Solidarité/Évolution des idées politiques et sociales

Armand Colin (p. 9-38).
CHAPITRE PREMIER


Évolution des idées politiques et sociales.




I


La notion des rapports de l’individu et de la société s’est profondément modifiée depuis un quart de siècle.

En apparence, rien n’est changé. Le débat continue dans les mêmes termes entre la science économique et les écoles socialistes ; l’individualisme et le collectivisme s’opposent toujours l’un à l’autre, dans une antithèse que les événements politiques rendent plus évidente, plus saisissante que jamais.

En France et hors de France, les questions de politique pure cèdent le pas aux discussions sociales, et les succès électoraux des divers groupes socialistes, en Allemagne, en Belgique, en France, ailleurs encore, permettent d’annoncer l’heure prochaine où, dans les assemblées, les majorités et les minorités se grouperont exclusivement sur le terrain de la lutte économique, et prendront pour unique mot d’ordre la solution « libérale » ou « socialiste » du problème de la distribution de la richesse.

Mais, comme il est habituel, l’état des partis ne traduit qu’imparfaitement l’état des esprits. Les partis sont toujours en retard sur les idées ; avant qu’une idée se soit assez répandue pour devenir la formule d’une action collective, l’article fondamental d’un programme électoral, il faut une longue propagande ; quand les partis se sont enfin organisés autour d’elle, bien des esprits ont déjà aperçu ce qu’elle contenait d’incomplet, d’inexact, en tous cas de relatif, et une vue nouvelle s’ouvre déjà, plus compréhensive et plus haute, d’où naîtra l’idée de demain, qui sera à son tour la cause et l’enjeu de nouvelles batailles.

C’est ainsi qu’entre l’économie politique classique et les systèmes socialistes une opinion s’est formée lentement, non pas intermédiaire, mais supérieure ; une opinion conçue d’un point de vue plus élevé, d’où la lumière se distribue plus également et plus loin. Il ne s’agit pas, bien entendu, d’une tentative de transaction entre les groupes et les partis, d’une opération de tactique politique. Ce n’est pas entre les hommes, mais entre les idées, qu’un accord tend à s’établir ; ce n’est pas un contrat qui se prépare, c’est une synthèse.

Cette synthèse n’est pas achevée. Il y a une doctrine déjà en possession de ses procédés de recherche et de raisonnement, maîtresse de son but et de ses moyens ; il n’y a pas un système arrêté, donnant sur tout des conclusions.

Comment en serait-il autrement ? Ce n’est l’œuvre de personne en particulier, et c’est l’œuvre de tout le monde. Il y a là une manière de penser générale, dont on trouve la trace un peu partout, chez les lettrés comme chez les politiques, dans les œuvres écrites des philosophes comme dans les œuvres vécues des hommes d’État, dans les institutions privées et dans les lois, aussi bien chez les peuples latins que chez les Anglo-Saxons ou les Germains, aussi bien dans les États monarchiques que dans les démocraties républicaines.

Cette doctrine n’a pas reçu d’emblée un de ces noms éclatants qui s’imposent d’abord, comme si leurs syllabes mêmes contenaient la solution des problèmes.

Elle est, pour avoir un nom accepté de tous, revendiquée à la fois par des partisans trop divers, venus de points trop éloignés de l’horizon philosophique et politique ; chacun pour son compte cherche à la rattacher à l’ensemble de ses doctrines antérieures. On la trouve professée par des socialistes chrétiens, et pour eux c’est l’application des préceptes évangéliques ; par certains économistes, et pour eux c’est la réalisation de l’harmonie économique. Pour quelques philosophes, c’est la loi « biosociologique » du monde ; pour d’autres, c’est la loi « d’entente » ou « d’union pour la vie[1] » ; pour les positivistes, c’est, d’un seul mot, « l’altruisme ».

Mais pour tous, au fond, et sous des noms divers, la doctrine est la même, elle se ramène clairement à cette pensée fondamentale : il y a entre chacun des individus et tous les autres un lien nécessaire de solidarité ; c’est l’étude exacte des causes, des conditions et des limites de cette solidarité qui seule pourra donner la mesure des droits et des devoirs de chacun envers tous et de tous envers chacun, et qui assurera les conclusions scientifiques et morales du problème social.

D’où peut venir, vers une même pensée, le consentement d’esprits si divers ? On dirait, contre les barrières des systèmes trop étroits, la conspiration d’une poussée universelle.

C’est que cette notion de la solidarité sociale est la résultante de deux forces longtemps étrangères l’une à l’autre, aujourd’hui rapprochées et combinées chez toutes les nations parvenues à un degré d’évolution supérieur : la méthode scientifique et l’idée morale.

Elle est le fruit du double mouvement des esprits et des consciences qui forme la trame profonde des événements de notre siècle ; qui, d’une part, tend à libérer les esprits des systèmes à priori, des croyances acceptées sans examen, et à substituer aux combinaisons mentales imposées par la tradition et l’autorité, des combinaisons dues à la libre recherche et soumises a une critique incessante ; et qui, d’autre part, contraint les consciences à chercher, d’autant plus rigoureusement, en dehors des concepts sans réalité et des sanctions invérifiables, des règles de conduite dont le caractère obligatoire résultera simplement de l’accord du sentiment — mesure du bien — et de la raison — criterium du vrai.

C’est donc à des causes très générales et très profondes que ce qu’on commence déjà à appeler le mouvement solidariste doit son origine et sa force croissante. Le moment paraît venu de l’étudier avec suite et de montrer comment il tend déjà à renouveler l’aspect des études économiques et sociales.

II


Les économistes condamnent toute intervention de l’État dans le jeu des phénomènes de production, de distribution et de consommation de la richesse ; les lois qui règlent ces phénomènes sont, disent-ils, des lois naturelles, auxquelles le législateur humain ne doit et d’ailleurs ne peut rien changer.

Philosophiquement, l’homme est libre ; l’État doit se borner à lui garantir l’exercice de cette liberté dans la lutte pour l’existence, qui d’ailleurs est la source et la condition de tout progrès.

La propriété individuelle est, comme la liberté elle-même, un droit inhérent à la personne humaine ; la propriété individuelle n’est pas seulement une conséquence de la liberté, elle en est aussi la garantie ; ce caractère du droit de propriété est donc absolu : c’est le jus utendi et abutendi. Le droit de propriété de l’un ne peut être limité que par le droit de propriété de l’autre. Sauf le prélèvement de l’impôt, il n’y a point de part sociale dans la propriété individuelle ; si la charité est un devoir et un devoir impérieux, c’est un devoir purement moral.

Quand l’État a pris les mesures nécessaires pour défendre la liberté et la propriété de chacun contre les entreprises et les empiétements, il a accompli tout son devoir et épuisé tout son droit.

Toute intervention qui dépasserait cette limite serait à son tour, de la part de l’État, une entreprise et un empiétement sur la personne humaine.

Les socialistes exigent, au contraire, l’intervention de l’État dans les phénomènes de la vie économique ; c’est faute d’une législation sur la production et la distribution de la richesse que, malgré les conquêtes merveilleuses de la science, le bien-être de l’immense majorité des hommes n’a pas sensiblement augmenté ; bien plus, la transformation du monde par la science a rendu la misère des uns d’autant plus cruelle qu’elle se compare et se mesure à l’extraordinaire accroissement de la fortune des autres.

La thèse d’indifférence des économistes n’est, au fond, que la justification des excès de la force ; dans la libre lutte pour l’existence, le fort détruit le faible : c’est le spectacle que nous offre l’indifférente nature. Est-ce pour en rester là que les hommes sont en société ? Si la liberté humaine est un principe, le droit à l’existence en est un aussi, nécessairement antérieur à tout autre, et l’État doit le garantir avant tout autre.

Quant au droit de propriété, disent encore les socialistes, l’histoire nous le montre variable dans sa nature et dans ses limites ; il n’est le prolongement de la liberté que s’il est en réalité le fruit de la liberté, et presque toujours il est, au contraire, né de l’injustice, soit directement par la conquête violente, soit indirectement par l’action usuraire du capital. De nos jours, plus que jamais, le travail, manifestation de l’activité et de la liberté personnelles, est impuissant à fonder la propriété, qui devient le privilège de ceux qui détiennent le capital.

L’État, dont la raison d’être est d’établir la justice entre les hommes, a donc le droit et, par conséquent, le devoir d’intervenir pour établir l’équilibre. L’égoïsme humain ne pouvant être vaincu que par l’autorité, il imposera, au besoin par la force, la règle de justice et assurera ainsi à chacun sa part légitime dans le travail et dans les produits.

III


Telles sont les deux thèses dont les polémiques semblent, chaque jour, accuser davantage le caractère irréductible. Comment pourtant une harmonie semble-t-elle devenir possible entre ces « contradictoires » ? Comment la part de vérité scientifique et la part de vérité morale que contient chacune d’elles se dégagent-elles peu à peu et s’imposent-elles insensiblement à l’opinion, aux mœurs et aux lois ?

Vérité scientifique et vérité morale : c’est, en effet, avons-nous dit, par l’étroit accord de la méthode scientifique et de l’idée morale que le renouvellement des conceptions sociales se prépare et s’accomplira. Et cela, chose singulière, au moment même où certains écrivains proclament avec éclat le divorce définitif de la morale et de la science, et la banqueroute sociale de celle-ci.

La méthode scientifique pénètre aujourd’hui tous les ordres de connaissances. Les esprits les plus réfractaires viennent, tout en protestant, s’y soumettre peu à peu.

La vérité, dans le domaine sociologique, comme dans tous les autres, apparaît comme ne pouvant être obtenue que par la constatation impartiale des faits.

Les phénomènes économiques et sociaux obéissent, on le sait désormais, comme les phénomènes physiques, chimiques et biologiques, à des lois inéluctables. Les uns comme les autres sont soumis à des rapports de causalité nécessaires, que l’induction méthodique permet seule à la raison de connaître et de mesurer.

Les phénomènes sont ici plus complexes et l’observation en est plus difficile, l’expérimentation ne peut y être que rarement tentée ; mais la complexité des phénomènes et la difficulté de leur étude ne changent rien à la rigueur de leur enchaînement. On sent que toutes les théories subjectives et que toutes les généralisations du verbalisme philosophique sont impuissantes à les expliquer et à les régler.

Les lois sociales naturelles ne sont que la manifestation, à un degré plus élevé, des lois physiques, biologiques et psychiques suivant lesquelles se développent les êtres vivants et pensants.

Il n’est pas de pouvoir politique assez puissant pour décréter la bonne et la mauvaise fortune, parce qu’il n’en est pas qui puisse décréter la santé ou la maladie, l’intelligence ou la déraison, la paresse ou l’énergie, l’esprit d’ordre ou de prodigalité, la prévoyance ou l’insouciance, l’égoïsme ou le désintéressement.

Tout ce qui sera tenté en dehors des lois naturelles ou contre elles est donc vain et condamné d’avance au néant. Les systèmes des réformateurs reconstruisant le monde social à l’image de leur rêve, fût-ce d’un rêve de génie, ont tout juste autant de réalité et de chances de durée que le système de Ptolémée.

Mais il ne suffit pas qu’une science ait trouvé, pour être constituée, ses méthodes et ses voies. Son objet, son caractère, sa nature propre doivent être clairement connus et définis. Or, le problème des rapports de l’homme et de la société est d’une nature particulière. Ce n’est pas une simple curiosité intellectuelle, c’est une nécessité morale qui le pose devant nous ; ce n’est pas seulement une vérité de l’ordre intellectuel, c’est une vérité de l’ordre moral qu’il a pour objet de dégager.

Les découvertes des sciences physiques n’ont pas seulement été pour l*homme un simple spectacle, lui donnant du monde une vue plus vraie ; elles lui ont permis de transformer la face de ce monde et de faire des forces de la nature, figures jusque-là voilées, déesses mystérieuses et redoutées, des esclaves soumises à sa volonté.

Ce que la découverte des lois du monde physique a permis de faire pour la transformation de la vie matérielle, la découverte des lois du monde moral et social doit le permettre pour la transformation de la vie sociale elle-même.

L’homme n’est pas seulement une intelligence, qui par la science s’explique la nature ; il est en même temps une conscience.

Être de raison, il cherche le vrai ; être de conscience, il cherche le bien. Ce bien, il se sent obligé de le réaliser, et en lui-même — c’est la morale individuelle — et entre les autres êtres de raison et de conscience semblables à lui, — c’est la morale sociale.

Il ne peut pas rester indifférent devant le drame social, il y est non pas spectateur seulement, mais acteur ; complice ou victime, si le drame se termine dans les larmes, dans la violence et dans la haine ; héros, si le dénouement s’achève dans la paix, dans la justice et dans l’amour. Une force intérieure, qui est la loi même de son espèce et de son être, l’avertit à toute heure et le mêle à l’action.

Certes, pendant bien des siècles, il a cru que le drame s’achèverait ailleurs, hors de cette vie, dans un monde où toutes les plaies seraient guéries, toutes les misères soulagées, toutes les fautes punies, tous les mérites glorifiés. Et il s’est, pendant de longs jours, résigné à attendre cette aurore qui ne pourrait éclairer ses yeux que lorsqu’ils seraient définitivement fermés. Mais cette résignation a fait place à l’impatience et au doute. Si cette justice d’après la mort n’était qu’un mirage, semblable à tant d’autres rêves que la science a dissipés ?… Et la même impatience a gagné à la fois ceux qui souffrent et qui veulent obtenir, dès cette vie, leur part de bonheur, — et ceux qui pensent et qui cherchent, qui veulent voir se réaliser sous leurs yeux l’idéal vers lequel tendent leur raison et leur cœur.

C’est ainsi que, désormais, le problème est posé. La société ne peut rester indifférente au jeu fatal des phénomènes économiques. Certes, elle ne peut refaire le monde ; elle ne prétend point modifier, dans leur enchaînement, les causes et les effets, aussi nécessaires dans cet ordre que dans tout autre. Mais les forces psychiques, historiques, économiques, dont l’intelligence de l’homme a, par une attentive observation, découvert les ressorts, elle entend les asservir comme ont été asservies les autres forces naturelles, les mettre aux ordres de l’idée morale.

Et, pour formuler avec sûreté ce que cette idée morale signifie et exige, la science sociale va s’efforcer de résoudre, par la méthode commune à toutes les sciences, cette question des rapports de l’individu et de la société humaine. Elle laissera de côté les systèmes tout faits ; elle considérera comme des vues relatives et toujours révisables les combinaisons du droit, de l’histoire ou de la politique ; elle soumettra au criterium de la raison libre, aux vérifications de l’expérience, les institutions mêmes les plus anciennes et les plus vénérables ; elle cherchera, sous les formules, sous les entités traditionnelles, les seules réalités naturelles : réalités physiques, réalités intellectuelles, réalités morales, besoins, facultés, sentiment de l’être humain et de la race humaine ; elle ramènera tout, en un mot, à l’analyse de la personne humaine, être de passion, de raison et de conscience, non pas abstrait et créé d’un seul coup, mais né d’une suite d’ancêtres et soumis à leur hérédité, vivant dans un milieu avec lequel il est en relation de continuels échanges, enfin en évolution perpétuelle vers un type plus élevé de personnalité physique, intellectuelle et morale.

C’est ainsi que se détermineront les conditions objectives, réelles, du meilleur équilibre à établir entre chacune de ces personnes humaines et tous les êtres semblables ; c’est ainsi que sera assurée la pacifique et continuelle évolution de chacun et de tous vers l’entier développement du type humain et de la société humaine.

IV


Ainsi se trouvent réunies les deux conditions du problème.

La raison, guidée par la science, détermine les lois inévitables de l’action ; la volonté, entraînée par le sentiment moral, entreprend cette action.

Les socialistes — non pas ceux qui haïssent et qui prêchent la violence, mais ceux qui veulent la paix et qui aiment — ont raison de condamner l’indifférence et de poursuivre la guérison du mal ; les économistes ont raison de soumettre aux règles de la science des faits toute tentative de remède.

À l’histoire, à la psychologie, à la statistique, à la politique expérimentale, à l’économie politique et sociale, la raison demande les moyens ; la conscience marque le but et nous y pousse.

Le bien ne peut être réalisé que par le vrai, mais le vrai n’a de prix que pour la réalisation du bien. La réalisation du bien — c’est-à-dire la satisfaction du sentiment moral, — dans les conditions du vrai — c’est-à-dire avec l’approbation de la raison : — l’équation est ainsi définitivement posée.

La doctrine de la solidarité en donne-t-elle la solution ?



  1. Voir notamment Fouillée, la Propriété sociale et la démocratie ; Izoulet, la Cité moderne ; Funck-Brentano, l’Homme et sa destinée ; le journal la Démocratie rurale, etc.