CHAPITRE IV

UNE COLLABORATION EN ACTION


La collaboration est un genre de travail assez attaqué aujourd’hui ; je ne dirai qu’un mot pour la défendre. Supprimez un moment, par la pensée, la collaboration, de notre répertoire depuis soixante ans, du même coup vous voyez disparaître une grande partie du théâtre de Scribe, presque tout le théâtre de Bayard, de Mélesville, de Dumanoir, de Dennery ; tout le théâtre de Labiche ; tout le théâtre de Barrière ; tout le théâtre de Duvert et Lausanne ; tout le théâtre de Gondinet ; tout le théâtre de Meilhac et Halévy ; et enfin cinq de nos chefs-d’œuvre dans la comédie et dans le drame : dans la comédie le Gendre de M. Poirier, puis Mademoiselle de la Seiglière, et Mademoiselle de Belle-Isle qui, pour être signées d’un seul nom, n’en sont pas moins de deux auteurs ; dans le trame, la Tour de Nesle et Richard Darlington.

Personne n’admire et ne respecte plus que moi les ouvrages immortels sortis, armés de toutes pièces, d’un seul cerveau : Œdipe-roi, Macbeth, Polyeucte, Britannicus. Mais n’y a-t-il pas, même parmi les chefs-d’œuvre, des pièces de théâtre produites par l’association de deux génies ? Le Cid n’est-il pas de Corneille et de Guillen de Castro ? Iphigénie n’est-elle pas de Racine et d’Euripide ? Phèdre, de Racine, d’Euripide et de Sénèque ? Connaissez-vous beaucoup de collaborateurs plus affectifs que Plaute ne l’a été pour Molière, dans Amphitryon et dans l’Avare ? Le plus bel acte de la Psyché de Molière n’est-il pas l’œuvre de Corneille ? Il me semble qu’une forme d’art à qui l’on doit de telles œuvres, qui fait régner notre théâtre dans toute l’Europe, mérite autre chose que du dédain, sans oublier qu’une foule d’esprits brillants mais incomplets, qui, isolés, seraient peut-être restés stériles, se sont élevés au-dessus d’eux-mêmes par l’association et ont produit cette règle d’arithmétique assez nouvelle, à savoir, que un et un font trois.

Qu’on ne s’étonne pas de mon ardeur à défendre la collaboration, je lui ai dû trois amis : Goubaux, Scribe, Labiche, et si les pièces que j’ai faites seul : Médée, Par droit de conquête, Un jeune homme qui ne fait rien, n’ont pas moins bien réussi que les autres, c’est que je m’y suis souvenu de ce que j’avais appris dans la collaboration.

La collaboration a au moins ce privilège, d’exciter singulièrement la curiosité des gens du monde.

On m’a dit cent fois : « Mais enfin, comment cela se fait-il, une pièce à deux ? comment cela se compose-t-il ? comment cela s’écrit-il ? »

Je ne puis mieux répondre que par le court récit d’une collaboration en action.

J’étais marié depuis trois ans, et je rêvais toujours à la revanche de ma chute. Un matin à déjeuner, ma femme, me parlant de ses compagnes de pension, prononça le nom de Clélie. « Clélie ! m’écriai-je en riant. D’où lui vient ce nom ? Était-ce une jeune Romaine ? ― D’origine, non, mais de figure et de cœur. Belle, grande, brune, avec un profil de médaille antique, et de grands yeux, pleins à la fois de douceur et de vaillance ; Clélie joignait à ces qualités d’énergie, une certaine tournure d’esprit railleuse, qui se montra au vif dans une circonstance assez singulière. ― Contez-moi cela. lui dis-je. ― L’histoire vaut d’être contée. Mariée depuis quatre ans avec un créole passionnément épris d’elle, Clélie occupait une jolie maison de campagne, à Vineuil, près de Chantilly. Le vieux prince de Bourbon vivait encore, et ses brillantes chasses étaient une des gloires du pays. Un jour, le cerf ayant sauté par-dessus la haie du jardin de Clélie, la meute, les piqueurs, une partie de la chasse, sautèrent à leur tour et mirent en action la fable de La Fontaine. Le lendemain, Clélie, qui était seule chez elle à la campagne, écrivit au prince une lettre à la fois très mesurée et très ferme, se plaignant du désordre de la veille, et exprimant le désir formel qu’il ne se renouvelât pas. Huit jours après, nouvelle chasse et nouvelle invasion domiciliaire. Clélie était dans son petit salon, occupée d’un travail de broderie, quand on vint l’avertir que le cerf avait sauté dans le jardin, que les chiens l’y avaient suivi, et que piqueurs et chasseurs venaient à fond de train dans la direction de la haie. Elle se lève tranquillement, ordonne à ses gens de saisir deux des plus beaux chiens de la meute, et, suivie de son jardinier qui, sur son ordre, s’arme d’un fusil, elle arrive à la haie, ayant toujours sa broderie à la main. En même temps qu’elle, se présentent deux jeunes chasseurs à cheval… « Pardon, messieurs, leur dit-elle, en continuant à broder, mais vous ne passerez pas. » Stupéfaction, irritation moqueuse des deux jeunes gens qui poussent leurs chevaux en avant. « N’avancez pas, messieurs, ou mon jardinier tire immédiatement sur vous. C’est un cas d’effraction, ajouta-t-elle en riant. On se défend. Oh ! j’oubliais… Veuillez dire au prince, que j’ai fait prisonniers les deux plus beaux chiens de sa meute. Ce sont des otages. » Après un moment d’hésitation, les jeunes gens saluèrent et tournèrent bride. La chasse s’arrêta, le cerf s’échappa, et la négociation entamée pour la reddition des captifs, amena entre le prince et Clélie, un échange de lettres, de propositions qui se terminèrent, avec tous les honneurs de la guerre et toutes les grâces courtoises de l’ancienne société française, par l’entrée de la belle jeune Romaine, dans le salon du prince de Bourbon. »

Le récit de ma femme me monta si bien la tête, qu’à peine le déjeuner fini, je courus à ma table de travail, et, le soir, j’avais bâti là-dessus et presque écrit tout un premier acte. Goubaux étant venu nous demander à dîner, je lui lus mon travail de la journée. « Diable, s’écria-t-il, mais il y a là une pièce en cinq acte. Cette femme est un caractère, et sur un caractère on peut toujours construire un drame. ― Oui, lui dis-je en riant, il ne reste plus qu’à le trouver. ― Le moyen est bien simple : Chercher une situation pathéthique propre à faire valoir un tel personnage. Or, il n’y en a que deux. Faut-il la peindre aux prises avec une grande passion ou avec une grande douleur ? Faut-il la montrer victime ou coupable ? Si elle a un amant… ― Jamais ! jamais ! m’écriai-je. Jamais je ne consentirai à lui donner un amant. C’est la salir et la vulgariser. C’est retomber dans le vieux drame de la femme adultère. ― Soit, reprit Goubaux en riant ; mais alors, si elle n’a pas d’amant, il faut que son mari ait une maîtresse. L’intérêt sera de montrer un tel caractère en lutte avec le regret, le chagrin, l’irritation, la vengeance peut-être… que sais-je ? ― A la bonne heure ! lui dis-je, cela me va. « Goubaux alors, se retournant vers ma femme, reprit : « Dites-nous donc, chère madame, ce qu’était Clélie comme femme, ce qu’était son mari, ce qu’était son ménage. ― Oh ! le ménage le plus orageux du monde. Passionnément épris d’elle, son mari avait toutes les folies d’imagination, toutes les effervescences de caprices des créoles, de façon qu’il passait sa vie a faire des infidélités à sa femme et à lui en demander pardon, mais pardon à genoux, avec des larmes, des sanglots, des serments de ne plus recommencer, et des retours de passion conjugale d’autant plus ardents qu’ils étaient compliqués de remords, et de remords sincères. ― Et elle ? elle ? ― Oh ! elle… elle écoutait tout… elle subissait tout avec un mélange de dignité, de douleur profonde, de larmes contenues qui la faisait ressembler à une fille de Corneille. ― Eh bien, m’écriai-je en interrompant ma femme, voilà nos deux personnages posés. Il ne s’agit que de la faire assez souffrir, elle, pour l’arracher à son calme ; de lui faire pousser des cris de douleur, de mettre enfin en scène l’adultère du mari. Il faut prouver, par une vigoureuse action dramatique, que la faute du mari peut amener autant de catastrophes que la faute de la femme. ― Excellent sujet ! s’écria Goubaux. ― Alors, repris-je, commençons tout de suite, mon cher ami, et apprenez-moi mon métier en faisant cette pièce avec moi. »

Eh bien, voilà comment se compose en collaboration la première ébauche d’une pièce de théâtre, c’est une conversation à deux sur un sujet donné. L’un apporte l’idée ou le fait, l’autre le discute ; on cause, on cherche ; on se contredit ; on se complète : du choc des deux pensées naît la fusion, et de la fusion, le plan. Le plan achevé, il faut l’exécuter.

Il y a plusieurs manières d’exécuter une pièce de théâtre à deux. Tantôt, un des collaborateurs ébauche l’ouvrage entier, puis l’autre le reprend et l’achève. Tantôt on se partage les actes ; l’un écrit les deux premiers, l’autre les trois derniers, et on revoit le tout en commun.

Labiche et moi, nous écrivîmes la Cigale chez les fourmis, sans jamais travailler ensemble. Un jour, je le rencontre, sortant du Théâtre-Français, où il venait de lire une comédie en un acte, intitulée les Fourmis. Il était mécontent, un peu blessé. Le comité avait reçu sa pièce, mais froidement, et parce qu’elle était de lui. « Le comité est absurde me dit-il, la pièce est très amusante, et il y a un rôle superbe pour Provost. Je vous la donnerai à lire. » Il me la donne, je la lis, et deux jours après : « Mon cher ami, lui dis-je en riant, je vote avec le comité. Le premier tiers est charmant, mais le reste est à refaire. Il vous manque un rôle de jeune fille ; il vous manque un rôle de jeune homme. En face des fourmis économes, il vous faut un artiste en dépense, une cigale. ― Votre idée me semble excellente. Voulez-vous reprendre la pièce en sous-œuvre ? ― Je veux bien essayer du moins. Je pars demain pour Cannes. J’emporte votre manuscrit, et dans quinze jours, je vous rapporterai ce que j’aurai fait. » Au bout de quinze jours, je reviens, je lui montre la pièce, elle lui plait ; nous la lisons au comité, on la reçoit, on la joue : nous avons un réel succès, à l’occasion de quoi, je fis ce petit distique :

 
Entre Labiche et moi la partie est égale :
Il a fait les Fourmis et j’ai fait la Cigale.


Nous fîmes tout le contraire avec Goubaux, mais notre collaboration ne fut pas moins singulière. Les vacances du jour de l’an étant arrivées, Goubaux annonça tout haut dans sa pension qu’il partait pour un petit voyage. Or, ce voyage consista à transporter de la rue Blanche où était sa pension, à la rue Saint-Marc où je demeurais, son nécessaire, son bagage de toilette, et à s’installer chez moi, dans une petite chambre contiguë à mon salon. De mon côté, je déclarai tout haut aussi, que nous partions pour huit jours. Et une fois les fenêtres sur la cour fermées, nous voici cloîtrés tous les trois, Goubaux, moi et ma femme, et notre vie de cellule commence. A sept heures du matin, nous entrions tous deux dans mon cabinet, où nous trouvions le feu allumé, le thé servi, et la maîtresse de la maison, jouant pour nous le rôle de Lolotte dans Werther : elle faisait des tartines. Un quart d’heure de bons rires, d’amicale causerie, puis, nous nous mettions à la besogne. Assis à la même table, en face l’un de l’autre, nous avions l’air de deux écoliers qui composent. Cela nous charmait. Mais voici le côté singulier de notre collaboration : nous abordâmes tous deux, au même moment, le même acte. Partant du plan convenu, nous commençâmes tous deux par la première scène, et nous écrivîmes ainsi le premier acte, chacun de nous se chargeant d’apporter dans le dialogue, dans la peinture des caractères, ses qualités personnelles d’imagination ou de pensée. A midi, nous déjeunions tous les trois, je devrais dire tous les quatre, car ma fille, qui avait quelque chose comme deux ans, faisait alors son apparition, et ses yeux étonnés, ses bonnes joues roses, sa toilette, où triomphaient le goût et la coquetterie maternelle, sa gravité sur sa petite chaise haute, l’amusant de ses réponses (les enfants ont un tel imprévu d’idées, qu’ils ont tous l’air d’avoir de l’esprit) étaient un des plaisirs du déjeuner. Du reste, défense absolue de parler de notre travail. Ce qui n’empêchait pas ma femme de remarquer en riant, la mine soucieuse ou radieuse de chacun de nous, et d’en tirer des pronostics fâcheux ou favorables. Après le déjeuner, une heure de musique, qui nous servait de repos, de récompense et d’auxiliaire. Il y a un lien mystérieux entre les arts. Une mélodie vous dicte souvent un bon vers, et plus d’une fois, pendant ce travail, c’est Beethoven, c’est Weber, c’est Schubert qui m’ont aidé à me tirer d’affaire dans une scène difficile.

Au bout de dix jours, les vacances de Goubaux étant terminées, et nos deux premiers actes aussi, nous assemblâmes le comité de lecture. Ce comité se composait de ma femme : « Je prends l’emploi des Laforêt », dit-elle en s’installant dans son fauteuil avec sa tapisserie. Nous apportâmes chacun notre devoir, et elle ajouta gaiement : « Élève Goubaux, je vous écoute. »

La double lecture amena de nombreuses interruption. C’était moi qui m’écriais parfois en écoutant Goubaux : « Bravo ! c’est bien mieux que moi. ― N’influencez pas la justice, » disait ma femme. Et la justice, après m’avoir entendu à mon tour, étant questionnée sur sa préférence entre les deux actes, répondit : « Je crois bien que je les préfère tous les deux. Tous les deux m’ont amusée, mais pas aux mêmes endroits. Le début de la pièce m’a paru bien plus saisissant chez M. Goubaux, mais la fin de l’acte m’a plu davantage chez M. Ernest Legouvé. J’aime mieux le rôle de la femme dans l’un, et le rôle du père dans l’autre. Il me semble qu’en fondant ces deux versions en une seule, on ferait un mariage parfait… comme le nôtre. ― C’est du Salomon tout pur, s’écria Goubaux, et comme demain il faut que j’aille reprendre mon collier de commandement, c’est Legouvé qui fera le mariage. »

Ainsi fut fait. Nous employâmes notre hiver à achever la pièce, et au commencement du printemps nous allâmes la lire à Eugène Sue ; Eugène Sue s’installa à son chevalet pour nous entendre. Il prétendait ne jamais écouter si bien qu’en peignant.

L’effet fut à la fois excellent et désastreux. Succès complet pour les trois premiers actes : les deux derniers, détestables. Il ne s’agissait pas de corrections, d’améliorations, de coupures, tout était à jeter bas et à refaire. Notre découragement fut profond. Quatre mois s’écoulèrent en vaines recherches, et nous commencions à désespérer du succès, quand un secours inattendu, un auxiliaire providentiel vint nous tirer de peine. Quel était cet auxiliaire ? Un troisième collaborateur. Quel était ce troisième collaborateur ? Un personnage fort singulier, qui vient en aide même aux auteurs qui ne s’aident de personne, et dont, à ce titre, il est bon de parler un peu dans ce chapitre sur la collaboration. C’est le hasard.

Le hasard joue un grand rôle dans les conceptions théâtrales. Un mot qu’on entend, un livre qu’on lit, une personne qu’on rencontre, vous suggèrent tout à coup l’idée vainement cherchée.

En 1849, E. Augier faisait répéter Gabrielle au Théâtre-Français. Arrive le cinquième acte, une difficulté surgit. La pièce ne marche plus. Auteur et acteurs sentaient le besoin d’un coup vigoureux, imprévu pour remplir ce cinquième acte. E. Augier cherchait et ne trouvait pas. Un matin, de très bonne heure, il se promenait en rêvant le long du quai des Saints-Pères, quand, arrivé au pont des Arts, il voit, marchant devant lui, le visage tourné vers l’Institut, un homme d’une quarantaine d’années, avec sa petite fille, l’heure matinale rendait le pont presque désert : l’enfant se sentant comme seule, allait en avant de quelques pas, puis elle revenait en courant vers son père, se jetait dans ses bras et le père l’enlevait jusqu’à ses lèvres pour l’embrasser, tandis que l’enfant se mettait à rire aux éclats, en l’embrassant aussi. Le tableau était charmant. « Bravo ! » dit Augier, qui les suivait. Or, qui était ce monsieur ? L’interprète de Gabrielle, M. Regnier, et sa fille. « Êtes-vous père, monsieur l’ambassadeur ? répondit gaiement l’artiste. ― Non, dit le poète, mais j’ai des enfants, ceux de mes sœurs. » Les deux amis se séparent. E. Augier s’en va tout songeur. Ce jeu, ces deux visages, ces regards, ces rires, ces baisers, tout cela avait évoqué devant lui, tout à coup, une si vive image de la tendresse paternelle, que son cinquième acte lui apparut sous un jour nouveau ; il voit, il sent grandir la figure du père dans son dénouement, et il écrit cette scène, une des plus éloquentes du théâtre moderne, qui débute par ces délicieux vers :

 
Nous n’existons vraiment que par ces petits êtres
Qui dans tout notre cœur s’établissent en maîtres,
Qui prennent notre vie et ne s’en doutent pas,
Et n’ont qu’à vivre heureux pour n’être point ingrats.


Certes, il faut être Augier pour tirer de tels vers d’une telle rencontre : bien des auteurs dramatiques auraient eu beau passer à cet endroit-là, ce matin-là, ils n’en auraient pas rapporté un cinquième acte ; mais enfin, pour E. Augier, le pont des Arts a été vraiment le chemin de l’Institut.

Eh bien, ce fut aussi un hasard, une lettre retrouvée inopinément, une histoire où j’avais été mêlé, qui se réveillant soudainement dans ma mémoire, m’inspirèrent… Mais cette histoire est trop saisissante et a trop compté dans ma vie, pour que je ne lui consacre pas un chapitre à part dans mes souvenirs.