CHAPITRE V

UNE HISTOIRE VRAIE


J’étais à Rome en 1832. J’avais vingt-cinq ans. J’y fis rencontre d’un Français, un peu plus âgé que moi, mais qui me plut par son énergie et son originalité. Grand, vigoureux, sanguin, la barbe noire, et les yeux d’un bleu très clair, ce qui donne toujours un aspect étrange, M. Auguste Leroux allait chasser dans les environs de Rome avec Horace Vernet, faisait des armes avec Constantin, le célèbre peintre sur porcelaine, peignait lui-même agréablement, rapportait de ses expéditions de chasseur autant de jolies aquarelles que de gibier, dépensait l’argent en grand seigneur et… s’ennuyait mortellement. Il avait un fonds de spleen naturel, héréditaire, et bien justifié par un événement terrible qui lui était arrivé dans sa jeunesse. Son père, déjeunant un matin à la campagne avec lui et sa sœur, se leva silencieusement, et, au bout de quelques instants, les deux enfants entendirent un coup de feu ; ils se précipitent au dehors et trouvent, à vingt pas de la porte, leur père mort. Il venait de se faire sauter la cervelle. Cette catastrophe jeta un voile funèbre sur l’imagination du jeune homme. Il me disait souvent : « Je finirai comme mon père ».

Revenus lui et moi d’Italie, nos relations continuèrent, et se changèrent en amitié. Il me présenta à sa sœur, qu’il adorait et dont il idolâtrait les enfants. La mort tragique de leur père les avait encore rapprochés. Ils s’étaient serrés l’un contre l’autre par épouvante comme par affection. Il tint aussi à me mettre en relations avec son plus cher, ou, pour mieux dire, son unique ami, M. G. Delacour. M. G. Delacour, après plusieurs années passées au service, ayant hérité d’une fortune considérable, s’était retiré avec le grade de lieutenant-colonel et avait épousé, vers quarante-cinq ans, une jeune fille pauvre et merveilleusement jolie. Je n’ai jamais vu contraste plus frappant qu’entre ce mari et cette femme. Simple, grave, un peu austère, le cœur plein d’une de ces bontés profondes qui semblent avoir peur des paroles et ne s’expriment que par des actes, M. G. Delacour me rappelait certaines figures militaires de la République. Quant à elle, c’était un Watteau. Petite, mignonne, potelée, des roses plein les joues, des éclairs plein les yeux, des dents qui semblaient rire à force d’être blanches, de petites fossettes mobiles, frémissantes aux deux coins de la bouche, et un cou ! une gorge ! des bras !… Enfin, un mélange charmant de petite fée, de petite poupée et de parisienne.

Ce qui devait arriver, arriva. Elle trompa son mari. Il le découvrit et vint demander conseil à son ami. « Vous n’avez qu’une chose à faire, lui répondit M. Leroux, tuer l’amant et chasser la femme. ― L’amant est parti. ― La femme reste, chassez-la. » Mais M. Delacour était amoureux comme un fou ; la femme pleurait, priait, se repentait ; le mari inclinait à la clémence. Seul, M. Leroux était inflexible. « Si vous lui pardonnez aujourd’hui, elle recommencera demain. Moi, je la chasserais. » A deux ou trois jours de là, sortant du cabinet de son ami, il trouva dans la première pièce la jeune femme qui l’attendait. « Je désirerais vous parler, monsieur, lui dit-elle. ― Je suis à vos ordres, madame. » Ils entrent dans un petit salon. A peine la porte fermée, elle va droit à lui, et lui dit : « Pourquoi vous acharnez-vous après moi, monsieur ? que vous ai-je fait ? ― Ce que vous m’avez fait ?… reprit-il, tout tremblant de colère… Vous m’avez fait le mal que vous lui avez fait à lui. Pourquoi je m’acharne contre vous ? Parce que je vous hais et que je vous méprise comme la plus misérable des créatures, parce que, pour avoir trompé un homme qui vous a prise dans la pauvreté, presque dans la misère, et qui vous a aimée à la fois comme un frère, comme un père et comme un amant, qui est un des plus grands cœurs que je connaisse, qui a toutes les délicatesses d’une femme et toutes les énergies d’un homme, pour avoir eu le courage de donner un coup de poignard à un si bon être, il faut n’avoir ni cœur ni entrailles… C’est par pitié pour lui, c’est par tendresse pour lui et par horreur pour vous, que je vous poursuis. Adieu, madame. » Et il partit.

Restée seule, écrasée sous cet anathème, elle sentit tout à coup éclater dans son âme une de ces révolutions subites, terribles, qui rappellent la fatalité antique. Elle se leva, fit quelques pas en chancelant dans la chambre, et elle tomba sur un siège, en se disant : « Oh ! mon Dieu ! je l’aime ! » Elle l’aimait en effet. Elle l’aimait de la haïr, de la mépriser, de le lui avoir dit. Cette indignation contre son ingratitude le lui avait montré comme un être d’une espèce supérieure ; et elle ne rêva plus que l’occasion de lui tout avouer, et de se jeter à ses pieds, en lui disant : « Frappez, frappez ! J’adore la main qui me frappe. » Quelques jours s’écoulèrent sans qu’elle pût réaliser son projet. Enfin un matin, que M. Leroux était venu pour voir son ami, elle se présenta subitement à lui, et sans préparation, sans hésitation, avec un effrayant mélange de sanglots, de passion éperdue, d’horreur pour elle-même et d’adoration pour lui, cette petite créature, que Fragonard eût choisie comme modèle, trouva pour lui exprimer son amour, de tels accents que Alfred de Musset n’en a pas rencontré de plus pathétiques.

En sortant de chez elle, il vint chez moi. J’étais sorti. Ile me donna rendez-vous pour le lendemain. En le voyant entrer, il me parut si pâle, si défait, que je lui en demandai la cause. Il me raconta tout. son récit me frappa de terreur. J’entrevis pour lui un tel avenir de douleur, que je lui criai : « Sauvez-vous !… En Amérique, en Afrique, le plus loin que vous pourrez. Mais sauvez-vous, ou vous êtes perdu. Le feu vous gagne. Vous vous croyez seulement désarmé, touché, compatissant, vous êtes amoureux. ― Moi ! s’écria-t-il en bondissant tout éperdu, moi ! Mais ce serait abominable. Après ce que j’ai dit, après ce que j’ai fait… après ce que je sens là d’affection pour lui. Non, non ! c’est impossible, ce serait un crime ! ― Rien de plus vrai, repris-je. Et c’est précisément pour cela que vous êtes frappé au cœur. Si vous croyez que la nature humaine soit toujours belle !… Demandez aux confesseurs. Vous êtes amoureux comme elle, autant qu’elle, plus qu’elle peut-être… Sauvez-vous ! »

Nous étions au commencement de juin. Je partis le lendemain pour Dieppe avec ma famille, et j’étais resté plus d’une semaine sans nouvelles. Lorsque, en revenant du bain, je le trouvai qui m’attendait. « Vous ! m’écriai-je, effrayé de voir à quel point une seule semaine avait ravagé, bouleversé cette figure. Qu’y a-t-il ? ― Vous m’avez dit de me sauver, répondit-il d’une voix altérée, eh bien, je me sauve près de vous ; donnez-moi asile. Votre femme, votre enfant, votre bonheur, me calmeront, me conseilleront. Dieu merci, je n’ai encore rien à me reprocher. Je ne lui ai pas dit un mot, je viens chercher près de vous la force de me taire toujours. »

Il resta quinze jours avez nous. Je n’oublierai jamais nos promenades dans la forêt d’Arques. Nous montions à cheval tous trois, lui, ma femme et moi, après le déjeuner, et nous chevauchions deux ou trois heures en pleine solitude, à travers les beaux hêtres gigantesques, le long de la crête qui domine la rustique vallée au fond de laquelle coule la Sorgues. La tête penchée sur le cou de son cheval, il ne disait pas un mot. Son silence était si morne, qu’il était contagieux ; il pesait sur nous. Nous pouvions à peine échanger nous-mêmes quelques paroles, tant nous étions saisis par cette sombre image du désespoir et par l’attente de quelque tragique et mystérieuse catastrophe.

Une lettre qu’il reçut pendant son séjour le troubla beaucoup. Sa sœur habitait le rez-de-chaussée avec jardin, d’un petit hôtel, dans le quartier du Temple. Un jour, elle écrivit à son frère qu’une jeune dame charmante s’était présentée comme locataire du premier, qu’à ce propos elle était entrée en relations avec elle et les enfants, qu’elle les avait comblés tous deux de caresses, qu’elle les embrassait avec grand attendrissement ; « elle leur a même, ajoutait-elle, apporté de légers cadeaux, offerts avec tant de délicatesse, qu’il a été impossible de les refuser, tant son émotion ressemblait à un souvenir. » C’était la malheureuse femme qui, affolée de douleur par le départ de celui qu’elle aimait, s’était mise à roder autour de cet hôtel pour voir entrer et sortir les deux petits enfants, pour se rapprocher d’eux, se faire un peu aimer d’eux, dans l’espoir qu’il l’apprendrait par sa sœur, et qu’il en serait touché.

Nous quittâmes Dieppe ensemble : lui, pour revenir à Paris ; nous, pour retourner dans notre petite maison de campagne. Un mois après, j’appris de sa bouche tout ce que je prévoyais. Ils s’étaient revus, ils s’étaient aimés ; le mari l’avait su, et, à la suite d’une scène d’explications, M. Leroux s’était mis à sa disposition pour un duel à mort. ― « Je ne me battrai pas, monsieur, avait répondu froidement le mari ; cela vous ferait trop de plaisir. Vingt ans consacrés au service de mon pays me donnent le droit de choisir ma vengeance : je vous livre l’un à l’autre. »

Le châtiment ne se fit pas attendre. Leroux, voulant, à tout prix, rendre à cette jeune femme la vie de luxe à laquelle elle était habituée, se jeta dans les spéculations, et y compromit gravement sa fortune. Ils se retirèrent tout deux dans cette maison de campagne, près de Compiègne, où son père à lui s’était tué. Je restai deux mois sans recevoir une seule ligne de lui.

Inquiet de ce silence, je lui écrivis une lettre où je lui parlais d’une comédie en trois actes que je préparais pour l’hiver. Voici sa réponse textuelle : « Ah ! monsieur le mystérieux, vous achevez une pièce dont vous ne m’aviez pas parlé. Pour vous punir, j’aurais été avec un sifflet à la première représentation, mais je ne pourrai pas y assister. Je me tue demain avec mon bourreau ! Si vous me voyiez, vous ne me reconnaîtriez pas ; j’ai les cheveux tout blancs. J’ai amassé, sous un assez bon prétexte, dans un petit pavillon, situé au fond de mon jardin, une trentaine de fagots et quelques bouteilles d’huile de térébenthine. Demain, à onze heures du soir, nous y entrerons, elle et moi, résolus et d’accord. J’arroserai ces fagots avec la térébenthine, j’y mettrai le feu, puis je la tuerai d’un coup de pistolet, et je me tuerai après. Adieu ! Soyez heureux dans ce monde. Je vais voir s’il y en a un autre. »

Que s’était-il donc passé ? Quelles phases effroyables avaient traversé cette tragique passion ? Pourquoi ses cheveux avaient-ils blanchi ? Pourquoi l’appelait-il son bourreau ? Éperdu, je courus à Compiègne ; tout était fini. Je recueillis de la bouche des domestiques et des voisins, quelques détails sur leurs dernières journées, que je ne puis transcrire à plus de cinquante ans de distance sans que la plume me tremble dans la main.

M. Leroux avait résolu d’en finir par le suicide. Pour assurer l’exécution de ce projet, il la pria d’aller à Paris faire quelques emplettes. Elle le devina, et lui déclara qu’elle ne le quitterait plus désormais d’une seconde, voulant mourir s’il mourait.

Il était grand marcheur étant grand chasseur, et elle, elle était délicate, mignonne, et, comme beaucoup de Parisiennes, incapable de fournir à une promenade de deux heures. Un matin, au lever du jour, la croyant endormie, il partit pour la forêt, avec son fusil chargé de deux balles : cinq minutes après, il la trouva au détour d’une allée, l’attendant. Saisi d’une sorte de frénésie, il prit son pas de chasse et s’élança, à travers bois : elle le suivit haletante, suffoquée, les pieds déchirés, mais marchant toujours, toujours sur ses pas, et leur course dura près d’une heure, au bout de laquelle elle tomba en s’attachant à lui, et lui déclarant qu’elle ne le quitterait pas, et qu’il faudrait qu’il la tuât pour pouvoir se tuer. Ce jour-là fut conçu leur projet. Leurs dernières heures furent sinistres. Ils se mirent à table pour déjeuner à midi, et restèrent tous deux, en face l’un de l’autre, silencieux et mornes ; quand les domestiques vinrent pour servir le dîner, ils trouvèrent le déjeuner intact. A neuf heures, il dit, lui, à ses gens qu’ils pouvaient aller se coucher, et leur long tête-à-tête recommença. Une seule bougie les éclairait. A onze heures, le domestique entendit, de sa chambre, du bruit dans la salle à manger. Il se leva, ouvrit sa fenêtre et regarda en bas. Il vit s’ouvrir la porte-croisée qui donnait sur le jardin, puis tous deux enjambèrent l’appui de cette croisée, allèrent droit à la niche d’un gros chien de garde, le détachèrent et prirent sa chaîne. Ensuite il retira, lui, la grosse clef de la porte d’entrée et la jeta par-dessus le mur. Cela fait, ils remontèrent ensemble une longue allée de tilleuls qui conduisait à un petit pavillon. Le domestique les voyait par intervalles, à travers les branches, passer, éclairés par la lune, semblables à deux spectres ou plutôt à deux forçats, car la chaîne du chien attachait le poignet droit de l’un au poignet gauche de l’autre. Puis ils disparurent dans le parc, et le domestique, n’entendant plus rien, se recoucha et se rendormit. Une heure après, les aboiements du chien et le bruit de la chute des poutres, des pétillements de la flamme, l’éveillèrent en sursaut. Le pavillon brûlait. Il y courut ; les voisins escaladèrent les murailles et arrivèrent à leur tour ; il était trop tard, le pavillon n’était plus qu’un monceau de débris enflammés. On retrouva parmi les cendres, un bout d’épaule de la jeune femme et un poignet entouré de la chaîne de fer. Tout le reste, tout ce qui avait été ces deux êtres, si dignes de pitié malgré leur faute, avait disparu dans l’incendie, et avec eux l’explication de cette énigmatique et funèbre phrase : « Demain, je me tue avec mon bourreau. »

Nous voilà bien loin, ce semble, de notre pauvre pièce de théâtre. Non ! nous y sommes.

C’était à la lecture de la lettre de Leroux, retrouvée par hasard, que toute cette tragique histoire m’était remontée au cœur. Elle me poursuivit la journée entière. Vers le soir, par un de ces phénomènes d’imagination habituels aux écrivains de théâtre, ce drame réel se mêla peu à peu dans mon esprit au drame fictif dont je poursuivais le dénouement. Un des trois personnages se détacha des deux autres pour entrer dans le groupe de mes acteurs. Ce personnage fut le colonel. Sa réponse : Non, monsieur, je ne me battrai pas, me frappa tout à coup comme le résumé d’un caractère, comme le germe d’un rôle, comme le point de départ d’une situation nouvelle, propre à fournir deux actes. Tout plein de mon idée, je courus chez Goubaux. Il était absent, il montait sa garde au ministère des finances. J’y vais, je le trouve faisant sa faction. Je lui conte ma trouvaille : « Admirable ! me dit-il. ― Eh bien, travaillons, tout de suite, repris-je. ― Je ne peux pas : il faut que j’écarte les chiens et que je réponde aux gens qui se présentent. ― Qu’est-ce que ça fait ? ça ne sera que plus amusant. » Et nous voilà tous les deux, lui son fusil sur l’épaule, moi marchant à côté de lui sur le trottoir, et ébauchant le plan de notre acte, le tout entremêlé des : on ne passe pas, du factionnaire.

La faction finie, le plan était fort avancé. Deux mois après, la pièce était faite ; et, quelques semaines plus tard, nous la lisions au comité du Théâtre-Français. Elle fut reçue avec acclamation. Mlle Mars en accepta le principal rôle, et le 6 juin 1838, je pus lire sur l’affiche : « Ce soir, première représentation, Louise de Lignerolles, drame en cinq actes et en prose. » Mon cœur battit bien fort en lisant ce titre sur les murailles, pas tant, cependant, qu’en lisant celui du Soleil couchant. Les pronostics étaient meilleurs. J’en avais recueilli deux très précieux, la veille, à la répétition générale.

Le premier, de la bouche de Casimir Delavigne ; il dit, en sortant : « C’est brutal, mais c’est saisissant. Cela réussira. » Mon second prophète fut un vieil acteur qui jouait les troisièmes comiques et s’appelait Faure. Ce Faure avait, dans sa jeunesse, fait un grand acte de courage. A Nantes, en 1794, au moment des noyades, ayant trouvé le buste de Carrier dans une salle de l’hôtel de ville, il le saisit et le brisa sur le pavé, en s’écriant : « Il faudrait en faire autant à ce misérable ! » On l’engagea à partir au plus vite, et il vint prendre sa très modeste place à la Comédie-Française. C’est là, qu’après la répétition générale de notre drame, il me dit : « Monsieur, vous pouvez dormir tranquille. Le succès est sûr. Tous les jupons viendront à cette pièce-là, et quand les jupons vont quelque part, les culottes suivent toujours. »

Ces deux prédictions se réalisèrent. Le 6 juin, à minuit, le nom de Goubaux et le mien, jetés au public par Firmin, furent salués d’unanimes applaudissements. J’avais pris ma revanche. J’étais auteur dramatique.