Société et Solitude/Les Clubs

Traduction par Marie Dugard.
Armand Colin (p. 195-217).

LES CLUBS

Nous sommes des appareils délicats, et exigeons un traitement subtil pour tirer de nous le maximum de force ou de plaisir. Nous avons besoin de toniques, mais il nous faut ceux qui ne coûtent que peu ou point de réaction. La flamme de la vie brûle trop rapidement dans l’oxygène pur, et la nature a tempéré l’air de nitrogène. Ainsi la pensée est l’atmosphère native de l’esprit ; cependant, à l’état pur, elle est un poison pour notre constitution complexe, et brûle rapidement la demeure d’argile de l’homme, à moins d’être tempérée par l’affection et la rude expérience du monde matériel. Des aliments et des climats variés, de beaux objets — et en particulier l’alternat d’une grande variété d’objets — sont une nécessité pour notre organisme exigeant. Mais nos toniques, nos jouissances, sont des pompes refoulantes qui épuisent la force qu’elles prétendent alimenter ; et de tous les cordiaux que nous connaissons, le meilleur, le plus sûr, celui qui nous recrée le plus, avec le moindre dommage, c’est la société ; et tout esprit sain et capable passe une grande partie de sa vie dans la société qui lui est le plus sympathique.

Nous recherchons la société avec des vues très différentes, et la matière de la conversation diffère largement en ses cercles. Quelquefois, ce sont les faits — allant des nécessités de la vie quotidienne aux derniers résultats de la sagesse — et elle passe par tous les degrés d’importance ; quelquefois, c’est l’amour, et elle est le baume de nos premiers et de nos derniers jours ; parfois, c’est la pensée, comme si la personne n’était qu’un esprit ; parfois, c’est un chant, comme si le cœur se répandait ainsi qu’un oiseau ; quelquefois, c’est une expérience. Avec quelques hommes, c’est un débat ; à l’approche d’une dispute, ils hennissent comme des chevaux. À moins que l’on ne discute, ils pensent que rien ne va. Quelques interlocuteurs excellent dans la précision avec laquelle ils formulent leurs pensées, de sorte que vous emportez d’eux quelque chose dont vous pouvez vous souvenir ; d’autres endorment la critique comme par un charme. Les femmes en particulier emploient des mots qui ne sont pas des mots — comme les pas de la danse ne sont point des pas — mais qui reproduisent l’esprit de ce dont elles parlent, comme le son de certaines cloches nous fait penser simplement à la cloche, tandis qu’au loin les carillons du clocher font surgir devant nous l’Église avec ses graves souvenirs. Les opinions des gens sont fortuites — ont un air de pauvreté. Un homme qui se regarde comme l’organe de ce dogme-ci ou de ce dogme-là est un assez triste compagnon ; mais une opinion propre à l’interlocuteur est chose aimable, réconfortante, et inséparable de son image. Et ce n’est pas non plus toujours pour causer que nous allons trouver les gens. Combien de fois nous ne disons rien ! — et cependant, il nous faut aller les trouver : tel un enfant qui soupire après ses compagnons, et une fois au milieu d’eux joue tout seul. C’est uniquement de la présence que nous avons besoin. Mais une chose est certaine — en quelque mesure, le commerce de nos semblables nous est nécessaire. L’expérience des solitaires est positive — nous perdons nos journées et sommes dépouillés d’idées par absence de gens à qui parler. L’entendement ne peut pas plus se vider par sa propre action qu’un distributeur automatique.

Le pasteur va de maison en maison tous les jours de l’année pour donner aux gens le réconfort d’une conversation bienfaisante. Le médecin aide surtout de la même manière, par une causerie saine, qui met l’esprit du malade dans la disposition voulue. Dîner, promenade, coin du feu, tout a la conversation pour fin principale.

Voyez comme la nature a assuré la communication des connaissances. Il est certain que l’argent ne brûle pas plus de sortir de la poche du jeune garçon, qu’une nouvelle ne brûle dans notre mémoire jusqu’à ce que nous puissions la dire. Et dans l’activité supérieure de l’esprit, chaque perception nouvelle est accompagnée d’un frémissement de satisfaction, et en faire part à d’autres est aussi un plaisir. La pensée est l’enfant de l’intelligence, enfant conçu avec joie, et engendré avec joie.

La conversation est le laboratoire et l’atelier de l’étudiant. L’affection ou sympathie est un auxiliaire. Le désir de répondre aux besoins d’un autre esprit vous aide à éclairer votre pensée. Nous sommes possédés d’une certaine vérité, et luttons de toutes les manières pour la formuler. Chaque fois que nous disons une chose dans la conversation, nous acquérons une supériorité mécanique en la détachant et l’exprimant nettement. J’apprécie ce mécanisme de la conversation. Ce sont des poulies, des leviers et des hélices. Bien dégager la masse et la précipiter retentissante, roc solide — bloc de quartz et d’or que l’on travaillera à loisir dans les arts utiles de la vie — est un merveilleux allégement.

Quels sont les meilleurs jours qui restent dans la mémoire ? Ce sont ceux où nous avons rencontré un compagnon qui l’est réellement. Qu’elles étaient douces ces heures où la journée n’était pas assez longue pour communiquer et comparer nos trésors intellectuels — les passages favoris de chaque livre, les nobles traits de nos héros, les vers délicieux que nous avions accumulés ! Quel aiguillon avaient alors nos jours de solitude ! Comme, après qu’il était passé, le visage de notre ami laissait encore derrière lui une lumière ! Nous nous rappelons le temps où le bien le meilleur que nous pouvions demander à la fortune, c’était de nous rencontrer avec un compagnon de valeur en une cabine de navire, ou durant un long voyage dans la vieille diligence où, tous les voyageurs étant forcés de se connaître mutuellement, et les autres occupations étant hors de question, la conversation coule naturellement, les gens font rapidement connaissance et, s’ils sont bien assortis, deviennent plus intimes en un jour que s’ils avaient été voisins pendant des années.

Durant la jeunesse, dans la passion de savoir et d’acquérir, la journée est trop courte pour les livres et la foule des pensées, et nous supportons impatiemment les interruptions. Plus tard, quand les livres fatiguent, la pensée a un cours plus languissant, et il vient des jours où nous avons peur, où nous disons qu’il n’y a plus d’idées. « Quel cerveau stérile que le mien ! » s’écrie l’étudiant ; « je vais voir si j’ai perdu mes facultés. » Il cherche des personnes intelligentes, plus doctes ou moins doctes que lui, qui stimulent son esprit, et soudain l’ancien mouvement recommence facilement dans son cerveau : idées, fantaisies, traits d’esprit, tout abonde ; le nuage se dissipe, l’horizon s’élargit, et l’opulence infinie des choses lui est de nouveau visible. Mais il faut observer les conditions voulues. Il doit surtout avoir le droit d’être lui-même. Sancho Pança bénissait l’homme qui avait inventé le sommeil. De même, je prise l’heureux arrangement grâce auquel chaque individu est pourvu de quelqu’un qui est heureux de le voir.

Si les hommes valent moins quand ils sont ensemble que quand ils sont seuls, d’un autre côté, ils s’élargissent à certains égards. Ils s’enflamment mutuellement ; tel est le pouvoir de la suggestion, que chaque récit vivant en provoque d’autres, et parfois un fait qui dormait depuis longtemps dans les replis de la mémoire entend l’appel, est le bienvenu à la lumière, et se trouve être de haute valeur. Tout métaphysicien doit avoir observé non seulement qu’aucune pensée n’est isolée, mais que les pensées vont en général par paires, quoique les pensées connexes ne soient d’abord apparues à son esprit qu’à de longs intervalles. Les choses vont par deux ; un fait matériel n’a que la moitié de sa valeur tant qu’un autre fait d’ordre moral, qui en est la contrepartie, n’est pas énoncé. Alors, ils se confirment et s’embellissent mutuellement ; une histoire est le pendant d’une autre. Et là est peut-être la raison pour laquelle quand un gentleman a dit une bonne chose, il la répète immédiatement.

Rien ne coûte si peu que les bienfaits de la conversation, mais rien n’est plus rare. C’est merveille de voir comme on est dérouté et désappointé. Il y a beaucoup d’intelligence, de curiosité, de lecture ; mais une conversation sérieuse, heureuse, évitant les personnalités, traitant des résultats, est chose rare : je ne rencontre pas souvent un homme cultivé et réfléchi qui ne me dise, comme si c’était là une malchance personnelle, qu’il n’a point de compagnon.

Supposez un tel individu allant explorer différents milieux à la recherche de ce compagnon judicieux et sympathique — il pourra s’enquérir de tous côtés. La conversation dans le monde est à un niveau si bas, qu’elle exclut le savant, le saint et le poète. Au milieu de toute la gaîté railleuse, le sentiment ne peut se profaner et s’aventurer au dehors. La réponse du vieil Isocrate vient si souvent à l’esprit : « Les choses qui seraient maintenant à propos, je ne puis les dire ; et quant aux choses que je puis dire, ce n’est pas le moment ! » De plus, qui peut résister au charme du talent ? L’amant des lettres aime aussi la puissance. Au milieu des hommes d’esprit et de savoir, il n’a pu refuser son hommage à l’entrain, à la force de la mémoire, à la chance, à l’éclat, au succès ; il y a là de tels triomphes de parole, de tels exploits de société ! Quelles forces nouvelles, quelles mines de richesse ! Mais quand il arrive chez lui, ses beaux sequins ne sont que feuilles mortes. Il découvre ou que le fait qu’ils ont ainsi embelli n’avait aucune valeur, ou qu’il savait déjà tout ce qu’ils lui ont dit, et plus encore. Il ne voit pas qu’on l’ait muni d’une idée ou d’un principe, d’un fait résistant, d’une impulsion qui s’impose : l’éblouissement a été grand, mais le profit, médiocre. Il utilise les occasions, il recherche la compagnie de ceux qui ont un talent sociable. Mais dès qu’ils se rencontrent, ils commencent à coup sûr à être autres qu’ils n’étaient ; sous l’empire de certain préjugé d’après lequel il faut de l’entrain, de l’animation, ils se font des niches, dansent des gigues, se précipitent l’un sur l’autre, font des calembours, essaient nombre de tours fantastiques — et ils tuent immédiatement la conversation. Je connais bien la simplicité rustique du timide solitaire. Sans doute, il n’a pas assez d’indulgence pour les hommes de constitution et d’habitudes plus actives. Mais ce n’est que sur le terrain naturel que la conversation peut être riche. Elle ne doit pas commencer dans le vacarme et la violence. Qu’elle ne perde pas pied, qu’elle reste en contact avec la pile galvanique. Les hommes ne doivent pas s’éloigner de leur centre.

Il est des gens qui n’aiment causer que là où ils sont maîtres. Ils aiment s’adresser aux écolières ou aux jeunes garçons, aller dans les boutiques où les badauds prêtent volontiers l’oreille à n’importe qui. En ces conditions, ils donnent des informations, et se plaisent à des traits d’esprit et à un bavardage que les flâneurs admirent ; et ces discoureurs se sentent pleins d’entrain et à l’aise, car ils peuvent s’en aller sans cérémonie, quand il leur plaît. Ils vont rarement à leurs égaux ; et quand ils le font, ils semblent y aller simplement pour leur agrément, apportant trop de hâte à présenter et communiquer leurs fantaisies ou découvertes nouvelles ; ils écoutent mal, ou n’écoutent point l’idée ou le commentaire dont les gens s’efforcent de les payer de retour ; aussitôt leur discours achevé, ils préfèrent prendre leur chapeau. Il est aussi des gladiateurs, pour qui la conversation est toujours une lutte ; peu leur importe d’être de tel ou tel côté : ils combattent pour la victoire ; il y a aussi les esprits emportés, les égoïstes, les monotones, les stériles, et les impraticables.

Il ne vous sert de rien de rencontrer un individu de même valeur que vous ou supérieur, si sa nature ne s’adapte pas à la vôtre, s’il n’est pas fait pour vous. Ceux qui souffrent le plus, sont souvent ceux qui ont le plus à dire — êtres de sensibilité délicate qui restent muets dans une réunion mêlée. Si les personnes capables n’ont pas d’indulgence pour eux, elles les paralysent. Un de ces faquins pleins d’eux-mêmes, qui n’apprécient la nature qu’autant qu’elle les sustente et les exhibe, est un fléau comme les tapageurs. Il faut qu’il y ait grande puissance de réception aussi bien que de don. Après ces perturbateurs, combien l’esprit gai et rayonnant de — je n’ai pas besoin de citer un nom, car en chaque milieu il a son représentant — paraît délicieux ! Un bon naturel est plus fort que les tomahawks. Sa conversation est tout images : il peut reproduire tout ce qu’il a vu ; il raconte les meilleures histoires de l’endroit, et est d’un tempérament si aimable qu’il dispose irrésistiblement tous les autres à la bonne humeur et à la causerie. Diderot disait que l’abbé Galiani : « Pour les jours de pluie c’était un trésor ; et si de telles choses se fabriquaient par les ébénistes, tout le monde voudrait en avoir à la campagne. »

Il est une leçon que nous apprenons de bonne heure — à savoir, qu’en dépit des différences apparentes, les hommes sont tous faits sur le même modèle. Nous le prenons volontiers pour accordé quand il s’agit de nos compagnons, et si nous découvrons que nous les devançons, que leurs montres sont en retard sur les nôtres, ce nous est un désappointement et une irritation. En réalité, le seul péché qu’on ne se pardonne jamais l’un à l’autre, c’est la différence des opinions. Nous savons d’avance que cet homme là-bas doit penser comme nous. N’a-t-il pas deux mains, deux pieds, des cheveux et des ongles ? Ne peut-il manger, saigner, rire, pleurer ? Si son opinion diffère de la mienne, c’est affectation pure. Cette conclusion est à la fois celle de la logique de la persécution et celle de l’amour. Et le fondement de notre indignation, c’est la conviction que son dissentiment procède d’une sorte d’opiniâtreté qu’il s’impose à lui-même. Il arrête le cours de son idée, comme la vache de méchante humeur retient son lait. Oui, et nous le regardons dans les yeux, et voyons qu’il s’en rend compte, et que son regard nous évite.

Mais, pour arriver un peu plus près du but, je dois dire qu’il peut aisément se trouver des obstacles sur la voie du pur élément que nous cherchons ; mais quand nous le trouvons, il vaut la peine de le poursuivre car, sans parler de sa puissance réconfortante en tant que remède et tonique, une fois que nous sommes dans la société qui nous convient, des valeurs nouvelles et immenses ne manquent pas d’apparaître. Tout ce que l’homme peut faire pour l’homme se trouve là. On peut gagner de grands prix à ce jeu. Notre succès dans le monde est en raison des ressources intellectuelles dont nous disposons pour ce genre de compétition. Voici là-bas un homme qui peut répondre aux questions que je ne peux résoudre. En est-il vraiment ainsi ? De là me vient un immense désir de connaître son esprit et ses expériences. De là vient la compétition pour les enjeux les plus chers à l’homme. Qu’est-ce qu’un concours de whist, de dames, de billards, d’échecs, en comparaison d’un concours d’esprit naturel, de savoir, et de ressources ? Si courtoisement que nous le cachions, dans les salons, les cours, les assemblées préparatoires, le Sénat, ou les réunions scientifiques — qui ne sont que les théâtres plus ou moins vastes de cette compétition — c’est le rang social et le pouvoir spirituel que nous comparons.

Celui qui peut expliquer, celui qui peut répondre à une question de manière à ne laisser place à aucune réponse ultérieure, celui-là est l’homme qui vaut le plus. Telle était la signification de l’histoire du Sphinx. Dans l’ancien temps, on s’envoyait des énigmes d’un roi à l’autre, par des ambassadeurs. Les sept Sages, au banquet de Périandre, passent leur temps à y répondre. La vie de Socrate en est la demande et la solution. De même, dans l’hagiographie de toutes les nations, le législateur a toujours été quelque personnage éloquent, que sa sympathie avait mis face à face avec les extrêmes de la société. Jésus, Manou, le premier Bouddhiste, Mahomet, Zerthust, Pythagore, en sont des exemples.

Jésus a passé son existence à discourir avec des humbles sur la vie et le devoir, à donner de sages réponses, montrant qu’il percevait les choses sous un angle plus large, et réduisant du moins au silence ceux qui n’étaient pas assez généreux pour accepter sa pensée. Luther passa sa vie de la même manière ; et ce ne sont pas ses ouvrages théologiques — ses Commentaires sur l’Épître aux Galates, et le reste — qu’on lit encore, mais ses Propos de Table. Le Dr Johnson n’était pas un homme profond — il avait toutes les limites de la pensée anglaise, était rempli de la politique anglaise, de l’Église d’Angleterre, de la philosophie d’Oxford ; cependant ayant le cœur large, un esprit naturel, un bon sens qui s’élançait impatiemment par-dessus ses bornes ordinaires, sa conversation, telle que la rapporte Boswell, a un charme durable. La conversation est une issue pour le caractère aussi bien que pour la pensée ; et le Dr Johnson ne frappait pas seulement ses interlocuteurs par la justesse de ses remarques, mais quand elles manquaient le but, il les frappait encore parce que c’était lui qui les faisait. Sa religion ou superstition manifeste, son désir profond de les voir penser de telle ou telle manière, faisait impression sur eux — tant la profondeur du sentiment, ou une déférence intime pour une idée ou une opinion, sont choses rares parmi les hommes et les femmes d’esprit superficiel qui composent la société ; et, bien qu’ils sachent qu’il y a chez celui qui discourt une certaine mesure d’insuffisance, d’insincérité, de paroles dites pour remporter la victoire, cependant les frivoles sentent l’existence du caractère, un respect habituel pour les principes, respect supérieur à celui que l’on a pour le talent ou le savoir.

Un des meilleurs témoignages au sujet du grand Maître allemand qui s’éleva au-dessus de tous ses contemporains dans les trente premières années du xixe siècle, est sa conversation telle que la rapporte Eckermann ; et les Propos de Table de Coleridge sont un des meilleurs monuments de son génie.

Dans les Légendes scandinaves, lorsque les dieux du Valhalla rencontrent les Jotuns, ils conversent à une condition périlleuse : celui qui ne pourra répondre à la question de l’autre donnera sa propre vie en gage. Odin arrive au seuil du Jotun Waftrhudnir, sous un déguisement, s’appelant lui-même Gangrader ; on l’introduit dans la grand’salle et on lui dit qu’il ne pourra sortir à moins de répondre à chaque question que Waftrhudnir posera. Waftrhudnir lui demande le nom du dieu du soleil, et du dieu qui apporte la nuit ; quelle rivière sépare les demeures des fils des géants et les fils des dieux ; quelles plaines s’étendent entre les dieux et Surtur, leur adversaire, etc., toutes questions auxquelles Odin déguisé répond d’une manière satisfaisante. Ensuite vient son tour d’interroger, et pendant un moment le Jotun lui fait de bonnes réponses. À la fin, il pose une question à laquelle lui seul pouvait répondre : « Qu’est-ce qu’Odin a murmuré à l’oreille de son fils Balder, quand Balder est monté sur le bûcher funéraire ? » Le géant surpris réplique : « Aucun des dieux ne sait ce que dans les temps anciens TU as dit à l’oreille de ton fils : la mort sur les lèvres, j’ai prononcé les mots du destin de la génération d’Æsir : j’ai lutté avec Odin avec des paroles sages. Tu dois toujours être le plus sage. »

C’est encore ainsi que l’on connaît les géants et les dieux, et ils jouent encore le même jeu dans tout le million de demeures du ciel et de la terre, à toutes les tables, dans tous les Clubs, les tête-à-tête[1] — les avocats au Tribunal, les sénateurs au Capitole, les docteurs dans l’Académie, les gens d’esprit à l’hôtel. Celui qui a le plus de valeur, c’est celui qui donne une réponse après laquelle il n’y a plus rien à dire. Omnis definitio periculosa est, et l’esprit a seul le secret. La même chose se produisit quand Leibnitz vint faire visite à Newton, quand Schiller vint à Gœthe, quand la France, dans la personne de Mme de Staël, visita Gœthe et Schiller, quand Hegel fut l’hôte de Victor Cousin à Paris, quand Linné fut l’hôte de Jussieu. Il y a bien des années, un chimiste américain présenta en Angleterre une lettre d’introduction au Dr Dalton de Manchester, l’auteur de la théorie des proportions atomiques, et fut assez froidement reçu par le Docteur dans le Laboratoire où il était occupé. Le Dr Dalton griffonna seulement un morceau de papier et le poussa vers son hôte : « Connaissait-il cela ? » Le visiteur griffonna sur un autre papier une formule exposant certains résultats qu’il avait obtenus par l’acide sulfurique, et le passa à travers la table : « Connaissait-il cela ? » L’attention du chimiste anglais fut aussitôt captivée, et ils firent rapidement connaissance. Répondre à une question de manière à ne pas admettre de réplique, atteindre chaque fois le but — c’est là la pierre de touche de l’homme. Hyde, comte de Rochester, disait au garde des sceaux, Lord Guilford ; « Ne croyez-vous pas qu’en un mois, je pourrai comprendre n’importe quelle affaire en Angleterre ? » — « Oui, Monseigneur », répliqua l’autre, « mais je crois qu’en deux mois, vous comprendriez mieux. » Quand Édouard Ier prétendit que les Écossais le reconnussent seigneur souverain (en 1292), les nobles d’Écosse lui répondirent : « Tant que le trône est vacant, on ne peut faire aucune réponse. » Lorsque Henri III (en 1217) se plaignit de la contrainte que lui faisait subir son peuple, lui demandant la confirmation et l’exécution de la Charte, on lui répondit : « Si nous l’admettions, les guerres civiles ne se termineraient que par l’extirpation d’une des parties contestantes. »

Que pouvez-vous faire avec un de ces êtres aux réponses tranchantes ? Que pouvez-vous faire avec un homme éloquent ? On ne peut imaginer aucune règle de discussion, aucun mépris de cour, aucune exclusion, aucune loi qui bâillonne, que sa première syllabe n’écarte, ne dépasse, ou n’annule. Il se peut que vous interceptiez la lumière, mais pouvez-vous intercepter la gravitation ? Vous pouvez condamner son livre, mais pouvez-vous lutter contre sa pensée ? Elle est toujours trop rapide pour vous, elle vous devance, et éclate victorieuse sur quelque autre point. Pouvez-vous arrêter la marche du bon sens ? Que pouvez-vous faire avec Beaumarchais, qui convertit en un ardent avocat le censeur que le Tribunal avait désigné pour étouffer sa pièce ? Le Tribunal nomme un autre censeur, qui cette fois l’écrasera. Beaumarchais lui persuade de la défendre. Le Tribunal désigne successivement trois enquêteurs plus sévères ; Beaumarchais les convertit tous en défenseurs de la pièce qui amènera la Révolution. Qui peut fermer la bouche à Luther, à Newton, à Franklin, à Mirabeau, à Talleyrand ?

Ces maîtres peuvent défendre leur propre situation, et n’ont pas besoin qu’on les patronne. Toutes les variétés de dons — science, religion, politique, littérature, art, sagesse, guerre, ou amour — trouvent leur issue et leur expression dans la conversation. La conversation, ce sont les Jeux olympiques où tous les talents supérieurs vont s’affirmer et se manifester — et, naturellement aussi, les inspirations des hommes puissants, des hommes appartenant à la vie publique. Mais ce que nous envisageons en ce moment, ce n’est pas cette classe d’hommes que l’éclat de leurs talents mène presque inévitablement aux tourbillons de l’ambition, transforme en chanceliers et en chefs de conseil et d’action, et à la fin en fatalistes. Ceux que nous envisageons, ce sont ceux qui s’intéressent aux idées, aux leurs et à celles des autres, qui se plaisent à les comparer, qui pensent que la plus grande marque de considération qu’ils puissent donner à un homme, c’est de le traiter comme une intelligence, de lui exposer les grands et heureux secrets dont ils ne se sont peut-être jamais ouverts à leurs compagnons de chaque jour, de partager avec lui le domaine de la liberté et la simplicité du vrai.

Mais une excellente conversation est chose rare. La société semble s’être entendue pour traiter les fictions comme des réalités, et les réalités comme des fictions ; et le simple amant de la vérité, surtout s’il se tient en des régions très hautes — s’il est, par exemple, un chercheur religieux ou intellectuel — se sent étranger et lointain.

Il est possible qu’une conversation excellente ait lieu entre deux personnes qui ne peuvent parler que l’une à l’autre. Montesquieu lui-même avouait que s’il s’apercevait dans la conversation qu’une troisième personne l’écoutait, il lui semblait à partir de ce moment que toute la question disparaissait de son esprit. J’ai connu des gens d’une capacité rare dont la société pesait lourdement à des hommes bienveillants et sociables, possédant assez bien l’art de faire sortir les autres de leurs habitudes réservées — des gens qui, de plus, étaient un fardeau pour les intellectuels qui auraient dû les connaître. Et n’arrive-t-il jamais que nous-mêmes, peut-être, vivions avec des personnes trop supérieures pour que nous les voyions — comme il y a des notes musicales trop hautes pour le degré de perception de beaucoup d’oreilles ? Il est des hommes qui ne sont grands que pour deux ou trois compagnons qui ont plus d’opportunités ou s’adaptent mieux à leur esprit.

C’est pour répondre à ce besoin que chez tous les peuples civilisés, on a fait des tentatives pour organiser la conversation en réunissant des gens cultivés dans les conditions les plus favorables. Il est certain que les Grecs, les Romains, les gens du Moyen âge, ont connu la conversation libérale et élégante. Un temps est venu, en France, où une révolution s’est produite dans l’architecture domestique, où les maisons des nobles, que d’après les nécessités féodales on avait construites jusqu’alors en un carré vide — le rez-de-chaussée réservé aux offices et aux écuries, et les étages supérieurs aux pièces de réception et aux appartements — ont été reconstruites d’après des vues nouvelles. Ce fut la marquise de Rambouillet qui fit sortir d’abord les chevaux des palais et y introduisit les gens de lettres, ayant construit son hôtel[2] en vue des réceptions, avec une suite superbe de salons au même étage, qui rompit la morgue[3] de l’étiquette en invitant chez elle des hommes d’esprit et de savoir aussi bien que des hommes haut placés, et provoqua l’émulation du cardinal de Richelieu à créer une Société rivale, et à fonder ainsi l’Académie française. L’histoire de l’Hôtel de Rambouillet et de sa société brillante marque une date importante dans la Civilisation française. Et une étude sur les Clubs, depuis l’antiquité la plus lointaine, étude où l’on retracerait les efforts qui ont été faits pour assurer la conversation libérale et cultivée depuis le temps des Grecs et des Romains jusqu’au Moyen âge, et où, descendant ensuite aux Mémoires français, anglais, et allemands, on peindrait les Clubs et les réunions de chaque peuple — une telle étude formerait un chapitre important de l’histoire. Nous connaissons bien, à Londres, le Mermaid Club de Shakespeare, Ben Jonson, Chapman, Herrick, Selden, Beaumont et Flechter ; ses « Statuts » ont été conservés, et dans Jonson, Herrick, et Aubrey, on trouve maintes allusions à leurs soupers. Le Club du Dr Bentley avait Newton, Wren, Evelyn, et Locke ; et nous devons à Boswell de connaître le Club où fréquentaient le Dr Johnson, Goldsmith, Burke, Gibbon, Reynolds, Garrick, Beauclerk, et Percy. Et nous avons des témoignages de la société brillante dont Édimbourg se glorifiait dans la première décade de ce siècle. De telles sociétés ne sont possibles que dans les grandes villes, et constituent la compensation qu’elles peuvent offrir à leurs habitants pour les dédommager de la privation d’une libre communion avec la Nature. Tout scholar est entouré d’hommes plus sages que lui — s’ils ne peuvent écrire aussi bien. Ne peuvent-ils se rencontrer et échanger leurs découvertes pour leur plaisir et leur profit mutuels ? J’ai fait une expérience pathétique le jour où un homme aimable et accompli m’a dit en regardant de sa campagne la capitale de la Nouvelle-Angleterre : « Voilà une ville de deux cent mille habitants, et il ne s’y trouve pas une chaise pour moi. » Si au numéro 2 000 de Tremont Street il avait été sûr d’apprendre quels scholars on peut voir quand leurs études de la matinée sont finies, Boston aurait brillé à ses yeux comme la Nouvelle-Jérusalem.

Ce besoin de compagnons bien adaptés est réciproque. Le penseur, l’homme de lettres, l’homme de science, l’administrateur expérimenté en affaires, l’homme cultivé et de bonnes manières que vous désirez tellement découvrir — chacun de ceux-ci désire qu’on le découvre. Chacun désire mettre sa pensée, ses connaissances, son talent social au grand jour dans votre compagnie et votre affection, échanger ses dons avec les vôtres ; et le premier signe de la possibilité d’une société choisie et intelligente est le bienvenu.

Mais un Club doit se protéger lui-même, et des obstacles s’élèvent dès le principe. Il est des gens qu’on ne peut cultiver, qu’il faut contenir et faire taire si on le peut. Il en est qui ont un instinct de chauve-souris pour voler contre tout flambeau allumé et l’éteindre — gens importuns et contredisants. Il en est qui ne viennent que pour parler, et d’autres que pour écouter : les deux espèces ne valent rien. Une règle excellente pour un club serait la suivante : N’admettre aucun individu dont la présence exclut un sujet quelconque. Il faut des gens qui ne s’étonnent ni ne se choquent à tout propos, qui agissent, laissent agir, et laissent être, laissent tomber les vétilles, savent ce qui a une réelle valeur, et prennent beaucoup de choses pour accordées.

Pour les Clubs, c’est toujours en pratique une question difficile que de régler les statuts de l’élection de manière à exclure péremptoirement toutes les variétés de fâcheux. Personne ne désire les gens de mauvaises manières. Il nous faut le caractère et la loyauté. Le poète Marvell avait coutume de dire qu’il ne voudrait pas boire son vin avec un être à qui il ne pourrait confier sa vie. Mais nous ne pouvons non plus nous permettre trop de raffinement. Un homme d’une tenue irréprochable et de parfait bon sens préférait dans ses voyages se fier pour les rapports sociaux au hasard des hôtels, plutôt que de se charger de trop de lettres choisies d’introduction. Il avouait aimer une compagnie humble. C’est, disait-il, un fait incontestable que la société des bohémiens est plus intéressante que celle des évêques. La petite fille déserte le salon pour la cuisine ; le jeune garçon, pour les quais. Parents et précepteurs ne peuvent l’intéresser autant que la conversation bruyante qu’il trouve au marché ou aux docks. J’ai connu un scholar, ayant quelque expérience de la vie des camps, qui disait aimer raconter dans un café quelques histoires tragiques, et se mettre en bons termes avec le milieu ; alors, il pouvait rester aussi silencieux qu’il lui plaisait. Un scholar ne désire pas toujours s’épuiser l’esprit : il a besoin de bavardage. L’habit noir n’est une société agréable que pour l’habit noir ; mais quand les manufacturiers, les marchands, les capitaines de navire se rencontrent, voyez combien de choses ils ont à se dire, et comme la conversation dure longtemps ! Ils sont venus de maintes régions, ils ont traversé d’immenses pays ; chacun connaît son métier et les habiles artisans de sa profession ; ils ont vu les meilleurs hommes et les pires. Leur savoir contredit sur bien des points l’opinion populaire et la vôtre. Il est des choses que vous imaginez mauvaises, qu’ils savent bonnes et utiles ; des choses que vous mettez au nombre des superstitions, qu’ils savent vraies. Ils ont trouvé de la vertu dans les demeures les plus étranges ; et dans leur riche fonds d’aventures, il est des cas et des exemples que vous avez cherchés en vain pendant des années, et qu’ils vous offrent soudainement, à leur insu.

Je me souviens à cet égard d’une expérience sociale où il se trouva que chacun des membres pensait avoir besoin de société, mais n’être pas lui-même présentable. À l’épreuve, ils découvrirent tous que chacun pouvait tolérer les autres, et en être toléré. Il y a plus : la tendance à l’extrême respect de soi-même qui avait fait hésiter à se réunir était en voie de se tourner rapidement en une vulgaire admiration mutuelle, quand le Club fut dissous par de nouveaux arrangements.

L’utilité des réceptions du Club a à peine besoin d’explication. Les gens se détendent et deviennent sociables à table ; je me souviens que, dans une ville du Sud, on m’a expliqué qu’il était impossible de mettre sur pied n’importe quelle œuvre de charité publique, à moins d’un dîner à la taverne. Je ne crois pas que nos charités ecclésiastiques allégueraient la même nécessité ; mais dans un club où l’on se réunit pour causer, un dîner est un bon début, car il désarme tous les adversaires, et met le pédantisme et les affaires à la porte. Tous sont de bonne humeur et ont des loisirs, conditions premières pour pouvoir causer ; on rejette la réserve ordinaire, des hommes d’expérience se rencontrent avec une liberté d’enfants et, tôt ou tard, se communiquent tout ce qu’il y a de curieux dans leur expérience.

On exagère facilement les réceptions des Clubs. Sans doute, les soupers de gens d’esprit et de philosophes acquièrent avec le temps beaucoup de renom et d’éclat. Plutarque, Xénophon, et Platon, qui ont célébré chacun un des Banquets de leur cercle, ne nous ont presque pas donné de détails sur le menu ; et l’on peut croire qu’un dîner de taverne quelconque en une telle compagnie était plus apprécié des convives[4] qu’un repas bien meilleur en une société moindre. Les vers d’Herrick à Ben Jonson peignent certainement la chose :

Quand nous avions de ces boissons
Qui nous excitaient sans folie,
Chaque vers qui venait de toi
Surpassait les mets et les vins.

De tels amis rendent le festin agréable ; et je remarque que ce fut lorsque les choses se passèrent heureusement, et que la société se sentit traitée avec honneur, au Banquet du Cid, que « les convives furent tous joyeux, et d’accord sur un fait — à savoir qu’ils n’avaient pas aussi bien mangé depuis trois ans ».

Je n’ai besoin que de rappeler les services que rendent les Clubs en amenant les maîtres à comparer et élargir l’idée qu’ils se font de leurs arts respectifs, à s’entendre sur ces points, de sorte que leur opinion exerce une juste influence sur les questions d’intérêt général, d’éducation et de politique. C’est un fait reconnu que dans les comités de l’Association Britannique on se communique, en peu d’heures, des renseignements plus nombreux et plus efficaces qu’on ne le ferait par des mois de correspondance ordinaire, l’impression et l’envoi de rapports volumineux. Nous savons que l’homme de lettres[5] est un peu circonspect et ne donne pas volontiers ses graines ; mais il est un moyen infaillible de l’attirer, c’est d’en avoir d’aussi bonnes que lui. Si vous avez Tuscaroora et lui le Canada, il peut échanger graine pour graine. Si sa réserve est incurable, et s’il n’ose parler de trésors féeriques, il vous dira quels nouveaux livres il a découverts, quels livres anciens il a retrouvés, ce qui s’écrit et se lit à l’étranger. Une des fins principales du Club, ce sont aussi ses réceptions, qui sont le moyen d’inviter un étranger de valeur avec un profit mutuel.

Tout homme apporte en société des idées partiales et une culture de clocher. Nous avons besoin de sujets étendus et qui alternent, besoin d’esprits variés. On aime dans un compagnon un flegme qu’on triomphe de troubler, et l’on n’aime pas moins faire chez une ancienne connaissance des découvertes inattendues en matière de largeur et de force, sous l’heureuse influence d’un sujet inspirant. La sagesse est comme l’électricité. Il n’y a point d’homme sage d’une façon permanente, mais des hommes capables de sagesse qui, placés en une certaine société, ou en d’autres conditions favorables, deviennent sages un moment, comme les verres frottés acquièrent pour un certain temps des propriétés électriques. Mais tandis que nous envisageons avec complaisance les plaisirs et l’importance manifestes d’une compagnie agréable, je n’oublie pas que la Nature est toujours extrêmement sérieuse, et que ses grands bienfaits ont quelque chose de grave et d’austère. Lorsque nous cherchons les plus hauts avantages de la conversation, la règle spartiate du tête-à-tête s’impose ordinairement. Quand il prend son essor au plus haut et plonge au plus profond, quand il élève à cet état d’esprit d’où surgissent des pensées qui restent comme des étoiles dans le firmament, l’entretien n’a lieu qu’entre deux personnes.


  1. En français, dans le texte.
  2. En français, dans le texte.
  3. En français, dans le texte.
  4. En français, dans le texte.
  5. En français, dans le texte.