet excellent littérateur batave publia sa belle traduction de l’Œdipe-Roi, de Sophocle, où la fidélité se joint à l’élégance et où le travail se fait si peu sentir, qu’on croit lire un ouvrage original. C’est l’Œdipe-Roi, si habilement interprété, qui a fondé la réputation de Bilderdyck, comme celle de Voltaire.

Nous nous bornerons, pour le présent, à citer les principales imitations faites en vers français.


IMITATIONS EXTRAITES DE L’ŒDIPE DE CORNEILLE.

ACTE I. — SCÈNE IV.

On t’a parlé du Sphinx, dont l’énigme funeste
Ouvrit plus de tombeaux que n’en ouvre la peste.
Ce monstre à voix humaine, aigle, femme et lion,
Se campait fièrement sur le mont Cithéron,
D’où chaque jour ici devait fondre sa rage,
À moins qu’on n’éclaircit un si sombre nuage.
Ne porter qu’un faux jour dans son obscurité,
C’était de ce prodige enfler la cruauté,
Et les membres épars des mauvais interprètes
Ne laissaient dans ces murs, que des bouches muettes ;
Mais comme aux grands périls le salaire enhardit,
Le peuple offre le sceptre, et la reine son lit,
De cent cruelles morts cette offre est tôt suivie,
J’arrive, je l’apprends, j’y hasarde ma vie.
Au pied du roc affreux, semé d’os blanchissants,
Je demande l’énigme et j’en cherche le sens ;
Et ce qu’aucun mortel n’avait encor pu faire,
J’en dévoile l’image, et perce le mystère.
Le monstre, furieux de se voir entendu,
Venge aussitôt sur lui tant de sang répandu,
Du roc se lance en bas, et s’écrase lui-même.

V. SÉNÈQUE I. Nec Sphinga cœcis verba nectentem modis. Fugi, etc.
SOPHOCLE I. ; σκληρᾶς ἀοιδοῦ δασμὸν, etc.
SCÈNE VI.
ŒDIPE, JOCASTE, DYMAS, CLÉANTE, NÉRINE.
ŒDIPE.
Hé bien, quand verrons-nous finir notre infortune ?

Qu’apporterez-vous, Dymas ? Quelle réponse ?

DYMAS.
Aucune.


ŒDIPE.
Quoi ! les Dieux sont muets !


DYMAS.
Ils sont muets et sourds :

Nous avons par trois fois imploré leur secours,
Par trois fois redoublé nos vœux et nos offrandes,
Ils n’ont pas daigné même écouter nos demandes.
À peine parlions-nous, qu’un murmure confus
Sortant du fond de l’antre expliquait leur refus,
Et cent voix tout à coup sans être articulées,
Dans une nuit subite a nos soupirs mêlées,
Faisaient avec horreur soudain connaitre à tous
Qu’ils n’avaient plus ni d’yeux, ni d’oreilles pour nous.

ŒDIPE.
Ah ! madame !


JOCASTE.
Ah ! seigneur, que marque un tel silence ?


ŒDIPE.
Que pourrait-il marquer qu’une juste vengeance ?

Les Dieux, qui tôt ou tard savent se ressentir,
Dédaignent de répondre à qui les fait mentir.
Ce fils dont ils avaient prédit les aventures,
Exposé par votre ordre, a trompé leurs augures ;
Et ce sang innocent, et ces Dieux irrités
Se vengent maintenant de vos impiétés.

JOCASTE.
Devion-nous l’exposer à son destin funeste,

Pour le voir parricide, et pour le voir inceste,
Et des crimes si noirs étouffés au berceau
Auraient-ils su pour moi faire un crime nouveau ?
Non, non, de tant de maux Thèbes n’est assiégée
Que pour la mort du roi que l’on n’a pas vengée.
Son ombre incessamment me frappe encor les yeux,
Je l’entends murmurer a toute heure, en tous lieux,
Et se plaindre en mon cœur de cette ignominie,
Qu’imprime a son grand nom cette mort impunie.

ŒDIPE.
Pourrions-nous en punir des brigands inconnus

Que peut être jamais en ces lieux on n’a vus ?
Si vous m’avez dit vrai, peut-être ai-je moi-même
Sur trois de ces brigands vengé le diadème ;
Au lieu même, au temps même, attaqué seul par trois,
J’en laissai deux sans vie et mis l’autre aux abois.
Mais ne négligeons rien, et du royaume sombre
Faisons par Tirésie évoquer sa grande ombre.
Puisque le ciel se tait, consultons les enfers,
Sachons à qui de nous sont dus les maux soufferts,
Sachons-en s’il se peut la cause et le remède,
Allons tout de ce pas réclamer tous son aide,
J’irai revoir Corinthe avec moins de souci,
Si je laisse plein calme et pleine joie ici[2].

ACTE II. — SCÈNE III.
NÉRINE.
Tirésie a longtemps perdu ses sacrifices[3],

Sans trouver ni les Dieux ni les ombres propices,
Et celle de Laïus évoqué par son nom
S’obstinait au silence aussi bien qu’Apollon.
Mais la reine en la place à peine est arrivée,
Qu’une épaisse vapeur sort du temple élevée,
D’où cette ombre aussitôt sortant jusqu’en plein jour
À surpris tous les yeux du peuple et de la cour.
L’impérieux orgueil de son regard sévère
Sur son visage pâle avait peint la colère,
Tout menaçait en elle, et des restes de sang
Par une prodige affreux lui dégouttaient du flanc.
À ce terrible aspect la reine s’est troublée,
La frayeur a couru dans toute l’assemblée,
Et de vos deux amants j’ai vu les cœurs glacés
À ces funestes mots que l’ombre a prononcés :
« Un grand crime impuni cause votre misère ;
Par le sang de ma race il se doit effacer,
Mais à moins que de le verser
Le ciel ne se peut satisfaire ;
Et la fin de vos maux ne se fera point voir,
Que mon sang n’ait fait son devoir. »


ACTE III. — SCÈNE IV.
ŒDIPE.
Madame, quand des Dieux la réponse funeste,

De peur d’un parricide, et de peur d’un inceste,
Sur le mont Cithéron fit exposer ce fils
Pour qui tant de forfaits avaient été prédits,
Sûtes-vous faire choix d’un ministre fidèle ?

JOCASTE.
Aucun pour le feu roi n’a montré plus de zèle,

Et quand par des voleurs il fut assassiné,
Ce digne favori l’avait accompagné[4].
Par lui seul on a su cette noire aventure ;
On le trouva percé d’une large blessure,
Si baigné dans son sang, et si près de mourir,
Qu’il fallut une année, et plus pour l’en guérir.

ŒDIPE.
Est-il mort ?


JOCASTE.
Non, seigneur, la perte de son maître

Fut cause qu’en la cour il cessa de paraître ;
Mais il respire encore, assez vieil et cassé.
Et Mégare sa fille est auprès de Dircé.

ŒDIPE.
Où fait-il sa demeure ?


JOCASTE.
Au pied de cette roche,

Que de ces tristes murs nous voyons la plus proche.

ŒDIPE.
Tâchez de lui parler.
JOCASTE.
J’y vais tout de ce pas.

Qu’on me prépare un char pour aller chez Phorbas !
Son dégoût de la cour pourrait sur un message
S’excuser par caprice et présenter son âge ; .
Dans une heure au plus tard je saurai vous revoir.
Mais que dois-je lui dire ? et qu’en faut-il savoir ?

ŒDIPE.
Un bruit court depuis peu qu’il vous a mal servie,

Que ce fils qu’on croit mort est encor plein de vie :
L’oracle de Laïus par la devient douteux…
 

JOCASTE.
Je l’ai toujours connu ferme dans son devoir ;

Mais si déjà ce bruit vous met en jalousie,
Vous pouvez consulter le devin Tirésie ;
Publier sa réponse et traiter d’imposteur
De cette illusion le téméraire auteur.

ŒDIPE.
Je viens de le quitter et de la vient ce trouble

Qu’en mon cœur alarmé chaque moment redouble.
« Ce prince, m’a-t-il dit, respire en votre cour,
Vous pourrez le connaître avant la fin du jour ;
Mais il pourra vous perdre en se faisant connaître.
Puisse-t-il ignorer quel sang lui donna l’être ! »
Voilà ce qu’il m’a dit d’un ton si plein d’effroi,
Qu’il l’a fait rejaillir jusqu’en l’âme d’un roi.
Ce fils qui devait être inceste et parricide,
Doit avoir un cœur lâche, un courage perfide,
Et par un sentiment facile à deviner
Il ne se cache ici que pour m’assassiner :
C’est par là qu’il aspire à devenir monarque,
Et vous le connaîtrez bientôt à cette marque.
Quoi qu’il en soit, madame, allez trouver Phorbas,
Tirez-en, s’il se peut, les clartés qu’on n’a pas.


ACTE IV. — SCÈNE II[5].
JOCASTE, THÉSÉE, NÉRINE.
JOCASTE.
Prince, j’ai vu Phorbas, et tout ce qu’il m’a dit

À ce que vous croyez peut donner du crédit.
Un passant inconnu, touché de cette enfance
Dont un astre envieux condamnait la naissance,
Sur le mont Cithéron reçut de lui mon fils,
Sans qu’il lui demandât son nom ni son pays,
De crainte qu’à son tour il ne conçût l’envie
D’apprendre dans quel sang il conservait la vie.
Il l’a revu depuis, et presque tous les ans,
Dans le temple d’Élide offrir quelques présents.
Ainsi chacun des deux connaît l’autre au visage,
Sans s’être l’un à l’autre expliqués davantage.
Il a bien su de lui que ce fils conservé
Respire encore le jour dans un rang élevé,
Mais je demande en vain qu’à mes yeux il le montre,
À moins que ce vieillard avec lui se rencontre.

ACTE V. — SCÈNE II.
ŒDIPE, DYMAS, UN PAGE.
LE PAGE.
…Un vieillard demande à vous parler.

Il se dit de Corinthe, et presse.

ŒDIPE.
Il vient me faire

Le funeste rapport du trépas de mon père,
Préparons nos soupirs à ce triste récit ;
Qu’il entre. Cependant fais ce que je t’ai dit.


SCÈNE III.
ŒDIPE, IPHICRATE (suite).
ŒDIPE.
Hé bien ! Polybe est mort ?


IPHICRATE.
Oui, seigneur.


ŒDIPE.
Mais vous-même

Venir me consoler de ce malheur extrême !
Vous, qui, chef du conseil, devriez maintenant
Attendant mon retour, être mon lieutenant !
Vous à qui tant de soins d’élever mon enfance,
Ont acquis justement toute ma confiance !
Ce voyage me trouble antant qu’il me surprend.

IPHICRATE.
Le roi Polybe est mort, ce malheur est bien grand,

Mais, comme enfin, seigneur, il est suivi d’un pire,
Pour l’apprendre de moi faites qu’on se retire.


SCÈNE IV.
ŒDIPE, IPHICRATE.
ŒDIPE.
Ce jour est donc pour moi le grand jour des malheurs,

Puisque vous apportez un comble à mes douleurs.
J’ai tué le feu roi jadis sans le connaître,
Son fils qu’on croyait mort vient ici de renaître,
Son peuple mutiné me voit avec horreur,
Sa veuve mon épouse en est dans la fureur.
Le chagrin accablant qui me dévore l’âme
Me fait abandonner et peuple et sceptre et femme,
Pour remettre à Corinthe un esprit éperdu ;
Et par d’autres malheurs je m’y vois attendu !

IPHICRATE.
Seigneur, il faut ici faire tête a l’orage,

Il faut faire ici ferme, et montrer du courage.
Le repos de Corinthe en effet serait doux,
Mais il n’est plus de sceptre a Corinthe pour vous.

ŒDIPE.
Quoi ! l’on s’est emparé de celui de mon père ?


IPHICRATE.
Seigneur, on n’a rien fait que ce qu’on a du faire ;

Et votre amour en moi ne voit plus qu’un banni,
De son amour pour vous trop doucement puni.

ŒDIPE.
Quelle énigme !


IPHICRATE.
Apprenez avec quelle justice

Ce roi vous a dû rendre un si mauvais office :
Vous n’étiez point son fils.

ŒDIPE.
Dieux ! qu’entends-je ?


IPHICRATE.
À regret

Ses remords, en mourant, ont rompu le secret ;
Il vous gardait encore une amitié fort tendre :
Mais le compte qu’aux Dieux la mort force de rendre
A porté dans son cœur un si pressant effroi,
Qu’il a remis Corinthe aux mains de son vrai roi.

ŒDIPE.
Je ne suis point son fils ! Et qui suis-je, Iphicrate ?


IPHICRATE.
Un enfant exposé dont le mérite éclate,

Et de qui, par pitié, j’ai dérobé les jours
Aux ongles des lions, aux griffes des vautours.

ŒDIPE.
Et qui m’a fait passer pour le fils de ce prince ?


IPHICRATE.
Le manque d’héritiers ébranlait sa province.

Les trois que lui donna le conjugal amour
Perdirent en naissant la lumière du jour,
Et la mort du dernier me fit prendre l’audace
De Vous offrir au roi qui vous mit en sa place.
Ce que l’on se promit de ce fils supposé
Réunit sous ses lois son État divisé ;
Mais comme cet abus finit avec sa vie,
Sa mort de mon supplice aurait été suivie,
S’il n’eût donné cet ordre à son dernier moment,
Qu’un juste et prompt exil fût mon seul châtiment.

ŒDIPE.
Ce revers serait dur pour quelque âme commune,

Mais je me fis toujours maître de ma fortune,
Et puisqu’elle a repris l’avantage du sang,
Je ne dois plus qu’à moi tout ce que j’eus de rang.
Mais n’as-tu point appris de qui j’ai reçu l’être ?

IPHICRATE.
Seigneur, je ne puis seul vous le faire connaître ;

Vous fûtes exposé jadis par un Thébain,
Dont la compassion vous remit en ma main,
Et qui, sans m’éclaircir touchant votre naissance,
Me chargea seulement d’éloigner votre enfance.
J’en connais le visage, et l’ai revu souvent
Sans nous être tous deux expliqués plus avant :
Je lui dis qu’en éclat j’avais mis votre vie,
Et lui cachai toujours mon nom et ma patrie,
De crainte, en le sachant, que son zèle indiscret
Ne vînt mal à propos troubler notre secret.
Mais comme de sa part il connaît mon visage,
Si je le trouve ici, nous saurons davantage.

ŒDIPE.
Je serais donc Thébain a ce compte ?


IPHICRATE.
Oui, seigneur.


ŒDIPE.
Je ne sais si je dois le tenir à bonheur,

Mon cœur qui se soulève en forme un noir augure
Sur l’éclaircissement de ma triste aventure.
Où me reçûtes-vous ?

IPHICRATE.
Sur le mont Cithéron.


ŒDIPE.
Ah ! que vous me frappez par ce funeste nom !

Le temps, le lieu, l’oracle et l’âge de la reine,
Tout semble concerté pour me mettre à la gêne.
Dieux ! serait-il possible ? Approchez-vous, Phorbas.

SCÈNE V.
ŒDIPE, IPHICRATE, PHORBAS.
IPHICRATE.
Seigneur, voilà celui qui vous mit en mes bras,

Permettez qu’à vos yeux je montre un peu de joie.
Se peut-il faire, ami, qu’encor je te revoie !

PHORBAS.
Que j’ai lieu de bénir ton retour fortuné !

Qu’as-tu fait de l’enfant que je t’avais donné ?
Le généreux Thésée a fait gloire de l’être,
Mais sa preuve est obscure, et tu dois le connaître ;
Parle.

IPHICRATE.
Ce n’est point lui, mais il vit en ces lieux.


PHORBAS.
Nomme-le donc de grâce.


IPHICRATE.
Il est devant tes yeux.


PHORBAS.
Je ne vois que le roi.


IPHICRATE.
C’est lui-même.


PHORBAS.
Lui-même !


IPHICRATE.
Oui le secret n’est plus d’une importance extrême ;

Tout Corinthe le sait : nomme-lui ses parents.

PHORBAS.
En fussions-nous tous trois à jamais ignorants !


IPHICRATE.
Seigneur, lui seul enfin peut dire qui vous êtes.


ŒDIPE.
Hélas ! je le vois trop et vos craintes secrètes

Qui vous ont empêché de vous entr’éclaircir,
Loin de tromper l’oracle, ont fait tout réussir.
Voyez où m’a plongé votre fausse prudence,
Vous cachiez ma retraite, il cachait ma naissance ;
Vos dangereux secrets par un commun accord
M’ont livré tout entier aux rigueurs de mon sort.
Ce sont eux qui m’ont fait l’assassin de mon père.
Ce sont eux qui m’ont fait le mari de ma mère.
D’une indigne pitié le fatal contre-temps
Confond dans mes vertus ces forfaits éclatants ;
Elle fait voir en moi par un mélange infâme
Le frère de mes fils et le fils de ma femme ;
Le ciel l’avait prédit, vous avez achevé,
Et vous avez tout fait quand vous m’avez sauvé.

PHORBAS.
Oui, seigneur, j’ai tout fait, sauvant votre personne,

M’en punissent les Dieux si je me le pardonne !


SCÈNE VI.
ŒDIPE, IPHICRATE.
ŒDIPE.
Que n’obéissais-tu, perfide ! à mes parents

Qui se faisaient pour moi d’équitables tyrans ?
Que ne lui disais-tu ma naissance et l’oracle,
Afin qu’à mes destins il pût mettre un obstacle ?
Car, Iphicrate, en vain j’accuserais ta foi,
Tu fus dans ces destins aveugle comme moi,
Et tu ne mj’abusais que pour ceindre ma tête
D’un bandeau, dont par là tu faisais ma conquête.

IPHICRATE.
Seigneur, comme Phorbas avait mal obéi,

Que l’ordre de son roi par là se vit trahi,

Il avait lieu de craindre, en me disant le reste,
Que son crime pour moi devenu manifeste…

ŒDIPE.
Cesse de l’excuser, que m’importe, en effet,

S’il est coupable, ou non, de tout ce que j’ai fait ?
En ai-je moins de trouble ou moins d’horreur dans l’âme ?


SCÈNE VII.

[6]

ŒDIPE.
Mon souvenir n’est plein que d’exploits généreux ;

Cependant je me trouve inceste et parricide,
Sans avoir fait un pas que sur les pas d’Alcide,
Ni recherché partout que lois à maintenir,
Que monstres à détruire et méchants à punir.
Aux crimes, malgré moi, l’ordre du ciel m’attache,
Pour m’y faire tomber à moi-même il me cache ;
Il offre, en m’aveuglant, sur ce qu’il a prédit,
Mon père à mon épée, et ma mère à mon lit.
Hélas ! qu’il est bien vrai qu’en vain on s’imagine
Dérober notre vie à ce qu’il nous destine ;
Les soins de l’éviter font courir au-devant,
Et l’adresse à le fuir y plonge plus avant.
Mais si les Dieux m’ont fait la vie abominable,
Ils m’en font par pitié la sortie honorable,
Puisqu’enfin leur faveur mêlée à leur courroux
Me condamne à mourir pour le salut de tous ;
Et qu’en ce même temps qu’il faudrait que ma vie
Des crimes qu’ils m’ont faits traînât l’ignominie,
L’éclat de ces vertus que je ne tiens pas d’eux
Reçoit pour récompense un trépas glorieux.


SCÈNE X[7].
THÉSÉE, DIRCÉ, NÉRINE.


NÉRINE.
Madame…


DIRCÉ.
Que veux-tu, Nérine !


NÉRINE.
Hélas ! la reine…


DIRCÉ.
Que fait-elle ?


NÉRINE.
Elle est morte, et l’excès de sa peine,

Par un prompt désespoir…

DIRCÉ.
Jusques où portez-vous,

Impitoyables Dieux, votre injuste courroux !

THÉSÉE.
Quoi, même aux yeux du roi son désespoir la tue ?

Ce monarque n’a pu…

NÉRINE.
Le roi ne l’a point vue,

Et quant à son trépas, ses pressantes douleurs
L’ont cru devoir sur l’heure à de si grand malheurs,
Phorbas l’a commencé, sa main a fait le reste.

DIRCÉ.
Quoi, Phorbas…
NÉRINE.
Oui, Phorbas par son récit funeste

Et par son propre exemple a su l’assassiner ;
Ce malheureux vieillard n’a pu se pardonner,
Il s’est jeté d’abord aux genoux de la reine :
Où détestant l’effet de sa prudence vaine :
« Si j’ai sauvé ce fils pour être votre époux
Et voir le roi son père expirer sous ses coups,
A-t-il dit, la pitié qui me fit le ministre
De tout ce que le ciel eut pour vous de sinistre,
Fait place au désespoir d’avoir si mal servi,
Pour venger sur mon sang votre ordre mal suivi.
L’inceste où malgré vous tous deux je vous abîme
Recevra de ma main sa première victime,
J’en dois le sacrifice a l’innocente erreur
Qui vous rend l’un pour l’autre un objet plein d’horreur. »
Cet arrêt qu’à nos yeux lui-même il se prononce
Est suivi d’un poignard qu’en ses flancs il enfonce.
La reine, à ce malheur si peu prémédité,
Semble le recevoir avec stupidité.
L’excès de sa douleur la fait croire insensible,
Rien n’échappe au dehors qui la rende visible,
Et tous ses sentiments enfermés dans son cœur
Ramassent en secret leur dernière vigueur.
Nous autres cependant autour d’elle rangées,
Stupides ainsi qu’elle, ainsi qu’elle affligées,
Nous n’osons rien permettre à nos fiers déplaisirs,
Et nos pleurs par respect attendent ses soupirs !
Mais enfin tout à coup sans changer de visage
Du mort qu’elle contemple elle imite la rage,
Se saisit du poignard, et de sa propre main
À nos yeux comme lui s’en traverse le sein :
On dirait que du ciel l’implacable colère
Nous arrête le bras pour lui laisser tout faire.


SCÈNE XII[8].
THÉSÉE, DIRCÉ, NÉRINE, CLÉANTE, DYMAS.
DIRCÉ.
Avez-vous vu le roi, Dymas ?


DYMAS.
Hélas ! princesse,

On ne doit qu’à son sang la publique allégresse.
Ce n’est plus que pour lui qu’il faut verser des pleurs,
Ses crimes inconnus avaient fait nos malheurs,
Et sa vertu souillée à peine s’est punie,
Qu’aussitôt de ces lieux la peste s’est bannie.

THÉSÉE.
L’effort de son courage a su nous éblouir ;

D’un si grand désespoir il cherchait à jouir,
Et de sa fermeté n’empruntait les miracles,
Que pour mieux éviter toute sorte d’obstacles,

DIRCÉ.
Il s’est rendu par là maître de tout son sort,

Mais achève, Dymas, le récit de sa mort,
Achève d’accabler une âne désolée.

DYMAS.
Il n’est point mort, madame, et la sienne ébranlée

Par les confus remords d’un innocent forfait…

DIRCÉ.
Que nous disais-tu donc ?


DIRCÉ.
Ce que j’ose encor dire,

Qu’il vit et ne vit plus, qu’il est mort et respire,
Et que son sort douteux qui seul reste à pleurer
Des morts et des vivants semble le séparer.
J’étais auprès de lui sans aucunes alarmes,
Son cœur semblait calmé, je le voyais sans armes,
Quand soudain attachant ses deux mains sur ses yeux :
« Prévenons, a-t-il dit, l’injustice des Dieux,
Commençons à mourir avant qu’ils nous l’ordonnent,
Qu’ainsi que mes forfaits, mes supplices étonnent.
Ne voyons plus le ciel après sa cruauté,
Pour nous venger de lui dédaignons sa clarté ;
Refusons lui nos yeux, et gardons quelque vie
Qui montre encore à tous quelle est sa tyrannie. »
La, ses yeux arrachés par ses barbares mains
Font distiller un sang qui rend l’âme aux Thébains.
Ce sang si précieux touche à peine la terre,
Que le courroux du ciel ne leur fait plus la guerre,
Et trois mourants guéris au milieu du palais,
De sa part tout d’un coup nous annoncent la paix.



IMITATIONS DE VOLTAIRE.
ACTE I. — SCÈNE I.

Un monstre furieux vint ravager ces bords.
Le ciel, industrieux dans sa triste vengeance,
Avait à le former épuisé sa puissance.
Né parmi des rochers, au pied du Cithéron,
Ce monstre à voix humaine, aigle, femme et lion,
De la nature entière exécrable assemblage,
Unissait contre nous l’artifice à la rage.
Il n’était qu’un moyen d’en préserver ces lieux.
D’un sens embarrassé dans des mots captieux,
Le monstre, chaque jour, dans Thèbe épouvantée,
Proposait une énigme avec art concertée,
Et si quelque mortel voulait nous secourir,
Il devait voir le monstre, et l’entendre ou périr.
À cette loi terrible il nous fallut souscrire.
D’une commune voix Thèbe offrit son empire
À l’heureux interprète inspiré par les Dieux
Qui nous dévoilerait ce sens mystérieux.
Nos sages, nos vieillards, séduits par l’espérance,
Osèrent, sur la foi d’une vaine science,

Du monstre impénétrable affronter le courroux ;
Nul d’eux ne l’entendit ; ils expirèrent tous.
Mais Œdipe, héritier du sceptre de Corinthe,
Jeune, et dans l’âge heureux qui méconnaît la crainte,
Guidé par la fortune en ces lieux pleins d’effroi,
Vint, vit ce monstre affreux, l’entendit et fut roi.
Il vit, il règne encor ; mais sa triste puissance
Ne voit que des mourants sous son obéissance.
Hélas ! nous nous flattions que ses heureuses mains
Pour jamais à son trône enchaînaient les destins.
Déjà même les Dieux nous semblaient plus faciles :
Le monstre en expirant laissait ces murs tranquilles ;
Mais la stérilité, sur ce funeste bord,
Bientôt avec la faim nous rapporta la mort.
Les Dieux nous ont conduits de supplice en supplice ;
La famine a cessé, mais non leur injustice ;
Et la contagion, dépeuplant nos États,
Poursuit un faible reste échappé du trépas.
…Œdipe en ces lieux va paraître :
Tout le peuple avec lui, conduit par le grand prêtre,
Vient des Dieux irrités conjurer les rigueurs.


SCÈNE II.
1er P. DU CHŒUR.
Esprits contagieux, tyrans de cet empire,

Qui soufflez dans ces murs la mort qu’on y respire,
Redoublez contre nous votre lente fureur,
Et d’un trépas trop long épargnez-nous l’horreur.

2e PERSONNAGE.
Frappez, Dieux tout-puissants, vos victimes sont prêtes !

O mort, écrasez-nous !… Cieux, tombez sur nos têtes !
O mort, nous implorons ton funeste secours !
O mort, viens nous sauver, viens terminer nos jours !

LE GRAND PRÊTRE.
Cessez, et retenez ces clameurs lamentables,

Faible soulagement aux maux des misérables.
Fléchissons sous un Dieu qui veut nous éprouver,
Qui d’un mot peut nous perdre et d’un mot nous sauver.
Il sait que dans ces murs la mort nous environne,
Et les cris des Thébains sont montés vers son trône.
Le roi vient. Par ma voix le ciel va lui parler ;
Les destins a ses yeux veulent se dévoiler.
Les temps sont arrivés ; cette grande journée
Va du peuple et du roi changer la destinée.


SCÈNE III.

Peuple qui, dans ce temple apportant vos douleurs,
Présentez à nos Dieux des offrandes de pleurs,
Que ne puis-je, sur moi détournant leurs vengeances,
De la mort qui vous suit étouffer les semences !
Mais un roi n’est qu’un homme en ce commun danger,
Et tout ce qu’il peut faire est de le partager.
Vous, ministre des Dieux que dans Thèbe on adore,
Dédaignent-ils toujours la voix qui les implore ?

Verront-ils sans pitié finir nos tristes jours ?
Ces maîtres des humains sont-ils muets et sourds ?

LE GR. PRÊTRE.
Les Thébains de Laïus n’ont point vengé la cendre ;

Le meurtrier du roi respire en ces États,
Et de son souffle impur infecte vos climats.
Il faut qu’on le connaisse, il faut qu’on le punisse ;
Peuple, votre salut dépend de son supplice.

ŒDIPE.
Thébains, je l’avouerai, vous souffrez justement

D’un crime inexcusable un rude châtiment.
Laïus vous était cher, et votre négligence
De ses mânes sacrés a trahi la vengeance…
Aussi du ciel vengeur implorant le courroux,
Le sang de votre roi s’élève contre vous.
Apaisons son murmure, et qu’au lieu d’hécatombe,
Le sang du meurtrier soit versé sur sa tombe.
Quoi ! de la mort du roi n’a-t-on pas des témoins ?
À chercher le coupable appliquons tous nos soins.
Et n’a-t-on jamais pu, parmi tant de prodiges,
De ce crime impuni retrouver les vestiges ?
On m’avait toujours dit que ce fut un Thébain
Qui leva sur son prince une coupable main.

JOCASTE.
Le Sphinx bientôt après désola cette rive ;

À ses seules fureurs Thèbes fut attentive ;
Et l’on ne pouvait guère, en un pareil effroi,
Venger la mort d’autrui, quand on tremblait pour soi.

ŒDIPE.
Moi-même devant vous je veux l’interroger (Phorbas),

J’ai tout mon peuple ensemble et Laïus à venger.
Il faut tout écouter ; il faut d’un œil sévère
Souder la profondeur de ce triste mystère.
Et vous, Dieux des Thébains, Dieux qui nous exaucez,
Punissez l’assassin, vous qui le connaissez !
Soleil, cache à ses yeux le jour qui nous éclaire !
Qu’en horreur à ses fils, exécrable a sa mère,
Errant, abandonné, proscrit dans l’univers,
Il rassemble sur lui tous les maux des enfers ;
Et que son corps sanglant, privé de sépulture,
Des vautours dévorants devienne la pâture !

LE GR. PRÊTRE.
À ces serments affreux nous nous unissons tous.


ACTE III. — SCÈNE IV.
ŒDIPE.
Eh bien ! les Dieux touchés des vœux qu’on leur adresse

Suspendent-ils en fin leur fureur vengeresse ?
Quelle main parricide a pu les offenser ?

PHORBAS.
Parlez, quel est le sang que nous devons verser ?


LE GR. PRÊTRE.
Fatal présent du ciel ! science malheureuse !

Qu’aux mortels curieux vous êtes dangereuse !
Plût aux cruels destins qui pour moi sont ouverts,
Que d’un voile éternel mes yeux fussent couverts !

ŒDIPE.
Les Dieux veulent-ils mon trépas ?


LE GR. PRÊTRE.
Ah ! si vous m’en croyez, ne m’interrogez-pas.


ŒDIPE.
Quel que soit le destin que le ciel nous annonce,

Le salut des Thébains dépend de sa réponse.

Parlez. Ayez pitié de tant de malheureux ;
Songez qu’Œdipe...

LE GR. PRÊTRE.
Œdipe est plus à plaindre qu’eux.


1er P. DU CHŒUR.
Œdipe a pour son peuple une amour maternelle,

Nous joignons à sa voix notre plainte éternelle.
Vous a qui le ciel parle, entendez nos clameurs,

2e PERSONNAGE.
Nous mourons, sauvez-nous, détourner ses fureurs ;

Nommez cet assassin, ce monstre, ce perfide.

1er PERSONNAGE.
Nos bras vont dans son sang laver son parricide.


LE GR. PRÊTRE.
Peuples infortunés, que me demandez-vous ?


1er P. DU CHŒUR.
Dites un mot, il meurt et vous nous sauvez tous.


LE GR. PRÊTRE.
Quand vous serez instruits du destin qui l’accable,

Vous frémirez d’horreur au seul nom du coupable.
Le Dieu qui par ma voix vous parle en ce moment,
Commande que l’exil soit son seul châtiment ;
Mais bientôt éprouvant un désespoir funeste,
Ses mains ajouteront à la rigueur céleste.
De son supplice affreux vos yeux seront surpris,
Et vous croirez vos jours trop payés à ce prix.

ŒDIPE.
...Obéissez... C’est trop de résistance.


LE GR. PRÊTRE.
C’est vous qui me forcez à rompre le silence.


ŒDIPE.
Que ces retardements allument mon courroux !


LE GR. PRÊTRE.
Vous le voulez... eh bien !... c’est...


ŒDIPE.
Achève, qui ?


LE GR. PRÊTRE.
Vous.


ŒDIPE.
Moi ?


LE GR. PRÊTRE.
Vous, malheureux prince.


JOCASTE.
Qui, vous ! de mon époux vous seriez l’assassin ?

Vous à qui j’ai donné sa couronne et ma main ?
Non, seigneur, non : des Dieux l’oracle nous abuse :
Votre vertu dément la voix qui vous accuse.

ŒDIPE., AU GR. PR.
Voilà donc des autels quel est le privilège !

Grâce à l’impunité, ta bouche sacrilège,
Pour accuser ton roi d’un forfait odieux,
Abuse insolemment du commerce des Dieux !
Tu crois que mon courroux doit respecter encore
Le ministère saint que ta main déshonore.
Traître ! au pied des autels il faudrait t’immoler,
À l’aspect de tes Dieux que ta voix fait parler !

LE GR. PRÊTRE.
Ma vie est en vos mains, vous en êtes le maître :

Profitez des moments que vous avez à l’être ;
Aujourd’hui votre arrêt vous sera prononcé.
Tremblez, malheureux roi, votre règne est passé ;
Une invisible main suspend sur votre tête
Le glaive menaçant que la vengeance apprête ;
Bientôt, de vos forfaits vous même épouvanté,
Fuyant loin de ce trône où vous êtes monté,
Privé des feux sacrés et des eaux salutaires,
Remplissant de vos cris les antres solitaires.
Partout d’un Dieu vengeur vous sentirez les coups :
Vous chercherez la mort ; la mort fuira de vous.
Le ciel, ce ciel témoin de tant d’objets funèbres,
N’aura plus pour vos yeux que d’horribles ténèbres :

Au crime, au châtiment malgré vous destiné,
Vous seriez trop heureux de n’être jamais né.
 

ŒDIPE.
J’ai forcé jusqu’ici ma colère à t’entendre ;

Si ton sang méritait qu’on daignât le répandre,
De ton juste trépas mes regards satisfaits
De ta prédiction préviendraient les effets.
Va, fuis, n’excite plus le transport qui m’agite,
Et respecte un courroux que ta présence irrite ;
Fuis, d’un mensonge indigne abominable auteur.

LE GR. PRÊTRE.
Vous me traitez toujours de traître et d’imposteur :

Votre père autrefois me croyait plus sincère.

ŒDIPE.
Arrête ; que dis-tu ? qui ? Polybe mon père…


LE GR. PRÊTRE.
Vous apprendrez trop tôt votre funeste sort ;

Ce jour va vous donner la naissance et la mort !
Vos destins sont comblés, vous allez vous connaître.
Malheureux ! savez-vous quel sang vous donna l’être ?
Entouré de forfaits à vous seul réservés,
Savez-vous seulement avec qui vous vivez ?
O Corinthe ! ô Phocide ! exécrable hyménée !
Je vois naître une race impie, infortunée,
Digne de sa naissance, et de qui la fureur
Remplira l’univers d’épouvante et d’horreur.


ACTE IV. — SCÈNE Ire.

Cette longue scène due à Sophocle est une des plus belles de l’Œdipe de Voltaire. Les trois autres scènes de ce même acte sont aussi presque entièrement empruntées au tragique grec.


ACTE V.

L’acte V, quoique ce ne soit aucunement celui de Sophocle, devrait aussi être reproduit à peu près en son entier. Ainsi, pour ces deux derniers actes tout remplis d’imitations ou de traductions de passages de Sophocle, devons-nous renvoyer au théâtre de Voltaire, dont tout le monde d’ailleurs est a même, on ne peut plus facilement, de se procurer ou de consulter l’Œdipe, qui, malgré toute son imperfection, a commencé et fondé la réputation de est homme universel.



IMITATIONS DE CHÉNIER.

L’Œdipe-Roi, de M.-J. Chénier, ayant été entrepris à peu près comme une traduction, quoiqu’elle soit si incomplète, si mutilée et si tronquée partout, et le plus souvent si peu exacte et si infidèle, il nous faudrait ici reproduire cette tragédie en entier, mais il serait inutile d’en grossir ce volume, attendu que tous ceux qui s’occupent tant soit peu de littérature ont le théâtre de Chénier.

Au reste, dans notre seconde édition, notre cadre beaucoup plus vaste nous permettra de réunir les principales traductions ou imitations en diverses langues, avec des commentaires philologiques et critiques beaucoup plus complets que dans ce premier essai. La conscience de difficultés réellement inouïes nous oblige à le présenter au public avec une franche modestie, avec une humilité sincère, avec une défiance extrême de nos forces pour une lutte que nous n’aurions peut-être pas entreprise, si nous avions pu voir d’avance toute l’énormité d’une tâche des plus belles mais des plus pénibles qu’on puisse imaginer.



  1. Nous en avons trouvé, par un hasard heureux de bibliophile, la meilleure édition, très-rare, celle de Venise 1746 in-8o minori ; Stamperia di Stefano Orlandini.
  2. SOPHOCLE II, ἅναξ, ἐμὸν κήδευμα, etc. SÉNÈQUE II, 5, Germane nostræ conjugis.
  3. SÉNÈQUE, III, tandem vocatus sæpè : « O Cadmi effera cruore etc.
  4. SOPHOCLE, IV, οίκεύς τις…
  5. V. SOPHOCLE, IV au milieu, ἀλλὰ ποιμὴν ἐκδιδῳσι μοι, etc. SÉN. IV, init. 1.
  6. SOPHOCLE. Chœur final du IVe acte.
  7. Chœur du milieu du Ve acte : Ἰὼ φίλος… SOPHOCLE, V, v. 6.
  8. SOPHOCLE, A. V. γὰρ εἰσέπαισεν Οἰδίπους — SOPHOCLE, IV, vers 956, Οὗτος δὲ τίς ποτ´ ἐστί… SÉN. Corinthius te populus…