Société et Solitude/Les Livres

Traduction par Marie Dugard.
Armand Colin (p. 165-192).

LES LIVRES

Il est facile d’accuser les livres, et facile d’en trouver de mauvais ; les meilleurs ne sont que des comptes rendus, et non la chose dont on rend compte ; et assurément, il y a assez de dilettantisme, de livres qui sont simplement neutres et ne font rien pour nous. Dans le Gorgias de Platon, Socrate dit : « Le maître du vaisseau se promène simplement vêtu au bord de la mer, après avoir amené les passagers d’Égine ou du Pont, sans penser qu’il a fait quelque chose d’extraordinaire, sachant certainement que ses passagers sont restés les mêmes, et ne sont à aucun égard meilleurs que quand il les a pris à bord. » Il en est ainsi des livres, pour la majeure partie : ils n’opèrent en nous aucune rédemption. Le libraire peut être certain que l’achat et la consommation de sa marchandise n’ont à aucun égard amélioré ses clients. Le volume est cher à un dollar, et après avoir lu jusqu’à satiété les titres inscrits au dos, nous quittons le magasin avec un soupir et apprenons, comme je l’ai fait, sans surprise, d’un brusque directeur de Banque, que dans les salles de Banque, on estime que tous les produits de ce genre ne sont que matière de rebut.

Mais il n’en est pas moins vrai que dans l’expérience privée d’un homme, il est des livres d’une telle importance qu’ils justifient à ses yeux les légendes de Cornélius Agrippa, de Michel Scott, ou du vieil Orphée de Thrace — des livres qui se placent dans notre vie au même rang que la famille, l’amour, les expériences passionnées, tant ils sont toniques, curatifs, révolutionnaires, ont de l’autorité — des livres qui sont l’œuvre et la preuve de facultés si larges, presque si adéquates au monde qu’elles dépeignent que, bien qu’on les enferme avec des ouvrages de moindre valeur, on sent que s’exclure d’eux, c’est accuser sa manière de vivre.

Considérez ce que vous avez dans la plus petite bibliothèque de choix. Une société formée des hommes les plus sages et les plus intelligents que l’on puisse distinguer en mille ans, dans toutes les contrées civilisées, a fixé dans l’ordre le meilleur le résultat de son savoir et de sa sagesse. Ces hommes ont vécu eux-mêmes cachés et inaccessibles, solitaires, impatients de toute interruption, protégés par l’étiquette ; mais la pensée qu’ils ne découvraient pas à l’ami de leur âme est là, écrite en mots transparents pour nous, étrangers d’un autre âge.

Nous devons aux livres ces avantages généraux qui viennent d’une haute influence intellectuelle. Ainsi, je crois que nous leur devons souvent la perception de l’immortalité. Ils communiquent aux forces morales une activité sympathique. Allez avec des gens mesquins, et vous jugerez la vie mesquine. Lisez ensuite Plutarque, et le monde vous semblera un lieu noble, peuplé d’hommes aux qualités réelles, de héros et de demi-dieux qui se tiennent autour de nous, et ne permettent pas que nous nous endormions. De plus, ils font appel à l’imagination : la poésie seule inspire la poésie. Ils deviennent la culture essentielle de l’époque. L’éducation du Collège consiste dans la lecture de certains livres où le bon sens de tous les scholars s’accorde à voir la science antérieurement accumulée. Si vous les connaissez — si, par exemple, en géométrie vous avez lu Euclide et Laplace — votre opinion a quelque valeur ; si vous les ignorez, vous n’avez pas qualité pour donner votre opinion sur le sujet. Chaque fois que quelque sceptique ou quelque bigot prétend qu’on l’écoute sur les questions d’intelligence et de morale, nous demandons s’il s’est familiarisé avec les livres de Platon où toutes ses objections impertinentes ont été écartées une fois pour toutes. S’il ne l’a pas fait, il n’a aucun droit à notre temps. Qu’il aille à ces livres et s’y trouve lui-même réfuté.

Cependant les Collèges, alors qu’ils nous fournissent des bibliothèques, ne nous offrent pas de professeurs de lectures, et je crois qu’il n’est pas de chaire dont on ait plus besoin. Dans une bibliothèque, nous sommes entourés d’une centaine d’amis chers, mais ils sont enfermés par un enchanteur en ces geôles de papier et de cuir ; et, quoiqu’ils nous connaissent, qu’ils nous aient attendus deux, dix ou vingt siècles — du moins quelques-uns d’entre eux — et aient hâte de nous faire signe et de s’ouvrir à nous, c’est une loi de leur prison qu’ils ne puissent parler tant qu’on ne leur parle pas ; et l’enchanteur les ayant habillés de manteaux et de jaquettes d’une seule couleur, par mille et par dix mille, ainsi que des bataillons d’infanterie, c’est par la règle arithmétique des Permutations et des Combinaisons qu’il faut calculer votre chance de mettre la main sur le livre voulu ; ce n’est pas un choix à faire entre trois cases, mais entre un demi-million de cases toutes pareilles. Mais d’après notre expérience, il arrive que dans cette loterie, on perd au moins cinquante ou cent coups avant d’en gagner un. Il semble donc que si, après avoir perdu beaucoup de temps parmi les livres faux et s’être arrêté à un petit nombre de vrais livres qui l’ont rendu heureux et sage, un esprit charitable voulait nommer ceux qui lui ont servi de pont ou de vaisseau pour le porter sain et sauf par delà les sombres marécages et les océans stériles au cœur des cités sacrées, dans les palais et les temples, il ferait œuvre bonne. Ce sont ces grands maîtres des livres qui apparaissent de loin en loin qui feraient le mieux la chose — les Fabrici, Selden, Magliabecchi, Scaliger, Mirandole, Bayle, Johnson, dont les yeux embrassent tout l’horizon du savoir. Mais des lecteurs particuliers, ne lisant le livre que par amour, nous rendraient service en nous laissant chacun l’indication la plus brève de ce qu’il a trouvé.

Il est des livres ; et il est possible de les lire parce qu’il y en a très peu. Nous jetons en soupirant un coup d’œil aux bibliothèques monumentales de Paris, du Vatican et du British Museum. En 1858, on estimait que le nombre des livres imprimés à la Bibliothèque impériale de Paris s’élevait à huit cent mille, avec un accroissement annuel de douze mille volumes, de sorte que le nombre des livres imprimés existant aujourd’hui peut aisément dépasser un million. Il est facile de calculer le nombre de pages qu’un homme diligent peut lire en un jour, et le nombre d’années que la vie humaine, en des circonstances favorables, permet de donner à la lecture ; et cela pour arriver à prouver que, alors même que pendant soixante ans on lirait de la pointe du jour à la tombée de la nuit, on mourrait aux premiers casiers. Mais rien n’est plus décevant qu’un pareil calcul, là où la méthode naturelle est la seule qui vaille réellement. Je visite parfois la Bibliothèque de Cambridge, et il est rare que je puisse y aller sans renouveler ma conviction que le meilleur en est déjà à la maison, entre les quatre murs de mon cabinet de travail. L’inspection du catalogue me ramène continuellement au petit nombre d’écrivains qui sont dans chaque bibliothèque privée ; et il ne permet d’y faire que des additions accidentelles et des plus légères. Les multitudes et les siècles de livres ne sont que des commentaires et des éclaircissements, des échos et des affaiblissements de ce petit nombre de grandes voix du temps.

La meilleure méthode de lecture doit être une méthode naturelle, et non un système mécanique d’heures et de pages. Elle attache l’étudiant à la poursuite de sa fin native, au lieu de le disperser en une multitude de lectures à bâtons rompus. Qu’il lise ce qui lui est propre, et n’épuise pas sa mémoire en une foule de médiocrités. Des nations entières ont tiré leur culture d’un seul livre — ainsi la Bible a été la littérature aussi bien que la religion d’une grande partie de l’Europe — Hafiz a été le génie dominant des Perses, Confucius des Chinois, Cervantes des Espagnols ; de même, l’intelligence humaine gagnerait peut-être à ce que tous les écrivains secondaires fussent perdus — par exemple, en Angleterre, tous, excepté Shakespeare, Milton, et Bacon — car la réflexion serait plus profondément attirée vers ces merveilleux esprits. Avec son propre génie pour guide, que l’étudiant lise un livre ou qu’il en lise beaucoup, il lira avec profit. Le Dr Johnson disait : « Pendant que vous vous arrêtez à délibérer quel livre votre fils devra lire tout d’abord, un autre garçon aura lu les deux : lisez n’importe quoi cinq heures par jour, et vous serez bientôt savant. »

En ce domaine, la Nature se montre grandement notre amie. La Nature clarifie toujours son eau et son vin. Il n’est pas de filtrage qui puisse être aussi parfait. Elle agit avec les livres comme avec le gaz et les plantes. Il se fait toujours une sélection parmi les écrivains, puis une sélection dans la sélection. En premier lieu, tous les livres qui entrent franchement dans le courant vital du monde ont été écrits par la classe heureuse, par la classe qui affirme et qui va de l’avant, qui formule ce que des milliers sentent, quoiqu’ils ne puissent le dire. Il y a déjà eu un examen sévère, un choix parmi des centaines de jeunes auteurs, avant que la brochure ou l’article politique que vous lisez dans un journal éphémère arrive sous vos yeux. Tous ceux-ci sont des jeunes gens entreprenants qui présentent leur œuvre à l’oreille sage du temps, lequel s’assoit, pèse et, dix ans après, sur un million de pages en réimprime une. Elle est encore jugée, vannée dans tous les cribles de l’opinion, et quelle terrible sélection s’opère avant qu’elle soit réimprimée vingt ans plus tard — et réimprimée après un siècle ! C’est comme si Minos et Rhadamante avaient confirmé le jugement. C’est donc une économie de temps de lire les livres anciens et célèbres. Rien de ce qui n’est bon ne peut être conservé ; et je sais d’avance que Pindare, Martial, Térence, Gallien, Képler, Galilée, Bacon, Érasme, More, doivent être supérieurs à l’intelligence moyenne. Chez les contemporains, il n’est pas si facile de distinguer entre la notoriété et la renommée.

Veillez donc à ne lire aucun livre médiocre. Évitez les élucubrations de la presse sur les bagatelles du jour. Ne lisez pas ce que vous apprendrez, sans le demander, dans la rue et le train. Le Dr Johnson disait qu’ « il allait toujours dans les grands magasins », et les bons voyageurs descendent toujours dans les meilleurs hôtels ; car, bien qu’ils soient plus dispendieux, l’on n’y dépense pas beaucoup plus, et l’on y trouve la bonne société et les meilleures informations. De même, le scholar sait que les livres célèbres contiennent, du premier au dernier, les meilleures pensées et les meilleurs faits. De temps à autre, par quelque chance exceptionnelle, se trouve dans quelque stupide Grub Street[1] la pierre précieuse dont nous avons besoin. Mais c’est dans les meilleurs cercles que l’on a les meilleures informations. Si vous transportiez le total de vos lectures, jour après jour, de la gazette aux auteurs classiques — Mais qui oserait parler d’une telle chose ?

Il est donc trois règles pratiques que j’ai à offrir. — 1o Ne lisez jamais un livre qui ne soit vieux d’un an. 2o Ne lisez jamais que des livres célèbres. 3o Ne lisez jamais que ce que vous aimez ; comme le dit Shakespeare :

Il n’est point de profit quand il n’est pas de joie :
En un mot, étudiez ce qui vous plaît le mieux.

Montaigne dit : « Les livres sont un plaisir languissant » ; mais je trouve que certains livres ont une force vitale et génératrice, ne laissent pas le lecteur tel qu’il était : en fermant le volume, il se sent enrichi. Je voudrais ne jamais lire d’autres livres que ceux-là. Et au risque de rédiger une liste de vieux classiques et de manuels, je vais tenter d’énumérer le petit nombre de livres dont un lecteur ordinaire doit se servir avec reconnaissance[2].

Parmi les anciens livres grecs, je pense qu’il en est cinq dont nous ne pouvons nous passer. 1o Homère qui, en dépit de Pope et de toute la docte clameur des siècles, a réellement le feu sacré, convient aux esprits simples, est le germe véritable et adéquat de la Grèce, et occupe dans l’histoire une position telle que rien ne pourrait le remplacer. C’est une loi de toutes les littératures que la meilleure histoire est encore la poésie. Il en est ainsi en Hébreu, en Sanscrit, en Grec. C’est par Shakespeare que l’on connaît le mieux l’histoire anglaise, et comme on la connaît par Merlin, Robin Hood, et les Ballades écossaises ! — comme on connaît l’histoire allemande par le poème des Niebelungen — l’histoire espagnole par le Cid ! George Chapman a donné d’Homère une traduction poétique, quoique la plus littérale version en prose soit la meilleure de toutes les traductions. 2o Hérodote, dont l’histoire contient des anecdotes inappréciables qui l’ont mise chez les savants en une sorte de mésestime ; mais de nos jours, où l’on a découvert que ce qu’il y a de plus mémorable dans l’histoire c’est un petit nombre d’anecdotes, et que nous n’avons pas besoin de nous alarmer bien que nous n’y trouvions rien d’ennuyeux, elle reprend crédit. 3o Eschyle, le plus grand des trois tragiques, qui nous a présenté sous un voile transparent les commencements de l’Europe. « Prométhée » est un poème qui a la même noblesse et la même portée que le livre de Job, ou l’Edda des Scandinaves. 4o Platon dont j’hésite à parler, de peur de ne jamais finir. Vous y trouvez ce que vous avez déjà trouvé dans Homère, mais mûri, arrivé à la pensée — le poète converti en philosophe, avec des accents d’une sagesse harmonieuse plus élevés que ceux auxquels Homère a atteint, comme si Homère était l’adolescent, et Platon, l’homme achevé ; avec autant de sûreté toutefois dans le chant audacieux et parfait, quand il veut en user, et des cordes empruntées à un ciel supérieur. Il contient l’avenir, comme il sort du passé. En Platon, vous pénétrez l’Europe moderne en ses causes et son germe — tout cela, en pensées que l’histoire de l’Europe incarne ou a encore à incarner. L’homme instruit s’y trouve anticipé lui-même. Platon est au même point que lui. Rien ne lui a échappé. Toute récolte nouvelle dans la fertile moisson des réformes, toute idée neuve de l’humanité moderne, se retrouve là. Si l’étudiant désire envisager les deux côtés, désire rendre justice à l’homme du monde, dénoncer sans pitié les pédants, et voir la suprématie de la vérité et du sentiment religieux, il sera également satisfait. Pourquoi ne ferait-on pas avec cette œuvre l’éducation des jeunes gens ? Elle suffirait à instruire la race — à éprouver sa compréhension et à exprimer son jugement. On y trouverait ce qui a tant d’attraits pour tous les hommes — dirai-je la littérature de l’aristocratie ? — la peinture, par le premier maître, des meilleurs êtres, des meilleurs sentiments, et des meilleures manières de l’époque la meilleure — les portraits de Périclès, d’Alcibiade, de Criton, de Prodicus, de Protagoras, d’Anaxagore, de Socrate avec, à l’arrière-plan, l’aimable paysage d’Athènes et de sa campagne. Ou qui pourrait exagérer la valeur des images dont Platon a enrichi l’esprit des hommes, et qui passent comme la monnaie dans la circulation de tous les pays ? Lisez le Phédon, le Protagoras, le Phèdre, le Timée, la République, et l’Apologie de Socrate. 5o Plutarque, qui ne peut être retranché de la plus petite bibliothèque ; d’abord, parce qu’il est très facile à lire, ce qui est beaucoup ; ensuite, parce qu’il a quelque chose d’hygiénique et de fortifiant. Les Vies de Cimon, de Lycurgue, d’Alexandre, de Démosthène, de Phocion, de Marcellus et autres, sont ce qu’il y a de meilleur dans l’histoire. Mais cet ouvrage a fait son chemin lui-même, et l’opinion du monde s’exprime dans les innombrables éditions à bon marché qui le rendent aussi accessible qu’un journal. Mais la Morale de Plutarque est moins connue, et rarement réimprimée. Cependant le lecteur à qui je m’adresse peut aussi difficilement s’en passer que des Vies. Il y lira les Essais « Sur le Démon de Socrate », « Sur Isis et Osiris », « Sur les progrès dans la Vertu », « Sur le Bavardage », « Sur l’Amour », et remerciera de nouveau l’art de l’imprimerie et les heureuses sphères de la pensée antique. Plutarque, charme par l’aisance de ses associations d’idées ; de sorte que peu importe l’endroit où vous ouvrez son livre, vous vous trouvez aux banquets de l’Olympe. Sa mémoire est comme les Jeux isthmiques, où tout ce qu’il y avait d’excellent en Grèce se trouvait réuni ; et vous êtes stimulé et fortifié par des vers lyriques, des sentiments philosophiques, la figure et la manière d’être des héros, le culte des dieux, et un défilé de bandelettes, de couronnes de persil et de lauriers, de chariots, d’armures, de coupes sacrées, et d’instruments de sacrifice. C’est une inestimable trilogie d’antiques peintures sociales que les trois « Banquets » respectifs de Platon, de Xénophon, et de Plutarque. Plutarque est celui qui se rapproche le moins de l’exactitude historique ; mais la réunion des Sept Sages est une charmante représentation des manières et des discours antiques, aussi claire qu’une voix de fifre, aussi divertissante qu’un roman français. La description des mœurs athéniennes par Xénophon complète Platon, et fournit des traits de Socrate ; tandis que Platon a des mérites de toutes sortes — il est un répertoire de la sagesse des Anciens sur la question de l’amour — un tableau d’une fête de l’esprit, non moins descriptif que les peintures d’Aristophane — et contient, enfin, cet éloge ironique de Socrate qui est la source d’où l’on a tiré tous les portraits de ce philosophe répandus en Europe.

Naturellement, il faut avoir un certain aperçu de l’Histoire grecque, aperçu où les époques et les figures importantes seront mises exactement à leur place ; mais le plus court est le meilleur ; et si l’on n’a pas la force de digérer les volumineuses annales de M. Grote, on pourra se servir du vieil abrégé facile et populaire de Goldsmith, ou de celui de Gillies. La partie importante est l’époque de Périclès et la génération qui a suivi. Et ici, il nous faut lire les Nuées d’Aristophane, et tout ce que nous pourrons nous accoutumer à absorber de ce maître, pour apprendre à nous guider dans les rues d’Athènes et à connaître la tyrannie d’Aristophane — tyrannie qui exigeait plus de génie et non moins de cruauté que celle des maîtres officiels. Grâce aux travaux de Mitchell et de Cartwright, avec nombre de précieux commentaires, Aristophane est maintenant très accessible. Un livre populaire excellent est L’Ancienne Grèce, de J. A. Saint-John ; La Vie et les Lettres de Niebuhr, plus encore que ses Conférences, fournissent des idées directrices ; et Winckelmann, un Grec né après le temps voulu, est devenu indispensable à l’étude intime du génie attique. Le secret des récents travaux d’histoire, en Allemagne et en Angleterre, consiste en une découverte, due d’abord à Wolf et plus tard à Bœckh — à savoir, que c’est de Démosthène, en particulier de ses discours d’affaires, et des poètes comiques, qu’il faut tirer la véritable histoire de la Grèce à cette époque.

Si, par des degrés naturels, nous descendons un peu du maître au disciple, nous trouvons, six ou sept siècles plus tard, les Platoniciens — qu’on ne peut non plus négliger — Plotin, Porphyre, Proclus, Synésius, Jamblique. L’empereur Julien disait de Jamblique qu’il venait après Platon au point de vue du temps, non du génie. En ce qui concerne Plotin, nous avons les éloges de Porphyre et de Longin, et les faveurs de l’Empereur Gallien — montrant le respect qu’il inspira à ses contemporains. Si après avoir lu avec intérêt Isis et Osiris, par Plutarque, quelqu’un veut lire dans Synésius le chapitre intitulé « Providence », traduit en anglais par Thomas Taylor, il trouvera là un des restes majestueux de la littérature et, comme un homme marchant dans le plus sublime des temples, il concevra une gratitude nouvelle pour ses semblables, et une nouvelle appréciation de leur noblesse. Le scholar doué d’imagination trouvera pour son esprit peu de stimulants pareils à ces auteurs. Il entrera dans les Champs-Élyséens ; et les grandes et agréables figures de dieux, de démons, d’êtres démoniaques, de divinités de l’air et des eaux, de démons aux yeux fulgurants, et tout le reste de la rhétorique platonicienne, un peu exagéré par le soleil d’Afrique, flotteront devant ses yeux. L’assistant est monté sur le trépied de la grotte de Delphes, son cœur bondit, sa vue est plus perçante. Ces guides parlent des dieux avec autant de profondeur et de détails pittoresques que s’ils avaient réellement assisté aux festins de l’Olympe. Le lecteur de ces livres apprend à connaître de nouveau son propre esprit, de nouvelles régions d’idées lui sont ouvertes. La Vie de Pythagore, par Jamblique, agit plus directement que les autres sur la volonté, car Pythagore était un homme éminemment pratique, fondateur d’une école d’ascètes, créateur de colonies, et nullement un homme adonné aux seules études abstraites.

Les traductions respectables, et quelquefois excellentes, de la librairie Bohn ont fait pour la littérature ce que les chemins de fer ont fait pour les relations internationales. Je n’hésite pas à lire tous les livres que j’ai nommés, et tous les bons livres, en des traductions. Ce qui a réellement de la valeur en un livre est traduisible — toute intuition réelle ou tout large sentiment humain. Qui plus est, je remarque que dans notre Bible, et dans les autres livres de haut accent moral, il semble aisé et inévitable de rendre le rythme et la musique de l’original en des phrases également harmonieuses. L’Italien a un trait blessant contre les traducteurs — i traditori traduttori ; mais je les remercie. Je lis rarement un livre latin, grec, allemand, italien, ou même un livre français, dans l’original. J’aime me sentir redevable à la grande langue anglaise métropolitaine, mer recevant des fleuves de toutes les régions qui sont sous les cieux. Je songerais tout autant à traverser la rivière Charles à la nage quand je désire aller à Boston, qu’à lire tous mes livres dans le texte original, quand je puis en avoir la traduction dans ma langue maternelle.

Pour l’histoire, il est un grand choix de routes qui font pénétrer l’étudiant dans la Rome primitive. S’il peut lire Tite-Live, il a là un bon ouvrage ; mais il devra se servir d’un des brefs compendium anglais, de Goldsmith ou de Ferguson, qui placeront dans l’orbe les brillantes étoiles de Plutarque. Le poète Horace est la perle de l’âge d’Auguste ; Tacite est le plus sage des historiens ; et Martial l’initiera aux mœurs romaines — dont quelques-unes très mauvaises — des premiers jours de l’Empire : mais si on lit Martial, il faut le lire dans l’original. Ces auteurs l’amèneront à Gibbon qui le prendra par la main et le conduira avec beaucoup d’agrément — en indiquant tous les détails remarquables de la route — à travers une période de quatorze cents ans. Il ne peut se passer de Gibbon, avec ses vastes lectures — avec tant d’esprit et tant de suite dans les idées que, bien qu’il ne soit jamais profond, son livre est un des bienfaits de la civilisation, comme le nouveau chemin de fer d’un océan à l’autre — et je crois qu’il renverra sûrement le lecteur à ses Mémoires sur lui-même, et aux Extraits de mon Journal, aux Extraits de mes Lectures, qui pousseront le plus paresseux des scholars à rivaliser avec son œuvre prodigieuse.

Parvenu maintenant sain et sauf jusqu’à la chute de Constantinople, en 1453, notre flâneur est en très bon chemin, car il est ici des guides fidèles qui l’attendent. Les faits capitaux de l’histoire de l’Europe sont vite appris. Voici le poème de Dante, pour introduire dans les Républiques italiennes du moyen âge ; la Vita nuova pour expliquer Dante et Beatrix ; et la Vie de Dante, par Boccace — grand homme pour en peindre un plus grand. Pour nous aider, un volume ou deux de M. Sismondi sur Les Républiques italiennes vaudront autant que les seize volumes entiers. Arrivé à Michel-Ange, il faut lire ses Sonnets et ses Lettres, avec sa Vie par Vasari, ou, de nos jours, par Hermann Grimm. Pour l’Église et le système féodal, Le Moyen âge, de M. Hallam fournira des aperçus qui, s’ils sont superficiels, peuvent cependant se lire et donnent une esquisse intelligible.

La Vie de l’Empereur Charles V, par Robertson, reste encore la clé de la période qui suit. Ximénès, Colomb, Loyola, Luther, Érasme, Mélanchton, François Ier, Henri VIII, Élisabeth, et Henri IV de France, sont ses contemporains. C’est un temps de semences et d’épanouissement, dont notre civilisation est le fruit.

Si maintenant les rapports entre l’Angleterre et les questions européennes l’amènent sur le terrain britannique, le voilà arrivé au moment précis où l’histoire moderne prend de nouvelles proportions. Pour les légendes et la mythologie, il peut se reporter au Younger Edda et au Heimskringla, de Snorro Sturleson, aux Antiquités du Nord, de Mallet, aux Romances métriques, d’Ellis, à la Vie d’Alfred, d’Asser, à Bède le Vénérable, et aux recherches de Sharon Turner et de Palgrave. Hume lui sera un guide éclairé, et durant l’âge d’Élisabeth, il est à la période la plus riche de l’esprit anglais, avec les principaux hommes d’action et de pensée que cette nation a produits, et a devant lui un fécond avenir. Là, il trouve Shakespeare, Spenser, Sidney, Raleigh, Bacon, Chapman, Jonson, Ford, Beaumont et Flechter, Herbert, Donne, Herrick ; et Milton, Marvell, et Dryden, peu de temps après.

En lisant l’histoire, il doit préférer l’histoire des individus. Il ne regrettera pas le temps donné à Bacon — il ne le regrettera pas, s’il a lu Le Progrès de la Science, les Essais, le Novum Organum, l’Histoire d’Henri VII, et ensuite toutes les Lettres, (particulièrement celles qu’il adressa au comte de Devonshire, expliquant l’affaire d’Essex), et toute son œuvre, sauf ses Apophthegmes.

La tâche est facilitée par toute la clarté mutuelle que ces esprits jettent l’un sur l’autre. Ainsi, les œuvres de Ben Jonson sont une sorte de lien qui rattache tous ces êtres supérieurs les uns aux autres, et au pays auquel ils appartiennent. Il a écrit des vers à tous ses contemporains notables, ou sur eux-mêmes ; tant il y a, qu’avec toutes ses poésies de circonstances, les portraits esquissés dans ses Découvertes, et le compte rendu bavard de ses conversations avec Drummond ou Hawthornden, il a réellement illustré l’Angleterre de son temps, de la même manière, sinon au même degré, dont Walter Scott a célébré les personnages et les paysans de l’Écosse. Walton, Chapman, Herrick, et sir Henry Wotton, écrivent aussi pour les temps à venir.

Parmi les meilleurs livres, se placent certaines autobiographies, comme Les Confessions de saint Augustin, la Vie de Benvenuto Cellini, les Essais de Montaigne, les Mémoires du cardinal de Retz, Les Confessions de Rousseau, le Journal de Linné, les Autobiographies de Gibbon, de Hume, de Franklin, de Burns, d’Alfieri, de Gœthe, et de Haydon.

Un autre genre de livres intimement liés à ceux-ci, et d’un intérêt pareil, sont ceux que l’on peut appeler « Propos de Table » : les meilleurs d’entre eux sont le Gulistan, de Saadi, les Propos de Table de Luther, les Vies d’Aubrey, les Anecdotes de Spence, les Propos de Table de Selden, les Conversations d’Eckermann avec Gœthe, les Propos de Table de Coleridge, et la Vie de Northcote, par Hazlitt.

Il est une classe de livres dont j’exprimerai la valeur en leur donnant le titre de « Favoris » : tels sont les Chroniques de Froissart, la Chronique du Cid, par Southey, Cervantes, les Mémoires de Sully, Rabelais, Montaigne, Isaac Walton, Evelyn, sir Thomas Brown, Aubrey, Sterne, Horace Walpole, lord Clarendon, le docteur Johnson, Burke, déversant des flots de lumière sur son temps, Lamb, Landor et De Quincey — liste que naturellement il est facile d’allonger, car elle dépend des goûts individuels. Quand il s’agit de leurs préférences en ces matières, beaucoup de gens sont aussi susceptibles et irritables que des amoureux. En vérité, la bibliothèque d’un homme est une sorte de harem, et je remarque que les lecteurs délicats ont une grande pudeur à montrer leurs livres à un étranger.

Les annales de la Bibliographie fournissent de nombreux exemples du développement insensé que la passion des livres peut prendre, quand le plaisir légitime que donne le livre est transféré à une édition rare ou à un manuscrit. Cette folie atteignit son point culminant vers le commencement de ce siècle. Pour un autographe de Shakespeare, on donna cent cinquante-cinq guinées. Au mois de mai 1812, on vendit la Bibliothèque du duc de Roxburgh. La vente dura quarante-deux jours et — nous abrégeons le récit de Dibdin — parmi les nombreuses curiosités, se trouvait un exemplaire de Boccace, publié par Valdarfer, à Venise, en 1471, seul exemplaire parfait de cette édition. Parmi le public distingué qui assistait à la vente se trouvait le duc de Devonshire, le comte Spencer, et le duc de Malborough, alors marquis de Blandford. La mise à prix était de cinq cents guinées[3]. « Mille guinées », dit le comte Spencer. Et « dix », ajouta le marquis. Vous auriez pu entendre tomber une épingle. Tous les yeux étaient fixés sur les enchérisseurs. Tantôt ils causaient à part, tantôt ils mangeaient un biscuit, ou faisaient un pari, mais sans la moindre pensée de se céder mutuellement. Mais, pour passer quelques détails, le débat continua jusqu’à ce que le marquis déclarât : « Deux mille livres ». Le comte Spencer était ainsi qu’un général prudent qui pense au sang inutilement versé et à la poudre perdue, et il s’était arrêté un quart de minute, lorsque lord Althrop vint près de lui à grands pas, comme pour apporter à son père de nouvelles armes afin de renouveler le combat. Le père et le fils parlèrent ensemble à voix basse, et le comte Spencer s’écria : « Deux mille deux cent cinquante livres ! » Un courant électrique parcourut l’assemblée. Et « dix », ajouta tranquillement le marquis. Ici se termina la lutte. Avant de laisser retomber le marteau, Evans s’arrêta ; l’instrument d’ivoire coupa l’air ; quand le marteau retomba, les spectateurs restèrent muets. Le bruit de sa chute résonna jusqu’aux rives les plus lointaines de l’Italie. Le coup de ce marteau fut entendu dans les bibliothèques de Rome, de Milan, et de Venise. Boccace tressaillit dans son sommeil de cinq cents ans, et M. Van Praet fouilla en vain les riches bibliothèques de Paris pour découvrir un exemplaire du célèbre Boccace édité par Valdarfer.

Il est une autre classe de livres que je désigne sous le nom de « Vocabulaires ». L’Anatomie de la Mélancolie de Burton, est un livre de savoir profond. Le lire, c’est lire un Dictionnaire. C’est un inventaire qui nous rappelle combien il est de classes et d’espèces de faits et, en observant les chemins étranges et multiples par lesquels le savoir humain a erré, il nous permet de concevoir notre richesse. Un dictionnaire n’est pas non plus un livre inutile à lire. Il n’y a pas d’affectation en lui, pas d’excès d’explications, et il est plein de suggestions — c’est la matière brute de poèmes et d’histoires possibles. Rien n’y manque, qu’un peu d’arrangement, de triage, de lien, et de cartilage. Entre cent exemples, le livre de Cornélius Agrippa Sur la Vanité des Arts et des Sciences est un spécimen de ce besoin d’écrire qui s’était tourné en habitude chez les lecteurs gloutons de son époque. Comme les Allemands modernes, ils lisaient toute une littérature là où les autres mortels ne lisent que quelques livres. Ils lisaient avec voracité, et il leur fallait se décharger ; aussi ils prenaient un sujet général quelconque, comme la Mélancolie, l’Éloge de la Science, ou l’Éloge de la Folie, et écrivaient ou citaient sans méthode et sans fin. De temps à autre, de ce débordement de savoir, surgit une maxime délicate de Théophraste, de Sénèque, ou de Boèce ; mais nulle méthode élevée, nulle influence inspirante. Mais personne n’a le temps de lire uniquement pour un petit nombre de maximes ; elles ne sont bonnes que comme liens entre des mots suggestifs.

Il est une autre classe de livres plus utile à l’âge moderne, parce que les courants de la mode vont maintenant en une autre direction, et nous laissent à sec de ce côté — j’entends les livres « imaginatifs ». Une métaphysique exacte devrait faire leur part aux puissances coordonnées de l’Imagination, de l’Intuition, de l’Entendement, et de la Volonté. La Poésie, avec ses auxiliaires de la Mythologie et de la Fiction, doit être accordée à un être d’imagination. Les hommes tombent toujours en un misérable état, où tout ce qui n’est pas chiffres, c’est-à-dire tout ce qui ne sert pas à l’animal tyrannique, est rejeté hors de vue. Nos orateurs et nos écrivains ont la même indigence, et dans cette Foire aux vieux habits, on ne fait appel ni à l’imagination, la grande puissance évocatrice, ni à la Morale, créatrice du génie et des hommes. Mais quoique les orateurs et les poètes soient de ce parti affamé, la faculté demeure. Il nous faut des symboles. L’enfant demande une histoire, et est reconnaissant de la plus pauvre. Elle n’est pas pauvre pour lui, mais d’une signification rayonnante. L’homme demande un roman — c’est-à-dire demande à être poète pendant quelque temps, et à peindre les choses comme elles devraient être. Le jeune homme demande un poème. Les sots eux-mêmes désirent aller au théâtre. Quels cieux intérieurs ne pouvons-nous pas ouvrir, en nous abandonnant à toutes les suggestions d’une puissante musique ! Il nous faut des idoles, une mythologie — quelque impulsion et quelque marge pour le pouvoir créateur gisant replié et entravé, et conduisant les natures ardentes à la folie et au crime s’il ne trouve pas d’issue. Sans les arts sublimes qui parlent au sens du beau, l’homme me semble une pauvre créature, nue et frissonnante. Ce sont là les draperies qui lui siéent, qui le réchauffent et le parent. Tandis que la mentalité prudente et économe du monde affame l’imagination, la Nature injuriée se procure le genre de compensations qu’elle peut avoir. Le roman est cette compensation et ce divertissement que l’imagination trouve. Toute autre chose la maintient terre à terre, et comme remède les hommes courent à Byron, Scott, Disraeli, Dumas, Sand, Balzac, Dickens, Thackeray, et Reade. Leur éducation est négligée ; mais la bibliothèque circulante et le théâtre, comme la pêche à la truite, les Montagnes Notch, la campagne de l’Adirondack, un voyage au Mont Blanc, aux Montagnes Blanches, et aux Ghats, fournissent les compensations qu’ils peuvent.

L’imagination infuse un certain sentiment de légèreté et d’enivrement. Elle possède une flûte qui fait entrer en danse les atomes de notre constitution, comme des planètes ; et, une fois ainsi libérés, une fois l’homme tout chancelant et grisé de musique, ils ne retournent jamais à leur ancien état pétrifié. Mais qu’est-ce que l’imagination ? Ce n’est que le bras ou l’arme de l’énergie intérieure ; ce n’est qu’un précurseur de la raison. Et les livres qui traitent les vieux pédantismes du monde, notre époque, les situations, les professions, les coutumes, les opinions, l’histoire, avec une certaine liberté, qui classent les choses non d’après les usages de l’Amérique et de l’Europe, mais d’après les lois de la droite raison, et avec une indépendance aussi hardie que celle dont nous usons en rêve, nous mettent de nouveau debout, nous rendent capables de juger personnellement de nos devoirs, et nous suggèrent pour le lendemain des pensées nouvelles.

Lucrezia Floriani, Le Péché de M. Antoine, Jeanne, et Consuelo, de George Sand, marquent de grands progrès sur les romans au dénouement unique, que nous lisions tous il y a vingt ans. Cependant, comme les romans sont encore loin de la vie, des habitudes et des mobiles d’action ! La vie gît autour ne nous ; le présent, tel que nous le connaissons, n’a pas encore trouvé sa voix. Ces histoires sont aux intrigues de la vie réelle ce que les figures de La Belle Assemblée, qui décrit la mode du mois, sont aux portraits. Mais un jour le roman trouvera le chemin de nos intérieurs, et ne sera pas constamment le simple roman de costumes. Je ne le crois pas actuellement sans influence. Tant de lectures de romans ne peuvent rester sans action sur les jeunes hommes et les jeunes filles ; et certainement ils donnent quelque dignité à l’âge actuel. La jeunesse apprend les nobles manières ; l’acteur, dans Consuelo, insiste sur le fait que, sur les planches, lui et ses confrères ont enseigné aux princes l’étiquette affinée et les gestes de dignité et de grâce qu’ils observent dans leurs villas et parmi leurs dépendants, et qui font tant d’effet ; de même, je vois souvent les traces des romans écossais et français dans la courtoisie et le brillant des jeunes enseignes de vaisseau, des collégiens, et des employés. En vérité, quand on voit combien les gens rendent leurs amours et leurs querelles inélégantes et laides, on déplore qu’ils ne lisent pas un peu plus de romans pour introduire dans leur vie les nobles générosités, la conduite claire et ferme, qui conviennent aussi bien aux unions et aux séparations que l’amour accomplit sous des toits de bois, qu’à celles qu’il accomplit dans les palais et parmi d’illustres personnages.

Dans les romans, on commence à discuter les questions les plus sérieuses. D’où vient la popularité de Jane Eyre, sinon qu’on y a répondu d’une certaine façon à une question capitale ? La question à laquelle on répond en ce qui concerne un mauvais mariage sera toujours traitée suivant les habitudes des intéressés. Un être d’un individualisme qui s’impose répondra à la question comme le fait Rochester — comme le font Cléopâtre, Milton, George Sand — grandissant l’exception à la hauteur d’une règle, réduisant la société à l’état d’exception. Un être de moins de courage, c’est-à-dire de moindre personnalité, répondra comme le fait l’héroïne — en cédant au sort, aux conventions, à la condition et aux habitudes actuelles des hommes et des femmes.

En général, nous lisons des romans par amour du succès. Nous admirons les parcs, les beautés de haute naissance, et les hommages des salons et des Parlements. Ils nous rendent sceptiques, en donnant la prééminence à la richesse et à la position sociale.

Je me rappelle le jour où certains yeux observateurs de jeunes garçons découvrirent que les oranges qui pendaient aux branches d’un oranger sur une gaie « piazza » étaient attachés à la queue par un fil. Je crains qu’il n’en soit de même pour les succès qu’on voit dans les romans. La Nature a un procédé magique par lequel elle adapte l’individu à son destin, en en faisant un fruit de son caractère. Mais le romancier cueille cet événement-ci et cet avantage-là, et les attache inconsidérément à ses personnages, pour gratifier l’imagination de ses lecteurs d’un succès qui la rassasie, ou les épouvanter de coups dramatiques. Et ainsi, dans l’ensemble, c’est une jonglerie. Nous sommes induits au rire ou à l’étonnement par des exploits qui ne sont qu’une combinaison bizarre des actes que nous faisons tous les jours. Il n’y a pas d’éléments nouveaux, pas de puissance, pas de progrès. Ce n’est qu’une chose fabriquée, non la production d’une moisson nouvelle. Grande est la pauvreté de leurs inventions. Elle était belle, et il tomba amoureux. L’argent, le meurtre, le Juif errant, le fait de persuader à l’amoureux que sa fiancée est engagée à un autre, ce sont là les grands ressorts : il y a des noms nouveaux, mais aucune qualité nouvelle chez les hommes et les femmes. D’où le vain effort pour conserver quelque fragment de cet or féerique, qui a roulé comme un ruisseau à travers nos doigts. Mille pensées se sont éveillées ; de grands arcs-en-ciel ont paru embraser l’horizon — c’était comme un matin dans la montagne — mais nous fermons le livre, et pas un rayon ne demeure dans la mémoire du soir. Mais cette passion pour le romanesque, et ce désappointement, montrent combien nous avons besoin d’attitudes réelles et de pure poésie : une poésie qui nous montrera dans les matins et les nuits, dans les étoiles et les montagnes, et dans toutes les conditions et les circonstances des hommes, une analogie avec nos propres pensées, et la similitude des impressions que font un livre vrai et l’aspect de la Nature.

Si notre époque est stérile en génies, nous devons nous réconforter par les livres des esprits féconds et croyants qui avaient autour d’eux de l’air et de l’espace. Toute heureuse fiction, tout mythe, toute biographie d’un âge religieux, toute événement d’amour, et même la philosophie et la science, quand elles procèdent de l’intégrité intellectuelle, et n’ont pas un caractère de détachement et de critique, contiennent un élément imaginatif. Les fictions grecques, l’histoire persane (Firdousi), le Younger Edda des Scandinaves, la Chronique du Cid, le Poème de Dante, les Sonnets de Michel-Ange, le Drame anglais de Shakespeare, Beaumont et Fletcher, Ford, et même la prose de Bacon et de Milton — à notre époque les Odes de Wordsworth, et les poèmes et la prose de Gœthe, ont cette puissance d’élargissement, inspirent l’espoir et les tentatives généreuses.

La place me manque — et cependant j’aurais aussi bien pu ne pas commencer que de passer sous silence une classe d’ouvrages qui sont les meilleurs : je veux dire les Bibles de l’humanité, les Livres sacrés de chaque nation, qui expriment pour chacune le résultat suprême de leur expérience. Après les Écritures en hébreu et en grec, qui constituent les Livres sacrés de la Chrétienté, ces Bibles sont le Desatir des Perses, et les Oracles de Zoroastre ; les Védas et les Lois de Manou ; les Upanishads, le Purana de Vishnou, le Bhagvat Geeta des Hindous ; les Livres des Bouddhistes ; les Classiques chinois, en quatre livres, qui contiennent la sagesse de Confucius et de Mencius. Il faut y joindre aussi d’autres livres qui ont acquis dans le monde une autorité à demi canonique, car ils expriment les plus hauts sentiments et l’espoir des nations. Tels sont l’Hermès Trismégiste, qui se donne pour un reste égyptien ; les Maximes d’Épictète ; celles de Marc-Aurèle ; le Vishnou Sarma des Hindous ; le Gulistan de Saadi ; l’Imitation du Christ de Thomas à Kempis, et les Pensées de Pascal.

Tous ces livres sont l’expression majestueuse de la conscience universelle, et répondent mieux à nos vues quotidiennes que l’almanach de l’année ou le journal du jour. Mais ils sont pour l’intimité, et doivent être lus à genoux. Leurs messages ne sont pas faits pour être donnés ou pris des lèvres ou du bout de la langue, mais le visage enflammé et le cœur palpitant. L’affection devrait les donner et les prendre, la solitude et le temps les alimenter et les mûrir, les héros se les assimiler et les faire passer dans l’action. Ils ne se ramènent pas à des lettres imprimées sur une page, mais sont des caractères vivants qui peuvent se traduire en toutes les langues et les formes de vie. Je les lis sur les lichens et l’écorce des arbres ; je les observe sur les vagues de la grève ; ils volent avec les oiseaux, rampent avec les vers ; je les découvre dans le rire, les rougeurs, les étincelles du regard des hommes et des femmes. Ce sont là des Écritures que par delà les prairies, les déserts, les océans, le missionnaire peut porter en Sibérie, au Japon, à Tombouctou. Cependant il trouvera que l’esprit qui est en elles voyage plus vite que lui — qu’il était là longtemps avant lui. Le missionnaire doit être porté par lui et le trouver là, sinon il voyage en vain. Y a-t-il en ces choses un élément géographique ? Nous les appelons asiatiques, nous les appelons primitives ; mais peut-être est-ce seulement une question d’optique ; car la Nature est toujours égale à elle-même, et il y a maintenant sur notre planète des oreilles et des yeux aussi bons qu’il y en a jamais eu. Seulement, ces élans de l’âme ne se produisent qu’une fois ou un petit nombre de fois par époque, à de longs intervalles, et il faut des millénaires pour faire une Bible.

Ce sont là quelques-uns des livres que les âges anciens et les plus récents nous ont laissés, et qui récompensent du temps que l’on y donne. En comparant le nombre de bons livres avec la brièveté de la vie, on se dit qu’on en pourrait lire beaucoup par délégués, si l’on en avait de bons ; et pour les jeunes gens studieux, il serait utile de s’inspirer de l’Institut de France et de l’Association Britannique, où l’on divise tout le corps en sections pour étudier certaines matières qui lui sont confiées et faire un rapport ; de même, avec des personnes sur qui il peut compter, chaque scholar devrait s’associer en un Club littéraire, où chacun entreprendrait l’étude du volume ou de la série pour laquelle il est qualifié. Par exemple, quel n’est pas l’attrait de toute la littérature du Roman de la Rose, des Fabliaux, de la gaie science[4] des troubadours français ! Cependant, à Boston, qui a du temps pour eux ? Mais un membre de notre société entreprendrait le travail, les étudierait, s’en rendrait maître, ferait un rapport, comme sous serment, et nous donnerait le résultat véridique, tel qu’il le voit en son esprit, n’ajoutant rien, ne taisant rien. Pendant ce temps, un autre membre étudierait, approfondirait aussi honnêtement, et exposerait aussi véridiquement la mythologie britannique, la Table Ronde, les histoires du Brut, de Merlin, et la Poésie galloise ; un troisième ferait le même travail sur les Chroniques saxonnes, Robert de Glocester, et William de Malesbury ; un quatrième sur les Mystères, le Drame primitif, les Gesta Romanorum, Collier, Dyce, et la Camden Society. Chacun nous apporterait sa paillette d’or, après le lavage, et les autres décideraient alors si le livre leur est également indispensable.


  1. Rue du vieux Londres, autrefois célèbre par sa population d’écrivains à gages, et d’auteurs de vingtième ordre (T.).
  2. La liste d’Emerson est peut-être moins intéressante par elle-même, que par ce qu’elle fait entrevoir de la culture américaine dans la seconde moitié du xixe siècle (T.)
  3. La guinée vaut environ vingt-cinq francs (T.)
  4. En français, dans le texte.