Sophocle - Œdipe Roi, trad. Bécart, 1845.djvu/08

Traduction par Antoine-Joseph Bécart.
Société Typographique Belge (p. 125-130).


CRITIQUE DE L’ŒDIPE DE SÉNÈQUE[1]


Cette pièce prouve en général peu de connaissance du théâtre et du style convenable à la tragédie. Le plus beau sujet de Sophocle est traduit par Sénèque[2] en quelques endroits, mais le plus souvent il est transformé en longues déclamations du style le plus boursouflé. La sécheresse, l’enflure, la monotonie, l’amas des descriptions gigantesques, le cliquetis des antithèses les plus froides et les plus recherchées, dans les phrases une concision entortillée et une insupportable diffusion dans les pensées, tels sont les caractères dominants de cette imitation maladroite et malheureuse qui laisse l’auteur latin si loin de son modèle grec. Ce n’est pas à dire pour cela que les pièces de Sénèque soient complétement dénuées de tout mérite. Il y a des beautés, des pensées ingénieuses et fortes, des traits brillants et même des morceaux éloquents et des idées théâtrales. Racine lui doit, par exemple, plusieurs des beaux passages de sa Phèdre. De plus, on cite souvent des sentences de Sénèque, remarquables par un grand sens et par une tournure énergique et serrée, et des traits hardis de cette philosophie épicurienne, qui était assez de mode à Rome, et dont Lucrèce a mis les principes en si beaux vers. Les heureux larcins qu’on a faits au tragique latin prouvent que, comme poète, il n’est pas indigne tout à fait d’attention ni de louanges ; mais le peu de réputation qu’il a laissée en ce genre et le peu de lecteurs qu’il a, démontrent cette vérité utile, que ce ne sont pas des traits remarquables semés de loin en loin qui font vivre des écrits ; on doit élever des monuments durables et aussi parfaits que possible pour mériter les regards de la postérité.

Ainsi, l’on peut dire sans crainte que Sénéque n’est point digne d’entrer en comparaison avec Sophocle, quoiqu’il ait traité le sujet d’Œdipe d’après ce grand maître et ait cru suivre la même route que lui, dans la conduite de l’Œdipe.

La fable du tragique grec est un corps proportionné et régulier ; celle du tragique latin est un colosse monstrueux, difforme et plein d’exagérations, mais surtout de superfétations. On pourrait, en effet, y retrancher plus de 800 vers dont l’action n’a pas besoin. Il ouvre le premier acte par un entretien de Jocaste avec Œdipe sur les embarras du trône. Le chœur ensuite décrit en déclamateur ampoulé les ravages de la peste, et c’est la tout le premier acte.

Créon arrive sans préparation, il apporte un oracle. Tirésias vient de lui-méme avec sa fille pour faire le sacrifice d’une génisse et d’un taureau, figures symboliques de ce qui doit arriver à Jocaste et à Œdipe. Mais ce sacrifice ne suffit pas ; on va consulter les enfers, et Créon qui en a été témoin, décrit en 80 vers ces lieux et leurs horreurs, avant que de dire la réponse du Dieu. Au quatrième acte, Œdipe interroge Jocaste ; il se doute qu’il est le coupable ; enfin il en est assuré par le berger arrivé de Corinthe, et par celui de Laïus : et dans le cinquième acte on récite les fureurs du roi désespéré ; le chœur chante ses infortunes, et Jocaste et Œdipe s’entretiennent de leurs maux : celui-ci s’en va en exil pour emporter avec lui la famine, la maladie, la douleur.

En dernière analyse, Sénèque est presque partout le contre-pied, la cacographie, la charge (la caricatura, comme disent les italiens,) de Sophocle. Ce grand tragique ouvre la scène par le plus sublime des tableaux : un roi sur le seuil de son palais, tout un peuple gémissant autour de lui, des autels dressés partout dans la place publique, des cris de douleur. L’autre présente le roi qui se plaint à sa femme, comme un rhéteur l’aurait fait du temps de Sénèque même. Sophocle ne dit pas un mot qui ne soit nécessaire : tout est nerf chez lui, tout contribue au mouvement. Sénèque est partout surchargé, accablé d’ornements ; c’est une masse d’embonpoint qui a des couleurs vives et point d’action. Sophocle est varié naturellement ; Sénèque ne parle que d’oracles, de sacrifices, de symboles, d’évocations des Mânes. Sophocle agit plus qu’il ne parle, il ne parle même que pour l’action, et Sénèque n’agit que pour parler et haranguer. Tirésias, Jocaste, Créon, n’ont point de caractère chez ce dernier ; Œdipe même n’y est point touchant. Quand on lit Sophocle, on est affligé ; quand on lit Sénèque, on a horreur de ses descriptions, on ne conçoit que du dégoût pour ses longueurs et pour ses déclamations rebutantes.

De tout cela on peut conclure en général qu’il y a autant de différence entre les tragédies grecques et les tragédies latines qui nous restent, qu’entre le goût sain de l’architecture ionienne, dorienne ou corinthienne, et le goût dégénéré de l’architecture gothique. Cette comparaison semblera peut-être d’autant plus exacte, que tout l’art des tragédies latines qui nous sont conservées, consiste, et dans de grandes peintures outrées, semblables a ces piliers à perte de vue, et dans des sentences, dans ce clinquant et ce brillant qui a véritablement le mérite des ouvrages délicats et de ces ornements étoilés, de ces ciselures ou dentelures que l’on voit dans les édifices gothiques.

Juste Lipse ne loue que deux tragédies de Sénèque : la Médée et la Thébaïde, et cette louange est encore évidemment outrée et sans fondement solide. Dans les autres pièces il voit de bonnes choses mêlées à beaucoup de défauts. Scaliger loue à perte d’haleine les tragédies latines ; il va même jusqu’à les préférer a celles des Grecs. S’il y a parfois de la grandeur et du ton tragique, il y a trop souvent de l’affectation et de l’enflure. Le style et la diction sont loin d’être toujours châtiés. S’il y a des sentences justes et spirituelles, il y en a d’informes, de manquées, de petites, de frivoles, d’obscures, qui frappent au premier coup d’œil, mais dont une vue plus tranquille aperçoit tout le ridicule. Ce ne sont pas des traits de vive flamme, mais des étincelles ; ce n’est pas l’essor vigoureux d’une belle et féconde imagination, ce sont de vains efforts de rêves et de songes bizarres. Ce qui met le comble à ces défauts, c’est qu’ils se représentent sans cesse et jusqu’au dégoût. Il faut avouer, après tout, que le sentiment dépravé du siècle a contribué beaucoup à l’imperfection de ces pièces.

Cependant , quelqu’inférieur que soit Sénèque à Sophocle, à Virgile, à Horace, il est important de voir la différence de style de ces auteurs et de les comparer avec leurs beautés et avec leurs défauts, pour accoutumer, comme dit Rollin, les jeunes gens à connaître la différence des styles, afin de mieux se former le goût par des rapprochements curieux et par les contrastes des défauts à éviter et des beautés a suivre comme exemples. Sénèque, a dit encore Rollin, offre une foule d’endroits admirables, pleins de feu et de vivacité, mais qui n’ont pas toujours la justesse et toute l’exactitude qu’on pourrait souhaiter. En lisant l’Œdipe latin de cet auteur, il faut toujours avoir sous les yeux le style et la manière si admirable de Sophocle, pour ne point se laisser séduire par les dehors brillants d’un auteur guindé et qui ne se tient pas du tout dans les limites du vrai et du beau.




EXAMEN DES CINQ ACTES DE L’ŒDIPE DE SÉNÈQUE.

ACTE PREMIER.

Œdipe, accompagné de Jocaste, ouvre la scène par une tirade de 86 vers plus ampoulés que brillants. Pourquoi paraît-il ? On l’ignore. Que dit-il ? Le voici : « Le jour va paraître et éclaircir les désastres de la nuit. » Il a besoin de 5 vers pour cette pensée qui est gâtée a force d’embellissement. Le premier vers : Jàm nocte pulsâ dubius affulsit dice (la lumière encore incertaine vient dissiper les ténèbres) était heureux et digne de la tragédie. Le langage des vers suivants est outré. Puis vient un lieu commun sur la situation des rois, aussi exposés sur le trône, qu’un vaisseau en pleine mer. Par là Œdipe entre en matière et raconte à Jocaste l’oracle qui lui a fait fuir Corinthe. Malgré sa fuite et ses précautions pour ne pas tuer son père ni épouser sa mère, il ne saurait être tranquille. Mille soucis le troublent, sans qu’on sache pourquoi. En effet, il n’est plus à Corinthe, il se peint si vertueux, qu’effrayé de l’oracle il ne se fie pas à lui-même (cuncta expavesco, meque non credo mihi) ; V. 27. Qui croirait qu’un peu après il va s’imaginer que la peste de Thèbes punit un crime prédit qu’il n’a pas consommé ? Il se dit chargé d’exécuter cet affreux oracle d’Apollon, Phœbi reus ; V. 34 ; il a rendu le ciel même coupable (Fecimus cælum nocens) ; V. 36. Il faut être Sénèque pour outrer ainsi la fatalité. Il décrit la peste, non en roi mais en rhéteur. Quelle différence entre la première scène du poète grec et celle du poète latin, même sous le seul point de vue de cette description ! L’une est une belle statue, l’autre un colosse monstrueux. On y trouve cependant, car il faut toujours être juste, des traits sublimes, comme : l’excès de la douleur a séché les larmes (quodque in extremis solet, periere lacrimæ) ; V. 58-59 ; malheureusement ils ne sont pas à leur place. Plus loin, Œdipe, las d’un trône environné de maux, dont il se croit la cause, quoique innocente, veut le quitter et s’enfuir chez ses proches (vel ad parentes profuge jamdudum ocius) ; V. 80. Jocaste l’exhorte philosophiquement à prendre patience et semble lui reprocher son peu de fermeté. Ce qui donne lieu au roi de raconter ses prouesses et de se vanter non sans enflure, de son audace et de ses hauts faits. Enfin, il n’attend plus de ressource que d’Apollon qu’il a fait consulter. Le chœur, ce n’est qu’à la fin de ce chœur qu’il s’agit de Créon, dit ensuite son rôle en très beaux vers qui décrivent la peste, et voilà le premier acte. Cette fréquence de descriptions, comme dans Homère, Thucydide, Virgile, Ovide, Lucrèce, qui ont aussi décrit des pestes, tient au goût de l’époque. Ce défaut ralentit la marche de l’action.

ACTE II.

La vue de Créon trouble d’abord Œdipe, mais avec moins de naturel et de simplicité que dans Sophocle. Après quelques sentences qui s’entre-choquent, Créon parle tout de bon et fait une description fleurie pour énoncer un oracle. Cet oracle est double, et désigne obscurément que le meurtrier de Laïus est un étranger, et que cet étranger est l’époux de sa mère. Œdipe là-dessus lance de suite, dans le style de la Pharsale, des imprécations contre le coupable. Puis, comme par hasard, il s’avise de demander a Créon où s’est commis le crime. Le procédé de Sophocle avait trop peu d’art pour Sénèque.

Tirésias vient avec sa fille Manto pour faire un sacrifice. C’est Apollon qui l’amène sans autre préparation (in tempore ipso sorte phœbed excitus) ; V. 288. Peu importe à l’auteur comment faire entrer ou sortir ses personnages. Cette scène est toute en action et en spectacle. Elle serait peut-être assez belle, si un style guindé ne la gâtait ; elle est de l’invention de Sénèque. Tirésias, pour connaître le criminel, fait faire par sa fille toutes les cérémonies d’un sacrifice pompeux. L’exécution sur le théâtre en serait impossible. Après la prière, on voit la fumée de l’encens, puis les libations d’où l’on tire des augures. On immole des victimes : une génisse et un taureau. La génisse tombe du premier coup. Le taureau craint la lumière : il reçoit deux coups, rend le sang par les yeux, et traîne un reste de vie plus affreux que la mort.

C’est le destin de Jocaste et d’Œdipe figuré symboliquement. Voilà le beau côté de cette scène. Le reste ou l’assaisonnement est une peinture hideuse d’entrailles qui palpitent d’une façon extraordinaire. Ici c’est le cœur qui s’affaisse et disparaît la c’est un sang noir qui trouve de nouvelles issues : détails d’anatomie sacrée des païens, dont le seul récit ferait frémir ! L’énigme continue et l’on y peint tout au figuré jusqu’à l’inceste. Ce spectacle étant encore trop peu pour l’enthousiaste tragique, il montre Tirésias peu instruit par ce sacrifice, décidé à consulter les enfers et à évoquer les ombres. Cependant il ordonne au chœur de chanter un hymne à Bacchus, apparemment parce que ce dieu protégeait Thèbes, et le chœur ne manque pas d’obéir. Comment ne laisse-t-il pas plutôt à Créon le temps de venir rendre compte de sa mission, puisque Tirésias ne doit plus reparaître ?

ACTE III.

Après les cérémonies magiques, Créon revient et se fait beaucoup prier avant que d’en raconter longuement et froidement l’issue au roi. C’est une lutte, c’est un cliquetis de sentences dont plusieurs sont remarquables (iners malorum remedium ignmantia est) ; V. 516 ; (Ubi turpis est medicina, sanari piget) ; V. 518 ; (ODERE REGES DICTA QUÆ DICI JUBENT) ; V. 521 ; (IMPERIA SOLVIT, QUI TACET JUSSUS LOQUI) ; V. 527. La vérité de ces deux dernières maximes est mise en évidence dans la tragédie de Sophocle ; ce grand classique ne les énonce pas, mais il les fait résulter de l’action même. Œdipe demande par quelle victime on doit apaiser les Dieux. Créon se tait par crainte. Non fléchi par l’intérêt du sceptre de sa sœur, Créon s’obstine même après que le roi l’a menacé de son courroux (Les rois, dit-il, haïssent la vérité, lors même qu’ils la demandent). Souffrez que je me taise ; c’est l’unique liberté à obtenir des rois (tacere liceat : nulla libertas minor à rege petitur). Œdipe lui répond qu’un silence trop libre est souvent plus nuisible au roi et à l’État que la liberté dans les paroles. (Sæpé vel linguâ magis regi atque regno muta libertas obest.) Que reste t-il donc, dit Créon, s’il n’est pas permis de se taire ? (Ubi non licet tacere, quid cuiquam licet ?)

À la suite de ce début hérissé de sentences, comme on l’a vu suffisamment, Créon fait une description plus qu’infernale de tout ce qu’il a vu. Encore s’arrête-t-il longtemps a décrire le lieu de la magie, avant d’arriver au fait. Il y vient, mais en quels termes ? La terre s’ouvre, et que n’en sort-il pas ?… Un assez bel endroit, s’il n’était gâté par le style qui, dans Sénèque surtout, est tout l’homme et ne l’abandonne jamais, ce serait celui où l’on croit voir les ombres des rois thébains qui apparaissent à Tirésias. Laïus se montre a son tour et révèle toute l’abomination de l’hymen et du crime d’Œdipe. Mais celui-ci, qui se croit fils de Polybe, entre en fureur contre Tirésias et Créon, qu’il accuse de complot pour le détrôner. Créon s’en défend comme dans Sophocle. Mais tout cela est étranglé, sans liaison, sans goût, sans le moindre soin des transitions. Les sentences terminent la scène comme elles l’ont commencée ; et le chœur fait ses fonctions à l’ordinaire, c’est-à-dire qu’il chante des vers qui disent peu de chose.

Voici les plus remarquables des sentences dont nous venons de parler :

(Res secundæ non habent unquàm modum) ; (Dubia pro certis solent timere reges) ; (Qui pavet vanos motus, veros fatetur) ; (Odia qui nimium timet regnare nescit, regna custodit motus) ; (Qui sceptra duro sævus imperio regit, timet timentes) ; V. 694 et suivants.

ACTE IV.

Œdipe revient, non sans quelqu’effroi, sur la mort de Laïus, que le ciel et l’enfer lui imputent, quoiqu’il ne se sente point coupable : apparemment qu’il a fait ses réflexions. Il raconte donc a Jocaste l’aventure du chemin de Daulide où il avait tué un homme. Il interroge son épouse sur les circonstances du meurtre de Laïus, et il trouve qu’elles se rapportent à ce qui lui arriva. Je tiens le coupable, dit-il (Teneo nocentem ; convenit numerus, locus, sed tempus adde) : mais quand le crime a-t-il eu lieu ? Il y a déjà dix moissons (c’est-à-dire dix ans), répond Jocaste. Ainsi finit la première scène de cet acte. Œdipe croit donc être le criminel puisque le voilà déjà convaincu. Ce n’est pas ainsi qu’en a usé Sophocle. Chez ce sublime tragique, Œdipe n’est réellement convaincu du meurtre de Laïus que quand il sait que c’était son père. Un vieillard de Corinthe vient ensuite annoncer dans Sénèque que Polybe est mort. C’est la scène grecque, mais subtilisée. Ce vieillard apprend de plus au roi qu’il n’est point le fils de Polybe et qu’il l’a reçu enfant d’un berger de Laïus. Œdipe fait venir ce berger, mais tout cela d’un air qui énerve ou travestit l’art inimitable du poète grec. Phorbas arrive : Œdipe le force de parler et il en est éclairé par ces mots : (Conjuge est genitus tua) ; V. 867 : l’enfant dont vous parlez est né de votre épouse. Enfin, le chœur déclame à l’ordinaire et chante d’une manière qui ne peut guère être celle du peuple, les vicissitudes des grandeurs ; il loue la médiocrité, la compare à un navire poussé par des vents modérés et fait allusion à la fable de Dédale et d’Icare, au fameux : « Medio tutissimus ibis, » d’Ovide.

ACTE V.

Cet acte consiste en deux scènes, dont l’une est le récit des fureurs d’Œdipe. Rien de plus tragique ni de plus comique à la fois ; car Œdipe, qui ne devait point avoir d’épée, la tire du fourreau, et au lieu de se l’enfoncer dans le sein, il s’exhorte théâtralement à mourir. Il vient à réfléchir, heureusement pour lui, qu’une mort ne suffit point pour punir ses crimes, et qu’il vaut mieux multiplier son trépas en vivant malheureux, c’est-à-dire en vivant, mourant, et renaissant sans cesse.

…Iterum vivere, atque iterum mori
Liceat, renasci semper : ut toties nova
Supplicia pendas utere ingenio miser,
Quod sæpè fieri non potest, fiat dici.

Il veut donc, à cette fin, se servir de tout son esprit et il le met en usage. Il aura probablement rengainé son épée, puisqu’il ne s’en agit plus dans cette scène. Il songe à s’arracher les yeux ; autre cérémonie décrite d’un ton qu’on aurait peine à croire si on ne le lisait. Il faut, dit-il, que mes yeux chassés de leurs demeures suivent mes larmes ; car pleurer est-ce assez ? (Et flere satis est ? OCULI SEDIBUS PULSI LACRYMAS SEQUANTUR.)

Ses yeux lui obéissent ; ils se tiennent à peine dans leurs lieux et ils courent au-devant de ses mains (oculique vix se sedibus retinent suis… et suam intenti manum ultro sequuntur : vulneri occurrunt suo) ; V. 964. Ce n’est pas encore assez pour Sénèque, qu’Œdipe ait ses yeux dans ses mains, il lui en fait déchirer jusqu’à la place.

hæret in vacao manus,
Et fixa penitùs unguibus lacerat cavos
Alte recessus luminum et inanes sinus ;
Sævitque frustrà, plusque quam sat est, furit.

Cela paraît bien suffisant. C’est encore trop peu. Œdipe craint tant le jour, qu’il lève la tête pour essayer s’il ne verra rien ; et, dans la peur de voir le jour, il arrache jusqu’aux moindres fibres.

Si jamais on extravague, dans toute la force et l’acception étymologiques de ce mot expressif, c’est quand on veut absolument aller au delà du vrai beau, du simple, du naturel, pour courir après l’exagéré, l’emphatique et le clinquant des idées et des pensées.

Après un mot du chœur, Jocaste fait sa scène avec Œdipe. C’est la seconde et la dernière de l’acte. Jocaste ne sait si elle doit nommer Œdipe son fils ou son mari. Elle raffine là-dessus aussi bien qu’Œdipe, qui s’imagine voir Jocaste parce qu’il l’entend. Celle-ci rejette avec raison tout le passé sur sa destinée. Pourquoi donc se tuer ? dira-t-on ; car elle se tue peu après en déclamant beaucoup. Œdipe, lui, s’accuse de l’avoir tuée et d’être doublement parricide ; il injurie Phébus, auteur de l’oracle, et se condamne brusquement à l’exil. Il emporte avec lui la famine, la peste et les maux de la cité. Cette dernière pensée, que l’on trouve deux fois dans cette pièce de Sénèque, n’est pas une des moins belles qu’on y rencontre çà et la. Nous dirons plus encore, c’est que nous ne pouvons nier, malgré le génie et la manière bizarres du tragique latin, qu’il n’y ait souvent de grandes beautés dans sa versification, malheureusement toujours remplie d’une certaine enflure poétique qui la dépare considérablement. Il faudrait affectionner extrêmement Lucain pour approuver de tout point Sénèque. Ne croyez pas cependant qu’avec tous ses défauts cet autour soit à négliger complètement. On sait le proverbe latin : Opposita juxta se posita magis illucescunt. Que de lumières ne peuvent pas naître d’ouvrages analogues pour le sujet, mais bien différents sous le point de vue de l’exécution ! C’est ainsi que les défauts de Sénèque rendent plus saillantes les beautés de Sophocle. De plus, pour finir cette critique de l’Œdipe latin, nous rappellerons qu’à Sparte on apprenait aux jeunes gens la sobriété en leur montrant un vieillard ivre sur la voie publique. C’est la un exemple remarquable de l’identité psychologique de l’aversion pour le mal et de l’amour pour le bien, véritable noumène dont on cherche a rendre compte dans l’éthique ou dans la science de la philosophie morale.



  1. Le philosophe, d’après des critiques très-versés dans l’antiquité. M. Nisard dit que c’est l’opinion la plus probable et il en donne des raisons assez plausibles.
  2. Lisez l’excellente analyse comparée qu’a faite Nisard de l’Œdipe de Sénèque et de l’Œdipe de Sophocle. (Études sur les poètes latins de la décadence, t. I.)