CHAPITRE III

PROSPER GOUBAUX


On a déjà vu Goubaux à l’œuvre dans les coulisses du Vaudeville, et on a pu le juger. Un auteur dramatique qui, le jour d’une chute, plaint ses interprètes au lieu de se plaindre d’eux, les console au lieu de les accuser, et leur demande pardon de leur avoir donné un mauvais rôle, n’est-ce pas déjà un portrait ? Non, ce n’est qu’un profil, car Goubaux eut deux professions, deux professions si opposées qu’elles semblent s’exclure, et il se montra aussi éminent dans toutes deux que s’il n’en eût exercé qu’une seule. Il fut auteur dramatique et instituteur. Comme auteur dramatique, il appartient à la race d’élite des créateurs. Comme instituteur, il a sa place parmi les bienfaiteurs publics ; la France lui doit une forme nouvelle d’éducation. Or, de cette double existence si féconde, que reste-t-il ? Pas même un nom. A peine un souvenir. Ses drames sont signés d’un pseudonyme où ne figure que la dernière syllabe de son nom (Dinaux). Son œuvre d’éducation porte un autre nom que le sien. Il aurait dû être deux fois célèbre : il est inconnu.

C’est cet inconnu que je voudrais faire connaître. C’est cette riche et puissante nature, en lutte cinquante ans avec la mauvaise fortune, que je voudrais peindre. Peu d’hommes, en effet, ont été plus doués par la nature et plus maltraités par le sort. L’une lui prodigua tout, l’autre lui disputa tout. Les épreuves cruelles, les obstacles invincibles se dressèrent devant lui à chacun de ses pas. Eh bien, le croirait-on, quand je cherche le trait caractéristique de cet homme qui a tant travaillé et tant souffert, je ne le trouve que dans ce vers de La Fontaine :


Et le don d’agréer infus avec la vie.


Certes cependant, ses qualités viriles valaient ses qualités charmantes. Il avait, outre la grâce innée, l’énergie, la persévérance, la foi indomptable ; mais chez lui le charme dominait tout, enveloppait tout, se mêlait à tout et le tirait de tout. D’où venait ce charme ? De sa figure ? Non. De sa tournure ? Non. Un nez plutôt gros, une bouche plutôt grande, des yeux plutôt petits, des joues pleines et roses comme des joues d’enfant ; une belle taille, mais un peu massive dans sa prestance ; un front chauve dès la jeunesse, et où la chevelure n’était représentée que par une petite bande de cheveux châtains et soyeux courant au bas de la nuque d’une oreille à l’autre ; mais de ce front, de ce regard, de cette attitude jaillissait un tel flot de bonté, de gaieté, de cordialité, de sincérité, de sympathie, qu’on ne pouvait voir cette bonne figure sans avoir l’envie de l’embrasser.

Voici l’homme, voici sa vie.


I modifier

Certains écrivains valent moins que ce qu’ils produisent. Comment, dira-t-on, les fruits d’un arbre peuvent-ils être meilleurs que l’arbre lui-même ? Je ne sais, mais cela est, sinon pour les arbres, du moins pour quelques écrivains. Des circonstances favorables, le choix, quelquefois dû au hasard, d’un heureux sujet de travail, une bonne position dans le monde, une certaine force de caractère qui concentre toutes les facultés sur un point, ou même une certaine étroitesse d’intelligence qui les enferme dans un ordre d’idées restreint, tout cela fait que quelques hommes placent leur esprit à cent pour cent. Ils mettent dans leurs livres tout ce qu’ils ont de bon, ils n’y mettent pas ce qu’ils ont d’inférieur ; l’heureuse chance fait le reste, et l’on est tout surpris parfois de rencontrer des gens presque célèbres qui sont des gens presque médiocres.

Tout autre est une classe d’esprits qui, semblables à certains soleils dont le disque se lève sans couronne de rayons, ont, eux aussi, plus de foyer que de rayonnement.

On ne les connaît pas tout entiers quand on ne les connaît que par leurs ouvrages, car le vrai livre où il faut les lire, c’est leur esprit même, c’est leur cœur, c’est leur entretien, c’est leur vie. Que leur a-t-il donc manqué pour donner au monde leur entière mesure ? Quel défaut ont-ils eu ? Quel défaut ? Une ou deux qualités de trop, peut-être. Dieu les avait doués trop libéralement ; ils aimaient trop de choses ; ils étaient propres à trop de choses. Leurs aptitudes presque universelles les entraînaient sans cesse en des travaux différents, où le public perdait haleine à les suivre ; parfois aussi a pesé sur eux la sombre devise de Bernard Palissy : Pauvreté empêche les bons esprits de parvenir.

Tel fut Goubaux.

Rien de plus humble que son origine. Sa mère tenait une boutique de mercerie dans la rue du Rempart, détruite aujourd’hui et voisine alors du Théâtre-Français. Son enfance fut plus qu’éprouvée, elle fut malheureuse ; un beau-père dur et même cruel fit de l’autorité paternelle une tyrannie, presque une torture. L’enfant en souffrit, mais, chose rare, son âme ne s’y altéra point. Il fut maltraité pendant six ans sans devenir méchant ; il fléchit pendant six ans sans devenir faible ; il trembla pendant six ans sans devenir craintif.

Sa première conquête intellectuelle fut un tour de force. Il avait déjà neuf ans, je crois, et il savait à peine ses lettres ; il ne voulait pas apprendre à lire. Sa mère employa un moyen fort ingénieux pour l’y forcer. Elle prit un volume de contes et commença à lui en lire un ; le début enchanta l’ardente imagination de l’enfant, mais tout à coup, au milieu de l’histoire, quand la mère tint bien devant elle, attentif et les yeux fixes, son petit auditeur, qui l’écoutait en futur auteur dramatique, elle ferma le livre et lui dit : « Lorsque tu voudras savoir le reste, tu le liras toi-même. » Onze jours après, il le lisait.

Entré au collège gratuitement, il fit des études si brillantes que, dans sa classe de rhétorique, il obtint un honneur, partagé à peu près vers le même temps par deux hommes devenus illustres, M. Cousin et M. Villemain ; en l’absence du professeur, Goubaux occupa quelquefois sa chaire et devint le maître de ses condisciples. Dès ce moment, se remarqua en lui une double qualité très rare : il était également propre à apprendre et à enseigner ; cette universelle faculté de compréhension, cette merveilleuse lucidité d’intelligence qui lui rendait facile l’étude des langues comme celle des sciences exactes, la connaissance de l’histoire comme celle de la musique, il les portait dans l’enseignement. Né maître, pour ainsi dire, il l’était si naturellement, avec si peu d’effort, avec une parole coulant si bien de source, que sa facilité gagnait ses élèves ; il n’y avait pas moyen de comprendre avec peine ce qu’il avait si peu de peine à expliquer. La clarté de l’esprit avait chez lui le caractère qui semble réservé à la bonté seule : elle était contagieuse. Puis il aimait tant tout ce qui s’apprend ! Il aimait tant tous ceux auxquels il apprenait quelque chose ! Qui aurait pu lui résister ? On devient forcément un bon élève quand on trouve le cœur d’un ami sur les lèvres d’un maître.

Bien lui prit, du reste, d’avoir bon nombre de leçons, car, à dix-neuf ans il était marié, et à vingt ans il était père ; aussi m’a-t-il souvent conté que, pour augmenter son petit budget, il allait, plusieurs fois par mois, mettre en ordre les comptes d’un bureau de loterie, et qu’il en revenait à deux heures du matin, chantant et frappant de sa canne sur les bornes avec des airs de conquérant ; on lui avait donné quarante sous et le souper.

Quelques années après, cependant, cette intelligence, qu’on ne surfait pas en l’appelant merveilleuse, lui valut une proposition presque égale à une fortune. Un homme habile vint le trouver et lui dit : « Monsieur, vous avez beaucoup de savoir, et moi je n’en ai pas du tout ; mais vous n’avez pas du tout d’argent, et moi j’en ai. Si nous faisions du Florian en prose ? Si nous réalisions la fable de l’Aveugle et du Paralytique ? Associons-nous pour fonder un pensionnat. Chacun apportera son capital ; vous, votre intelligence, moi mes écus, et nous partagerons les bénéfices. » Jugez s’il accepta. La pension Saint-Victor fut fondée, et voilà le jeune professeur, chef d’un grand établissement. Cependant l’achat du matériel et du pensionnat avait coûté fort cher ; il fallut appeler un autre associé, et l’on souscrivit, pour dernier payement, un billet de 45,000 francs, payable à six mois d’échéance. Deux noms furent inscrits sur le billet, quoiqu’une seule personne dût le payer, bien entendu, et Goubaux rit beaucoup en donnant sa signature ; il lui semblait plaisant que son nom fût censé valoir 45,000 francs ; cela lui donnait un air de raison sociale qui flattait beaucoup son amour-propre. Au bout de six mois, la veille de l’échéance, l’autre signataire disparaît, et le pauvre jeune homme reste sous le coup de cette dette énorme, sans un sou pour l’acquitter. Quel fut son désespoir, on le devine. Et cependant lui-même ne comprit pas d’abord toute l’étendue de son malheur, car ces 45,000 francs furent le fléau de toute sa vie. Qu’est-ce donc, après tout, dira-t-on, qu’une dette de 45,000 ? Ce que c’est ? C’est un fardeau de 200, de 300, de 400,000 francs peut-être, car c’est le pacte avec l’usure ; j’ai connu Goubaux empruntant à 18 pour 100. Ce sont des journées, et des prodiges d’intelligence employés à renouveler un billet ; c’est un esprit supérieur et destiné aux belles choses, s’épuisant à conjurer un papier timbré, à éviter une menace brutale, à substituer un créancier à un autre ; c’est la terreur éternelle et croissante de chaque fin de mois ; c’est la nécessité de manquer vingt fois à sa promesse ; ce sont les reproches essuyés, les insomnies, les moyens désespérés ; c’est enfin le pire, le plus affreux des esclavages, l’esclavage de la dette. Certes, Goubaux aurait pu, comme tant d’autres et plus honnêtement que beaucoup d’autres, car il était puni sans avoir été coupable, déposer son bilan. Mais il avait vingt-cinq ans, il avait tout le chevaleresque de l’honneur, il se sentait plein de force, d’intelligence ; et puis enfin il avait signé. Il jura donc de payer, et il paya ; mais il employa quarante-quatre ans à payer ces 45,000 francs, et, quand il mourut, il était à peine libéré de la veille.

La première crise de cette longue lutte fut terrible. Un jour il se crut perdu ; il avait à payer pour le lendemain une somme de 12,000 francs, et il n’en avait pas le premier louis. Ce mot terrible et qui lui déchirait les lèvres et le cœur, il fallait le prononcer, il fallait faire faillite. Retiré avec quelques parents dans une chambre au cinquième étage, il ne voyait autour de lui que larmes et désespoir… Lui seul ne désespérait pas, il cherchait toujours. A ce moment, une voiture, passant dans la rue, ébranle les vitres de la pauvre chambre. « Oh ! ces hommes à équipage ! ces riches égoïstes ! s’écrie un des assistants, penser que pour celui qui passe là en ce moment, dans cette splendide voiture, ces 12,000 francs ne seraient rien, et que si on les lui demandait, à lui ou à ses pareils, pas un d’eux ne nous prêterait 500 francs. » Goubaux, à cette parole, relève la tête. On accusait les hommes, cela lui semble une injustice. Il répond : « Pourquoi vous en prendre à ce riche qui passe et que vous ne connaissez pas ? Qui vous dit que, s’il savait mon malheur, il ne me viendrait pas en aide ? ― Voilà bien ton insupportable optimisme. ― Cet optimisme n’est que de l’équité. ― De l’équité ? Tu as demandé appui à vingt personnes, elles t’ont toutes refusé. ― Elles ne pouvaient rien. ― Celui qui passait dans cette voiture pourrait quelque chose, lui ; va donc frapper à sa porte. ― Eh bien, s’écrie Goubaux, j’irai, sinon à lui, du moins à quelqu’un qui est riche comme lui, que je ne connais pas plus que lui et qui ne me refusera pas. ― Tu es fou. ― C’est ce que nous allons voir. » Il part, court chez lui, prend une plume et écrit. A qui ? A M. Laffitte, qu’il n’avait jamais vu ; il lui raconte en quelques lignes très simples… Mais laissons-le parler lui-même :


« Monsieur,

J’ai vingt-cinq ans, trois enfants, de l’honneur, peut-être quelque talent, on me l’a dit. On a spéculé sur un nom sans tache pour élever un établissement. Douze mille francs de dette pèsent sur moi ; dans trois jours le déshonneur m’attend.

Quand les hommes vous repoussent, on s’adresse à la Providence. J’ai recours à vous. M. Delanneau, qui me traite en fils adoptif, vous dira qu’un bienfait sollicité avec tant de franchise peut être accordé avec confiance. C’est l’honneur pauvre qui s’adresse à l’honneur riche.

Mon sort est entre vos mains ; j’attends votre réponse dans votre antichambre.

Ma famille attend plus loin. Ai-je trop présumé ?

J’ai l’honneur d’être, etc.


M. Laffitte le fait entrer, l’examine un moment. La lettre l’avait touché, ce regard d’honnête homme le touche plus encore, et, cinq minutes après, le pauvre chef d’institution était sauvé.

Je dis qu’il était sauvé, je veux dire qu’il ne mourut pas, car tous les efforts de sa vie ne furent employés qu’à l’empêcher de mourir. Le lendemain, il fallut recommencer la lutte, ne fût-ce que pour payer M. Laffitte. Le lendemain, les autres dettes, devenues criardes à leur tour, le harcelèrent comme les premières ; le lendemain, enfin, retomba sur sa tête le fardeau de la pension Saint-Victor à faire aller, fardeau terrible, surtout pour lui. Goubaux avait toutes les grandes parties de l’instituteur : la science, le talent pédagogique, l’amour des enfants, l’art de gouverner la jeunesse ; c’était un maître sans pareil ; seulement, il n’y eut jamais, qu’on me pardonne ce mot trivial, mais sans synonyme, il n’y eut jamais un plus détestable « marchand de soupe ». Ses défauts et ses qualités le rendaient également incapable de ce rôle. Trois conditions y sont indispensables : 1° l’ordre ; il était trop gêné pour être ordonné. 2° l’économie ; il était trop généreux pour être économe. 3° l’autorité ; il était trop esclave des échéances pour être maître chez lui. Un fait douloureux et charmant va nous le montrer aux prises avec son effroyable servitude, et s’en tirant, comme toujours, par son irrésistible séduction. Un jour deux élèves entrent dans son cabinet, ils versaient des larmes de rage et de douleur… Un maître les avait violemment battus. Goubaux, indigné, leur demande quel est ce brutal, pour le chasser immédiatement et honteusement. Ils nomment le préfet des études. A ce nom, Goubaux pâlit, se tait un moment, et, d’une voix contenue, où se trahissait un mélange d’irritation et d’embarras :

« C’est bien, dit-il, allez, je lui parlerai. »

Pourquoi ce changement de ton ? Pourquoi cette sorte d’apaisement subit ? Pourquoi cet embarras ? Pourquoi ? Parce que cet homme était son créancier, parce que cet homme lui avait prêté, dans un moment de crise, une somme considérable, à la condition d’entrer dans la maison comme préfet des études. Et Goubaux n’avait pas le droit de le chasser ! Et Goubaux était forcé d’étouffer son indignation, sa bonté, son esprit de justice, son sentiment du devoir ! Il lui fallait prendre par la douceur cette bête brute, qui était non seulement méchante, mais incapable… Peut-on concevoir un supplice plus affreux ?

Or, supposez un trait semblable se produisant dans toute autre institution ; qu’en serait-il résulté ? Qu’auraient été les sentiments, la conduite des deux élèves et de tous leurs camarades, en face de ce déni de justice ? Une irritation violente. Ils se seraient indignés contre ce chef de maison ; ils l’auraient accusé de faiblesse, de cruauté. Que firent les élèves de Goubaux ? Ils le plaignirent. Un d’eux connaissait et raconta aux autres la fausse position de Goubaux vis-à-vis du préfet des études, ses cruels embarras d’argent, et leur colère se fondit en commisération, en redoublement d’affection. « Pauvre homme ! se dirent-ils ; lui si bon ; Comme il doit souffrir de ne pouvoir nous protéger et nous défendre qu’à demi ! » J’hésiterais à rapporter ces paroles, tant elles sont invraisemblables, si je ne pouvais dire de qui je les tiens. C’est un ancien élève de Goubaux, c’est une des deux victimes de la brutalité du préfet des études, c’est un de nos plus spirituels confrères, M. Edmond Gondinet, qui m’a raconté ce fait, en y joignant des détails plus caractéristiques encore.

« Oh certes, me disait-il, la pension Saint-Victor laissait beaucoup à désirer ! la nourriture était médiocre, l’ordre et la discipline faisaient défaut, les maîtres étaient souvent durs et injustes, mais M. Goubaux était là et sa présence compensait tout. Croiriez-vous, ajoutait-il, que moi, moi, un jour où ma mère irritée voulait me retirer de la pension, je m’y refusai absolument, lui répondant : « Cela ferait trop de peine à M. Goubaux. » Combien de fois, au plus fort de nos mécontentements, toutes nos velléités de révolte sont-elles tombées en le voyant entrer dans la classe, et venir faire la leçon à la place du professeur. Il parlait si bien ! Il avait une si jolie voix ! Tout ce qu’il disait vous allait si droit au cœur et à l’esprit ! Il nous faisait à son gré rire, pleurer, penser. Et, lui parti, nous en avions pour huit jours à ne plus faire attention ni aux mauvais repas ni aux mauvais maîtres. Ajoutez que nous étions très fiers de ses succès dramatiques. Le jour de ses premières représentations, nous étions toujours une demi-douzaine sur le champ de bataille ; nous applaudissions avec frénésie. Son triomphe nous semblait un peu le nôtre. Que vous dirai-je ? Aujourd’hui, à plus de quarante ans de distance, je ne puis parler de M. Goubaux sans émotions, et je vais vous citer un fait qui vous prouvera encore mieux son universel ascendant. Sa fille aînée avait vingt ans et pas de dot. Un professeur distingué et assez riche la demande en mariage. Pourquoi ? Par affection pour elle ? Sans doute, mais surtout par adoration pour Goubaux. Il épousa la fille pour pouvoir l’appeler mon beau-père. »

Nous voici amenés par les paroles de M. Cottinet à l’autre profession de Goubaux, à son second moi, qui faisait si bon ménage avec le premier. Je l’appelais en riant maître Jacques. Il commença souvent une scène de drame sur une feuille de papier, où se lisait en tête : Pension Saint-Victor ; il répondit parfois à une lettre universitaire, étant adossé à un portant de coulisse, et ses droits d’auteur vinrent fréquemment combler le vide de sa caisse d’instituteur. Or, à qui dut-il ce talent ? A un de ces hasards providentiels comme sa vie en abonde, et qui étaient à la fois l’œuvre de la Providence et la sienne. Elle lui offrait l’occasion, il la fécondait.


II modifier

Goubaux aimait tout, comprenait tout et s’intéressait à tout : il s’intéressait donc aux ouvrages dramatiques comme au reste ; je pourrais même dire plus qu’au reste ; on n’a pas une imagination aussi inventive sans un goût très vif pour les œuvres d’invention. Un jour donc qu’il dînait avec quelques amis, l’entretien tomba sur le théâtre. On discutait alors beaucoup à propos des unités de temps et de lieu. Un des convives, classique intraitable, prétendait qu’un pur caprice de législateur littéraire n’avait pas circonscrit l’action théâtrale dans un espace de vingt-quatre heures, que cette contrainte salutaire était une des conditions principales du succès.

« Une pièce qui embrasserait une année, disait-il, ne pourrait pas avoir d’intérêt.

— Pas d’intérêt, reprit Goubaux avec cette verve et cet entrain qui faisaient de lui un causeur charmant, par d’intérêt parce qu’elle embrasserait une année ! mais elle en embrasserait trente, qu’elle n’en serait que plus intéressante.

— Ah, ah, trente ans ! s’écrie l’interlocuteur :


Enfant au premier acte et barbon au dernier,


comme dit Boileau.

— Précisément, enfant au premier acte et barbon au dernier. C’est là que résiderait l’intérêt ; c’est dans le changement qu’apporte la marche du temps, à toutes les choses humaines, à la fortune, au caractère, à la figure, à l’âme même ; c’est dans le développement graduel et quasi fatal des bonnes ou des mauvaises passions…

— Belle théorie, mais en pratique…

— En pratique ?… repartit le futur auteur, excité par la contradiction, je gage que je fais une pièce qui comprendra trente années, et qui vous fera frémir et pleurer.

— Toi, une pièce ! Mais tu n’en as jamais fait.

— Raison de plus pour commencer. »

Et quelques mois après il leur lisait la première ébauche du drame le plus populaire de l’époque : Trente ans ou la vie d’un joueur. Il avait fait cette pièce comme il eût tout fait… à l’occasion, parce qu’il le fallait. Dès qu’il avait besoin d’un talent, il l’avait.

La pièce écrite, il fallait la faire jouer. On lui conseilla de s’adjoindre comme collaborateur un des plus célèbres dramaturges de l’époque, Victor Ducange.

Il part donc avec son manuscrit et arrive devant celui qui souriait, avec un signe d’adhésion, quand on l’appelait le Corneille du boulevard. La pièce lue : « C’est bien inexpérimenté, dit le juge, mais il y a de l’intérêt. Il manque un prologue ; je m’en charge. Jeune homme, ce n’est pas tout de faire un bon dîner, il faut savoir mettre le couvert. »

Quelques jours après, Victor Ducange montra le prologue à Goubaux, qui, en sa qualité d’universitaire et de professeur, ne put s’empêcher de remarquer certaines privautés un peu trop cavalières prises par l’auteur avec la grammaire et la syntaxe. Il en hasarda timidement l’observation, qui lui valut cette réponse :

« Mon cher monsieur, dès que c’est moi qui ai écrit cela, c’est bien. »

Goubaux s’inclina.

L’effet de la première représentation fut immense. Toutes les anciennes règles dramatiques s’y écroulèrent comme au son de la trompette de Jéricho. Une route nouvelle était ouverte, et Goubaux, révélé à lui-même par ce succès, tenta bientôt un pas de plus dans la même voie.

C’est une qualité bien singulière et bien spéciale que le talent dramatique. Il ne se lie nécessairement à aucune autre faculté intellectuelle. On peut avoir beaucoup d’esprit, beaucoup d’instruction, beaucoup de talent d’écrire, et être absolument incapable de faire une pièce. J’ai vu des hommes d’une haute valeur, d’une grande culture littéraire, m’apporter des drames et des comédies qui semblaient partis de la main d’un enfant. En revanche, j’ai reçu, de personnes assez peu distinguées comme intelligence, des ouvrages de théâtre où se trouvait ce je ne sais quoi que rien ne remplace, qui ne s’acquiert pas, qui ne se perd pas, et qui constitue l’auteur dramatique… C’est le don. Goubaux l’avait au suprême degré. Chez lui, tout était natif, même l’habileté ; spontané, même l’expérience. De plus, comme il était un penseur en même temps qu’un dramatiste, son goût le portait à fonder ses drames sur un caractère ou sur une passion plutôt que sur un fait. Après avoir fait Trente ans ou la vie d’un jouer, il songea à peindre la vie d’un ambitieux : Richard Darlington. Seulement, cette fois, il prit pour collaborateur un vrai maître, Alexandre Dumas. Quelle fut la part de chacun dans l’œuvre commune ? Dumas l’a raconté lui-même dans ses Mémoires avec une bonne foi et une bonhomie charmantes.

A Goubaux, l’idée première, l’invention du caractère principal, la scène si originale des élections, l’entrevue si saisissante du roi et de Richard. A Dumas, le prologue, un grand nombre des situations les plus dramatiques, et le dénouement.

Ce dénouement embarrassait fort les deux collaborateurs. Il fallait faire disparaître la jeune femme de Richard, mais comment ? Un matin, Goubaux, toujours cherchant, arrive chez Dumas.

Il sonne, il entre. Dumas était encore couché. En voyant Goubaux, il se dresse tout debout sur son lit, ses longues jambes noires sortant des pans de sa chemise blanche, et, agitant frénétiquement ses mains audessus de sa tête, il s’écrie d’une voix tonnante : « Mon cher… je la f… par la fenêtre, je la f… par la fenêtre ! » La, c’était la femme de Richard, c’était Jenny. Ceux qui assistèrent à la première représentation, se rappellent encore le frisson d’horreur et la terreur qui courut dans toute la salle, quand Richard reparut livide sur le bord du balcon, d’où il avait jeté sa femme dans le précipice. Il est vrai que Richard, c’était Frédérick Lemaître. Sait-on ce qu’il avait imaginé pour rendre sa réapparition sur le balcon si terrible ? D’abord il avait fait disposer dans la coulisse un jet de lumière colorée qui, lui tombant sur le visage, le rendait absolument vert. Puis, pour compléter l’effet, il était convenu avec l’actrice chargée du rôle de Jenny qu’en s’enfuyant épouvantée vers le balcon elle laisserait tomber son voile de mousseline. Ce voile gisant à terre était le premier objet qui frappait les yeux de Frédérick quand il rentrait en scène. Un autre aurait frémi ; ce voile était comme le fantôme de Jenny. Que faisait Frédérick ? Il courait au voile, le ramassait vivement et le fourrait dans sa poche, comme un mouchoir, et à ce moment son nouveau beau-père frappant à la porte, il allait ouvrir avec cette aisance insolente qui n’appartenait qu’à lui, pendant que le bout du voile flottait et ballottait hors de la poche. C’était effroyable. Là se montre un des traits les plus saisissants du talent de Frédérick, l’art de caractériser une scène et d’en doubler l’effet par un détail pittoresque. Qui ne se le rappelle au second acte de la Vie d’un joueur, quand il voulait obtenir de sa femme une signature qui la ruinait, il suivait fiévreusement les hésitations de Mme Dorval ; puis, quand elle prenait la plume, il s’écriait tout bas : « Elle signe ! » Or, qu’avait ajouté à ce mot, Frédérick ? un geste. Il prenait une prise de tabac ! Il rendait la scène tragique en l’encanaillant.

Mais la pièce où il porta ce talent jusqu’au sublime, c’est les Mystères de Paris. Eugène Sue avait demandé à Goubaux de l’aider à tirer un drame de son roman. Frédérick jouait Jacques Ferrand, le notaire, le notaire débauché, voleur et respecté dans tout le quartier comme un saint. Le second acte se passait dans l’étude. Un pauvre industriel ruiné venait implorer la pitié de Jacques Ferrand. L’étude était pleine, les clercs étaient à leurs pupitres. Jacques Ferrand devait donner au malheureux et brave solliciteur un billet de cinq cents francs. Les deux auteurs étaient fort contents de ce don si bien placé. Seul, Frédérick, dans le cours des répétitions, semblait inquiet, agité.

« Qu’avez-vous ? lui demanda Goubaux. Est-ce que ce trait de générosité hypocrite ne vous semble pas vrai et profond ?

— Pas assez hypocrite et pas assez profond, répondit-il brusquement. La bienfaisance de Jacques Ferrand ne lui coûte pas assez. Beau mérite de donner cinq cents francs quand on les a ! Les vrais saints empruntent pour donner. Je ne veux pas de votre billet de cinq cents francs.

— Mais alors, que ferons-nous et que ferez-vous ?

— Voici ce que je ferai. Quand le pauvre homme m’ exposera ses malheurs, je courrai à ma caisse pour y prendre ce qu’il me demande… Mais ma caisse est sans cesse vidée par mes aumônes, je n’y trouve que trois cents francs en billets. Je les compléterai avec soixante francs en pièces de cinq francs, j’y joindrai même quelque menue monnaie, et enfin, pour achever sa somme, j’emprunterai le reste à mon maître clerc. A la bonne heure ! Voilà qui fera du bruit dans la paroisse ! Je vais plus loin même que saint Martin, puisque je prends jusqu’au manteau du voisin pour habiller un pauvre. Me voilà sacré saint homme. »

Au quatrième acte, il chercha encore un effet du même genre ; mais, cette fois, il n’y eut pas moyen de le satisfaire. Jacques Ferrand voit entrer dans son cachot la mulâtresse Cicily, dont il est affolé. A cette vue, tous ses instincts de bestialité effrénée se réveillent, et commence alors entre eux une scène de supplications, de menaces, de larmes, d’amour. Frédérick, à l’une des dernières répétitions, errait sur le théâtre comme un fauve dans sa cage…

« Que cherchez-vous donc encore ? lui dit Eugène Sue en riant.

— Est-ce qu’il n’y aurait pas possibilité, répondit-il, de mettre dans un coin une botte de paille sur laquelle on craindrait que je ne la jetasse. »

Il n’eût pas sa botte de paille, mais il n’en fut pas moins terrible de sensualité farouche.

Le jour de la première représentation, avant cette scène, il attendait dans la coulisse le moment de son entrée ; le moment venu, il se retourna vers Goubaux et lui dit… avec quel accent, il fallait l’entendre ! « Et maintenant, je vais leur servir un plat de mon métier. »

On a souvent rapproché le nom de Frédérick de celui de Talma. Je demandai à Goubaux, qui avait beaucoup connu Talma, si c’était justice.

« Oui, me dit-il, car il n’y a qu’un même mot pour caractériser leur talent ; c’est le mot génie. Étaient-ils égaux ? Peut-être, à force d’être différents. Talma était le dieu de la tragédie et du drame ; Frédérick en était le démon. Quand Talma parlait de son art, il y avait dans sa physionomie un fond de mélancolie pensive et passionnée que sa myopie augmentait encore, et qui donnait à toutes ses paroles je ne sais quoi de poétique et de profond. On devinait, à chacune de ses observations, sa poursuite perpétuelle de l’idéal et de la réalité, de la justesse du ton et de la beauté du son. La musique du vers le préoccupait beaucoup. Un jour qu’il parlait à un ami, de ces deux vers d’Hamlet à sa mère :

 
Votre crime est horrible, exécrable, odieux,
Mais il n’est pas plus grand que la bonté des dieux !


« Oh, voilà deux vers, dit-il, que je suis bien sûr de ne jamais manquer ; je les ai notés. Le premier est une gamme montante, et le second une gamme descendante. »

Rien de pareil chez Frédérick ; et en combinant les souvenirs de Goubaux et les miens, je dirai de Frédérick, que c’était un artiste essentiellement terrestre. Ce qu’il cherchait, lui, presque uniquement, c’était l’accent, la vérité, la force, la passion. Ajoutez qu’il avait parfois des défauts insupportables, il psalmodiait, il larmoyait, il déclamait ; il était presque ridicule dans la sentimentalité ; mais tout cela était racheté par une qualité immense, que je n’ai vue chez aucun acteur à un degré égal, la puissance. Personne n’a jamais rempli la scène comme lui. Quelle audace de gestes, de poses ! Quelles explosions de colère, d’indignation ! Quel art de transformation ! On a souvent remarqué qu’il jouait avec une supériorité égale, Ruy Blas et don César de Bazan. Mais, chose frappante, sa figure offrait la même antithèse que son talent. Le grandiose et le cynique s’y heurtaient. Des yeux admirables, un front plein de lumière, mais un nez absolument invraisemblable. Un nez débutant en nez grec et finissant en nez en trompette. Une bouche mobile, contractile, également propre à exprimer le dédain et la colère ; puis deux coins de lèvre inférieure, ayant des dépressions vulgaires, triviales, canailles. Talma, hors du théâtre, était la bonhomie et la simplicité même : Frédérick posait toujours, jouait toujours ; tantôt capitan, tantôt bohême ; toutes les attitudes et les habitudes d’un cabotin. Quand il venait à la pension de Goubaux pour voir ses fils, son arrivée faisait toujours événement. Le chapeau rejeté sur le derrière de la tête, il entrait en frappant sur les marches du perron avec sa canne, interpellant tout haut les domestiques et leur disant sans souci de gravité du lieu : « Vous avertirez M. Goubaux que la répétition n’aura pas lieu. » Avec cela, de temps en temps, des retours surprenants de dignité et de grandeur. Un jour, il arrive à moitié gris à la répétition de Marino Faliero, dont Casimir Delavigne lui avait d’abord confié le principal personnage. Indigné, l’auteur lui arrache son rôle des mains en lui disant : « Vous ne jouerez pas ma pièce, monsieur… » Frédérick bondit de colère et marcha sur Delavigne comme pour l’écraser. Il lui aurait suffi de laisser tomber son poing sur le frêle et chétif poète ; mais tout à coup il s’arrête et d’une voix frémissante et contenue : « Monsieur Delavigne, dit-il, je vous remercie de m’offrir l’occasion de vous prouver à quel point je vous respecte ! »


III modifier

Je ne me suis autant arrêté à Frédérick Lemaître que parce qu’il a dû ses deux plus beaux rôles à Goubaux. Mais je ne dois pas oublier qu’en réalité, le théâtre, pour Goubaux, n’a été qu’un intermède, une annexe de réputation, un supplément de budget, mais le fond et l’intérêt véritable de sa vie furent ailleurs, c’est-à-dire à cette pension Saint-Victor où nous allons retourner encore, et cette fois pour ne plus la quitter, car c’est là que nous verrons Goubaux accomplir sa libération définitive, par un merveilleux coup d’audace et d’invention.

Goubaux avait sur l’éducation publique des idées, très acceptées aujourd’hui, grâce à son initiative, mais bien nouvelles et bien hardies quand il osa les formuler pour la première fois. Ce qui le frappait avant tout, c’était le désaccord entre l’enseignement de l’État et l’esprit de la société moderne. D’un côté, il voyait le monde tendre de plus en plus vers l’industrie, le commerce, l’agriculture, les sciences appliquées ; il entendait beaucoup de pères désirer pour leurs enfants une profession industrielle et réclamer à cet effet des études spéciales ; et, en même temps, il remarquait que l’éducation universitaire ne répondait en rien à ce besoin ; la littérature en était le seul objet ; il n’y avait pas d’enseignement professionnel. Cette anomalie choquait l’esprit essentiellement moderne de Goubaux, cette lacune le tourmentait ; il sentait là depuis longtemps une création à faire ; mais comment y parvenir ? Tout lui était obstacle ; d’abord son institution même : ses élèves suivaient les cours du collège. Comment introduire l’éducation nouvelle dans cet établissement sans le détruire, et comment résister à sa destruction ? Puis, que de difficultés préliminaires et insurmontables ! L’Université ne s’élèverait-elle pas contre cette innovation ? Le ministère de l’instruction publique la permettrait-il ? Ni M. J. Simon, ni M. Duruy n’étaient ministres alors, et M. Villemain m’avait dit à moi : « Un collège français en France, jamais ! » De plus, n’entendait-on déjà de toutes parts les protestations d’une foule d’esprit éminents et sérieux, qui disaient qu’ôter aux études cette base solide et morale de l’éducation classique, c’était décapiter les intelligences, matérialiser notre siècle et faire, de l’argent à gagner, le seul but de la vie ? Goubaux leur répondait, avec l’autorité de sa longue expérience : « Pourquoi cette éducation serait-elle moins propre que l’autre à élever les cœurs et les esprits ? Tout ce qu’il y a d’exemples héroïques, de leçons de patriotisme, de modèles de force d’âme, est-il donc renfermé dans les œuvres grecques et latines ? Tout ce que la poésie répand d’idéal dans la vie et dans l’âme se trouve-t-il donc contenu et comme emprisonné dans les poèmes de Virgile et d’Homère ? Le monde de la science que nous voulons ouvrir aux jeunes esprits, ce monde qui n’est rien moins que le ciel et la terre tout entière, ne vaut-il pas bien, comme moyen d’éducation, l’étude de quelques discours de Tite-Live ou de Tacite ? La contemplation intelligence de toutes les grandeurs de la création et de toutes les conquêtes de la créature apprendra-t-elle moins bien aux jeunes gens à connaître Dieu et à devenir hommes, que l’interprétation souvent incertaine des restes d’une langue morte et d’un peuple évanoui ? Enfin, l’étude de la France, de la langue française, de la littérature française, ne mérite-t-elle pas de figurer au premier rang dans notre éducation publique ? N’y aura-t-il donc pas de collèges français en France ? Ces paroles touchaient beaucoup d’hommes éminents, mais on lui demandait des faits pour soutenir ses paroles.

Dès lors son dessein fut arrêté ; pour le mettre à exécution, il prit un parti héroïque : l’héroïsme est parfois de la sagesse. Sa pension comptait à peu près cent élèves ; il en remercia soixante, tous ceux qui suivaient les cours du collège, et resta avec les quelques adeptes de la nouvelle méthode. C’était, ce semble, se suicider. Comment vivre avec quarante élèves, quand on vit à peine avec cent ? La position était d’autant plus grave que son institution ne lui appartenait pas à lui seul. C’était le gage de ses créanciers. Renvoyer la moitié de ses élèves, c’était leur enlever la moitié de leurs sûretés. Il ne s’agissait donc plus d’obtenir seulement d’eux un sursis ou un prêt, il fallait les faire consentir au sacrifice de leur nantissement. Il fallait les conquérir à son idée, à ses espérances ; il fallait leur souffler sa foi au cœur. Eh bien, au bout d’une heure d’entretien, ils étaient non seulement vaincus, mais convaincus ; non seulement désarmés, mais convertis. Grâce à sa persuasive et primesautière éloquence, il changea ses créanciers en prêteurs ; non seulement ils ne lui demandèrent pas d’argent, mais ils lui en offrirent. Des gens qui auraient volontiers accusé la fourmi de prodigalité, se disputèrent le plaisir et l’honneur de lui donner le temps d’attendre le succès de son idée. Mais ce concours et ce secours ne suffisaient pas. Bien des dettes arriérées le tiraillaient et l’arrêtaient encore, lorsqu’un matin, comme toujours, sortit pour lui de terre, descendit du ciel, un Deus ex machina qui intervint au moment voulu pour l’aider à marcher de l’avant. Il est vrai que, comme toujours aussi, il était pour moitié dans cette intervention miraculeuse ; le miracle venait d’une de ses anciennes bonnes actions. Le 10 juin 1855, voici la lettre que je reçus de lui :


Mon cher ami,

Il m’arrive un des ces bonheurs et une de ces joies comme ma vie en compte bien peu. La joie, c’est d’avoir vu un de mes élèves d’autrefois revenir sur un passé déjà bien éloigné et se reconnaître, vis-à-vis de moi, chargé d’une dette à laquelle je n’avais jamais pensé. Le bonheur, c’est de me trouver pour un an exempt de préoccupation et d’inquiétude. Cela ne m’était pas arrivé depuis 1820 ; oui, mon cher ami, Gilbert, établissant un calcul dont il ne pouvait trouver les éléments que dans la piété de ses souvenirs, car je n’avais jamais pensé qu’il me dût un sou, Gilbert m’a apporté hier six mille francs. C’est le premier usage qu’il a voulu faire de sa fortune nouvelle.

Quelque inespéré et efficace que me fût ce secours, j’ai été encore plus touché de l’action que de l’argent, et si j’ai eu un instant des larmes dans les yeux, c’est qu’en écoutant Gilbert, j’étais content de mon œuvre. J’ai hésité pour savoir si j’irais vous conter cela, mais j’ai craint d’être faible. Je suis plus sûr de moi en écrivant qu’en parlant.

Adieu, mon bon fidèle de 1837, mon fidèle du jour où j’ai entrepris ce que j’espère aujourd’hui d’achever. Je vous serre les mains, et j’embrasse votre femme et votre fille.

Goubaux.


Voilà, certes, une lettre bien touchante. Il y manque pourtant un post-scriptum. Le nom de Gilbert en appelle un autre, celui d’Alexandre Dumas fils. Dumas avait été aussi l’élève de Goubaux un peu avant Gilbert. Un jour, le bruit se répand que son père a péri dans un naufrage sur les côtes de la Sicile. Goubaux le fait venir et lui dit : « Mon cher enfant, j’espère que cette nouvelle est fausse, mais, si elle était vraie, souvenez-vous que cette maison est la vôtre. Dieu me garde de prétendre à remplacer votre père, mais je ferai tout ce que je pourrai pour vous le rappeler. » Or, c’était vers 1834, c’est-à-dire au moment de ses plus terribles embarras d’argent, que Goubaux pensait à s’imposer cette nouvelle charge. Ses propres malheurs, au lieu de l’absorber tout entier, ne faisaient jamais que lui rendre plus sensibles les malheurs qui n’étaient pas les siens. A demi perdu, il pensait encore à sauver les autres. Ajouterai-je que Dumas fit comme Gilbert ? Il se souvint plus tard, lui aussi, d’une dette semblable que Goubaux avait oubliée. Grâce à tous ces témoignages de gratitude, et malgré toutes ses propres générosités, Goubaux touchait au but. Il lui fallut, cependant, pour l’atteindre, franchir une nouvelle étape, plus dure pour lui que pour un autre.

Toute idée semblable à la sienne demande, pour être menée à bien, trois hommes : un inventeur, un organisateur et un administrateur. Or, Goubaux était un inventeur de premier ordre, un organisateur du second et un administrateur du sixième, pour ne pas dire du dernier. Heureusement, il lui vint l’idée de charger quelqu’un de ces fonctions administratives qui lui convenaient si mal. Qui fut ce quelqu’un ? La Ville de Paris. Après avoir d’abord réclamé et obtenu son patronage, il lui proposa hardiment de se mettre en son lieu et place. La Ville accepta. La pension Saint-Victor prit successivement le nom d’École François Ier, d’École Chaptal, de Collège municipal Chaptal, et Goubaux changea son titre de chef d’institution en celui de directeur. C’était plus que la libération, c’était l’aisance. Débarrassé enfin de ses dettes et de ses angoisses, il put, de la fenêtre de ce cabinet de travail où il avait tant souffert et tant pensé, il put voir affluer dans ses cours élargies plus de dix-huit cents élèves, voir les murs de la pauvre petite maison-mère se reculer, envahir les terrains environnants, s’étendre dans tout le quartier, déposséder les hôtels contigus et devenir enfin le centre d’une nouvelle instruction publique en France. Mais ce n’était pas assez pour Goubaux d’avoir fondé l’œuvre, il voulut, avant de mourir, en assurer l’avenir, et il le fit par un de ces traits qui achèvent de le peindre.

A l’époque où il n’était encore que le chef de l’institution Saint-Victor, il avait pour concierge un homme qu’il estimait et aimait particulièrement. Ce concierge avait un fils, ce fils était intelligent ; Goubaux le remarqua et l’arracha à la loge, non, je me trompe, il ne l’en arracha pas, il l’y laissa, car cette loge était la maison paternelle pour l’enfant, et Goubaux ne voulait pas qu’il en rougît.

Il le fit donc monter dans les classes, coucher dans les dortoirs, prendre place dans la chapelle, jouer dans les cours, mais, souvent, à l’heure des récréations, l’enfant allait s’asseoir à côté de son père et tirait le cordon avec lui. Or, sait-on quel fut le résultat de cette éducation ? Sait-on ce que devint l’enfant ? Le second de son maître ! le successeur de son maître ! le continuateur de son maître ! Il dirige aujourd’hui, avec un mérite qui est un titre d’honneur de plus pour celui qui l’a deviné, ce magnifique collège municipal Chaptal qui est une des gloires de la ville de Paris et qui lui rapporte parfois près de cent mille francs par an. Or, le croirait-on ? Voilà vingt-sept ans que Goubaux est mort, et depuis vingt-sept ans il n’y a pas eu à l’Hôtel de Ville, un préfet de la Seine, ni un conseil municipal que je n’aie ardemment sollicité, non de substituer mais d’adjoindre sur la porte de ce collège au nom de Chaptal, qui n’y est absolument pour rien, le nom de Goubaux, qui y a tout fait, et je n’ai pas pu l’obtenir ! M Haussmann, M. Jules Ferry, M. Calmon, M. Léon Say, tous, tous, je les ai poursuivis de ma requête, et tout ne m’ont payé que de vaines promesses. J’allai un jour jusqu’à M. Thiers. C’était à Versailles, le 1er janvier 1873, M. Thiers m’ayant amicalement invité à déjeuner :

« Monsieur le président de la République, lui dis-je gaiement en nous mettant à table, voulez-vous me donner mes étrennes ?

— Très volontiers, cher confrère, répondit-il en riant. De quoi s’agit-il ?

— De rendre justice à un homme qui a rendu un grand service à l’État. »

Là-dessus, je lui raconte l’affaire de Goubaux, ajoutant que l’inscription de son nom sur le fronton de la porte du collège, était son droit, était l’héritage d’honneur de ses enfants, serait une leçon pour tous les élèves, et le seul moyen pour la Ville de Paris de s’acquitter vis-à-vis de lui.

« Vous avez cent fois raison, reprit M. Thiers avec cette vivacité spontanée qui était un de ses charmes » ; puis, se retournant vers M. Barthélemy Saint-Hilaire : « Vous entendez, Saint-Hilaire, veuillez écrire au préfet de la Seine que j’exige ce que Legouvé me demande. » M. Barthélemy Saint-Hilaire écrivit, le préfet reçut la lettre, y répondit, et puis… rien ne fut fait. Mais ce n’est pas tout. On sait avec quelle sympathie nos édiles s’empressent de perpétuer sur les murailles de Paris le souvenir des hommes qui ont brûlé Paris. Eh bien, il a été impossible d’obtenir d’eux qu’on inscrivît le nom de Goubaux sur une des modestes rues qui avoisinent le collège Chaptal. Ne semble-t-il pas que la fatalité qui a pesé sur sa vie, le poursuive après sa mort, que l’ingratitude publique continue l’acharnement du sort contre lui ? N’importe ! Qu’ils effacent, s’ils le veulent, son nom de son œuvre, l’œuvre n’en est pas moins debout ! Goubaux n’en est pas moins le créateur de l’enseignement professionnel en France ! Gardons-nous donc d’attacher je ne sais quel crêpe de deuil à son souvenir. Il ne nous le pardonnerait pas, lui qui opposa toujours à toutes les bourrasques de la fortune un front non seulement impassible, mais un front riant. Je puis dire, en effet, que je n’ai jamais connu un homme si gai que cet homme si malheureux. Du fond de ses plus sombres angoisses, il lui partait parfois soudainement un éclat de rire, comme un rayon de soleil perce et dissipe un amas de nuages. Dans une lettre à ma fille, après le récit d’un de ces mille embarras où il se débattait toujours, il ajoute : « Ah, à propos, nous dînons jeudi chez les Gilbert. Je n’ai pas encore faim, mais cela viendra. » Un de ses derniers collaborateurs fut Michel Masson, le doux Michel Masson qui, avec ses longs cheveux bouclés, argentés et sa physionomie placide, avait l’air d’un petit mouton blanc. Un jour qu’il travaillait avec Goubaux à je ne sais plus quel drame, Goubaux lui propose une idée. Elle ne plaît qu’à demi à Masson, qui, avec mille réticences, mille atténuations, insinue timidement, tout bas, à son collaborateur, que son idée n’est peut-être pas très bonne.

« Ah, bien alors, Masson, s’écrie Goubaux en se levant, si vous vous emportez !… »

Ce qu’il y avait d’admirable dans sa gaieté, c’est qu’elle n’était pas seulement de la fantaisie, de l’imagination, de l’esprit, c’était une des formes de sa vaillance. En vain paraissait-il abandonné de Dieu et des hommes, il ne s’abandonnait jamais ! Une femme de ses amies et des miennes disait de lui : « Si M. Goubaux tombait à la mer, il serait noyé depuis une heure qu’on verrait encore ses deux mains s’agiter au-dessus de l’eau et appeler au secours. » Voilà l’homme. Il crut, il espéra, il aima ; c’est ce qui lesauva.