CHAPITRE II

MA PREMIÈRE PIÈCE


Un matin, à la campagne, me promenant avec ma femme et un de mes plus chers amis, l’auteur de Richard Darlington et de Trente ans ou la vie d’un joueur, Goubaux, il me vint à l’esprit un titre qui me sembla un sujet de comédie, La marche d’un secret. Il ne s’agissait pas, comme dans La Fontaine, de montrer un secret volant de bouche en bouche et grossissant à mesure qu’il marche. Non. Ce qui me tentait était quelque chose de plus intime, je voulais faire la physiologie de l’indiscrétion, je voulais mettre en scène les divers motifs qui font sortir de nos lèvres un secret qui nous a été confié.

La pièce se passait aux eaux des Pyrénées. Elle s’ouvrait par la conversation de deux jeunes gens de vingt ans. Un d’eux sort de son premier rendez-vous avec une femme mariée ; son bonheur l’étouffe ! Il confie tout à son ami, parce qu’il ne peut pas s’empêcher de parler, parce que tout amoureux de vingt ans a besoin d’un confident, c’est l’indiscrétion de la jeunesse et de l’amour.

Son ami, bien entendu, lui a juré, sur l’honneur, de se taire. Par malheur, cet ami est aussi, de son côté, amoureux d’une jeune veuve, qui lui tient rigueur. Elle a flairé l’intrigue qui est en jeu, elle veut en savoir le fin mot et le demande à son soupirant. Il se défend… il ne sait rien… elle le presse, il résiste. Elle se pique ou feint de se piquer. « Vous ne m’aimez pas ! Si vous m’aimiez, vous me diriez tout. Si vous me disiez tout, cette marque de confiance me toucherait, et qui sait… si la reconnaissance ?… » La promesse était trop tentante, le jeune homme perd la tête, il parle… C’est l’indiscrétion de l’égoïsme. Il vend le secret confié. J’avais imaginé une assez bonne fin de scène : à peine la confidence achevée, la jeune femme se levait en souriant et lui disait : « Mon cher monsieur, Dieu me préserve de confier mon honneur à un homme qui ne sait pas garder le secret d’un ami. »

Nous voici à la troisième étape. Que va faire la jeune femme de ce mystère surpris ? Le temps est admirable, tous les baigneurs sont en promenade. Elle est restée seule à Cauterets avec un vieil oncle goutteux et quelque peu sourd. « Comment passer sa journée ? Comment alléger ces heures si pesantes ? Si je racontais l’histoire à mon oncle ! Oh ! Non ! Non ! Ce serait trop mal ! Mais ce serait si amusant. D’ailleurs je ne dirais pas les noms. Je pourrais même mettre Bagnères, au lieu de Cauterets. Oh ! ma foi !… Je n’y peux plus tenir ! Il faut bien que je l’amuse un peu, ce pauvre oncle ! » Et elle lui dit tout. Troisième étape, c’est l’indiscrétion par ennui. Le soir arrive, les promeneurs sont revenus, on est au cercle, on cause. « Il faut que je vous raconte une jolie histoire, » s’écrie tout à coup l’Oncle. La nièce a beau le tirer par la basque de son habit. « Sois tranquille, lui répond-il tout bas, je gazerai. » Et il gaze si bien qu’au bout de cinq minutes, tout le monde a reconnu le héros de l’histoire, et qu’un des assistants se lève et dit tout haut : « Pardon, monsieur, vous oubliez quelque chose dans votre récit… le nom du mari. Ce mari, c’est moi. »

Mon sujet enchanta Goubaux. Nous fîmes le plan de la pièce dans la soirée, je l’écrivis dans la nuit, et le lendemain, nous demandions lecture au Théâtre-Français, pour une comédie en un acte, intitulée : Le Soleil couchant.

Nous voilà devant ce terrible comité. Il n’était pas comme aujourd’hui, une sorte de conseil des dix, impassibles et muets comme des juges, ce qui fait ressembler l’auteur à un accusé. Les actrices, même les jeunes, y figuraient. Cela jetait une note gaie dans la séance. On riait aux scènes comiques ; on pleurait aux scènes touchantes, on applaudissait aux passages brillants ; c’était une sorte de répétition générale qui renseignait l’auteur sur les parties faibles ou fortes de sa pièce ; le silence même était une leçon. Je n’entendis que cette leçon-là à cette lecture. Elle dura une heure, je lus avec toute la chaleur, toute la conviction de mes vingt-neuf ans. Pas un effet ! pas un seul ! et pour résultat, douze boules noires. Refusé à l’unanimité.

J’étais retourné à la campagne, où je digérais tant bien que mal ma disgrâce, quand je reçois ces trois lignes de Goubaux.

« Le comité du Théâtre-Français n’y entend rien. J’ai lu notre pièce à Étienne Arago, le spirituel directeur du Vaudeville. Il la trouve très amusante. Il va la monter immédiatement ; il nous donne l’élite de sa troupe : Bardou, l’excellent Bardou, pour l’oncle ; la jolie Mme Thénard pour la veuve, et pour l’un des amoureux, un jeune homme sur lequel il fonde de grandes espérances. Il s’appelle Brindeau, on dit qu’il a une jolie figure et une jolie voix ; je vais lui faire un rondeau pour son entrée, cela enlèvera le début. Acceptez-vous ? »

Si j’acceptais ! Trois semaines après, je revenais de la campagne pour assister à une des dernières répétitions.

Le théâtre du Vaudeville était alors rue de Chartres. La répétition commence, le chef de claque était assis près de moi. La pièce finie : « Ce n’est pas bien fort, me dit-il, mais il y a de jolies petites choses à faire. » Je sors, et je me retrouve sur la place du Palais-Royal avec Goubaux et un de ses amis qu’il avait amené. Nous nous regardons entre les yeux.

« Qu’en pensez-vous ?

— Ce que j’en pense, s’écrie Goubaux, c’est que c’est détestable !

— Et moi aussi, répondis-je.

— Et moi donc, ajoute l’ami, je crois que j’aurais sifflé, si j’avais eu une clé. Il ne faut pas laisser jouer cela.

— A aucun prix.

— Eh bien, je me charge, repris-je, d’aller dire à Arago que nous retirons la pièce. »

Le lendemain matin, à dix heures, je frappe à la porte d’Arago. Je suis reçu par sa cuisinière.

« Monsieur est au bain.

— Puis-je lui écrire ?

— Voici du papier, monsieur. »

J’écris :


« Mon cher Directeur,

Cette lettre vous fera voir ce que vous n’avez probablement jamais vu dans le cours de votre direction ; deux auteurs, ayant trouvé leur pièce si mauvaise à la répétition qu’ils la retirent. Veuillez regarder notre Soleil couchant comme un soleil couché.

Bien à vous,

E. Legouvé. »


Je cours chez Goubaux et nous nous embrassons de joie comme deux gens sortis d’un cauchemar.

Le surlendemain, je sort le matin à onze heures, je passe devant une affiche. Qu’est-ce que je lis ? Ce soir, première représentation, Le Soleil couchant.

Je vis luire cent mille chandelles comme si le soleil lui-même me fût entré dans les yeux. Je cours chez Arago. La même cuisinière vient m’ouvrir, et en m’apercevant, pousse un grand cri. « Ah, bon Dieu ! Monsieur, j’ai oublié de remettre votre lettre. La voici, ne dites rien à monsieur, vous me feriez gronder. » Le mal était fait, le sort en était jeté, il n’y avait plus qu’à se résigner, et à attendre. Le soir, je monte me cacher au fond d’une avant-scène des troisièmes. Goubaux descend bravement sur le théâtre pour soutenir nos troupes. La première scène de confidence entre les deux jeunes gens fut bien accueillie. Encouragé par ce pronostic favorable, je descends dans les coulisses. Bardou était en scène. Quelques-uns de ses mots font rire, et il sort en nous disant : « Mes enfants, je tiens mon public ! » Au même moment, un petit bruit, strident, aigu, inconnu, m’entre dans l’oreille comme une vrille.

« Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Ça, me dit Goubaux, c’est un sifflet.

— Hein ! »

C’était le fameux rondeau de Brindeau ! Il avait chanté faux, et on le sifflait. Je remontai immédiatement dans ma troisième loge, je n’en redescendis plus. A partir de ce moment, les sifflets ne s’arrêtèrent pas. Je n’en ai jamais tant entendu de ma vie. Il y avait des dialogues entre le public et les acteurs. Un d’eux tenait un journal à la main : « Donnez-nous des nouvelles d’Espagne, » lui cria-t-on du parterre. Les trois filles de Goubaux, placées dans une loge découverte, riaient à gorge déployée. Je me sauvai lâchement au bout de vingt minutes. Goubaux était dans les coulisses, attendant les acteurs au sortir de chaque scène, les recevant dans ses bras comme des blessés qu’on rapporte du champ de bataille, en leur disant : « Ah, mes amis, mes pauvres amis ; comme nous vous demandons pardon de vous avoir donné un si mauvais rôle ! ― Je voudrais bien boire un peu, disait Bardou. ― C’est trop fin pour le public, » murmurait Mlle Thénard. La pièce ne fut pas achevée.

Les journaux déclarèrent que la pièce était de deux hommes d’esprit, qui prendraient leur revanche. Je touchai sept francs cinquante pour mes droits d’auteur. Le lendemain, je dis à Goubaux :

« Mon cher ami, je ne serai plus exécuté qu’au Théâtre-Français et avec une pièce en cinq actes. »

Deux ans après, le 6 juin 1838, nous donnions, Goubaux et moi, Louise de Lignerolles, avec Mlle Mars pour interprète. La pièce me rapporta plus de sept francscinquante.