Hetzel (p. 348-382).


CHAPITRE XVII

LA STATUE DE LAMARTINE


Le 15 janvier 1876, au théâtre de la Porte-Saint-Martin, à deux heures, sur l’initiative d’un de nos plus aimés confrères, M. de Lapommeraye, devant une salle éblouissante de toilettes et de lumières, en face d’un public enthousiaste, l’élite des acteurs de Paris récitaient quelques-uns des plus beaux morceaux de Lamartine. M. Delaunay disait À Elvire, M. Mounet-Sully, l’Isolement, M. Coquelin, le chien dans Jocelyn, Mlle Reichemberg, l’Hymne de l’enfant à son réveil, Mme Marie Laurent, les Moissonneurs, Mlle Delaporte, le Petit Didier, et enfin Mme Carvalho chantait le Lac avec la musique de Niedermeyer. Cette solennité était un acte de réparation. Le produit de la représentation devait être consacré à la statue du grand homme, que l’ingratitude publique avait laissé s’éteindre dans la gêne et dans la douleur. Une étude sur son génie était le complément naturel de cet hommage. On me demanda de m’en charger. Je refusai d’abord, puis j’hésitai, puis j’acceptai. Il me sembla, en y réfléchissant, qu’il y avait là pour moi un devoir de gratitude. J’avais été un des amis des derniers et sombres jours du poète. J’avais été témoin de ses efforts surhumains de travail pour se libérer de ses dettes. J’avais été confident de ses désespoirs. Je trouve, parmi mes papiers, à la date de 1860, cette lettre de lui.

« Voici un des jours les plus tristes de ma vie ; c’est ce jour qu’on déménage les vieux meubles de Milly, vendus à un étranger, et avec ces chères reliques, les racines profondes de mon cœur d’enfant !Ma patrie était la pierre de l’âtre de ce foyer natal » Plus tard, la maladie vint s’abattre sur lui en même temps que la détresse, et une visite du matin me le montra écrasé sous ce terrible et double coup. Il était couché, la figure rouge de fièvre, les yeux à demi fermés, la voix éteinte. Une attaque de rhumatisme articulaire lui arrachait des cris étouffés. Tout à coup, la porte s’ouvre, un domestique entre et lui présente un papier ; il l’ouvre, le lit, et le jetant sur la couverture, il me dit, avec un accent de mélancolique douceur : « Ah !les hommes sont cruels ! » Je prends ce papier ; c’était un billet à ordre, avec protêt et menaces de poursuites dans les vingt-quatre heures. Mon émotion fut profonde. La somme était trop forte pour que je pusse l’acquitter à moi seul. Je courus chez une femme de cœur, dont je suis heureux d’inscrire ici le nom, Mme Schneider, la belle-mère de M. Gilbert, dont j’ai raconté l’acte de délicatesse vis-à-vis de Goubaux. Une heure après, la dette était payée ; je me hâte d’ajouter qu’un an plus tard, le prêt était remboursé.

Mais ce n’était là qu’un atermoiement, et quelques temps après, lorsqu’il fut à bout de force, et de ressources, il songea à faire un suprême appel à la reconnaissance publique. Cet appel, c’est moi qu’il chargea de le rédiger. Personne, plus que moi, n’était donc en mesure de présenter à ce public, revenu de son injustice, un Lamartine vrai. Je n’avais qu’à me souvenir. Le succès de la représentation fut si vif, qu’on la recommença tout entière, huit jours après. Les paroles que je prononçai eurent leur part dans ce succès. Les journaux les citèrent avec éloges, et un des maîtres de la critique contemporaine, M. Cuvillier-Fleury, leur consacra un article, plein de cette verve chaleureuse dont il avait le secret.

Voici ces pages. Je les reproduis ici comme un de mes plus chers souvenirs. Leur date ajoutera, je crois, à leur intérêt.


I modifier

Lamartine


Un fait m’a toujours frappé, c’est le merveilleux instinct du public pour reconnaître le génie à son premier cri. A peine a-t-il paru, à peine a-t-il parlé, que du cœur de tous, part une acclamation d’enthousiasme qui le salue roi. Il semble que tout ce qu’il fera, soit écrit par avance dans ce qu’il vient de faire ; ce début contient une longue vie de gloire. On dirait, qu’on me pardonne une comparaison quand je parle d’un poète, on dirait la splendeur d’une belle journée de soleil, ramassée tout entière dans le premier rayon de l’aurore.

Ainsi en advint-il à Lamartine ; les Méditations, n’étaient pas publiées depuis vingt-quatre heures, que, par je ne sais quel phénomène d’électricité morale, ce nom, inconnu la veille, courait déjà sur toutes les lèvres ; il avait à peine encore quelques lecteurs que déjà il avait un peuple d’admirateurs et surtout d’admiratrices, car les femmes et les jeunes gens sont toujours les premiers précurseurs du génie, et M. de Talleyrand lui-même, averti par ce bruit de gloire, prit le volume, le dévora tout entier en quelques heures enlevées au sommeil, et écrivit le matin à un de ses amis : « Un poète nous est né cette nuit ! »

Un poète ! c’est-à-dire, selon le sens originaire du mot, un créateur. Ce jeune homme venait en effet de créer quelque chose d’inconnu dans la poésie française. De ses lèvres venait de jaillir un hymne nouveau à la plus poétique des passions humaines, il avait transfiguré l’amour. Jusqu’a lui, tous nos poètes élégiaques, Marot, Ronsard, Régnier, La Fontaine, Parny, Millevoye, André Chénier lui-même, qu’étaient-ils ? Des païens, qui ne chantaient dans l’amour, qu’une volupté ou un délire. Lamartine en fit presque une religion. Le premier, il représente dans le même cœur l’amour et la foi ; il épure la passion par la piété, il enflamme la piété par la passion ; il adore Dieu en Elvire, il adore Elvire en Dieu ! De là toute une source de beautés nouvelles. L’idée de l’infini avec ses tristesses et ses extases, le sentiment de tout ce que nos affections ont de périssable, mêlé à la conscience de tout ce qu’elles ont d’éternel, entrent pour la première fois dans des vers d’amour ; pour la première fois, viennent s’asseoir à côté d’un chantre d’Éros, deux muses inconnues à l’antiquité, la mélancolie et l’espérance, et c’est ainsi que dans les poèmes de Lamartine, l’amour, tour à tour baigné d’ombre et inondé de lumière, penché sur le tombeau ou s’élançant vers le ciel, nous apparaît revêtu d’une grandeur nouvelle, entre la mort et l’immortalité.

Je n’entrerai pas ici dans le détail des mille beautés poétiques de l’œuvre de Lamartine. Je me bornerai à rappeler que les secondes Méditations, les Harmonies, les Recueillements, la Mort de Socrate, moins pures peut-être de forme que sa première œuvre, mais plus puissantes de composition et plus riches de coloris, ajoutèrent chaque année quelque chose à sa gloire, et que Jocelyn y mit le sceau. Jocelyn n’était pas moins qu’une seconde et éclatante innovation, qu’une conquête de plus dans le domaine poétique. La France n’avait pas d’épopée, Lamartine lui en donna une, l’épopée intime. La renommée sans cesse croissante de l’auteur des Orientales, ne l’amoindrit pas, ils rayonnèrent à côté l’un de l’autre, sans s’éclipser. Chacun d’eux eut son royaume, je dirais volontiers son peuple, et leurs admirateurs purent se dire mutuellement, comme dans Athalie :

 
J’ai mon Dieu que je sers, vous adorez le vôtre :
Ce sont deux puissants Dieux…


En est-il de même aujourd’hui ? Non.

La gloire de Victor Hugo a pris de telles proportions, elle se ramifie si profondément dans toutes les couches sociales, qu’elle constitue un phénomène à part. Quant à Lamartine, il faut oser le dire, son astre a pali. Il n’occupe plus, dans l’admiration générale, la place qui a été si longtemps la sienne. On achète toujours ses ouvrages, ils figurent au premier rang dans les bibliothèques, on les revêt de maroquin et de dorures, mais ils ne courent plus de mains en mains, ils ne se placent plus sous le chevet, ils ne s’emportent plus à la promenade sous la forme de ces petits volumes usuels et usés qui sont comme des amis, et que l’on apprend, selon un mot bien expressif dans sa familiarité, que l’on apprend par cœur. Ah ! certes, on a bien raison de vouloir lui élever une statue ; nul n’y contredira et beaucoup y contribueront ; mais il en avait naguère une autre bien plus belle, une autre située en un lieu plus sacré que toutes les places publiques de la ville… dans le cœur de la jeunesse. Cette statue, il ne l’a plus. Ce sanctuaire, il n’y règne plus. Un autre y a pris sa place. Le chantre de Rolla a détrôné le chantre de Jocelyn.

Heureusement ce n’est là qu’une de ces éclipses passagères, que subissent les plus légitimes renommées avant d’entrer dans leur éclat définitif. On reviendra à Lamartine, il remontera à son véritable rang, j’en ai l’assurance, et voici pourquoi.

Lorsqu’on énumère dans sa pensée les génies immortels, en commençant par Orphée, par Pindare, par Homère, en passant par Eschyle et par Sophocle pour arriver à Virgile, et de Virgile à Dante, on est frappé d’un trait commun qui les rapproche. Ce sont tous des génies sains et purs. On respire auprès d’eux un air fortifiant ; on se sent avec eux dans la famille des bienfaiteurs de l’humanité. Lamartine appartient à cette famille-là. Il peut se présenter devant eux avec l’Hymne de l’enfant à son réveil, avec Milly, avec les Étoiles, avec les Moissonneurs, avec le Crucifix, et ils lui diront tous : « Entre, tu es des nôtres, car tu n’as jamais fait que du bien. » Je ne veux pas d’autre garant de son immortalité, et j’ai hâte de passer du poète à l’homme.

II modifier

On a beaucoup accusé Lamartine d’orgueil, et l’on cite toujours sa fameuse réponse à un père qui lui avait amené son fils. ― « Eh bien ! Monsieur de Lamartine, que pensez-vous de mon jeune homme ? ― Il n’a pas été assez ému en me voyant, répliqua le poète. » Pour qui réfléchit, et pour qui connaît Lamartine, il n’y a pas là trace d’amour-propre. Ce n’est pas à lui qu’il pensait en parlant ainsi ; c’était à une grande renommée quelconque. Il n’aurait jamais dit ce mot s’il se l’était appliqué à lui-même ; l’appliquant à tous les hommes supérieurs, il avait mille fois raison. Un jeune homme qui n’admire pas, n’est pas jeune. Du reste, je vais dire un mot qui étonnera bien des lecteurs, Lamartine était modeste, d’une modestie relative, bien entendu. Il avait même quelques amours-propres fort singuliers ; il se croyait, par exemple, un grand économiste, un grand vigneron et un grand architecte. « Jeune homme, dit-il un jour au fils d’un de ses amis, regardez-vous bien là, au front, et dites-vous que vous venez de voir le premier financier du monde. » La gloire de Victor Hugo ne l’offusquait pas ; mais le titre de premier viticulteur de France, accordé à M. Duchâtel, le taquinait. « Ce n’est qu’un amateur, disait-il, moi je suis un cep de nos collines. » Enfin, à Saint-Point, montrant avec complaisance à un visiteur, un petit portique affreux, enluminé d’un coloris criard, et formé de deux colonnes appartenant à l’ordre… à tous les ordres… « Mon cher, lui dit-il, dans cinquante ans, on viendra ici en pèlerinage ; mes vers seront oubliés, mais on dira : « Il faut avouer que ce gaillard-là bâtissait bien ! » Se croire habile aux choses où l’on n’entend rien, ne constitue pas précisément une originalité ; mais ce qui en est une, c’est de ne pas se surfaire dans l’art où l’on est maître, et nous touchons là à un des côtés les plus singuliers de cette nature si complexe. La modestie chez les hommes supérieurs n’est que de l’esprit de comparaison. Or, quand Lamartine se comparait à ses contemporains, il se trouvait grand ; mais quand il se comparait aux génies de premier ordre, ou à lui-même, c’est-à-dire quand il mettait en parallèle ce qu’il avait fait et ce qu’il aurait pu faire, je le répète, il était modeste. Un jour j’osai lui dire : « Expliquez-moi un fait inexplicable : j’aime également les vers de La Fontaine et les vôtres ; j’ai une égale facilité à les apprendre ; j’ai un égal plaisir à me les répéter ; mais, au bout de six mois, je sais encore les vers de La Fontaine, et je ne sais plus les vôtres. Pourquoi ? ― Je vais vous le dire, me répondit-il ; La Fontaine écrit avec une plume et même avec un burin ; moi avec un pinceau ; il grave, je colore ; ses contours sont précis, les miens sont flottants ; il est donc tout simple que les uns s’impriment et que les autres s’effacent. » Frappé, ému de tant de justesse, de simplicité : « Et cependant, repris-je avec conviction, et cependant pas un seul poète français n’a été plus richement doué que vous ! Vous avez autant de génie que les plus grands. ― C’est possible, me dit-il en souriant, mais je n’ai pas autant de talent ; le talent, mon cher, c’est-à-dire ce qui s’acquiert par le travail et la volonté. Je n’ai jamais travaillé et je ne sais pas corriger. Quand j’ai essayé de refaire quelques vers, je les ai faits plus mauvais. Comparez-moi donc à Victor Hugo comme versificateur : je ne suis qu’un écolier auprès de lui. ― Vous ressemblez bien plus, repris-je, à cet autre enfant gâté de la muse qui, comme vous, n’a jamais connu ni l’effort ni la lutte, et qui laissait tomber ses notes, comme vous vos vers, à Rossini. ― Oh ! ne m’égalez pas à Rossini, reprit-il vivement, Rossini a fait des œuvres, lui ! Il a écrit le Barbier, Othello, Guillaume Tell ; moi je n’ai fait que des essais. Après tout je ne suis qu’un amateur très distingué. » Il ne le pensait pas absolument. Il comptait peut-être sur mon ardeur à me récrier ; et je l’aurais étonné si j’avais pris sa définition au pied de la lettre ; et pourtant, sous cette exagération de termes, je dirais volontiers sous ce blasphème, se cachait un sentiment vrai et sincère ; il se rendait compte qu’il n’avait pas, selon la belle expression du cardinal de Retz, qu’il n’avait pas rempli tout son mérite. On a souvent voulu voir dans le dédain avec lequel il parlait de ses vers, une affectation, une comédie. Jamais homme ne fut moins comédien que Lamartine. Diplomate ? oui. Adroit et adroit jusqu’à la maladresse ? oui. Mais ce qu’on nomme vulgairement poseur, jamais ! Il dédaignait sincèrement sa grandeur poétique, parce qu’il sentait en lui un poète très supérieur à ses œuvres, et, surtout comme on le verra tout à l’heure, un homme très supérieur au poète. De là, dans son amour-propre d’auteur, une bonhomie, une naïveté qui en faisaient comme une grâce de plus. Je l’entends toujours me disant : « Avez-vous lu mes derniers vers dans le Conseiller du peuple ! ― Non. ― Oh ! lisez cela, mon cher ami, lisez cela ! C’est très joli !… très joli !… » Puis se reprenant : « Assez joli. » Il se mesurait, il se jugeait et, chose plus rare, il permettait aux autres de le juger. La lecture de Jocelyn avait excité chez Béranger un véritable enthousiasme ! « O mon ami, disait-il à Lamartine, c’est un chef-d’œuvre de poésie, d’émotion, d’inspiration !… » Puis avec ce sourire narquois qui lui était propre : « Quel malheur qu’il y ait là trois ou quatre cents vers que vous avez fait faire par votre concierge ! » Savez-vous la réponse de Lamartine ? Il se mit à rire, et trouvant le mot très amusant, il le répéta. Nous voilà bien loin du genus irritabile vatum. Jamais, en effet, amour-propre ne fut moins irritable et moins irritant. Il ne savait pas plus s’offenser qu’offenser. Toutes les petites passions des poètes, l’envie, la haine, la rancune, étaient choses inconnues pour lui. Il l’a bien prouvé dans sa lutte poétique avec Barthélemy. Ce malheureux l’avait dénoncé, calomnié, ridiculisé ! Eh bien, dans son admirable Épître à Némésis, Lamartine ne put jamais ni s’emporter jusqu’à la colère, ni s’abaisser jusqu’au mépris ; il s’arrêta au dédain. Encore, comme si ce sentiment même lui était insupportable, il s’y arrache, il s’envole au delà, et, interrompant tout à coup son ardent dithyrambe, il laisse tomber sur le coupable, cette évangélique parole de mansuétude et de pardon :

 
Un jour, de nobles pleurs laveront ce délire,
Et ta main étouffant le son qu’elle a tiré,
Plus juste, arrachera des cordes de ta lyre
La corde injurieuse où la haine a vibré.

Pour moi, j’aurai vidé la coupe d’amertume
Sans que ma lèvre même en garde un souvenir,
Car mon âme est un feu qui brûle et qui parfume
Ce qu’on jette pour la ternir !


Voilà bien Lamartine dans son attitude naturelle de grandeur, et cette Épître à Némésis, marquant le premier pas du poète dans les affaires publiques, m’amène naturellement à l’étude de l’orateur et de l’homme d’État.


III modifier

Un soir, dans les dernières années de sa vie, Lamartine était assis au coin du feu, la tête penchée, les yeux fermés, dans cet état de somnolence qui lui était habituel alors, et où il flottait entre le sommeil et le rêve. Deux de ses amis s’entretenaient à voix basse, de lui, et non loin de lui. Les voix s’élevant à mesure que la conversation s’échauffait, l’un d’eux dit à l’autre : « J’aimerais mieux avoir fait les Méditations que la République. » Lamartine, tout en bâillant, retourna la tête vers lui : « Que disiez-vous donc, mon cher ? » L’ami, corrigeant légèrement la phrase, répondit : « J’aimerais encore mieux avoir fait les Méditations que la République. ― Eh bien, cela me prouve, reprit Lamartine, bâillant toujours, que vous n’êtes qu’un niais. » Et là-dessus se levant et sortant en une seconde de son demi-sommeil : « Laissons là, dit-il, ma petite personnalité ; prenons la question générale, et jugez la supériorité immense de l’homme d’État sur le poète. Celui-ci s’épuisant à aligner des mots et à faire accorder des sons ; l’autre, étant le véritable verbe, c’est-à-dire la pensée, la parole et l’acte tout ensemble, réalisant ce que le poète ne fait que rêver, voyant tout ce qu’il y a en lui de grand, de bon, se convertir en faits et en bienfaits ; en bienfaits qui, non seulement profitent aux générations présentes, mais s’étendent parfois jusqu’à la postérité la plus reculée ! Savez-vous ce que c’est qu’un grand homme d’État ? c’est un grand poète… en action ! »

L’action, le besoin de l’action, l’espoir de l’action, telle a été en effet la pensée constante de celui qu’on ne regarde guère que comme un sublime rêveur. Sa plus vive admiration littéraire était… devinez pour qui ? Pour Voltaire ! Savez-vous pourquoi ? « Parce qu’il n’y a pas, disait-il, une ligne de lui qui n’ait été un acte ; pas une parole de sa bouche qui n’ait eu sa part dans les choses publiques. Voltaire a été pendant quarante ans le plus grand événement de son siècle. Aussi dit-on le siècle de Voltaire, comme on dit le siècle de Louis XIV et le siècle de Périclès. »

Enfin, un jour, Lamartine, dans un de ces rares moment de complet abandon où il montrait sa pensée tout entière, car sous son apparence de laisser-aller et d’effusion, il était très secret, très maître de soi, et gardait dans le fond de son âme, certains recoins cachés où personne ne pénétrait, pas même peut-être lui ; un jour donc, il s’écria : « Oh !être un Napoléon sans épée au côté ! » Voilà le fond du cœur de Lamartine. Régner sur un grand peuple par la pensée ! commander au monde par l’esprit ! Être le conquérant, le dominateur de son époque, sans verser une goutte de sang, et sans assujettir les hommes à un autre joug que celui de la justice, de la pitié, de la générosité ! Chimère et rêve ! dira-t-on. Soit ! Mais ce rêve, il l’a réalisé pendant trois mois, et il l’a poursuivi pendant seize ans.

Les anciens donnaient aux poètes le nom de vates, qui veut dire prophète. Jamais homme n’a mérité ce nom mieux que Lamartine. C’était un voyant. Je ne sais quel instinct divinatoire lui révélait à la fois les grandes crises publiques et le rôle particulier qu’il y jouerait. Quand on lit, dans le Voyage en Orient, sa conversation avec lady Stanhope, on est émerveillé de voir avec quelle netteté il se marque à lui-même son but, et avec quelle constance il y a marché. Étudiez sa conduite depuis 1832, elle est saisissante. Il arrive à la Chambre. « De quel parti serez-vous ? lui demande-t-on. ― Du parti social. » Mot nouveau qui n’avait jamais été prononcé dans une assemblée parlementaire. « Social, lui répond son collègue, qu’est-ce que cela signifie ? Ce n’est qu’un mot. ― Non, reprend Lamartine, c’est une idée. ― Mais enfin, où siégerez-vous ? Il n’y a place pour vous sur aucun banc de la Chambre. ― Eh bien, répliqua-t-il, avec un demi-sourire à la fois confiant et moqueur, eh bien ! je siégerai au plafond. » Réponse étrange sans doute, mais caractéristique, qui marque bien sa nature. Il allait toujours d’instinct, là où il ne pouvait être porté et soutenu que par des ailes.

Les esprits superficiels comparent volontiers Lamartine orateur, à un virtuose qui tantôt chante des airs de bravoure, tantôt lance de poétiques dithyrambes et parfois même s’aventure par fantaisie dans quelques questions pratiques, car il fut, ne l’oubliez pas, un des plus ardents défenseurs des chemins de fer contre Arago ; mais, pour qui réfléchit, chacun de ses discours révèle la conduite préméditée du politique qui aborde tous les problèmes, parce qu’il aura peut-être un jour à les résoudre tous.

Un fait curieux montre sa puissance d’assimilation. Un grand projet de canal était à l’ordre du jour. Le député chargé de le défendre, tombe malade le matin même de la discussion. On conseille aux intéressés d’en charger Lamartine. Ils vont le trouver. Il était au bain. On les fait entrer ; ils expriment leur désir. « Mais je ne sais pas un mot de votre affaire. ― Nous allons vous l’expliquer. ― Mais je suis le député le moins ingénieur de toute la Chambre. ― Un homme comme vous gagne son diplôme en quelques instants. ― Eh bien, parlez. » Ils commencent pendant qu’il est au bain, ils continuent pendant qu’il en sort, ils poursuivent pendant qu’il s’habille ; ils achèvent pendant qu’il déjeune ; et deux heures après, Lamartine prononce à la Chambre un discours d’affaires, d’une clarté et d’une précision admirables. Le succès fut très grand, l’étonnement plus grand encore : tout le monde était stupéfait, excepté lui. « Il y a longtemps, dit-il, que je connais ma capacité comme homme pratique. Le monde ne veut pas y croire, parce que j’ai fait des vers. Encore, s’ils étaient mauvais ! Par malheur, il y en a de bons, il y en a même de beaux. C’est ce qui me perd. »

Sa prescience éclata parfois à la tribune en mots prophétiques. Quand la Chambre voulut voter le retour des restes de Napoléon Ier, Lamartine protesta. Le mariage bizarre du libéralisme et de l’impérialisme sous la Restauration, l’avait toujours choqué ; il y voyait un mensonge. En vain, tous les grands poètes de l’époque, étrangers comme français, Manzoni, lord Byron, Béranger, Victor Hugo, Casimir Delavigne se faisaient-ils les coryphées de cette immense gloire ; Lamartine, tout en admirant le génie, allait implacablement chercher le tyran sous le conquérant, et lui lançait ce terrible anathème :


Rien d’humain ne battait sous son épaisse armure.


Cet accouplement de la liberté et du despotisme lui semblait pour la liberté un adultère ! Aussi s’éleva-t-il contre ce retour triomphal, de toutes les forces de son éloquence. Jamais la tribune n’avait entendu de plus admirables accents, et lorsque enfin il se senti vaincu, il jeta, pour dernière parole, cette adjuration qui nous fait tressaillir aujourd’hui, comme les prophéties de la Cassandre antique : « Eh bien ! soit donc, puisque vous le voulez !… Ramenez ses restes ! Donnez pour piédestal à sa statue, la colonne !… c’est son œuvre ! c’est son monument ; mais au moins, écrivez sur le socle : A Napoléon lui seul ! »

Bientôt l’opposition de Lamartine s’accentua de plus en plus. Il ne se mêla pourtant à aucune conspiration quelle qu’elle fût [1]. Personne n’était moins conspirateur que lui, d’abord parce que conspirer c’est être plusieurs, et qu’il tenait avant tout à marcher seul ; puis sa généreuse nature répugnait à toute machination clandestine. Mais ses discours, ses conversations et bientôt ses livres conspirèrent pour lui : il publia les Girondins.

Les Girondins sont à la fois un livre et un acte.

Comme livre, ils offrent un genre de mérite très particulier, qu’un mot de Lamartine caractérise.

Le jour où il arriva pour la première fois sur le mont Liban, il fut saisi d’un tel enthousiasme qu’il improvisa soudain une admirable description de ce grand spectacle, en face du spectacle même. Un de ses compagnons, jeune officier, ne put s’empêcher de lui dire : « Où voyezvous donc tout cela, monsieur de Lamartine ? je n’aperçois rien de ce que vous décrivez. ― C’est tout simple, répondit Lamartine, je regarde en poète, et vous en capitaine d’état-major. » Voilà le mérite et le défaut de Lamartine comme historien. Personne n’a représenté avec plus de puissance, les grandes journées de la Révolution ; personne n’a tracé des portraits plus saisissants de ses principaux acteurs. Pourquoi ? Parce qu’il les voit tout ensemble avec les yeux et avec l’imagination ; parce qu’il les transfigure sans les défigurer ; parce qu’enfin, il est poète. Malheureusement il n’est pas assez capitaine d’état-major. De là, un livre éloquent, entraînant, pathétique, et admirablement juste d’ensemble, mais beaucoup moins irréprochable dans les détails, et qui nous fait comprendre qu’il y a une différence entre l’exactitude et la vérité. Il n’en pouvait pas être autrement. Lamartine avait beaucoup lu, mais au hasard, sans méthode, par caprice. Il n’avait pas de capital d’instruction ; il n’avait pas même de bibliothèque. Quelques volumes courant l’un après l’autre dans sa chambre, sans domicile connu, voilà tout son bagage d’études. Quand il avait besoin d’un ouvrage, il l’envoyait chercher chez le libraire voisin, et le lisait, comme les avoués lisent un dossier, avec cette intuition merveilleuse qui les fait tomber juste sur les passages qui leur sont utiles, comme si ces passages étaient écrits en rouge. Ainsi faisait Lamartine : il dévorait les livres, les devinait, se les assimilait, les transfigurait et passait. L’Histoire parlementaire de Buchez et de Roux lui avait donné la première idée des Girondins ; il la compléta par la lecture fiévreuse des ouvrages qu’un ami lui indiqua ; puis il se mit en quête de renseignements plus personnels.

Un fait curieux nous mettra au cœur même de ce livre si étrange et si mal jugé comme acte. Lamartine apprit qu’un des derniers débris de la Convention, un des derniers membres du Comité de salut public, un des amis les plus fidèles de Robespierre, le docteur Soubervielle, vivait encore dans un des faubourgs de Paris. Lamartine arrive chez lui un matin, à dix heures. Le vieillard ― il avait quatre-vingt-trois ans ― était encore couché. A l’entrée de l’illustre visiteur, il se lève sur son séant, sans émotion, sans trouble devant cette grande gloire : les hommes de ce temps-là ne se troublaient pas, et n’admiraient guère que ce qui leur ressemblait. Puis, inclinant légèrement sa tête coiffée d’un bonnet de coton, il lui dit d’une voix nette et brève : « Que désirez-vous de moi, monsieur ? ― Des renseignements précis sur la Convention, dont j’écris l’histoire. ― Vous ? reprend le vieillard en le regardant entre les deux yeux ; puis avec cette énergie de langage qui faisait partie du dictionnaire d’alors : ― Vous n’êtes pas f… pour écrire cette histoire-là. » Et il se recouche. Lamartine ne s’effraya nullement de cette réponse, pas plus de la forme que du fond. Ce participe passé ne lui faisait pas peur, même pour lui ; il en usait fréquemment ; ce qui jurait bien un peu avec le caractère général de sa poésie ; mais, comme dit Pascal, tout est contraste dans le cœur humain. Il tint donc bon et emporta quelques détails précieux.

Le livre produisit un effet énorme, et eut une influence considérable ; non pas, comme on l’a dit injustement, parce que c’était l’apologie de la Terreur, tout le monde eût reculé d’horreur et de dégoût, mais parce que c’était l’apologie de la République. Lamartine la réhabilitait en la présentant sous une forme poétique et grandiose ; il la purifiait, en la dégageant des atrocités dont elle a été victime plus encore que complice ; il réveillait dans la France, des idées de gloire, de liberté, qui semblaient comme autant de satires de cette politique craintive, un peu bourgeoise, de cette politique d’effacement, que j’avoue n’avoir pas le courage de blâmer aujourd’hui… car qu’est-ce que l’effacement près de la mutilation ? Mais alors nous avions encore le droit d’avoir des susceptibilités nationales et des aspirations de grandeur. Les Girondins répondaient à ces pensées. Lamartine traduisit cette vague agitation des esprits par des mots désormais historiques : « La France s’ennuie ». Enfin, comme des grands oiseaux de mer, il sentait venir l’orage, et volait vers un but lointain, vaguement entrevu. Un de ses amis, inquiet de la nouvelle direction de ses idées, lui en ayant demandé la raison, il lui répondit ces paroles textuelles : « Je vous où va la France ! Je vais l’attendre à dix ans de distance. Elle m’y trouvera, m’y prendra en passant, et je pourrai lui être utile… » Nous voilà à l’Hôtel de Ville.

IV modifier

Le rêve de Lamartine est réalisé. Un jour de tempête, et lui au gouvernail ! Il y fut admirable de naïve grandeur. Pendant trois mois, sans commettre une illégalité, sans faire un acte de violence, sans tirer un coup de fusil, sans verser une goutte de sang, il gouverna, administra, modéra, maîtrisa, électrisa… Avec quoi ? Avec la parole. Les passions les plus furieuses, les besoins les plus impérieux, les théories les plus fatales venaient-elles frapper à la porte de l’Hôtel de Ville ? Lamartine sortait du conseil, montait sur une chaise, parlait pendant un quart d’heure, en demandant ingénument à ceux qui l’accompagnaient : « Est-ce bien cela ? » Et les passions se calmaient, les rugissements tombaient, les bêtes féroces s’apaisaient ; ce n’était plus de l’histoire, c’était de la mythologie ; on n’avait pas vu chose pareille depuis Orphée.

Lamartine a eu de bien beau jours dans ces trois mois, quel fut le plus beau ? Le jour du drapeau rouge ? Non ! Celui du manifeste ? Non ! Celui où il répondit à des furieux qui demandaient sa tête : « Plût à Dieu que vous l’eussiez tous sur vos épaules ! » Non ! Le 16 avril et le 3 mai, voilà, selon moi, les deux dates le plus mémorables de ce règne de trois mois. Le 16 avril, parce que ce jour-là le grand homme d’État se doubla du plus habile des diplomates ; le 3 mai, parce que Lamartine sacrifia au salut de la cité, bien plus que sa vie qu’il exposait à chaque minute en riant, sa popularité.

Je puis m’appuyer ici sur quelques détails précis et personnels.

En mars 1848, une maison située rue de Rivoli, au coin de la place des Pyramides, et affectée à l’administration de la maison du roi, fut occupée révolutionnairement par un jeune homme complètement inconnu trois mois auparavant, et devenu tout à coup redoutable par la publication d’un journal dont le titre seul était une menace. Ce journal s’appelait la Commune de Paris ; le journaliste s’appelait Sobrier. Je connaissais Sobrier : il avait de vingt-cinq à vingt-six ans, il était honnête, convaincu et fanatique jusqu’à l’illuminisme ; il avait donné un témoignage irrécusable de sa sincérité : il fit offrande à la République de toute sa fortune, douze mille livres de rente… Si tous les intransigeants étaient forcés de fournir de pareilles preuves, leur nombre serait peut-être encore plus petit. Rien ne touche les masses comme le désintéressement. Aussi, Sobrier avait-il une réelle action sur les ouvriers de Paris. La veille ou le lendemain des grands événements, paraissaient, placardées à tous les coins de rues, de petites affiches d’un rouge violet, portant ces mots laconiques et menaçants : « Le peuple n’est pas satisfait de la journée d’hier. Si le gouvernement provisoire retombe dans de pareilles fautes, nous sommes deux cent mille qui irons lui rappeler ses devoirs. Signé : Sobrier. » Ce qu’il y avait de mystérieux, de bref, de lapidaire dans ce style ajoutait beaucoup à la crainte. On se moquait bien tout bas de ces éternels deux cent mille hommes qui revenaient toujours sur les affiches, et qu’on ne voyait jamais dans la rue ; mais on n’en tremblait pas moins, car on savait que la maison de la rue de Rivoli était le siège de l’état-major de la Révolution, et que de là partaient sans cesse des mots d’ordre et des ordres auxquels obéissait la population ouvrière.

Le 16 avril, Paris était en grande rumeur, on parlait d’un redoutable mouvement populaire. Passant le matin devant le ministère de Sobrier, j’y entre pour avoir des nouvelles. La cour, les escaliers, tout y retentissait du bruit des fusils. Partout des factionnaires. Je veux monter. « On ne passe pas. ― Je passe toujours. ― Que demandez-vous, citoyen ? ― M. Sobrier. ― Le citoyen Sobrier est occupé. ― C’est possible, mais il me recevra. ― Votre nom, citoyen ? ― Monsieur Legouvé. » J’avoue que je m’amusais volontiers à multiplier les « monsieur » dans ce temple du civisme. Le factionnaire voit descendre un personnage important, il l’appelle : « Citoyen, voilà le citoyen Legouvé qui veut parler au citoyen Sobrier. ― Qu’il entre. ― Merci, monsieur. » Et me voilà entré. Je trouve Sobrier dans une grande salle, penché sur une grande table, avec une large écharpe rouge autour du corps, deux pistolets accrochés dans l’écharpe, et écrivant très vivement de petits bulletins qu’il distribuait à des estafettes debout autour de lui. ― « Vous arrivez à propos, me dit-il, je vous enrégimente. ― Oh ! un instant, lui répondis-je en riant, on ne m’enrégimente pas ainsi ; il faut d’abord que je sache avec qui, pour qui et contre qui. ― Vous allez le savoir. » Et là-dessus, tous ses bulletins étant distribués, il m’entraîne dans une embrasure de croisée et me dit : « Il s’agit de sauver Paris du massacre et de l’incendie. ― Comment cela ? ― Il y a des hommes qui sont nés fléaux ! Blanqui est un de ceux-là. A l’instant où je vous parle, accourent autour de lui, au Champ de Mars, cent mille furieux qui lui obéissent ; dans une heure, ils partiront du Champ de Mars, ils marcheront sur l’Hôtel de Ville, ils renverseront le gouvernement provisoire, ils égorgeront tout ce qui résistera, résolus à mettre le feu partout, s’ils sont vaincus. » Tout exagéré que me parût ce récit…, car dans ce temps-là nous ne regardions pas de telles monstruosités comme possibles…, la physionomie, l’accent de Sobrier m’émurent profondément. « Oh ! s’écria-t-il, en se prenant la tête entre les mains et en pleurant. Moi qui rêvais une République d’anges ! » Puis avec une énergie fiévreuse : « Voilà ce qu’il faut empêcher, voilà ce que j’empêcherai : je l’ai promis à Lamartine ! ― A Lamartine, répondis-je, vous avez vu Lamartine ! ― Oui, il m’a fait appeler cette nuit. Nous avons causé pendant une heure : c’est fini, je lui appartiens ! Quel homme, quel républicain et quel stratégiste ! Il m’a tracé lui-même tout mon plan d’attaque. Je masse mes hommes dans les rues adjacentes à la route que doit suivre Blanqui ; et quand ses premiers rangs auront passé, je coupe sa bande en deux : il trouve mes deux cent mille hommes entre l’Hôtel de Ville et lui : je le défie bien d’avancer ! » Ainsi arriva-t-il : l’Hôtel de Ville fut garanti, le gouvernement provisoire fut maintenu, la ville fut sauvée, cette journée qui s’annonçait comme une journée de massacre se termina par une journée de triomphe, et quand plus tard on reprocha à Lamartine d’avoir conspiré avec Sobrier : « Oui, répondit-il en souriant, comme le paratonnerre conspire avec la foudre. »

Le 3 mai compléta l’œuvre du 16 avril. Sous l’impression de ce grand service rendu par Lamartine, l’Assemblée voulut personnifier en lui seul le gouvernement provisoire, il refusa. On voulut, du moins, en exclure M. Ledru-Rollin. Il refusa plus énergiquement encore ; c’est l’acte qu’on lui a le plus reproché, c’est l’acte qui l’honore le plus. Il n’aimait pas M. Ledru-Rollin ; ses opinions de jacobin lui étaient antipathiques ; son très réel talent d’orateur lui-même ne le touchait pas. Mais il comprit que si M. Ledru-Rollin n’était pas membre du gouvernement, il en serait peut-être l’adversaire, et que M. Ledru-Rollin de plus dans l’armée de l’émeute, c’était peut-être la victoire de l’émeute. Nul, en effet, ne peut dire ce qu’auraient été le mouvement révolutionnaire du 15 mai et les terribles journées de juin, si le premier jour, Ledru-Rollin n’avait pas marché avec Lamartine, et si, le second, il avait marché avec la révolte. Cette profonde sagesse de Lamartine ne fut pas comprise ; on cria à la trahison. Les défenseurs du parti de l’ordre moral de ce temps-là, l’accusèrent d’avoir pactisé avec les révolutionnaires par ambition et par faiblesse ; on voit que les partis ne sont pas comme les jours : ils se suivent, mais ils se ressemblent. La conduite de Lamartine eut cela d’admirable, qu’il prévit la calomnie et qu’il annonça l’ingratitude. Le jour où il partit pour aller imposer à l’Assemblée l’élection de M. Ledru-Rollin, il quitta le ministère des affaires étrangères en disant tout haut : « Savez-vous ce que je vais faire ? Je vais sauver Paris et perdre ma popularité. » Et il y alla ! Et l’élection faite, il sortit de la Chambre, monta en voiture avec un de ses amis, de qui je tiens ce fait, M. le comte d’Esgrigny, et, après un moment de silence, lui dit : « Mon cher, c’est fini ; dans un mois, je ne serai plus bon qu’à jeter aux chiens. » Lamartine, dans le cours de sa vie, s’est vu justement comparer à de bien grands hommes ; mais ce jour-là, il a mérité qu’on associât à son nom le nom le plus pur de l’histoire : celui de Washington.

Ses prévisions ne l’avaient pas trompé : en quelques jours, influence, prestige, tout s’évanouit, tout devint pour lui amertume, déceptions, douleurs. Les journées de Juin le trouvèrent, comme toujours, debout en face du danger, mais lui portèrent un coup mortel. Il les avait pressenties avec désespoir, et exprimait son angoisse par une de ces paroles à la fois tragiques et vulgaires qui jaillissaient, comme par explosion, de ses lèvres : « Nous ne sortirons de là que par un coup de balai dans le sang. » Tout ce qui suivit ne lui fut pas moins amer, et l’élection présidentielle du 10 décembre mit le comble à ses douleurs patriotiques. Ce qui lui brisait le cœur, ce n’était pas son pouvoir perdu, c’était son œuvre détruite, c’était la République renversée, c’était la liberté anéantie, c’était cette nation s’agenouillant avec enthousiasme devant le nom qu’il avait, lui, le plus maudit ; et comme si, en face de ce nom, il eût été saisi pour la seconde fois d’un trouble prophétique, comme s’il eût entrevu le terrible châtiment dont nous devions payer ce fétichisme, il jeta, ainsi que Brutus, aux champs de Thessalie, ce cri de désespoir : « Ce peuple n’est que du sable ! J’aurais dû me faire tuer sur les marches du trône de Louis-Philippe. »

J’arrive à ces sombres et dernières années qui ne furent plus pour lui qu’une longue lutte contre l’esclavage de la dette, où parfois, il faut bien le dire, il manque de fierté… par orgueil. Il se souvint trop de ce que la France lui devait, et pas assez de ce qu’il se devait à lui-même.

Je ne m’arrêterai pas sur ce triste sujet ; je me rappelle le mot charmant de Saint-Marc Girardin, devant qui on accusait Lamartine de désordre et d’incurie : « C’est peut-être vrai, dit-il, mais je connais tant de gens qui en font autant et qui n’ont pas fait les Méditations ! » D’ailleurs, n’oublions pas que ces épreuves furent sanctifiées par le travail et poétisées par le dévouement. Lamartine n’était déjà plus lui-même ; sa pensée lui échappait à demi que sa plume, comme celle de Walter Scott, travaillait encore, travaillait toujours pour payer ce qu’il devait. Le ciel lui donna une admirable auxiliaire dans cette œuvre ; je n’en veux pour preuve qu’un seul fait. Lamartine était à Saint-Point. Un soir, arrive un de ses amis : »O mon cher, comme vous venez à propos ! Je viens d’achever pour le Siècle une très longue étude sur Béranger. Voici les épreuves ; lisez cela ; vous en serez ravi ; c’est superbe ! » L’ami monte dans sa chambre, se couche, et commence dans son lit la précieuse lecture. Minuit venait de sonner quand il entend frapper à sa porte : « Qui est là ? ― C’est moi, répond une douce voix, moi, Mme de Lamartine, ouvrez ! ― Impossible d’ouvrir, madame, je suis couché. ― C’est égal, la porte de votre chambre est au pied de votre lit ; entr’ouvez-la et prenez… » Il entre-baîlle la porte, une main passe et lui tend un papier. Il le prend, la porte se referme, et voici ce qu’il lit : « Il y a, à la page 13, un passage qui m’inquiète. J’ai peur qu’il ne fasse du tort à M. de Lamartine auprès des lecteurs du Siècle. Ne pourrait-on pas le modifier ainsi ? ― » La modification était excellente, et l’ami venait de l’écrire en marge de l’épreuve, quand il entend frapper un second coup. « Est-ce encore vous, madame ? ― Oui, ouvrez-moi votre porte comme tout à l’heure et prenez ! » Et il lit : « A la page 32, se trouve un autre passage qui… » N’est-ce pas charmant ? ce dévouement qui oublie toutes convenances, cette pureté qui passe par-dessus la pudeur, ne touche-t-elle pas profondément ? Car, remarquez-le bien, Mme de Lamartine était non seulement la plus sainte des femmes, mais une puritaine… Que dis-je ? Une Anglaise qui joignait toutes les pruderies britanniques à toutes les délicatesses françaises, et elle venait bravement, à minuit, frapper à la porte d’un jeune homme, ne s’arrêtait pas devant sa réponse qu’il était couché, et lui passait tranquillement deux petits billets à travers la porte, exactement comme font les amoureux pour leurs billets doux. La fin de l’histoire la complète. Le lendemain matin, on se réunit pour le déjeuner. Mme de Lamartine entre en correspondance de gestes et de regards interrogatifs avec son complice, qui lui fait entendre que la correction est faite. « Eh bien ! mon cher, dit Lamartine, avez-vous lu mon Béranger ? ― Certainement ! ― C’est superbe, n’est-ce pas ? ― Sans doute… pourtant il y a un ou deux passages… ― Ne me demandez pas de changements, je n’en ferai pas ; c’est parfait ! ― Si pourtant vous me permettiez de vous soumettre deux légères modifications… » et il lui tend l’épreuve corrigée. Lamartine lit. « Excellent ! très juste ! vous avez mille fois raison ! » Puis se retournant vers sa femme : « Ce n’est pas toi qui aurais trouvé cela ! » La femme baissa la tête et sourit.

Cette admirable compagne des bons et des mauvais jours eut le regret de mourir avant celui pour qui elle avait vécu. Mais sa consolation, en le quittant, fut de lui léguer un dévouement égal au sien, un dévouement filial qui a veillé sur la longue agonie du poète et qui veille aujourd’hui sur sa gloire. La mémoire de Lamartine a une Antigone.

Ses funérailles furent marquées par un fait touchant. Transportés à Saint-Point, pendant l’hiver, ses restes quittèrent le chemin de fer à Macon, et traversèrent lentement les bourgs semés sur la route. La neige tombait avec abondance. A l’entrée de chaque village, se trouvaient le curé qui attendait le cercueil pour le bénir, et les populations qui se mettaient à genoux pendant qu’il passait. Les cloches des diverses églises se répondaient et s’annonçaient l’une à l’autre le funèbre convoi. Près de Saint-Point, un vieux paysan debout devant sa porte pleurait. « Vous pleurez, mon pauvre homme, lui dit, en lui prenant les mains, J. Sandeau qui faisait partie du cortège ; vous faites là une grande perte ! ― Ah ! oui ! monsieur, c’était un homme qui faisait honneur à la commune. » Le vieux paysan avait raison. Lamartine faisait honneur à la commune comme à la contrée, à la contrée comme à la France, à la France comme à l’Europe, comme à l’humanité tout entière ; il faisait honneur à l’homme.

L’homme, voilà ce que je veux achever de considérer dans Lamartine, c’est-à-dire dans une des plus singulières et des plus originales créatures que notre siècle ait produites. Il vous étonnait sans cesse : tout en lui était à la fois contraste et harmonie. Une beauté de visage et une grâce de démarche tout aristocratiques, avec des négligences de costume qu’il relevait par ses airs de prince et dont il faisait des élégances. Une éloquence de tribune, pleine de mots frappés comme des médailles, et d’idées fortes traduites en images étincelantes, le tout accompagné d’un grand verre de vin qu’il brandissait en l’air au-dessus des sténographes épouvantés. Une masse énorme de dettes, et rien pour les expliquer ! Pas un besoin, il était sobre comme un Arabe. Pas un goût véritablement ruineux, il n’aimait, en fait de luxe, que les chevaux. Pas un vice ! Je me trompe, il en avait un, du moins il s’en vantait ; mais la raison pour laquelle il s’en est corrigé est si étrange, qu’elle achèvera de le peindre. « J’ai eu, disait-il, dans ma jeunesse, la passion du jeu ; mais une nuit, à Naples, je découvris un moyen infaillible de faire sauter la banque : dès lors, impossible de jouer ; j’étais sûr de gagner. » Voilà un joueur comme on n’en rencontre pas beaucoup.

On a souvent remarqué que Dieu lui avait tout donné en partage, la beauté, la noblesse, le courage, le génie ; mais il avait reçu quelque chose de plus rare encore que tous ces dons : c’était la faculté de s’en servir à volonté. Ils étaient toujours à sa disposition. A chaque heure qu’on s’adressât à lui, il était toujours prêt à parler, à écrire ou à agir. Un grand danger le saisissait-il en pleine nuit, en plein sommeil ? Pas un cri de surprise ! Pas une seconde d’effarement ! Il se mettait à être héroïque, tout de suite, en se levant ; son courage s’éveillait en même temps que lui. De même pour son génie de poète. Sa sœur lui présente un jour une jeune fille qui désirait quelques lignes de lui sur son album. Lamartine prend une plume, et sans se donner un moment pour réfléchir, sans s’arrêter une seconde, il écrit :

 
Le livre de la vie est le livre suprême
Qu’on ne peut ni fermer, ni rouvrir à son choix ;
Le passage attachant ne s’y lit pas deux fois ;
Mais le feuillet fatal se tourne de lui-même ;
On voudrait revenir à la page où l’on aime,
Et la page où l’on meurt est déjà sous nos doigts.


Puis, ces vers terminés, il les tend d’une main nonchalante à sa sœur qui les lit, et, stupéfaite de leur beauté et de son air d’insouciance, ne put s’empêcher de s’écrier : « Mon Dieu ! pardonnez-lui, il ne sait pas ce qu’il fait ! » Telle était, en effet, la facilité de Lamartine, qu’elle ressemblait à de l’inconscience. N’a-t-il pas dit lui-même, un jour, à un de ses amis fort absorbé par un travail : « Que faites-vous donc là, mon cher, avec votre front dans vos deux mains ? ― Je pense. ― C’est singulier ! Moi, je ne pense jamais, mes idées pensent pour moi ! »

En vérité, devant un tel mot, on en arrive à croire que Lamartine avait, comme Socrate, un démon familier qui vivait en lui, agissait pour lui, parlait pour lui ! En tout cas il faut convenir que ce démon-là était un bon génie, car il ne lui a jamais inspiré que la pitié et la bonté. La bonté ! tel fut le dernier trait distinctif de cette admirable nature, le sceau suprême et comme le couronnement de toutes ses qualités. Lamartine fut bon avec grandeur, comme il fut tout. Il embrassait dans sa sympathie, non seulement l’humanité entière, mais tous les êtres de la création. Semblable à ces saints du moyen âge qu’une affinité mystique unissait, dit-on, aux créatures inférieures, et que les légendes nous représentent entourés d’animaux attachés à leurs pas, et d’oiseaux volants au-dessus de leurs têtes, Lamartine avait avec les bêtes des liens mystérieux. Il a trouvé pour les peindre, des paroles et des images plus pénétrantes que les vers même de Virgile et d’Homère. Tel était le rayonnement de sympathie qui s’échappait de ses regards, de sa voix, de sa démarche, qu’il semblait retenir autour de lui, par je ne sais quelle attraction magnétique, tout ce peuple d’animaux qui vivait chez lui, les yeux fixés sur lui ! Ces chiens, ces oiseaux, ces chevaux n’étaient pas pour Lamartine ce qu’ils sont pour les désœuvrés, des objets d’amusement et de caprice ; non ! Il voyait en eux des camarades, il l’a dit lui-même, des frères ; il les interrogeait, il leur répondait, il semblait les entendre. C’était une communication perpétuelle entre cette âme supérieure et ces ébauches d’âmes. Je le vois encore étendu sur un canapé, causant de sujets fort sérieux, avec deux griffons à ses pieds et coiffé d’une levrette ; cette jolie bête exécutait autour du front de son maître, des évolutions si gracieuses, que je me récriai d’admiration. « Regardez-la, me dit Lamartine sans se retourner, elle écoute, elle voit qu’on parle d’elle, elle est si coquette !… »

Le monde est plein de gens qui ont tant d’amour pour les bêtes, qu’il ne leur en reste plus pour les hommes. Tel n’était pas Lamartine, son humanité s’étendait jusque sur les humains. Sa compassion envers les malheureux était inépuisable, comme sa générosité, et un jour qu’un de ses amis lui reprochait je ne sais quelle prodigalité charitable… « Vous n’entrerez pas dans le paradis des bons, lui répondit-il ; vous n’êtes pas trop bon ! » Il ne méritait pas ce reproche, lui ! jugez-en.

Un pauvre jeune poète, que je connaissais, nommé Armand Lebailly, mourait de phtisie à l’hôpital Saint-Louis. J’y entraîne Lamartine, certain que sa visite ferait plus de bien au moribond que dix visites de médecin. Nous arrivons, nous montons à la salle Sainte-Catherine ; en entrant j’aperçois au bout de la salle, le pauvre misérable, assis près du poêle, les deux bras étendus sur une table, la tête entre les deux bras, et le visage enseveli sous ses longs cheveux en désordre. Au bruit de nos pas, il relève un peu le front et nous jette de côté un regard farouche ; mais à peine a-t-il reconnu mon compagnon, que la stupéfaction, la joie, l’orgueil, l’attendrissement éclatent sur sa figure. Tout tremblant, il se lève, vient à nous et n’a que la force de prendre la main que lui tendait le grand poète, et de la baiser. La conversation fut de la part de Lamartine un mélange charmant de bonté de père et de bonté de poète. Il parla à Lebailly de ses vers, il lui en répéta même quelques-uns ; une sœur de charité n’aurait pas si bien fait. Après un quart d’heure, il se leva, et voyant que le malade voulait nous accompagner jusqu’à la porte : « Prenez mon bras, lui dit-il, et appuyez-vous sur moi. » Nous traversâmes ainsi cette longue salle entre deux rangées de malades, les uns debout au pied de leur lit, les autres assis, les autres levés sur leur séant, tous se découvrant à notre passage. Ce grand nom avait mis tout l’hôpital en rumeur. Lebailly jetait à droite et à gauche des regards étincelants qui semblaient dire : « C’est mon ami, je lui donne le bras. » Il pleurait, il riait, il ne souffrait plus. Une fois dans sa voiture, Lamartine, après un moment de silence, me dit : « Ce pauvre jeune homme est bien malade, mais il n’est pas à la veille de mourir. De longs soins lui seront encore utiles ; joignez cela à ce que vous lui donnerez. » Il me tendit un billet de cinq cents francs. Trois jours après, quelle fut ma stupéfaction en apprenant que lui-même était poursuivi pour une somme de quatre mille francs qu’il ne pouvait pas payer. Il avait oublié qu’il devait, en voyant qu’un autre souffrait. Les sages diront : C’est une folie ! Eh ! sans doute, c’est une folie ; mais une folie qu’on peut divulguer sans crainte, elle n’est pas contagieuse… Et si je termine cette étude en citant cet emportement de charité, c’est que j’y retrouve ce qui distingue les œuvres comme la vie de Lamartine, je ne sais quoi de surhumain qui est supérieur à la raison même. La raison est une admirable vertu, elle fait faire les meilleures choses de ce monde, mais elle ne fait pas faire les plus grandes. Elle ne produit ni les héros, ni les saints, ni les martyrs, ni les poètes ! Elle n’aurait pas plus suffi à composer le manifeste à l’Europe ou à dominer le peuple à l’Hôtel de Ville, qu’à écrire les Méditations ! Et si Lamartine a enchanté la terre, c’est qu’il a toujours pris son point d’appui plus haut que la terre… C’est qu’il a été un grand poète en action ! Puisque vous voulez lui consacrer un monument, souvenez-vous des Anciens. Ils peuplaient leurs forums, d’autels à la jeunesse, à la beauté, à la vaillance. Eh bien ! vous, édifiez une colonne à la poésie, et mettez-y la statue de Lamartine ! Voici sa place ! Tout au faîte ! En plein ciel ! Planant sur cette ville dont il a été la gloire et le salut, et élevant, comme le Dieu du jour, une lyre d’or entre ses deux mains.

  1. Un fait que je cite ici par anticipation, montre bien son goût pour rester toujours en dehors des mouvements concertés. Il ne voulut jamais prendre part à la campagne des banquets ; mais quand une fois les chefs de ce mouvement eurent donné rendez-vous à la population, sur la place publique, et qu’ensuite, par prudence, ils hésitèrent à s’y rendre, Lamartine dit : « J’irai, dussé-je n’y être accompagné que de mon ombre ! » Et il y alla.