Société et Solitude/Les Travaux et les Jours

Traduction par Marie Dugard.
Armand Colin (p. 137-162).

LES
TRAVAUX ET LES JOURS

Notre xixe siècle est l’âge des outils. Ils sortent de notre constitution. « L’homme est la mesure de toutes choses », disait Aristote ; la main est l’instrument des instruments, et l’esprit est la forme des formes. Le corps humain est le magasin des inventions, le bureau des brevets où se trouvent les modèles auxquels on a emprunté chaque indication. Tous les instruments et tous les appareils du monde ne sont que des extensions de ses membres et de ses sens. « Une intelligence servie par des organes », voilà une définition de l’homme. Les machines ne peuvent que seconder ses sens, non les remplacer. Le corps est une mesure. L’œil saisit des différences plus délicates que l’art n’en peut offrir. L’apprenti ne se sépare pas de sa règle ; un ouvrier expert mesure du pouce et du bras avec la même précision ; et d’après le nombre de ses pas, un bon arpenteur mesurera seize perches aussi exactement qu’un autre individu avec la chaîne. L’accord de l’œil et de la main grâce auquel un Indien ou un lanceur de fronde expérimenté atteint le but avec une pierre, grâce auquel un bûcheron ou un charpentier fait retomber sa hache à une épaisseur de cheveu près à la place visée sur la souche, peuvent être cités comme exemple ; et il n’est pas de sens ou d’organe qui ne soit capable d’œuvre excellente.

Les hommes aiment à s’étonner, et c’est là le germe de nos sciences ; et telle est l’orientation de notre époque vers les choses mécaniques, si récentes sont nos meilleures inventions, que l’usage n’a pas émoussé la joie et l’orgueil qu’elles nous inspirent ; nous plaignons nos pères d’être morts avant la découverte de la vapeur et du galvanisme, de l’éther sulfurique et des télégraphes sous-marins, de la photographie et du spectroscope, comme si on leur avait dérobé la moitié de leurs prérogatives humaines. Ces inventions ouvrent largement les portes d’un avenir qui promet de rendre le monde plastique, et d’élever la vie humaine de sa condition misérable à une aisance et un pouvoir divins.

Assurément, notre siècle a hérité de découvertes qui ne sont pas à dédaigner. Nous avions le compas, l’imprimerie, les montres, l’hélice, le baromètre, le télescope. Cependant, on y ajoute tant d’inventions que la vie semble presque renouvelée ; Leibnitz disait que s’il comptait tout ce que les mathématiciens avaient fait depuis le commencement du monde jusqu’à Newton, et ce que Newton avait fait, sa part représenterait la meilleure moitié ; de même, on pourrait dire que les inventions de ces cinquante dernières années contre-balancent celles des cinquante siècles précédents. Car la vaste production et les multiples applications du fer sont choses nouvelles ; les ustensiles ordinaires et indispensables de la maison et de la ferme sont choses nouvelles ; la machine à coudre, le métier à tisser, la moissonneuse Mac Cormick, les faucheuses mécaniques, le gaz d’éclairage, les allumettes chimiques, et les immenses productions de laboratoire sont choses nouvelles en ce siècle, et une quantité de charbon d’une valeur d’un franc fait vingt journées de travail d’ouvrier.

Ai-je besoin de parler de la vapeur, ennemie de l’espace et du temps, avec sa force énorme et ses applications délicates, qui sert à porter dans les hôpitaux un bol de gruau au lit d’un malade, peut tordre des charpentes de fer comme un bâton de sucre candi, et rivaliser avec les forces qui ont soulevé et replié sur elles-mêmes les stratifications géologiques ? La vapeur est un scholar capable et un gaillard aux larges épaules, mais elle n’a pas encore fait toute son œuvre. Elle avance déjà dans la carrière comme un homme, et fera tout ce qu’on exige d’elle. Elle irrigue les moissons, et peut transporter une montagne. Elle doit coudre nos chemises, conduire nos tilburys et, guidée par M. Babbage, faire des calculs d’intérêts et de logarithmes. Le Lord chancelier Thurlow pensait qu’on pourrait l’amener à rédiger des décrets et des réponses de chancellerie. Si c’était là une satire, la vapeur arrive cependant à rendre nombre de services supérieurs d’ordre mécanico-intellectuel, et elle laissera la satire au-dessous de la réalité.

Quels soulagements matériels excellents nous avons apportés au corps humain, par l’art dentaire, par exemple, la vaccination, la rhinoplastie, le secours admirable de l’éther, pareil à un sommeil plus délicat, et la promesse la plus hardie de toutes — la transfusion du sang — qui, à Paris, on l’a prétendu, permet à un homme de changer de sang aussi souvent que de linge !

Que dire de ce simple caoutchouc et de cette gutta-percha dont on fait des conduites d’eau et des pompes stomacales, des cercles pour roues de moulin, des cloches de plongeur, des manteaux imperméables pour tous les climats, qui nous habituent à défier l’humidité, et mettent tout homme sur le même pied que le castor et le crocodile ? Que dire des instruments avec lesquels nous construisons — comme des Kobolds et des enchanteurs — perçant les Alpes de tunnels, ouvrant un canal dans l’isthme armoricain, et pénétrant le désert arabe ? Dans les Massachusetts, nous avons combattu victorieusement la mer avec des bancs de gazon et de genêts — et les étendues de sables stériles soulevés par le vent, avec des plantations de pins. Le sol de la Hollande, jadis le plus peuplé de l’Europe, est au-dessous du niveau de la mer. L’Égypte, où il n’avait pas plu depuis trois mille ans, remercie, dit-on, aujourd’hui Méhemet Ali pour ses irrigations et les forêts qu’il a plantées, auxquelles elle doit les pluies tardivement revenues. L’antique Roi hébreux disait : « Il oblige la colère de l’homme à chanter sa louange. » Et le théisme n’a pas d’argument meilleur que la grandeur des fins obtenues par des moyens insignifiants. La ligne des chemins de fer de l’Ouest, de Chicago au Pacifique, a fait croître les villes et la civilisation en moins de temps qu’il n’en faut pour amener un verger à porter des fruits.

Que dirons-nous de la télégraphie sous-marine, cette extension de l’œil et de l’oreille, dont les exploits soudains ont étonné l’humanité, comme si l’intelligence entreprenait l’éducation de la terre brute elle-même, et faisait pénétrer les premiers frémissements de vie et de pensée dans le cerveau rebelle ?

Il semble qu’il n’y ait aucune limite à ces nouvelles révélations de ce même Esprit qui d’abord a fait les éléments, et maintenant travaille par l’intermédiaire de l’homme. La théorie et l’application avanceront comme ils l’ont fait — feront sortir le jour de la nuit, le temps de l’espace, et l’espace du temps.

L’invention enfante l’invention. À peine le télégraphe électrique est-il imaginé, qu’on découvre la gutta-percha, la substance même qu’il exige. L’aéronaute est pourvu de fulmi-coton, le combustible qu’il lui faut précisément pour son ballon. Lorsque le Commerce s’élargit en de vastes proportions, la Californie et l’Australie découvrent l’or dont il a besoin. Quand l’Europe a trop de population, l’Amérique et l’Australie aspirent à être peuplées ; et ainsi, partout, chaque événement arrive à son heure, comme si la Nature qui a fait la serrure savait où trouver la clé.

Un autre résultat de nos inventions, ce sont les rapports nouveaux qui nous surprennent en donnant de nouvelles solutions aux problèmes politiques embarrassants. Ces rapports ne sont pas nouveaux, mais l’échelle des relations est nouvelle. Notre égoïsme aurait voulu conserver des esclaves, ou aurait voulu exclure d’une partie de la planète tout ce qui n’était pas né sur le sol de cette partie-là. Notre politique inspire le dégoût ; mais que peut-elle faire ou empêcher quand de temps à autre les instincts primordiaux pressent les masses humaines, quand les nations sont en exode et se répandent ? La Nature aime à croiser ses races — les Allemands, les Chinois, les Turcs, les Russes, les Canaques, ont pris la mer, et les races se sont mariées entre elles ; le commerce a saisi l’indication, et l’on a construit des vaisseaux assez vastes pour transporter la population d’un Comté.

Ces inventions aux mille mains ont introduit un nouvel élément dans l’État. La science du pouvoir est forcée de se rappeler le pouvoir de la science. La civilisation avance et gravit les hauteurs. Quand il a posé en principe que les bouches se multiplient en proportion géométrique, et la nourriture seulement en proportion arithmétique, Malthus a oublié de dire que l’esprit humain est aussi un facteur de l’économie politique, et qu’aux besoins croissants de la société répondrait un accroissement de la puissance d’invention.

Oui, nous avons maintenant dans notre organisation sociale un joli assortiment de moyens : nous parcourons les distances quatre fois plus vite que ne le faisaient nos pères ; nous savons voyager, broyer, tisser, forger, planter, labourer, et creuser mieux qu’eux. Nous avons de nouveaux souliers, des gants, des lunettes, des vrilles ; nous avons le calcul ; nous avons le journal qui fait de son mieux pour que chaque acre carrée de terre et de mer apporte son compte rendu sur votre table au déjeuner du matin ; nous avons de l’argent et des billets de banque ; nous avons le langage, l’instrument le plus délicat de tous, et le plus près de l’esprit. Beaucoup veulent davantage. L’homme se flatte que son pouvoir sur la nature s’accroîtra. Les choses commencent à lui obéir. Nous aurons encore les ballons, et la guerre prochaine se livrera dans les airs. Nous pourrons aussi trouver une eau de rose pour blanchir les nègres. On voit le crâne de la race anglaise altérer son type saxon sous l’action des exigences de la vie américaine.

Tantale, que l’on voyait dans les temps antiques essayant vainement d’apaiser sa soif à une eau courante qui se retirait chaque fois qu’il en approchait les lèvres, a été revu naguère. Il est à Paris, à New-York, à Boston. Il a maintenant de hautes visées ; il pense qu’il pourra atteindre l’eau ; il pense qu’il pourra mettre la vague en flacon. La chose devient cependant un peu incertaine. Les faits ont encore une apparence fâcheuse. En dépit du nombre des siècles de culture qui l’ont précédé, l’homme nouveau se trouve toujours au bord du chaos, toujours en une crise. Quelqu’un peut-il se rappeler un moment où les temps n’étaient point durs, et où l’argent n’était point rare ? Quelqu’un peut-il se rappeler une époque où les êtres raisonnables, les femmes véritables, les hommes véritables, étaient nombreux ? Tantale commence à croire que la vapeur est une déception, et que le galvanisme laisse à désirer.

Bien des faits concourent à montrer que pour trouver le salut il nous faut regarder au delà de la vapeur, de la photographie, des ballons, ou de l’astronomie. Ces choses ont certaines propriétés douteuses. Ce sont des réactifs. Le machinisme est agressif. Le tisserand devient un tissu, le mécanicien, une machine. Si vous ne vous servez pas des instruments, ce sont eux qui se servent de vous. En un certain sens, tous les outils sont tranchants et dangereux. Un homme bâtit une belle maison ; maintenant il a un maître, et une tâche pour la vie : il lui faut la meubler, la garder, la montrer, la tenir en bon état tout le reste de ses jours. Un autre a une certaine réputation, et il n’est plus libre, il lui faut la respecter. Un autre fait un tableau ou un livre, et souvent le pis qui puisse lui arriver, c’est de réussir. J’ai vu l’autre jour un brave homme, libre jusqu’ici comme un faucon ou un renard du désert, ajuster des casiers pour ranger des coquilles, des œufs, des minéraux, des oiseaux empaillés. Il était facile de voir qu’il s’amusait à se faire bénévolement des liens pour s’enchaîner lui-même.

L’économiste politique pense donc qu’ « il est douteux que toutes les inventions mécaniques qui ont jamais existé aient allégé le labeur d’un seul être humain ». Le machinisme ruine l’homme. Maintenant que la machine est si parfaite, le machiniste n’est plus rien. Chaque progrès nouveau dans le perfectionnement d’un mécanisme restreint un peu l’activité du mécanicien — lui désapprend quelque chose. Jadis il fallait un Archimède, aujourd’hui il ne faut qu’un pompier ou un enfant pour entretenir la chaudière, tourner les aiguilles, ou surveiller le réservoir. Mais quand la machine se brise, ils ne peuvent rien faire.

Quels détails répugnants dans les journaux quotidiens ! Je crois que l’on a cessé de publier le Calendrier de Newgate et le Livre du Pirate depuis que les journaux de famille, tels que la New-York Tribune, et le London Times les ont entièrement dépassés en ce qui concerne la rapidité d’information, aussi bien que l’horreur de leurs comptes rendus du crime. La politique n’a jamais été plus corrompue ni plus brutale ; et le Commerce, cet orgueil et cet amour de notre océan, cet éducateur des peuples, ce bienfaiteur malgré lui, aboutit par toute la terre à des délits honteux, à la duperie, et à la banqueroute.

Naturellement, nous nous tournons vers l’énumération des œuvres et inventions de l’homme comme vers une mesure de sa valeur. Mais si avec toutes ses inventions il est un coquin, nous ne pouvons prendre l’habileté mécanique ou les ressources chimiques comme mesures de la valeur. Essayons d’un autre critérium.

Qu’ont fait ces inventions pour le caractère, pour la valeur de l’humanité ? Les hommes sont-ils meilleurs ? On se demande parfois si les mœurs n’ont pas décliné à mesure que les inventions augmentaient. Voici de grandes inventions et de petits hommes. Voici la grandeur engendrée par la mesquinerie. Nous ne pouvons faire remonter les triomphes de la civilisation à des bienfaiteurs tels que nous les désirerions. Le plus grand améliorateur du monde, c’est l’égoïste et artificieux Commerce. Toute victoire sur la matière devrait faire sentir à l’homme la valeur de sa nature. Mais maintenant, on se demande qui a créé toute cette prospérité. Regardez les inventeurs. Chacun a son adresse spéciale ; son génie est pour ainsi dire en filons, et par places. Mais l’esprit grand, puissant, équilibré, nourri par un grand cœur, vous ne le trouverez pas. Chacun a plus à cacher qu’à montrer, ou est blessé par son talent même. Il n’est que trop manifeste que le progrès moral ne marche pas de front avec la civilisation matérielle. Il est visible que nous n’avons pas fait un placement judicieux. Les travaux et les jours nous étaient offerts, et nous avons choisi les travaux.

L’étude nouvelle du Sanscrit nous a montré l’origine des vieux noms de Dieu — Dyaus, Deus, Zeus, Zeu pater, Jupiter — noms du soleil, encore reconnaissables à travers les modifications de nos idiomes propres, impliquant que le Jour, c’est la Puissance, la Manifestation divine, et indiquant que ces Anciens, dans leurs tentatives pour exprimer le Pouvoir suprême de l’univers, l’ont appelé le Jour, et que tous les peuples ont accepté ce nom.

Hésiode a écrit un poème qu’il a appelé « les Travaux et les Jours », où il a indiqué les changements de l’année grecque, enseignant au laboureur à l’apparition de quelle constellation il devait moissonner, quand il devait faire provision de bois, quand le marin pouvait lancer son bateau sans redouter les orages, et à quels avertissements des planètes il devait être attentif. Le poème est rempli de règles pour la vie grecque, notant l’âge qui convient au mariage, les lois de l’administration domestique, et de l’hospitalité. Il est rempli de piété comme de sagesse, et s’adapte à toutes les latitudes, car il ajoute à ses enseignements la morale des travaux et des jours. Mais le poète n’a pas poussé son étude des jours jusqu’aux recherches et analyses auxquelles ils invitent.

Un fermier disait qu’ « il aimerait avoir toutes les terres qui touchaient les siennes ». Bonaparte, qui avait le même appétit, essaya de faire de la Méditerranée un lac français. Le Tsar Alexandre voulait s’étendre plus encore, et désirait appeler le Pacifique mon océan ; les Américains ont été obligés de résister à ses tentatives pour en faire une mer fermée. Mais s’il avait eu la terre pour champ et la mer pour étang, il aurait été encore pauvre. Celui-là seul est riche qui possède le jour. Il n’est pas de roi, d’homme opulent, de fée ou de démon qui possède un pouvoir pareil à celui-là. Les journées sont toujours divines, comme pour les premiers Aryens. De toutes les choses qui existent, ce sont elles qui ont le moins de prétention et le plus de pouvoir. Elles viennent et passent comme des figures enveloppées et voilées, envoyées par un être distant et bienveillant ; mais elles ne disent rien ; et si nous n’utilisons pas les dons qu’elles offrent, elles les remportent aussi silencieusement.

Comme le jour s’adapte à l’esprit, se moule sur lui ainsi qu’une draperie délicate, revêtant toutes ses fantaisies ! Tout jour de fête nous communique sa couleur. Nous portons sa cocarde et ses faveurs dans notre imagination. Rappelez-vous ce que pensent les jeunes garçons le matin de l’ « Election Day[1] » ou le Quatre juillet[2], ou au Thanksgiving[3], ou à Noël. Les étoiles même leur insinuent en leur cours des idées de noix et de gâteaux, de bonbons, de présents et de feux d’artifice. Votre mémoire ne peut-elle apercevoir encore la vieille maison d’École avec son porche, quelque peu tailladé par les couteaux, où vous fouettiez des toupies et lanciez des billes, et ne vous rappelez-vous pas que la vie se mesurait alors par moments, par des concentrations nerveuses ou des heures brillantes comme maintenant, et ne s’étendait pas au large en une félicité uniforme ? Durant les trimestres du Collège et les années qui suivent, quand revient l’anniversaire du Jour d’ouverture, le jeune gradué, alors même qu’il serait en un marais, voit une lumière de fête et sent dans l’air un faible écho du tonnerre des applaudissements académiques. Dans la retraite et la campagne, quelle dignité distingue les jours de fête ! Quand l’heure sanctifiée de l’antique Sabbat, l’heure du Septième jour, dans la blancheur que lui donne la religion d’on ne sait combien de milliers d’années, commence à poindre de l’obscurité — page pure où le sage peut inscrire la vérité, tandis que le sauvage la barbouille de superstitions — la musique de Cathédrale de l’histoire chante en elle un cantique à notre solitude.

Ainsi, d’après l’expérience ordinaire du scholar, le temps s’adapte à ses impressions. Les vents variables jouent un millier d’airs, apportent un millier de spectacles, et chacun est le cadre ou l’enveloppe d’un nouvel esprit. J’avais jadis l’habitude de choisir mon temps avec quelque raffinement pour chacun de mes livres favoris. Tel conteur est bon pour l’hiver, et tel autre pour la canicule. Le scholar doit chercher longtemps l’heure qui convient à la lecture du Timée de Platon. À la fin, le matin choisi arrive, le commencement de l’aurore — un petit nombre de lumières visibles dans le ciel, comme un monde nouvellement créé et encore à l’état de devenir — et dans ses larges loisirs, nous osons ouvrir ce livre.

Il est des jours où les grands sont près de nous, où leur front n’a pas de pli, où ils n’ont pas même l’air de condescendre ; ils nous prennent par la main, et nous partageons leur pensée. Il est des jours qui sont le carnaval de l’année. Les anges prennent corps, et maintes fois deviennent visibles. L’imagination des dieux est excitée, et se précipite de tous côtés dans les formes. Hier, pas un oiseau ne chantait ; le monde était morne, étriqué, et languissant ; aujourd’hui, il est peuplé d’une manière inconcevable : la création essaime et s’améliore.

Les jours sont faits sur un métier dont la chaîne et la trame sont le passé et l’avenir. Ils sont majestueusement vêtus, comme si chaque dieu avait apporté un fil au tissu éthéré. Il est triste de voir les choses qui nous font riches ou pauvres — c’est une affaire d’argent, de paletots et de tapis, un peu plus ou un peu moins de pierre, de bois ou de peinture, la façon d’un manteau ou d’un chapeau ; c’est comme la bonne fortune d’Indiens nus, dont l’un s’enorgueillit de la possession d’un collier de verre ou d’une plume rouge, alors que les autres se trouvent malheureux de n’en pas avoir. Mais les trésors que la Nature s’est épuisée à amasser — la structure séculaire, affinée, et complexe de l’homme — que toutes les stratifications ont tendu à former, pour le développement de laquelle les races antérieures, depuis les infusoires et les sauriens ont existé ; les créatures plastiques qui l’environnent ; la terre avec ses productions ; l’air intellectuel qui forme le tempérament ; la mer avec ses sollicitations ; le ciel avec l’immensité de ses mondes ; le cerveau et le système nerveux qui répondent à toutes ces choses ; l’œil qui sonde les profondeurs, qui à leur tour se reflètent dans l’œil — l’abîme répondant à l’abîme — sont, à la différence des colliers de verre, de l’argent ou des tapis, choses incommensurablement données à tous.

Ce miracle est jeté dans les mains de tous les mendiants. Le ciel bleu est un vélum pour un marché, et pour les chérubins et les séraphins. Le ciel est le vernis, la couleur glorieuse avec laquelle l’Artiste a brossé tout le travail — les limites ou confins de la matière et de l’esprit. La Nature ne pouvait aller plus loin. Si notre rêve le plus heureux prenait forme en une solide réalité concrète — si une force pouvait ouvrir nos yeux de manière à contempler des « millions de créatures spirituelles errant autour de la terre », — je crois que je verrais cet espace intermédiaire où elles se mouvraient pavé en bas et voûté en haut de cette même profondeur bleue qui s’étend en ce moment au-dessus de moi, lorsque je chemine par les rues pour mes affaires.

Il est surprenant que notre langue anglaise si riche n’ait pas de mot pour désigner la face du monde. Le vieil anglais avait le mot Kinde, terme qui ne recouvrait toutefois que la moitié de la signification de notre belle expression latine avec son futur subtil — natura, sur le point de naître, ou ce que la philosophie allemande désigne par le mot devenir. Mais rien n’exprime cette puissance qui semble travailler pour la seule beauté. Le mot grec Kosmos le faisait ; et c’est pourquoi, avec grande justice, Humboldt a intitulé son livre, qui expose les derniers résultats de la science, Cosmos.

Tels sont les jours — la terre est la coupe, et le ciel l’enveloppe de cette immense libéralité de la nature qui nous est offerte comme aliment quotidien ; mais quelle puissance d’illusion commence en nous avec la vie, et nous accompagne jusqu’à la fin ! Nous sommes cajolés, flattés, et dupés du matin au soir, de la naissance à la mort ; et où est l’œil âgé qui a jamais percé la déception ? Les Hindous représentent Maya, l’énergie illusoire de Vishnou, comme un de ses principaux attributs. Il semble que dans ce tourbillon d’éléments en lutte qu’est l’existence, il ait été nécessaire de lier les âmes à la vie humaine comme les mariniers durant la tempête s’attachent aux mâts et aux parapets du navire, et que la Nature ait employé certaines illusions en guise de liens ou de courroies — un hochet, une poupée, une parure pour l’enfant ; des patins, une rivière, un bateau, un cheval, un fusil, pour le garçon qui grandit — et je ne veux pas commencer à énumérer celles du jeune homme et de l’adulte, car elles sont innombrables. Rarement et lentement le masque tombe, et le disciple est autorisé à voir que tout est fait de la même substance, façonnée et peinte sous nombre d’apparences irréelles. La doctrine de Hume, c’est que les circonstances varient, mais que la source du bonheur reste la même ; que le mendiant tuant ses puces au soleil sous une haie, le duc roulant dans son carrosse, la jeune fille habillée pour son premier bal, et l’orateur, revenant triomphant des débats, ont des sources de plaisir différentes, mais la même quantité d’émotion agréable.

Cet élément d’illusion prête toute sa force pour dissimuler la valeur du temps présent. Quel est celui qui ne se surprend pas toujours faisant quelque chose d’inférieur à sa meilleure tâche ? « Que faites-vous ? » « Oh, rien ; j’ai fait ceci, je ferai cela ou cela, mais en ce moment je ne fais que — » Ah ! pauvre dupe, ne pourrez-vous jamais vous dégager des filets de ce maître enchanteur — n’apprendrez-vous jamais que quand ces années irrévocables auront tissé entre aujourd’hui et nous leur splendeur azurée, ces heures qui passent brilleront et nous attireront comme la fantaisie la plus libre, les demeures de la beauté et de la poésie ? Qu’il est difficile de rester droit devant elles ! Les événements qu’elles apportent, leurs affaires, leurs distractions, leur bavardage, leur travail pressé, tout cela aveugle et détourne l’attention. Celui-là est fort qui peut les regarder en face, percer leur duperie, sentir leur identité, et garder la sienne ; celui qui sait sûrement que jusqu’à la fin du monde elles seront pareilles les unes aux autres, et ne permet ni à l’amour, ni à la mort, ni à la politique, ni à la guerre, ni au plaisir, de le détourner de son œuvre.

Le monde est toujours égal à lui-même, et dans les moments de pensée plus profonde, tout homme a conscience de répéter les expériences qu’ont faites les gens dans les rues de Thèbes ou de Byzance. Sur la nature règne un éternel Maintenant, mettant dans nos bosquets les mêmes roses qui charmaient le Romain et le Chaldéen dans leurs jardins suspendus. « Pourquoi donc », demande-t-il, « étudier les langues et parcourir les pays, pour apprendre des vérités si simples ? »

L’histoire de l’art antique, les fouilles des cités, la découverte des livres et des inscriptions — oui, c’étaient là de belles œuvres, leur histoire est digne d’être connue, et des Académies se réunissent pour établir l’autorité des anciennes écoles. Que de voyages et de mesurages — ceux de Niebuhr, de Muller, de Layard — pour reconnaître la plaine de Troie et la ville de Nemrod ! Et votre admiration pour Dante vous coûte aussi des embarquements ; et pour vérifier quels sont ceux qui ont découvert l’Amérique, il faut autant de voyages que pour sa découverte. Pauvre enfant ! Cette argile malléable dont ces frères antiques ont moulé leurs admirables symboles n’était ni persane, ni memphique, ni allemande ; elle n’était nullement locale ; mais c’était la chaux, le silex et l’eau ordinaires, et la lumière du soleil, et la chaleur du sang, et la respiration des poumons ; c’était cette argile que tu tenais tout à l’heure en tes mains ignorantes, et que tu as jetée pour aller fouiller en vain les sépulcres, les caveaux des momies, et les vieilles librairies de l’Asie Mineure, de l’Égypte, et de l’Angleterre. C’était le profond aujourd’hui que tous les hommes dédaignent ; la riche pauvreté que tous les hommes haïssent : la solitude peuplée, tout aimante, que les hommes abandonnent pour le bavardage des villes. Il est aux aguets, il se cache — lui qui est le succès, la réalité, la joie et le pouvoir. Une de nos illusions, c’est que l’heure présente n’est pas l’heure critique, décisive. Écrivez dans votre cœur que chaque jour est le meilleur jour de l’année. Nul n’a bien appris quoi que ce soit, tant qu’il ne sait pas que chaque jour est le jour du Jugement. L’antique secret des dieux, c’est qu’ils viennent sous des déguisements humbles. C’est la grandeur vulgaire qui vient parée d’or et de joyaux. Les vrais rois cachent leurs couronnes dans leurs armoires, et prennent un air simple et pauvre. Dans la légende scandinave de nos ancêtres, Odin habite une cabane de pêcheur, et radoube un bateau. Dans les légendes hindoues, Hari vit comme un paysan parmi des paysans. Dans la légende grecque, Apollon demeure avec les bergers d’Admète, et Jupiter aimait vivre au milieu des pauvres Éthiopiens. De même, dans notre histoire, Jésus est né en une grange, et ses douze pairs étaient des pêcheurs. Le principe même de la science est que c’est dans les moindres choses que la Nature se montre le mieux ; c’était la maxime d’Aristote et de Lucrèce ; et dans les temps modernes, de Swedenborg et d’Hahnemann. L’ordre des changements dans l’œuf détermine l’âge des couches fossiles. C’était de même la règle de nos poètes, dans les légendes féériques, que les fées les plus grandes par le pouvoir fussent les plus petites par la taille. Parmi les Grâces chrétiennes, l’humilité se tient au-dessus de toutes, sous la forme de la Madone ; et dans la vie, c’est là le secret du sage. Nous sommes toujours redevables au génie du même service — le service de lever les voiles de la réalité banale, et de nous montrer que les divinités sont assises déguisées sous l’apparence d’une troupe de bohémiens et de colporteurs. Dans la vie quotidienne, ce qui distingue le maître, c’est d’employer les matériaux qu’il a, au lieu de chercher autour de lui ceux qui sont plus célèbres, ou ceux dont les autres ont fait un bon usage. « Un général », disait Bonaparte, « a toujours assez de troupes, pourvu qu’il sache employer celles qu’il a, et bivouaque avec elles. » Ne refusez pas l’occupation que l’heure vous apporte, pour une autre plus ambitieuse. Le plus haut ciel de la sagesse est également près de tous les points, et tu le trouveras, si tu le trouves jamais, par des méthodes propres à toi seul.

Le travail qui n’est pas actuellement exigé est toujours le plus agréable à l’imagination. Lorsque nous avons promis d’assister à la réunion du Comité, comme nous regardons ardemment les collines lointaines et leurs charmes !

L’utilité de l’histoire, c’est de donner du prix à l’heure présente et à ses obligations. C’est une chose bonne que celle qui me fait sentir la valeur de mon pays, de mon climat, de mes ressources, de mes matériaux, de mes compagnons. J’ai connu un homme en un certain état d’exaltation religieuse qui « regardait comme un honneur de laver son visage ». Il me semblait d’esprit plus raisonnable que ceux qui font peu de cas d’eux-mêmes.

Les zoologistes peuvent nier que des crins de cheval plongés dans l’eau se transforment en vers ; mais je trouve que tout ce qui est vieux se corrompt, et que le passé se transforme en serpents. Le respect des actions de nos ancêtres est un sentiment faux. Leur valeur ne consistait pas à révérer le passé, mais à honorer l’heure présente ; et c’est à tort que nous nous servons d’eux pour justifier l’habitude même qu’ils détestaient et combattaient.

Une autre illusion, c’est de croire que nous n’avons pas assez de temps pour notre travail. Nous devrions cependant remarquer que, bien que nombre de créatures absorbent la même substance, chacune, selon sa constitution, s’assimile parmi les éléments ce qui lui appartient, soit le temps ou l’espace, soit la lumière, l’eau ou la nourriture. Un serpent convertit en serpent toutes les proies que lui offre la prairie ; un renard les convertit en renard, et Pierre et Jean transforment toute existence en Pierre et en Jean. À quelqu’un qui se plaignait de n’avoir pas assez de temps, un pauvre chef indien des Six-Nations de New-York fit une réponse plus sage que celle d’aucun philosophe : « Mais », dit le Peau-rouge, « il me semble que vous avez tout le temps qui existe. »

Une troisième illusion qui nous hante, c’est qu’une longue période, une année, par exemple, une dizaine d’années, un siècle, a de la valeur. Mais un vieux proverbe français dit : « En peu d’heures, Dieu labeure. » God works in moments. Nous demandons une vie longue ; mais c’est une vie profonde, ce sont les grands moments qui importent. Que la mesure du temps soit spirituelle, et non mécanique. La vie est plus longue qu’il n’est nécessaire. Des moments d’intuition, de relations personnelles délicates, un sourire, un regard — quels larges emprunts à l’éternité ! En eux, la vie atteint son apogée et se concentre ; Homère disait : « Les dieux ne donnent aux mortels la part de raison qui leur revient que durant un seul jour. »

Je pense avec le poète Wordsworth, qu’il n’y a point de réel bonheur en cette vie, si ce n’est dans l’intelligence et la vertu. Je pense avec Pline que tandis que nous songeons à ces choses, nous ajoutons à la longueur de notre existence. Je suis de l’avis de Glaucon qui disait : « La mesure de la vie, ô Socrate, c’est, pour le sage, de prononcer et d’entendre des discours comme les tiens. »

Il ne peut que m’enrichir celui qui sait me rendre cher l’espace entre un lever et un coucher de soleil. La mesure de l’homme — c’est sa manière de saisir une journée. Car nous n’écoutons pas avec la plus profonde attention les vers d’un homme qui n’est qu’un poète, ni ses problèmes s’il n’est qu’un algébriste ; mais si un homme connaît en même temps les fondements géométriques des choses et leur splendeur de fête, sa poésie sera exacte et son arithmétique musicale. Et celui qui peut non pas me déterrer les dynasties ensevelies de Sésostris et de Ptolémée, l’ère sothiaque, les Olympiades et les consulats, mais me révéler la théorie de ce Mercredi où nous sommes, je le tiens pour le plus savant des scholars. Peut-il découvrir les liens cachés à tous, sauf à la piété, qui attachent les pauvres hommes et les choses que nous connaissons à leur Cause première ? Ces quinze minutes qui passent, les hommes croient que c’est le temps, non l’éternité ; elles sont ordinaires ou inférieures, ne sont qu’une espérance ou un souvenir, la voie qui va au bonheur, ou qui vient du bonheur, mais non le bonheur. Peut-il montrer leur lien ? Un tel interprète nous conduira d’une vie de servilité et d’indigence, à la richesse et à la stabilité. Il ennoblira le lieu où il est. Cette Amérique mendiante, cette Amérique curieuse, épiante, itinérante, imitatrice, étudiant la Grèce et Rome, l’Angleterre et l’Allemagne, retirera ses souliers poussiéreux, retirera sa casquette vernie de voyageur, et restera chez elle avec la tranquillité, la joie profonde sur le visage. Le monde n’a pas de paysages semblables, les immenses périodes de l’histoire n’ont pas une heure semblable, l’avenir n’a pas une seconde opportunité égale à celle-ci. Maintenant que les poètes chantent ! Maintenant que les arts se développent !

Il reste encore une considération. La vie n’est bonne que quand elle est un enchantement et une harmonie, une adaptation, un accord parfait, et quand nous ne l’analysons pas. Vous devez traiter les jours avec respect ; vous devez être vous-même un jour, et ne pas l’interroger comme un professeur de collège. Le monde — tout ce qu’on dit, et tout ce qu’on connaît ou fait — est énigmatique, et ne doit pas être pris à la lettre, mais génialement. Pour bien comprendre quoi que ce soit, nous devons être au sommet de notre condition. Vous devez entendre l’oiseau chanter, sans essayer de le traduire par des noms et des verbes. Ne pouvons-nous avoir un peu de réserve et de soumission ? Ne pouvons-nous laisser briller l’aube ?

Tout dans l’univers avance par des voies détournées. Il n’y a pas de lignes droites. Je me souviens nettement du scholar étranger qui par sa visite me donna dans ma jeunesse une semaine heureuse. « Les sauvages des îles », disait-il, « se plaisent à jouer avec le ressac, arrivent sur le sommet de la vague, reculent avec elle, et recommencent ce délicieux exercice pendant des heures. Eh bien, la vie humaine se compose de mouvements semblables. Il ne peut y avoir de grandeur sans abandon. Mais ici, votre astronomie même est un espionnage. Je ne puis sortir et regarder la lune et les étoiles, sans qu’elles aient l’air de mesurer ma tâche, de me demander combien de lignes ou de pages j’ai achevées depuis la dernière fois que je les ai vues. Comme je vous l’ai dit, il n’en était pas ainsi à Belleisle. Les jours de Belleisle étaient bien différents, et reliés seulement par un parfait amour pour un même objet. Remplir l’heure présente — voilà le bonheur. Ô dieux, remplissez mon heure, afin que je ne dise pas quand j’ai fait une chose : « Voyez, une heure de ma vie s’est aussi écoulée » — mais plutôt : « J’ai vécu une heure. »

Nous n’avons pas besoin d’hommes artificiels, qui pour de l’argent peuvent exécuter n’importe quel exploit littéraire ou professionnel, écrire des poèmes, par exemple, plaider une cause, soutenir une mesure ou, par un puissant effort de volonté, orienter indifféremment leur talent en n’importe quelle direction particulière. Non, ce qu’il y a eu de mieux fait dans le monde — les œuvres de génie — n’ont rien coûté. Il n’y a pas eu d’effort pénible, mais un épanouissement spontané de la pensée. Shakespeare a fait son Hamlet comme l’oiseau fait son nid. Des poèmes ont été écrits entre le sommeil et la veille, inconsciemment. La Fantaisie dit d’elle-même :

Je suis les formes que les hommes,
De leurs yeux à demi fermés,
Guettent dans les feux du couchant.

Les maîtres ont peint par plaisir, et ignoraient qu’une force fût sortie d’eux. Ils n’auraient pu peindre la même chose de sang-froid. Les maîtres du lyrisme anglais ont écrit leurs chants de la même manière. C’était la noble efflorescence de nobles talents ; comme on l’a dit des lettres d’une Française : — « c’était l’incident charmant de son existence plus charmante encore ». Aussi le poète n’est-il jamais appauvri par son chant. Un chant n’est un chant que si la circonstance est noble et libre. Si le chanteur chante par sentiment du devoir, ou parce qu’il ne voit pas moyen de se dérober, je préfère qu’il ne chante point. Ceux-là seuls peuvent dormir qui ne se préoccupent pas de dormir ; et ceux-là seulement peuvent écrire ou parler le mieux qui ne respectent pas trop l’écriture ou le discours.

La même règle s’applique à la science. Le savant est souvent un amateur. Son œuvre est un Mémoire à l’Académie sur les vers de poissons, les têtards, ou les pattes d’araignées ; il observe comme les autres académiciens observent ; il se dresse sur des échasses quand il s’agit d’examiner au microscope et — son mémoire fini, lu et imprimé — il rentre dans sa vie routinière, laquelle se sépare totalement de sa vie scientifique. Mais chez Newton, la science était aussi naturelle que la respiration ; il se servait du même esprit pour peser la lune que pour boucler ses souliers, et toute sa vie était simple, sage, et majestueuse. Il en était ainsi chez Archimède — toujours semblable à lui-même, comme le ciel. Chez Linné, chez Franklin, on retrouve pareille douceur, pareille égalité — point d’échasses, point de haussements sur la pointe des pieds — et les résultats sont mémorables et bienfaisants pour tous.

En dépouillant le temps de ses illusions, en cherchant à découvrir ce qu’est l’essence du jour, nous arrivons à la qualité du moment même, et laissons tomber entièrement l’idée de durée. C’est la profondeur de notre vie, et nullement l’étendue de sa surface qui importe. Nous pénétrons dans l’éternité, dont le temps est la surface fuyante ; et, en vérité, la moindre accélération de la pensée, le moindre accroissement du pouvoir de la pensée, fait que la vie paraît et est d’une durée immense. Nous l’appelons le temps ; mais quand cet accroissement et cette profondeur se produisent, elle prend un nom autre et plus élevé.

Il est des gens qui n’ont pas besoin de faire beaucoup d’expériences ; qui disent après des années d’activité : « Nous connaissions tout cela auparavant » ; qui aiment à première vue et haïssent à première vue ; qui discernent les affinités et les répulsions ; qui ne s’inquiètent pas tant que les autres des conditions, car ils sont toujours en une même condition, et sont heureux ; qui commandent aux autres, et à qui on ne commande pas ; qui dans leur conscience de mériter le succès négligent constamment les moyens de l’atteindre ; qui se soutiennent eux-mêmes et s’aident eux-mêmes ; à qui l’on tolère d’être eux-mêmes dans le monde ; qui sont grands dans le présent ; qui n’ont point de talents et ne se préoccupent point d’en avoir — étant ce qui existait avant le talent, existera après lui, et dont le talent ne semble qu’un instrument — c’est là le caractère, le mot le plus haut auquel la philosophie soit arrivée.

Ce qui importe, ce n’est pas comment le héros fait ceci ou cela, mais ce qu’il est. Ce qu’il est apparaîtra dans chaque geste et chaque syllabe. De cette manière, le moment et le caractère ne font qu’un.

C’est une belle illustration de la supériorité du caractère sur le talent que la légende grecque du combat de Jupiter et de Phébus. Phébus défia les dieux, et dit : « Qui veut l’emporter sur Apollon, le lanceur de flèches lointaines ? » Zeus répondit : « Je le veux. » Mars mêla les noms dans son casque, et celui d’Apollon sortit le premier. Apollon tendit son arc et lança sa flèche au plus loin de l’Occident. Alors Zeus se leva, franchit toute la distance d’un pas, et dit : « Où dois-je, tirer ? Il n’y a plus de place. » Ainsi le prix de l’archer fut assigné à celui qui ne tira aucune flèche.

Et telle est l’évolution de tout esprit fidèle ; des œuvres de l’homme et de l’activité des mains, il s’élève à un sentiment joyeux des facultés qui les dirigent ; du respect des œuvres, il s’élève à un grave étonnement en face de cet élément mystique du temps auquel il est soumis ; des talents particuliers et de la règle qui calcule la somme de travail par heure, il s’élève à la règle supérieure qui respecte la qualité de ce qui est fait, et le droit que nous avons au travail, ou la constance avec laquelle il jaillit de nous-mêmes ; alors émane du caractère cette force sublime qui estime un moment autant qu’un autre, nous fait grands en toutes les situations, et est la seule définition que nous ayons de la liberté et de la puissance.


  1. Jour de l’élection du Gouverneur de l’État (T.).
  2. Jour de la Fête nationale des États-Unis d’Amérique (T.).
  3. Voir p. 129.