Hetzel (p. 383-396).


CHAPITRE XVIII

UN MOT DE VICTOR HUGO ― ALFRED DE MUSSET


Victor Hugo avait été un des embarras de mon discours sur Lamartine ; je ne voulais le mettre ni au-dessus, ni au-dessous. Je pris le parti de lui faire une place à part, qui est du reste celle qu’il mérite.

Il m’en sut gré ; et m’écrivit de venir dîner avec lui pour causer. Nous étions presque seuls. Il demeurait alors rue de Clichy. Il se montra, ce qu’il était toujours dans l’intimité, bon enfant, amusant, conteur, rieur, tout le contraire enfin de ce qu’on se figure sous ce mot : Un grand poète. Il me vanta beaucoup Boileau, et comme je souriais avec un air de doute, il me cita plusieurs vers des satires, et entre autres ce passage :

 
Et dans quatre mouchoirs de sa beauté salis
Envoie au blanchisseur ses roses et ses lis.


La conversation tomba bientôt sur mon discours. « Je l’ai lu avec grand plaisir, me dit-il, mais vous mettez A. de Musset trop haut. C’est un de ces artistes éphémères, avec qui la gloire n’a rien à faire, et dont la réputation n’est qu’un caprice de la mode. » Arrivé à Lamartine, son langage changea absolument. Ses paroles étaient sérieuses et empreintes d’un véritable sentiment de sympathie et d’admiration. Je l’écoutais, je le laissais dire, attendant le dernier mot, le Post scriptum. Enfin, après des phrases très louangeuses, il conclut par ces paroles que je cite textuellement : C’est un Racine réussi.

Je ne pus retenir un geste de surprise, ce que voyant, il ajoute, comme pour expliquer sa pensée : « Voici ce que je veux dire : La Révolution française a coupé l’histoire de France en deux. Avec 89 ou 91, si vous l’aimez mieux, l’ancien monde finit, et le monde nouveau commence. Eh bien, Lamartine est l’expression la plus complète du monde ancien, c’est le poète du passé. » Il s’arrêta, mais cette fois, je me tus, j’avais compris. J’achevai même sa phrase en dedans. Cette fin de phrase était : Je suis, moi, le seul poète du monde moderne.

Avait-il raison ?

Je ne le crois pas. Victor Hugo est, selon moi, la plus puissante imagination poétique de toute notre littérature, et personne ne représente avec autant d’éclat que lui, le grand mouvement lyrique qui est une des gloires du XIXè siècle ; mais il ne le représente pas seul. Lamartine l’a inauguré avant lui ; Lamartine est tout plein du souffle de l’esprit moderne, comme lui, et j’ajoute que si l’on veut caractériser ce mouvement, leurs deux noms en appellent un troisième, celui d’Alfred de Musset.

Victor Hugo, on l’a vu, ne faisait aucun cas d’Alfred de Musset ; Lamartine le dédaignait également. Était-ce jalousie de leur part ? nullement. On attribue trop facilement à un bas sentiment d’envie, une sévérité de jugement, qui, chez les grands hommes, n’est que le résultat de la force même de leur génie. Si puissante est leur propre conception de l’art, qu’ils n’en comprennent pas d’autres. Corneille a dit de Racine : « C’est un poète, mais ce n’est pas un poète dramatique. » Pourquoi ? parce que la glorification du devoir, lui apparaissait si vivement comme le seul véritable but de l’art théâtral, qu’il ne pouvait pas accepter comme tel, la glorification de la passion. Michel-Ange ne dédaignait-il pas Raphaël ? Beethoven ne dédaignait-il pas Rossini ? Ainsi de Victor Hugo et de Lamartine. S’ils ont méconnu A. de Musset, c’est par antipathie de génie. Mais le sentiment public ne s’occupe pas des théories, il a parfois des intuitions plus sûres que le jugement des grands hommes, et bientôt parmi les plus illustres représentants de la poésie moderne, on plaça Alfred de Musset.

La façon dont il parvint à la gloire, est un des faits littéraires les plus singuliers que je connaisse. Il n’y entra pas, comme Lamartine, du premier jour, du premier coup, avec explosion ; ni comme Victor Hugo, par degrés, pas à pas, et par une suite de victoires répétées. Non ! Il avait à peu près quarante ans, quand une circonstance toute fortuite, une soirée de théâtre, la mise en lumière d’un de ses moindres ouvrages et l’initiative d’une femme de talent, changèrent sa réputation en renommée. Quelle était cette femme ? une artiste dramatique absolument supérieure, absolument oubliée, et sur laquelle je saisis avec empressement l’occasion de m’arrêter un moment, Mme Allan-Despréaux.


I modifier

Talma était en cours de représentations. Il arrive à Bruxelles. Il voulait jouer Athalie, mais il lui manquait un Joas. On lui amène un matin, à l’essai, une enfant de douze ans, fille d’un musicien de la ville. Il l’écoute, et quelques instants après, il entrait vivement dans la chambre de sa femme, en lui disant : « Viens voir un prodige. » Sa femme le suit, Talma fait répéter à l’enfant la scène de Joas et d’Athalie, et Mme Talma tombe en admiration comme son mari. « Comment t’appelles-tu ? dit Talma, à l’enfant. ― Louise Ross. ― Ross ! Ross ! s’écria Talma, on ne s’appelle pas Ross ! On ne peut pas débuter sous le nom de Ross ! Quel est le nom de demoiselle de ta mère ? ― Despréaux.― A la bonne heure ! Louise Despréaux, c’est un nom d’affiche, cela ! Ma petite fille, va dire à tes parents, que s’ils y consentent, je t’emmène à Paris et que je me charge de toi. » Ainsi fut fait. Talma la fit entrer à la fois au Conservatoire, à l’Opéra-Comique (elle était déjà musicienne) et au Théâtre-Français. Elle y joua avec grand succès Joas, Louison, Clistorel, puis, peu à peu, elle monta des rôles d’enfant aux rôles d’ingénue, des rôles d’ingénue aux rôles de jeune fille, et enfin, elle créa à côté de Mlle Mars, dans une comédie intitulée la Demoiselle et la Dame, un personnage de jeune mariée, où elle ne parut pas inférieure à son admirable partenaire. Mais tout à coup, au milieu de ses succès, l’habile directeur du gymnase l’enleva au Théâtre-Français, et elle alla servir d’interprète à Scribe sur la scène du boulevard Bonne-Nouvelle, dans plusieurs de ses plus charmants ouvrages. Les amateurs de ce temps-là (s’il en reste) se rappellent la délicieuse naïveté de Mlle Despréaux, devenue Mme Allan, dans la Pensionnaire mariée ; sa railleuse gaîté dans Être aimé ou mourir, et surtout ses incomparables accents de passion dans Les Malheurs d’un amant heureux. Elle vit clair, là où Scribe n’avait rien vu. La pièce contenait deux rôles principaux, une jeune veuve, et une jeune femme. Scribe, après la lecture faite aux acteurs avec un immense succès, s’approcha de Mme Allan, et d’un air fort embarrassé : « Ma chère amie, lui dit-il, vous voyez un homme très ennuyé, et un peu honteux. Vous allez m’accuser d’ingratitude et de manque de parole. Mais j’ai été forcé de céder. ― De quoi s’agit-il donc ? ― Je vous destinais dans ma pièce, le meilleur des deux rôles de femme, je devrais dire le seul bon, mais notre directeur, Poirson, l’a réclamé impérieusement pour Léontine Fay. Je n’ose vous demander d’accepter le second, il n’est pas digne d’un talent comme le vôtre. ― Je conviens, répondit Mme Allan, qu’il ne me tente pas. Mais si vous désirez que je le joue, je le jouerai. » Voilà Scribe qui lui prend les mains, qui l’embrasse, qui la remercie avec effusion, ajoutant : « C’est égal ! je vous regretterai toujours dans l’autre. Je l’avais écrit avec amour, pour vous ; et votre délicatesse, votre finesse, votre grâce auraient fait un chef-d’œuvre de ma jeune veuve. ― Quelle jeune veuve ? reprend vivement Mme Allan. ― Madame de Nangis. ― Madame de Nangis ! voilà le rôle que vous me destiniez ! ― Sans doute. ― Et celui que vous ne m’offriez qu’en tremblant… ― C’est celui de la jeune femme mariée. ― Mais, mon cher ami, s’écria Mme Allan, c’est celui-là qui est le bon ! Votre jeune veuve est un personnage, comme vous en avez créé vingt, charmant, sans doute, gracieux, j’en conviens, mais l’autre, l’autre c’est un caractère. Ah ! vous verrez ce que j’en ferai ! » Elle tint si bien sa parole que le jour de la première représentation, elle éteignit absolument la jeune veuve. Tous les grands effets allèrent à elle. Son entrée au second acte souleva dans la salle de véritables acclamations. Enfin, elle fit tellement de ce rôle sa création, que personne, depuis elle, n’a pu y réussir. Mme Rose Chéri l’a essayé, Mlle Delaporte l’a essayé, toutes deux y ont échoué, le rôle a disparu avec la première interprète. Eh bien, c’est cette Mme Allan, qui, après dix ans passés en Russie, revint à Paris, apportant dans son bagage dramatique, une petite comédie non représentée, à demi inconnue, perdue dans les pages de la Revue des Deux Mondes, et restée à l’état d’un agréable pastiche de Marivaux, le Caprice d’A. de Musset. C’est elle qui à Saint-Pétersbourg, avait découvert le Caprice, exhumé le Caprice, représenté le Caprice, et qui imposa le Caprice à la Comédie-Française pour ses débuts. On se rappelle l’effet prodigieux de ces quelques scènes. Ce fut une double révélation. Révélation d’actrice, révélation d’auteur. Mme Allan avait alors près de trente-six ans ; elle avait engraissé, ses traits étaient devenus un peu lourds, sa taille un peu épaisse, sa voix avait perdu de son charme, ses yeux, un peu trop à fleur de tête, avaient perdu de leur éclat. N’importe ! Son talent triompha de tout ! suppléa à tout ! Elle emporta le succès par des qualités inconnues à Mlle Mars elle-même et à l’école de Mlle Mars ; je veux dire un côté de fantaisie, un imprévu de gaîté, une audace de vérité dans l’intonation et le geste, qui ont préparé l’École moderne [1].

Pour A. de Musset, ce fut bien autre chose. A ce moment, en 1847, il comptait seulement parmi les poètes charmants, il n’avait pour admirateurs que les dillettanti et les lettrés. Le Caprice, en le produisant sur la scène, le popularisa. Au Caprice succéda la Porte ouverte ou fermée, puis Il ne faut jurer de rien, puis le Chandelier, puis les Caprices de Marianne, puis On ne badine pas avec l’amour ; et cependant, à mesure que ces œuvres, toutes d’imagination et d’une forme si nouvelle, révélaient au public émerveillé un A. de Musset inconnu, l’autre, celui qu’on aimait déjà, mais en ne le connaissant qu’à demi, montait, grandissait, s’éclairait. La poésie de sa prose complétait la poésie de ses vers. On lisait ou on relisait Rolla après avoir entendu le Chandelier ; et lorsqu’enfin, la Nuit d’octobre, si merveilleusement interprétée par Delaunay et Mlle Favart, donna la vie du théâtre aux conceptions purement lyriques du poète, ses deux talents réunis ainsi en un seul, le portèrent du coup au rang de Lamartine et de Victor Hugo.

Dans ma pensée, A. de Musset n’est pas leur égal. Son génie habite une sphère moins élevée que la leur. Il n’appartient pas à la grande race des génies bienfaiteurs. Son idéal d’amour ne va pas au delà des Belcolor et des Namouna. Manon Lescaut est son Elvire. Il ne peint dans la passion que ce qu’elle a de maladif et de fatal. Il ne décrit dans le cœur humain que les fièvres du cœur humain. Bien des personnages de femmes traversent ses poèmes ; cherchez-y l’image vraie et pure d’une jeune fille, d’une sœur, d’une mère, d’une aïeule, d’une femme croyante, d’une femme dévouée, d’une femme honnête, vous ne l’y trouverez pas. Je vais plus loin : demandez-lui la peinture d’un des grands et éternels sentiments de l’âme, l’amour paternel, l’amour filial, le patriotisme, la charité, l’amour de la liberté, l’amour de l’humanité ; vous ne l’y trouverez pas ! Ce grand poète n’est ni citoyen, ni père, ni fils, ni homme même, dans le sens divin du mot ; son œuvre est un admirable paysage sans ciel.

Mais ce poète tout terrestre, tire de sa communication, je dirais presque de sa communion avec la terre, des accents d’un pathétique incomparable. Personne, depuis Racine dans le second acte de Phèdre, n’a fait parler à la passion un langage à la fois aussi entraînant et aussi naturel. De vraies larmes coulent de ses yeux ! de vrais sanglots soulèvent sa poitrine ! Victur Hugo est plus grand, Lamartine plus divin, mais A. de Musset est plus humain.

Deux hasards singuliers m’ont permis de pénétrer dans le secret de sa méthode de travail et dans le secret de son génie. Je le rencontrai un jour au Palais-Royal, au moment des représentations d’Adrienne Lecouvreur. La pièce lui plaisait beaucoup. Il me vanta surtout deux scènes qu’il m’attribuait et qui n’étaient pas de moi. La conversation ayant passé d’Adrienne à Scribe ; « Je place Scribe très haut, me dit-il, mais il a un défaut, il ne se fâche jamais contre lui-même. ― Que voulez-vous dire par là ? ― Je veux dire, que quand Scribe commence une pièce, un acte, ou une scène, il sait toujours d’où il part, par où il passe, et où il arrive. De là sans doute un mérite de ligne droite, qui donne grande solidité à ce qu’il écrit. Mais de là aussi, un manque de souplesse et d’imprévu. Il est trop logique ; il ne perd jamais la tête. Moi, au contraire, au courant d’une scène, ou d’un morceau de poésie, il m’arrive tout à coup de changer de route, de culbuter mon propre plan, de me retourner contre mon personnage préféré, et de le faire battre par son interlocuteur,… j’étais parti pour Madrid et je vais à Constantinople. » Cette phrase me frappa singulièrement. J’y démêlais une des causes du charme particulier du génie d’A. de Musset, et j’en cherchais depuis longtemps la trace dans ses divers ouvrages, quand il y a trois ans, une lettre tombée inopinément entre mes mains, mit pour moi en pleine lumière, ce que je n’entrevoyais que dans une demi-ombre.

Voici cette lettre. Elle part d’une des nombreuses femmes, et non des moins distinguées qui ont adoré A. de Musset, car il est de la race des artistes qui entraînent derrière eux un peuple de femmes.


« Octobre 184…

Je suis aimée et même adorée, plus encore maintenant qu’au commencement : mais il y a des points par lesquels nous nous touchons si rudement, qu’il y a douleur pour tous deux, et douleur si insupportable que, dans ces moments-là, ni l’un ni l’autre ne peuvent plier. S’il se montrait toujours du côté que j’aime, il n’y aurait rien de si doux ni de si beau. Mais malheureusement il y a l’autre lui auquel je sens que je ne m’habituerai jamais. Déjà deux fois, j’ai brisé ou voulu briser ce lien qui par instants n’est plus possible. Ce sont des désespoirs auxquels je ne sais pas résister, des attaques de nerfs qui amènent des transports au cerveau, des hallucinations et des délires. Ma présence, ma main dans les siennes, un mot d’affection, font disparaître tout cela comme par enchantement. Puis ce sont des repentirs tout aussi exaltés, des joies de me recouvrer, des reconnaissances qui m’émeuvent et qui me font de nouveau rentrer dans la voie que j’ai voulu quitter. Quelle tête à l’envers, ma chère amie ! L’amour le grise, aussi bien qu’autre chose. Par moments, l’ivresse en est sublime, mais que d’autres instants où elle n’est presque pas tenable ! c’est un labeur que de se laisser aimer par lui. C’est par l’orgueil immense de son caractère, et la fierté incontestable du mien que nous nous froissons. Cet orgueil n’est pas justement celui devant lequel je plierais avec bonheur, celui du poète, celui du talent et de la renommée ; point du tout. Ici, il n’y en a pas. Votre père serait bien étonné d’entendre apprécier ainsi par l’auteur lui-même, ces œuvres qu’il n’aime pas. Il est vrai que ces jugements, si modestes et si sincères je vous le jure, ne sont portés que devant moi. C’est dans l’épanchement de l’intimité qu’ils se font jour : devant le public, il n’est pas si humble.

Que vous dirai-je encore ? Son passé désordonné laisse des traces indélébiles. Avec un caractère ombrageux, la méfiance et le soupçon ne se présentent qu’au milieu d’un cortège de ressouvenirs très amers à entendre, et qui, à tout prendre, sont ceux d’un ex-libertin. Je ne les supporte pas, et alors querelles, pardons, et réconciliations. Voilà. Je n’ai jamais vu de contrastes plus frappants que les deux êtres enfermés dans ce seul individu. L’un bon, doux, tendre, enthousiaste, plein d’esprit, de bon sens, naïf (chose étonnante), naïf comme un enfant, bonhomme, simple, sans prétentions, modeste, sensible, exalté, pleurant d’un rien venu du cœur, artiste exquis en tous genres, sentant et exprimant tout ce qui est beau dans le plus beau langage, musique, peinture, littérature, théâtre.

Retournez la page et prenez le contre-pied, vous avez affaire à un homme possédé d’une sorte de démon, faible, violent, orgueilleux, despotique, fou, dur, petit, méfiant jusqu’à l’insulte, aveuglément entêté, personnel et égoïste autant que possible, blasphémant tout, et s’exaltant autant dans le mal que dans le bien. Lorsqu’une fois il a enfourché ce cheval du diable, il faut qu’il aille jusqu’à ce qu’il se rompe le cou. L’excès, voilà sa nature, soit en beau, soit en laid. Dans ce dernier cas, cela ne se termine jamais que par une maladie qui a le privilège de le rendre à la raison, et de lui faire sentir ses torts. Je ne sais comment il a pu y résister jusqu’ici et comment il n’est pas mort cent mille fois ! »

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Voilà l’Alfred de Musset vrai et vivant ! Voilà la créature orageuse, désordonnée, maladive, d’où partirent les déchirants et pathétiques accents des Nuits, de l’Espoir en Dieu, de la Lettre à Lamartine ! Voilà enfin en quoi il diffère de nos deux grands poètes, et en quoi il les complète, en en différant.

Un sculpteur illustre, chargé de faire la statue de Lamartine, l’a représenté dans une pose théâtrale, l’air inspiré, les cheveux au vent, les pans de sa redingote soulevés comme par un souffle d’orage. C’est là le portrait de Chateaubriand, non de Lamartine. Le vrai Lamartine est celui qu’on a vu à l’Hôtel de Ville, pendant les journées de Février ; tranquille au milieu des tempêtes, souvent ému, jamais troublé. Dans ses plus touchantes effusions lyriques, ses larmes ne vont jamais jusqu’aux sanglots. Sa douleur s’arrête avant le désespoir ; il y a toujours en lui quelque chose qui plane.

Quand à Victor Hugo, son talent de virtuose est si extraordinaire, qu’il l’entraîne malgré lui, et que ses sentiments les plus sincères deviennent souvent des thèmes sur lesquels il exécute des variations. Lamartine m’a dit un mot bien profond sur les Châtiments. J’arrivai chez lui au moment où il achevait de les lire. Il était dans l’enthousiasme. Il frappait sur le volume, en s’écriant : « Ah ! il n’y a pas à dire ! c’est beau ! c’est grand ! c’est puissant ! » Puis tout à coup il s’arrête, et après un moment de silence : « Six mille vers de haine, c’est beaucoup ! » Ce jugement est décisif. Sur six mille vers d’indignation, il y en a forcément trois mille qui ne sont que de vocalises. Il semble parfois que Victor Hugo assiste à ses émotions. A. de Musset était submergé par les siennes.

En résumé, Victor Hugo et Lamartine sont des Olympiens. Ils en ont le calme. Je me les imagine volontiers siégeant sur quelque mont Ida, tandis qu’A. de Musset m’apparaît comme un de ces esprits révoltés, qui tente l’escalade des sommets sacrés pour ravir le feu du ciel, et retombe sur le sol, meurtri, sanglant,

 
                               Cloué sur terre
Comme un aigle blessé qui meurt dans la poussière,
L’aile ouverte, et les yeux fixés sur le soleil.


Victor Hugo et Lamartine sont, dans le domaine de la poésie, la voix de leur époque, A. de Musset en est le cri.

  1. J’ai eu Mme Allan pour interprète dans Bataille de dames, et dans Par droit de conquête. Elle jouait dans la première pièce la comtesse ; dans la seconde, la fermière, et elle est restée sans égale dans toutes deux, comme dans Péril en la demeure, comme dans La joie fait peur, comme dans Lady Tartuffe, où, avec un rôle de cinquante lignes, elle sut se maintenir au premier rang, à côté de Mlle Rachel. Si l’esprit le plus distingué que j’aie connu parmi les artistes dramatiques, notre cher et toujours regretté Régnier, était encore là, il signerait des deux mains ce que je dis de Mme Allan.