Société et Solitude/L’Éloquence

Traduction par Marie Dugard.
Armand Colin (p. 53-86).

L’ÉLOQUENCE

C’est une théorie des maîtres de musique en vogue que quiconque peut parler peut chanter. De même, tout homme est probablement éloquent une fois dans sa vie. La capacité de chaleur de nos tempéraments diffère ; en d’autres termes, nous entrons en ébullition à différents degrés. Tel individu est amené au point d’ébullition par la chaleur de la conversation du salon. Naturellement, les eaux ne sont pas très profondes. Il a un enthousiasme haut de deux pouces, une ébullition de bouillote. Un autre exige la chaleur additionnelle de la foule et d’un débat public ; un troisième a besoin d’un adversaire, ou d’une brûlante indignation ; à un quatrième, il faut une révélation, et à un cinquième, rien de moins que la grandeur des idées absolues, les splendeurs et les ombres du Ciel et de l’Enfer.

Mais parce que, si longtemps qu’il ait pu rester muet, tout homme est orateur, une assemblée d’hommes est d’autant plus susceptible de l’être. L’éloquence d’un seul stimule le reste, quelques-uns au point de parler eux-mêmes, et tous les autres à un degré qui en font de bons récepteurs et de bons conducteurs ; et ils se vengent eux-mêmes de leur silence forcé par une loquacité croissante quand ils retournent au coin du feu.

Les têtes froides sont en de meilleures conditions que celles qui bouent prématurément, et rompent impatiemment le silence avant que leur heure soit venue. Nos assemblées régionales donnent souvent le spectacle d’une sorte d’éloquence de bouilloire rapidement échauffée. Cela rappelle trop cette expérience médicale où une série de patients absorbent des gaz d’oxyde nitrique. Chaque patient manifeste à son tour les mêmes symptômes — rougeur du visage, volubilité, gesticulation violente, attitudes délirantes, parfois des frappements de pieds, une perte inquiétante du sens de la fuite du temps, une jouissance égoïste de ses sensations, et un défaut de perception du malaise des spectateurs.

Platon dit que la punition des sages qui refusent de prendre part au Gouvernement, c’est de vivre sous le gouvernement d’hommes qui ne les valent pas ; et quand on s’abstient de parler, la punition, c’est un regret semblable qui vient à tous les auditeurs — le regret d’entendre des orateurs pires qu’eux-mêmes.

Mais cette passion de parler marque le sentiment universel de la puissance de l’instrument, et combien l’homme est curieux d’en toucher les ressorts. De tous les instruments de musique sur lesquels il joue, une assemblée populaire est celui qui aie plus d’étendue et de variété, et dont, grâce au talent et à l’étude, on peut tirer les plus merveilleux effets. Un auditoire n’est pas la simple addition des individus qui le composent. Leur sympathie leur donne un certain sentiment social qui remplit tous les membres, chacun dans sa mesure propre, et particulièrement l’orateur, comme une bouteille de Leyde est chargée de toute l’électricité de la batterie. Nul ne peut observer les visages d’une assemblée excitée, sans s’initier à une nouvelle occasion de peindre en traits de feu la pensée humaine, et ému, on se sent poussé à émouvoir les autres. Que d’orateurs sont là muets, assis en bas ! Ils viennent pour donner satisfaction à cette perception et intuition qu’aucun Chatham et aucun Démosthène n’ont encore contentées.

La Triade galloise dit : « Nombreux sont les amis de la bouche d’or. » Qui peut s’étonner de l’attrait que le Parlement, le Congrès, ou le Barreau exercent sur nos jeunes hommes ambitieux, quand les plus hautes séductions de la société sont aux pieds de l’heureux orateur ? Il a son auditoire à sa dévotion. Toutes les autres célébrités doivent faire silence devant la sienne. Il est le vrai potentat, car les rois ne sont pas ceux qui sont assis sur les trônes, mais ceux qui savent comment gouverner. Les définitions de l’éloquence expriment son attrait pour le jeune homme. Antiphon, le Rhamnusien, un des six orateurs de Plutarque, annonce aux Athéniens « qu’il guérira par des paroles les maladies de l’esprit ». Il n’est pas d’homme dont la prospérité soit si haute ou si sûre que deux ou trois mots ne puissent le décourager. Il n’est pas de calamité que quelques mots justes ne puissent commencer à soulager. Isocrate définissait son art : « le pouvoir de magnifier ce qui était petit et de diminuer ce qui était grand » — définition pénétrante, mais incomplète. Chez les Spartiates, l’éloquence prenait une forme spartiate, c’est-à-dire celle de l’arme la plus acérée. Socrate disait : « Si quelqu’un désire causer avec le moindre des Lacédémoniens, il trouvera d’abord sa conversation méprisable ; mais qu’une occasion convenable se présente, et ce même homme, comme un jouteur habile, lancera une phrase digne d’attention, courte et ramassée, de sorte que celui qui s’entretient avec lui ne paraîtra à aucun égard supérieur à un enfant. Platon définit la rhétorique : « L’art de gouverner l’esprit des hommes. » Le Coran dit : « Une montagne peut changer de place, mais un homme ne changera pas de dispositions » ; cependant le but de l’éloquence c’est — n’est-il pas vrai ? — de modifier en une couple d’heures, peut-être en un discours d’une demi-heure, des convictions et des habitudes qui remontent à des années. Les jeunes gens, eux aussi, sont impatients de jouir de ce sentiment de puissance accrue et de vie sympathique plus large. L’orateur se voit l’organe d’une multitude d’individus, concentrant leurs courages et leurs forces :

Mais maintenant le sang de vingt mille personnes
Animait mon visage.

Ce que l’orateur désire, le but que l’éloquence doit atteindre, ce n’est pas le savoir-faire spécial qui consiste à bien dire une histoire, résumer clairement des preuves, discuter logiquement, ou s’adresser habilement aux préjugés de l’assemblée — non, mais une souveraine prise de possession de l’auditoire. Nous appelons artiste celui qui joue sur une assemblée d’hommes comme un maître sur les touches d’un piano — celui qui, voyant la foule en fureur, sait l’adoucir et l’apaiser, l’amener à son gré au rire et aux larmes. Mettez-le devant ses auditeurs et, quels qu’ils puissent être, vulgaires ou délicats, contents ou mécontents, sombres ou sauvages, que leurs opinions soient sous la surveillance d’un confesseur ou du côté de leurs épargnes — il saura à son gré les charmer et les satisfaire, et ils accepteront et exécuteront ce qu’il leur aura enjoint.

C’est là le pouvoir magique que les poètes ont chanté dans « la Cornemuse multicolore d’Hamelin », dont la musique attirait comme la force de gravitation — attirait les soldats et les prêtres, les négociants et les convives des festins, les femmes et les enfants, les rats et les souris — ou dans celle du ménestrel de Meudon qui trouvait moyen de faire danser autour du cercueil les porteurs de cordons du poêle. C’est un pouvoir qui peut avoir bien des degrés, qui exige de l’orateur beaucoup de capacité et d’expérience, qui exige un homme de tempérament riche et large, comme la Nature en forme rarement ; aussi, d’après notre expérience, sommes-nous forcés de recomposer le type par fragments, prenant ici un talent, là un autre.

L’auditoire est le critérium constant de l’orateur. En toute assemblée publique, il y a plusieurs auditoires dont chacun domine à son tour. Si l’on dit quelque chose de comique ou de grossier, vous voyez les jeunes garçons et les tapageurs surgir si bruyants et si excités, que vous pourriez croire que la salle en est remplie. Si on soulève de nouvelles idées plus hautes et plus sérieuses, les turbulents reculent, et l’attention devient plus contenue et plus raisonnable. Vous croiriez que les jeunes garçons dorment, et que les hommes ont un certain degré de profondeur. Si l’orateur émet un sentiment noble, l’attention s’accentue ; un auditoire nouveau et supérieur écoute maintenant, et les auditeurs de la plaisanterie, des faits positifs, des questions de raisonnement, sont réduits au silence et pleins de respect. Il est aussi quelque chose d’excellent en toute assemblée — la puissance de vertu. Les auditeurs sont prêts à être béatifiés. Ils en savent tellement plus que l’orateur — et sont si justes ! S’élevât-t-il aux niveaux les plus hauts, une tablette est là pour chaque ligne qu’il pourrait inscrire. D’humbles gens ont conscience d’une lumière nouvelle ; des cerveaux étroits s’élargissent de sympathies plus grandes — des esprits délicats, longtemps inconnus à eux-mêmes, masqués et étouffés par des circonstances vulgaires, entendent pour la première fois leur langue native, et se précipitent pour l’écouter. Mais tous ces auditoires différents, qui surgissent successivement l’un au-dessus de l’autre pour accueillir la variété des sujets et des tons, sont en réalité composés des mêmes personnes ; il y a plus : parfois le même individu entrera tour à tour activement en chacun d’eux.

Cette diversité d’influences qu’exerce le parfait orateur, et cette diversité d’auditoires qui se trouvent en une seule assemblée, amènent à envisager les degrés successifs de l’éloquence.

La qualité qui est peut-être la moindre chez l’orateur, mais qui en bien des cas a une importance capitale, c’est une certaine vigueur, un certain rayonnement de santé corporelle, ou — le dirai-je ? — une grande puissance de chaleur animale. Quand chacun des auditeurs a le sentiment de constituer à lui seul une trop grande partie de l’assemblée, frissonne de froid devant le clairsemé de la réunion du matin, et de frayeur à l’idée d’un mauvais discours qui ferait échouer toute l’affaire, la simple énergie et l’entrain sont d’un prix inestimable. L’habileté et la science seraient moroses et mal venues à côté d’un homme solide, cordial, fait de lait, comme nous disons, qui réchauffe la salle de sa loyauté, de ses bonnes intentions manifestes, et d’une harangue en style de « prêtez main-forte », faisant déborder sur l’auditoire un flot de vigueur physique, et donnant à chacun le sentiment d’être sain et sauf, de sorte que toute espèce de bon discours devient immédiatement possible. Je n’estime pas très haut cette sorte d’éloquence corporelle ; et cependant, il faut — même les meilleurs — que nous nous nourrissions et réchauffions avant de pouvoir bien faire un travail ; de même, cette exubérance quasi-animale est, comme un bon poêle, de première nécessité dans une maison froide.

Le climat entre ici pour beaucoup — le climat et la race. Dites à un homme de la Nouvelle-Angleterre de décrire un incident survenu en sa présence. Quelle hésitation et quelle réserve dans son récit ! Il raconte quelques détails avec difficulté, arrive aussi vite qu’il le peut à la conclusion et, bien qu’il ne puisse décrire, espère suggérer toute la scène. Écoutez maintenant une pauvre Irlandaise raconter quelqu’une de ses expériences. Sa parole coule comme une rivière, — naturelle, pleine d’humour, pathétique, rendant si bien justice à tous les personnages ! C’est une véritable transsubstantiation — les faits convertis en discours chaud, coloré, vivant, comme ils sont arrivés ! Nos gens du Sud sont presque tous orateurs, et ont ici toute supériorité sur les gens de la Nouvelle-Angleterre, dont le climat est si froid qu’on dit que nous n’aimons pas ouvrir la bouche. Mais ni les Méridionaux des États-Unis, ni les Irlandais, ne peuvent se comparer avec les vifs habitants du Sud de l’Europe. Celui qui voyage en Sicile n’a pas besoin de scènes théâtrales plus gaies que celles que lui offre la conversation des joyeux convives de la table d’hôte[1] de son auberge. Ils miment la voix et les manières de la personne qu’ils décrivent, croassent, hurlent, sifflent, caquettent, aboient, crient comme des insensés et, ne serait-ce que par l’énergie physique qu’ils mettent en œuvre en racontant l’histoire, entretiennent chez les convives une excitation sans bornes. Mais chez tout homme, une certaine puissance de vigueur animale est indispensable, à titre de base matérielle des qualités supérieures de l’art de la parole.

Mais l’éloquence doit être attirante, ou elle n’est rien. Ce qui fait la vertu des livres, c’est d’être lisables, et celle des orateurs, d’être intéressants ; et c’est là un don de la Nature ; Démosthène, en l’espèce le plus laborieux des étudiants, a exprimé son sentiment de cette nécessité en écrivant : « Bonne fortune », comme devise sur son écusson. Comme nous le savons, la puissance de la parole peut aller chez certains individus jusqu’à la fascination, bien qu’elle puisse n’avoir aucun effet durable. Un peu de ce miel doit s’y mêler. L’éloquence véritable n’a pas besoin de cloche pour réunir les gens, ni d’officier de paix pour les surveiller. Elle arrache les enfants à leurs jeux, les vieillards à leur fauteuil, le malade à sa chambre bien chaude ; elle se saisit fortement de l’auditeur, lui dérobe ses jambes afin qu’il ne puisse partir, sa mémoire afin qu’il ne puisse se rappeler les affaires les plus pressantes, ses croyances afin qu’il ne puisse admettre aucune considération opposée. Les descriptions que nous en avons aux âges semi-barbares, alors qu’elle tirait quelque supériorité des habitudes plus simples des gens, montrent le but où elle vise. On dit qu’à Ispahan et dans les autres villes d’Orient, les Khans, ou conteurs, arrivent à dominer leurs auditeurs, les tenant pendant des heures attentifs aux histoires les plus fantaisistes et les plus extravagantes. Le monde entier connaît assez bien la manière de ces improvisateurs, et comme ils sont fascinants dans nos traductions des « Nuits arabes ». Scheherezade raconte ces histoires pour sauver sa vie, et le charme qu’y trouvent la jeune Europe et la jeune Amérique prouve qu’elle l’a bien gagnée. Et qui ne se rappelle dans son enfance quelque Scheherezade blanche, noire ou jaune, que ce talent de conter les exploits sans fin des magiciens et des fées, des rois et des reines, rendait plus chère et plus admirable à un auditoire d’enfants qu’aucun orateur d’Angleterre ou d’Amérique ne l’est aujourd’hui ? La constitution plus nonchalante et plus imaginative des peuples orientaux les rend beaucoup plus sensibles à ces appels à la fantaisie.

Ces légendes ne sont que l’exagération de faits réels, et toutes les littératures contiennent ces hauts éloges de l’art de l’orateur et du barde, depuis les Hébreux et les Grecs jusqu’à l’Écossais Glenkindie, qui

Pouvait pêcher dans la cascade,
Faire jaillir l’eau de la pierre,
Ou du lait du sein de la femme,
Qui jamais n’avait enfanté.

Homère s’est particulièrement délecté à peindre ce même portrait. Qu’est-ce que l’Odyssée, sinon l’histoire de l’orateur écrite en grand, poursuivie à travers une série d’aventures qui lui fournissent de brillantes occasions de manifester son talent ? Voyez avec quelle sollicitude et quel plaisir le poète l’introduit en scène. Du haut d’une tour, Hélène désigne à Priam les principaux chefs grecs. Le vieillard demanda : « Dites-moi, chère fille, quel est cet homme plus petit qu’Agamemnon de la hauteur d’une tête, et qui cependant a l’air plus large d’épaules et de poitrine ? Ses armes gisent sur le sol, mais il parcourt les rangs des soldats comme un chef. Il me semble un bélier imposant qui marche comme le maître du troupeau. » Hélène, fille de Jupiter, lui répondit : « C’est le sage Ulysse, fils de Laërte qui a été élevé dans l’île escarpée d’Ithaque, qui connaît toutes sortes de stratagèmes, et des plus artificieux. » Le prudent Anténor lui répondit : « Ô femme ! tu as dit vrai. Car jadis le sage Ulysse vint ici en ambassade avec Ménélas, bien-aimé de Mars. Je les reçus, et leur donnai l’hospitalité dans ma maison. J’appris à connaître le génie et la grandeur de discernement de tous deux. Quand ils se mêlèrent aux troupes assemblées et se tinrent debout, les larges épaules de Ménélas dépassaient l’autre ; mais quand ils s’assirent, le plus majestueux était Ulysse. Lorsqu’ils causèrent, échangeant des récits, des appréciations avec tous, Ménélas parla succinctement — ne disant que peu de mots, mais très agréables — car il n’était ni causeur, ni prolixe en ses discours, et était le plus jeune. Pour le sage Ulysse, quand il se leva, se tint debout, les yeux baissés, fixant son regard sur le sol, sans remuer son sceptre en avant ou en arrière, le tenant immobile comme une personne embarrassée, vous auriez dit un homme en colère ou insensé ; mais quand il fit jaillir de sa poitrine sa voix puissante, et que ses paroles tombèrent comme les neiges d’hiver, aucun mortel n’aurait voulu contester avec lui ; et, voyant ce spectacle, nous ne nous étonnâmes plus autant de son aspect[2]. » Ainsi, il ne manque pas d’armer Ulysse dès le début de ce pouvoir de surmonter toutes les oppositions par les séductions de la parole. Plutarque raconte que lorsque Archidamus, roi de Sparte, demanda à Thucydide quel était — de Périclès ou de lui — le meilleur athlète, il répondit : « Quand je le renverse, il dit n’avoir pas été terrassé, et amène les spectateurs eux-mêmes à le croire. » Philippe de Macédoine disait de Démosthène, en entendant le compte rendu de l’un de ses discours : « Si j’avais été là, il m’aurait persuadé de prendre les armes contre moi-même » ; et Warren Hastings disait du discours de Burke sur sa mise en accusation : « En écoutant l’orateur, il m’a semblé pendant plus d’une demi-heure que j’étais l’être le plus coupable de la terre. »

Dans ces exemples, il entre déjà des qualités supérieures ; mais le don de retenir l’attention par un discours agréable, et de parler à l’imagination et à la fantaisie, existe souvent sans mérites supérieurs. Ainsi isolée, comme cette fascination du discours ne vise qu’à l’amusement, alors même qu’elle aurait momentanément un effet décisif, elle n’est qu’une jonglerie, et sans pouvoir durable. On l’écoute comme une troupe de musiciens qui parcourt les rues, et convertit tous les passants en poètes, mais qui est oubliée dès qu’elle a tourné le premier coin ; et à moins, pour parler en style oriental, que cette langue emmiellée ne puisse laper le soleil et la lune, cette sorte d’éloquence doit se mettre au rang de l’opium et de l’eau-de-vie. Je ne sais point de remède contre elle, si ce n’est le coton ou la cire dont Ulysse boucha les oreilles de ses marins pour passer sans danger au milieu des Sirènes.

Il est mille degrés de puissance, et les moindres ont leur intérêt ; mais il ne faut pas les confondre. Il y a la langue bien pendue et la tranquille possession de soi du vendeur de grand magasin qui l’emporte, comme on le sait, sur la prudence et les résolutions des maîtres de maison des deux sexes. Il y a l’abondance facile de l’homme de loi qui produit assez d’effet sur les gens dénués de ce genre de talent, quoiqu’en bien des cas elle ne soit rien de plus que le don d’exprimer avec rapidité et exactitude ce que chacun pense et formule plus lentement, sans plus de connaissance, ni de précision de pensée — mais la même chose, ni plus ni moins. Il n’est besoin d’aucune pénétration spéciale pour éditer un des journaux de notre pays. Cependant quiconque peut débiter couramment, en une série de phrases, des choses ni meilleures ni pires que celles qui y sont imprimées, fera beaucoup d’impression sur notre peuple aisément satisfait. Ces parleurs sont de la classe qui réussit, comme le fameux maître d’école, en n’étant en avance sur l’élève que d’une seule leçon. Ajoutez-y un peu d’esprit sarcastique, de promptes allusions aux incidents du jour, et vous avez le membre néfaste du Parlement. Un grain de méchanceté, une touche brutale dans sa rhétorique, ne lui feront aucun tort vis-à-vis de son auditoire. Ces talents sont de la même espèce, et seulement d’un degré plus élevé, que les boniments du commissaire-priseur et le langage injurieux bien caractérisé par l’expression populaire « coup de gueule ». Ces sortes de discours publics et privés ont leur intérêt et leur avantage pour les professionnels, mais on peut dire de telles gens que l’habitude de la parole est propre à les disqualifier pour l’éloquence.

Un de nos hommes d’État disait : « La malédiction de ce pays, ce sont les hommes éloquents. » Et l’on ne peut s’étonner du malaise que montrent parfois des hommes d’État exercés, ayant une grande expérience des affaires publiques, quand ils constatent la façon disproportionnée dont l’éloquence l’emporte soudain sur les services publics les plus nombreux et les plus réels. Au Sénat, ou en d’autres assemblées d’affaires, les résultats solides dépendent d’un petit groupe de travailleurs. Ils savent comment agir en face des faits, comment présenter les choses sous une forme pratique, et n’estiment les hommes que dans la mesure où ils peuvent faire avancer la tâche. Mais voici un nouveau venu, incapable de les aider, insignifiant, n’étant rien dans le Comité, mais ayant le don de la parole. Dans les débats portes ouvertes, ce précieux personnage prononce un discours que l’on imprime, et que toute l’Union lit ; il devient immédiatement célèbre, et l’emporte dans l’esprit public sur les hommes d’action, lesquels sont naturellement indignés de voir un être qui n’a ni tact ni capacité, et sait n’en point avoir, mis au-dessus d’eux tous, grâce à cette facilité de parole qu’ils dédaignent.

Laissant derrière nous ces prétentions plus ou moins justes pour nous rapprocher un peu plus de la vérité — l’éloquence attire en tant qu’exemple de la fascination qu’exerce l’ascendant personnel — c’est une résultante, une puissance totale, rare parce qu’elle exige un riche concours de forces : intelligence, volonté, sympathie, constitution physique et, par-dessus tout, le hasard d’une bonne cause. Nous croyons à demi à la possibilité d’un être capable de contre-balancer tous les autres. Nous croyons qu’il peut y avoir un homme à la hauteur des événements — un homme qui n’a jamais trouvé son égal, un homme contre qui les autres, élancés, se brisent ; un homme de ressources personnelles inépuisables, qui peut vous céder autant de points que vous voudrez, et remporter la victoire sur vous. Ce que nous désirons réellement, c’est un esprit à la hauteur de n’importe quelle circonstance. Vous êtes en sécurité dans votre district rural, ou dans la ville, en plein jour, au milieu de la police, et sous le regard de cent mille personnes. Mais qu’en serait-il sur l’Atlantique, au milieu d’une tempête ? Sauriez-vous comment faire pénétrer votre raison en des hommes désemparés par la terreur, et échapper sain et sauf ? — comment le faire parmi des voleurs, une populace furieuse, ou des cannibales ? Face à face avec un malfaiteur de grand chemin qui a toutes les tentations et opportunités en matière de violence et de vol, pourriez-vous vous sauver par votre esprit, manifesté en vos discours ? — problème assez facile pour un César ou un Napoléon. Chaque fois qu’arrive un homme de cette trempe, le voleur de grand chemin a trouvé son maître. Quelle différence entre les hommes dans la puissance d’expression de la physionomie ! Un homme réussit parce qu’il a dans les yeux plus d’autorité qu’une autre, et par là le séduit ou l’intimide. Toutes les semaines, les journaux racontent l’histoire de quelque impudent chevalier d’industrie qui, par ses airs d’assurance, a dupé ceux qui auraient dû s’y connaître davantage. Cependant tous les escrocs que nous avons connus étaient des novices et des maladroits, comme le prouve leur mauvais renom. Une expression de physionomie plus puissante réussirait en quelque chose que ce fût, et ferait disparaître le mauvais renom avec le reste de leurs prises. Une plus grande aptitude à conduire l’affaire de haut, avec une assurance parfaite, confondrait marchands, banquiers, juges, hommes d’influence et d’autorité — poètes et présidents — pourrait se mettre à la tête de n’importe quel parti, renverser n’importe quel souverain, et abroger n’importe quelle constitution d’Europe ou d’Amérique. On a dit que celui-là atteint du premier coup à une force immense qui a renoncé au sentiment moral, et décidé avec lui-même de ne s’attacher désormais à rien. On a dit de Sir William Pepperel, un des hommes illustres de la Nouvelle-Angleterre, que « où que vous le mettiez, il commandait et voyait sa volonté s’accomplir ». Jules César dit à Métellus, quand ce tribun intervint pour l’empêcher de pénétrer dans le trésor de Rome : « Jeune homme, il m’est plus facile de vous mettre à mort que de dire que je le veux » ; et le jeune homme céda. Il avait été pris auparavant par des pirates. Que fit-il ? Il se jeta lui-même dans leur vaisseau, s’établit avec eux dans la plus extraordinaire intimité, leur conta des histoires, déclama ; s’ils n’applaudissaient pas ses discours, il les menaçait de les faire pendre — ce qu’il fit plus tard — et en peu de temps, il devint maître de tous ceux qui étaient à bord. C’est là un homme qui ne se laisse pas déconcerter, et par là même n’a jamais à jouer sa dernière carte, mais a une réserve de forces quand il atteint son but. Avec une physionomie sereine, il bouleverse un royaume. Ce qu’on raconte de lui est miraculeux, ou paraît tel. Les hommes lui prodiguent leur confiance, il change la face du monde, et des histoires, des poèmes, de nouveaux systèmes philosophiques surgissent pour l’expliquer. C’est un être qui commande souverainement à toutes ses passions et à tous ses sentiments ; mais le secret de son autorité est plus haut. C’est la puissance de la Nature se répandant sans obstacle du cerveau et du vouloir dans les mains. Les hommes et les femmes sont ses jouets. Où ils sont, il ne peut être sans ressources. « Quiconque peut bien parler », disait Luther, « est un homme. » C’étaient des hommes de cette trempe que les États grecs avaient coutume de demander à Sparte comme généraux. Ils n’envoyaient pas demander de troupes à Lacédémone, mais disaient : « Envoyez-nous un chef » ; et les Éphores dépêchaient Pausanias, Gylippe, Brasidas, ou Agis.

Il est facile de montrer cette personnalité dominatrice par ces exemples de soldats et de rois ; mais il est des hommes du genre de vie le plus tranquille et de principes pacifiques qui, partout où ils vont, se sentent aussi manifestement que le soleil de juillet ou la gelée de décembre — des hommes que l’on entend lorsqu’ils parlent, bien qu’ils ne parlent qu’en un murmure — des hommes qui, lorsqu’ils agissent, agissent avec efficacité et ce qu’ils font, on l’imite ; et l’on peut en trouver des exemples en des sphères très humbles, aussi bien qu’en des sphères élevées.

Dans les pays depuis longtemps civilisés, on met un haut prix aux services des hommes qui sont arrivés à une supériorité personnelle. Celui qui veut faire aboutir quelque chose doit payer non un procureur habile, mais un maître. Il est en Angleterre un avocat qui passe pour avoir gagné trente ou quarante mille livres sterling per annum, en soutenant les droits des compagnies de chemins de fer devant les commissions de la Chambre des Communes. Ses clients ne paient pas tant pour ses connaissances légales que pour ses qualités viriles, son courage, sa conduite, et une position sociale prépondérante qui lui permettent de faire écouter leurs réclamations et d’en faire tenir compte.

Je sais très bien que chez notre peuple froid et calculateur, où chacun monte la garde autour de soi-même, où s’échauffer, s’effrayer et s’abandonner sont choses tout à fait inadmissibles, il règne un grand scepticisme à l’endroit de cette influence extraordinaire. Parler d’un esprit dominateur éveille le même sentiment de jalousie et de défiance que l’on peut observer autour d’une table où quelqu’un raconte de merveilleuses histoires de magnétisme. Chaque auditeur met un point final au récit en s’écriant : « Pourrait-il me magnétiser ? » Ainsi chacun cherche à savoir si quelque orateur pourrait modifier ses convictions.

Mais est-il quelqu’un qui se suppose absolument réfractaire ? Croit-il qu’il n’y a aucune possibilité pour lui de rencontrer un individu qui lui fasse abandonner ses résolutions les plus fermes ? — qui, par exemple, fasse un fanatique du bon et tranquille citoyen qu’il est — ou, s’il est parcimonieux, qui lui fasse gaspiller son argent pour quelque projet auquel il pense le moins — ou, s’il est un homme prudent, laborieux, qui lui fasse négliger son travail, et prendre intérêt à une nouvelle question durant des jours et des semaines ? Non, il les en défie tous, il en défie chacun. Ah ! il songe à la résistance, et à un tour de pensée différent du sien. Mais que faire s’il vient un homme de même tour d’esprit, et qui voit beaucoup plus loin que lui sur sa propre route ? Un homme dont les goûts sont pareils aux miens, mais d’une force plus grande, me dirigera à n’importe quel moment, et me fera aimer mon conducteur.

Ainsi ce n’est pas le talent de la parole que nous avons d’abord en vue sous ce mot éloquence, mais la force qui, présente, lui donne sa perfection, et absente ne lui laisse qu’une valeur superficielle. L’éloquence est l’instrument propre de la plus haute énergie personnelle. L’ascendant personnel peut exister avec un talent adéquat d’expression, ou sans lui. On le perçoit aussi sûrement qu’une montagne ou une planète ; mais quand il est armé du pouvoir de la parole, il semble pour la première fois devenir vraiment humain, s’exerce activement dans toutes les directions, et fournit à l’imagination de précieux matériaux.

C’est là un fait qui rentre en chaque analyse du pouvoir des orateurs, et est la clé de tous les résultats qu’ils obtiennent. Dans une assemblée, vous verrez que l’orateur et l’auditoire sont en équilibre perpétuel ; et le choix du sujet indique la prédominance de l’un ou de l’autre. Là où existe le don de la parole, mais non une personnalité forte, vous avez de bons orateurs qui reçoivent et expriment parfaitement la volonté de l’auditoire, et la populace la plus basse se trouve flattée d’entendre ses pensées vulgaires qui lui sont renvoyées avec tous les ornements que peut y ajouter un talent habile. Mais si l’orateur a de la personnalité, l’aspect des choses se modifie. L’auditoire est mis dans la position d’un élève, suit l’orateur comme un enfant suit son maître, et écoute ce qu’il a à dire. C’est comme si au milieu du Conseil du roi, à Madrid, alors que Ximénès prouve qu’on pourrait gagner quelque avantage sur la France, et Mendoza qu’on pourrait contenir les Flandres, Colomb étant introduit, on lui demandait si ses connaissances géographiques pourraient aider le Cabinet ; il ne pourrait rien dire à l’un ou à l’autre parti ; mais il pourrait montrer comment on peut diminuer toute l’Europe et la ranger sous le roi, en assurant à l’Espagne un continent grand comme six ou sept Europes.

Cet équilibre entre l’orateur et l’auditoire se manifeste dans ce que l’on appelle la « pertinence » de l’orateur. Il y a toujours antagonisme entre l’orateur et les circonstances, entre les exigences du moment et les préoccupations de l’individu. L’événement qui a provoqué la réunion a généralement plus d’importance que tout ce que les discutants ont dans l’esprit ; aussi s’impose-t-il à leur pensée. Mais si l’un d’entre eux a au cœur quoi que ce soit qui ait le caractère d’une nécessité impérieuse, comme il trouve rapidement moyen de s’en ouvrir, et cela aux applaudissements du public ! Cet équilibre s’observe dans la conversation privée. Le pauvre Tom n’a jamais connu l’heure où la circonstance présente était si insignifiante qu’il lui était possible de dire ce qui lui venait à l’esprit, sans qu’on l’arrêtât en lui reprochant un discours hors de saison ; mais que Bacon parle, et les sages préfèrent écouter, alors même que la révolution des empires serait en marche. J’ai entendu raconter d’un prédicateur éloquent, dont la voix n’est pas encore oubliée dans cette ville, que quand une mort ou un désastre tragique étendait son voile noir sur la congrégation, il montait les degrés de la chaire avec plus de légèreté que de coutume et, invoquant ses textes favoris de reconnaissance pieuse et exultante — « Louons le Seigneur ! » — il entraînait ses auditeurs, les affligés et l’affliction avec lui, et chassait toute l’impertinence des chagrins personnels devant ses hosannas et cantiques de louanges. En revenant d’une conférence, Peppy dit de Lord Clarendon (dont il est « follement épris ») : « Je n’avais jamais remarqué combien on parle plus facilement quand on sait que toute l’assemblée est au-dessous de soi, comme je viens de le faire en l’écoutant ; car, quoiqu’il parlât en vérité parfaitement bien, la manière, l’aisance avec laquelle il le faisait, comme en se jouant et informant seulement tout le reste de l’auditoire, était puissamment élégante[3]. »

Cet antagonisme entre l’orateur et l’événement est inévitable, et l’événement cède toujours à l’éminence de l’orateur, car un grand homme est le plus grand des événements. Naturellement, l’intérêt des auditeurs et celui de l’orateur vont de pair. Tout n’est bien pour eux que quand son influence est complète ; alors seulement ils sont satisfaits. Il consulte particulièrement ses forces en choisissant son thème, au lieu de l’accepter. S’il essayait d’instruire les gens de ce qu’ils connaissent déjà, il échouerait ; mais en les informant de ce qu’il sait, il a à tout moment l’avantage sur l’auditoire. La tactique de Napoléon, avançant contre l’angle d’une armée et présentant toujours des forces supérieures en nombre, est aussi le secret de l’orateur.

Les différentes ressources qu’emploie l’orateur, les armes splendides qui servent à l’équipement de Démosthène, d’Eschine, de Démade, l’orateur né, de Fox, de Pitt, de Patrick Henry, d’Adams, de Mirabeau, méritent une énumération spéciale. Nous ne devons pas omettre entièrement la désignation des pièces principales.

L’orateur, comme nous l’avons vu, doit avoir une personnalité réelle. Ensuite, il doit avoir tout d’abord le don de l’exposition — il doit posséder le fait, et savoir le présenter. Dans tout groupe d’individus causant sur un sujet quelconque, l’homme qui est le plus informé gagnera l’attention de l’auditoire, s’il le désire, et dirigera la conversation — quels que soient le génie ou la distinction que puissent avoir les autres personnes présentes ; et dans toute réunion publique, les gens écouteront celui qui possède les faits, qui peut et veut les exposer, alors même qu’il serait par ailleurs un ignorant, alors même qu’il aurait la voix rauque et serait disgracieux, qu’il bégaierait et crierait.

Au Tribunal, l’auditoire est impartial ; il désire réellement approfondir les assertions et savoir où est la vérité. Et dans l’interrogatoire des témoins, il surgit d’ordinaire, et d’une façon tout à fait inattendue, trois ou quatre paroles ou phrases qui reviennent constamment, sont la moelle et le point décisif de l’affaire, entrent dans la tête de chacun, y demeurent et tranchent la cause. Tout le reste n’est que répétitions et mitigations, et la Cour et le Comté se sont en réalité réunis pour arriver à ces trois ou quatre paroles mémorables, qui révèlent le sentiment et la pensée de quelqu’un.

En toute société, l’individu qui connaît les faits est comme le guide qu’un groupe d’amis et vous engagez pour faire l’ascension d’une montagne, ou vous conduire à travers un pays difficile. Il se peut qu’au point de vue de l’esprit, de l’éducation, du courage, ou des biens, il ne puisse soutenir la comparaison avec aucun des membres de votre groupe ; mais dans les circonstances présentes, il est beaucoup plus important qu’aucun eux. C’est là ce que nous avons en vue quand nous allons au Tribunal — nous voulons voir le fait général dégagé, la relation exacte de toutes les parties ; et c’est la certitude avec laquelle en une affaire quelconque bien conduite, la vérité — une réalité de la vie humaine bien connue — nous regarde en face à travers tous les déguisements qu’on lui a mis, qui fait l’intérêt des tribunaux pour le spectateur intelligent.

Je me rappelle avoir été, il y a longtemps, attiré au Tribunal par la supériorité des défenseurs, et l’importance locale de la cause. Le prisonnier avait pour défenseurs les hommes de loi les plus forts et les plus habiles de la République. Ils poussèrent le procureur de l’État dans ses derniers retranchements, lui détruisant ses raisons, et le réduisant à se taire, mais non à céder. Serré de trop près, il se vengea à son tour sur le juge en demandant au Tribunal, d’expliquer ce que c’était qu’un sauvetage. Le Tribunal, ainsi acculé, essaya de se tirer d’embarras par des mots, et dit tout ce qui lui passait par l’esprit pour remplir le temps, imaginant des exemples, expliquant les devoirs des assureurs, des capitaines, des pilotes, des divers officiers de marine qui existent ou pourraient exister — comme un écolier embarrassé par une règle difficile lit le contexte avec insistance. Mais tout ce flot de paroles ne servant pas à la seiche, ce terrible requin de procureur de district étant toujours là, attendant sévèrement avec son : « Il faut que le Tribunal donne une définition » — le pauvre Tribunal allégua son incompétence. Dans le cas présent, c’était au Tribunal supérieur à fixer la jurisprudence, et il lut piteusement tout haut les décisions de la Cour suprême, mais les lut à des gens sans pitié. À la fin, le juge fut forcé de formuler quelque chose, et les avocats sauvèrent leur filou grâce aux brouillards de la définition. Les parties étaient si bien distribuées et différenciées, que le jeu était intéressant à suivre. Le Gouvernement était assez bien représenté. Il se montra absurde, mais il avait une volonté, la situation la plus forte, et s’y tint jusqu’au bout. Le rôle du juge dépassait sa préparation ; cependant, sa position restait solide : il était là pour représenter une grande réalité — la justice des États qu’il pouvait aisément voir planer au-dessus de sa tête, et que ses propos inutiles n’atteignaient nullement et ne pouvaient retarder, puisqu’il n’avait que des intentions droites.

L’exposé du fait s’efface cependant devant l’exposé de la loi, lequel exige des talents infiniment supérieurs, et est un don des plus rares, une seule et même chose chez tous les grands maîtres — rien de technique chez les hommes de loi, mais toujours quelque élément de sens commun, intéressant également les profanes et les professionnels. Le mérite de Lord Mansfield est celui du sens commun. C’est la même qualité que nous admirons chez Aristote, Montaigne, Cervantes, Samuel Johnson, ou Franklin. Son application aux matières de droit semble tout à fait accidentelle. Chacun des jugements célèbres de Mansfield renferme une ou deux phrases qui atteignent le but. Les phrases ne sont pas toujours achevées pour le regard, mais elles le sont pour l’esprit. Il enchevêtre ses phrases, mais il énonce une proposition solide, il trace une juste démarcation. Elles procèdent d’un sain entendement et atteignent l’entendement sain ; et j’ai lu avec surprise qu’aujourd’hui les avocats de cabinet souriaient de ces « jugements équitables », comme s’ils n’étaient pas aussi de doctes jugements. C’est là réellement la raison d’être du discours — exposer les choses ; et tout ce que l’on appelle éloquence me semble, dans la plupart des cas, peu utile à ceux qui l’ont, mais inestimable pour ceux qui ont quelque chose à dire.

À côté de la connaissance du fait et de sa loi, vient immédiatement la méthode, qui constitue le génie et l’efficacité de tous les hommes remarquables. Une foule de gens montent à Faneuil Hall[4] ; tous connaissent assez bien le but de la réunion ; ils ont tous lu les faits dans les mêmes journaux. L’orateur ne possède aucune information que ses auditeurs n’aient aussi ; cependant, il leur apprend à voir la chose par ses propres yeux. Grâce à un nouvel arrangement, les circonstances acquièrent plus de force et de prix. Par le fait qu’il le cite, chaque détail gagne en importance, et les riens prennent de la valeur. Ses paroles les fixent dans la mémoire des hommes, et volent de bouche en bouche. Son esprit a un nouveau principe de classement. Là où se portent ses regards, les choses se précipitent à leur place. Que va-t-il dire ensuite ? Qu’il parle, et que lui seul parle. En appliquant aux affaires ordinaires de ce monde les habitudes d’une forme de pensée plus haute, il introduit partout où il va la beauté et la grandeur. Tel était le don de Burke, et nous avons eu quelques brillants exemples de ce génie dans notre propre monde d’hommes de loi et d’hommes politiques.

Les Images. Dans une certaine mesure, l’orateur doit être un poète. Nous sommes des êtres si imaginatifs que sur l’esprit humain, barbare ou civilisé, rien n’agit comme une figure. Concentrez quelque expérience journalière en un symbole éclatant, et les auditeurs sont électrisés. Il leur semble posséder déjà quelque nouveau droit, quelque nouveau pouvoir sur un fait, qu’ils peuvent isoler, et dominer ainsi complètement en pensée. C’est un merveilleux auxiliaire de la mémoire, laquelle emporte l’image et ne la perd jamais. Une Assemblée publique, comme la Chambre des Communes, ou le Parlement français, ou le Congrès américain, est gouvernée par ces deux puissances — le fait d’abord, ensuite le talent d’exposition. Mettez votre thèse sous une forme concrète ou une image — une phrase résistante, ronde et solide comme une balle, qu’on pourra voir, manier et emporter chez soi — et la cause sera à demi gagnée.

L’exposition, la méthode, les images, le choix, la fidélité de la mémoire, le don de manier les faits, de les éclairer, de les affaiblir par le ridicule ou par une diversion de l’esprit, la généralisation rapide, l’humour, le pathétique, sont des clés que tient l’orateur ; et cependant ces dons excellents ne sont pas l’éloquence, et empêchent souvent d’y atteindre. Et si nous arrivons au cœur du mystère, peut-être devrons-nous dire que l’homme vraiment éloquent est un homme sain, doué du pouvoir de communiquer sa santé d’esprit. Munissez-le des armes merveilleuses de cet art, donnez-lui le pouvoir de saisir les faits, la science, une imagination vive, l’ironie, les allusions brillantes, les images sans fin — tous ces dons, si puissants et si captivants, ont le pouvoir de tromper et de fourvoyer également l’auditoire et l’orateur. Ses dons sont trop forts pour lui, ses chevaux s’emportent avec lui ; et les gens voient toujours si vous conduisez, ou si les chevaux prennent le mors aux dents, et s’emportent. Mais ces dons deviennent quelque chose de tout autre quand ils sont subordonnés à l’orateur, et le servent ; et nous allons à Washington ou à Westminster Hall, et pourrions bien faire le tour du monde pour voir un homme qui conduit son talent, et n’est pas emporté par lui — un homme qui, en poursuivant de grands desseins, a un pouvoir absolu sur les moyens de représenter son idée, et n’use de ces moyens que pour l’exprimer, situant les faits, situant les gens et, au milieu de l’inconcevable légèreté des êtres humains, ne déviant jamais un instant de la rectitude. Il existe pour chaque individu une formule acceptable de la vérité qu’il est le moins disposé à admettre — une formule si large et si pénétrante qu’il ne peut y échapper, et doit ou plier devant elle ou en mourir. Autrement le mot éloquence n’existerait pas, car c’est cela qu’il désigne. L’auditeur ne peut se dissimuler qu’on a montré à lui-même et à l’univers une chose qu’il ne désirait pas voir ; et comme il ne peut disposer d’elle, c’est elle qui dispose de lui. L’histoire des affaires ou des hommes publics en Amérique fournit aisément de tragiques exemples de cette force fatale.

Pour les triomphes de l’éloquence, il faut encore quelque chose de plus — que l’homme soit renforcé par les événements, de manière à avoir la double puissance de la raison et du destin. Dans l’éloquence supérieure, il y a toujours eu une crise des choses, crise telle qu’elle engage profondément l’orateur dans la cause qu’il plaide, et concentre tout cet immense pouvoir sur un seul point. Pour qu’il y ait explosions et éruptions, il faut qu’il y ait quelque part une accumulation de chaleur, qu’il y ait au centre des couches d’anthracite en feu. Et dans les cas où une conviction profonde s’est formée, l’homme éloquent n’est pas celui qui est un discoureur de talent, mais celui qui s’est intimement enivré d’une certaine croyance. Elle l’agite, le travaille, et va peut-être jusqu’à le priver de ses facultés d’articulation. Alors, elle jaillit de lui en cris brefs, saccadés, en torrents d’idées. Le sujet possède tellement son esprit, qu’il lui donne une méthode d’expression qui est la méthode même de la Nature, et par conséquent la méthode la plus puissante, et qu’aucun art ne peut imiter. Et la différence capitale entre lui et les acteurs qui ont toutes les grâces, c’est la conviction, communiquée par chacun de ses mots, que son esprit contemple un tout, est enflammé de la vision du tout, et que les paroles et les phrases qu’ils profère, si admirables soient-elles, tombent de lui comme des fragments négligés de ce tout formidable qu’il voit, et veut que vous voyiez aussi. Ajoutez à cela un certain calme supérieur qui, dans tout le tumulte, ne profère jamais une syllabe prématurée ; mais garde le secret de ses moyens et de sa méthode, et l’orateur se tiendra devant les gens comme une puissance surnaturelle dont les miracles leur restent insaisissables. Cette ardeur terrible justifie la vieille superstition des chasseurs — à savoir que la balle qui atteint le but est celle qui a été d’abord trempée dans le sang du tireur.

L’éloquence doit se fonder sur l’exposé le plus simple. Plus tard, elle peut s’échauffer jusqu’à rayonner en images de toute espèce et de toute couleur, ne s’exprimer que sous les formes les plus poétiques ; mais, avant tout, elle doit toujours être au fond un exposé religieux de la réalité. C’est par le fait de s’appuyer toujours sur le réel, que l’orateur est un orateur. Par là seulement, il est invincible. Il n’est pas de talents, de charme, de puissance d’esprit, de savoir ou d’images, qui puissent compenser le manque de réalité. Tous les auditoires y sont sensibles. Une parole ou une éloquence réputée pousseront un petit nombre de fois les gens à entendre un orateur ; mais bientôt, ils commenceront à demander : « Où veut-il en venir ? » et si l’homme ne représente rien, on le désertera. Ils suivront longtemps l’homme qui soutient fermement quelqu’une de leurs croyances, qui exprime des choses positives ; mais une lacune dans le caractère de l’orateur entraîne avec raison une perte d’influence. Le prédicateur énumère ses catégories d’individus, et je n’y trouve point ma place ; je soupçonne alors que personne n’y trouve la sienne. Tout est de ma famille ; et quand il parle de choses réelles, je sens qu’il touche à quelqu’une de mes relations, et suis mal à l’aise ; mais quand il s’en tient aux mots, nous sommes dispensés d’attention. Si vous voulez m’élever, vous devez être à un niveau supérieur. Si vous voulez m’affranchir, vous devez être libre. Si vous voulez rectifier ma perception erronée des faits, présentez-moi ces mêmes faits dans l’ordre véritable de la pensée, et je ne pourrai me détourner de la nouvelle conviction.

La puissance de Chatham, de Périclès, de Luther, s’appuyait sur cette énergie du caractère — énergie qui, ne craignant et ne pouvant craindre quoi que ce soit, ne tenait pas compte des adversaires, devenait parfois délicieusement provocante, et parfois leur était terrible.

Nous ne possédons que peu de traits de ces hommes, et les livres pesants qui rapportent leurs discours ne peuvent nous renseigner. Quelques-uns furent des écrivains comme Burke ; mais la plupart ne l’étaient pas, et il ne reste d’eux aucun témoignage à la hauteur de leur réputation. D’ailleurs, le meilleur est perdu — l’intensité de vie du moment. Mais les conditions de l’éloquence existent toujours. Elle disparaît toujours des lieux célèbres, et apparaît dans les endroits obscurs. Partout où les électricités contraires se rencontrent, partout où le sentiment moral dans sa fraîcheur, l’instinct de la liberté et du devoir, se trouvent en opposition directe avec l’esprit conservateur fossile et la soif du gain, l’étincelle jaillit. Dans ce pays, la lutte contre l’esclavage a été une fertile pépinière d’orateurs. La liaison naturelle en vertu de laquelle elle a attiré à soi tout un cortège de réformes morales, et la faible mais suffisante organisation de parti qu’elle a présentée, ont fortifié les villes du sang nouveau des bois et des montagnes. Des hommes du désert, des Jean-Baptiste, des Pierre l’Hermite, des John Knox, annoncent au cœur des capitales commerçantes les sentiments primitifs de la nature. Ils nous envoient tous les ans quelques échantillons de force indigène, quelque homme de chêne résistant que la populace ne peut réduire au silence, ni insulter, ni intimider, parce qu’il est encore plus peuple qu’elle — un homme qui malmène la populace — quelque campagnard vigoureux sur qui ni l’argent, ni la politesse, ni les mots durs, ni les œufs pourris, ni les coups, ni les pierres ne produisent de l’effet. Il peut se rencontrer avec les beaux-esprits et les fier-à-bras, de cabaret ; il est lui-même un bel esprit et un fier-à-bras, et quelque chose de plus : c’est un « gradué » de la charrue, de la houe et de la serpe ; il connaît tous les secrets des marais et des bancs de neige, et le labeur, la pauvreté, le pénible travail de la ferme n’ont rien à lui apprendre. Son rude cerveau a passé durant l’enfance par la discipline du Calvinisme, avec textes et mortifications à l’appui, de sorte que dans une réunion d’auditeurs de la Nouvelle-Angleterre, il représente un spécimen de la Nouvelle-Angleterre plus pur qu’aucun d’eux, et lance ses sarcasmes de droite et de gauche. il n’a pas seulement les documents en poche pour répondre à toute contestation et prouver toutes ses assertions, mais il a en son esprit la raison éternelle. Un tel homme renonce dédaigneusement à vos institutions sociales — comté, ville, gouvernement, ou armée — il est sa propre maison et son artillerie, son juge et son jury, son pouvoir législatif et exécutif. Il a appris sa leçon à une rude école. Toutefois, si l’élève a l’étoffe voulue, la meilleure Université que l’on puisse recommander à un homme, c’est la lutte avec les foules.

Celui qui veut parvenir à la maîtrise dans cette science de la persuasion doit placer l’essentiel de l’éducation non dans les disciplines courantes, mais dans le caractère et la pénétration. Qu’il veille à ce que son discours ne se différencie pas de l’action ; qu’il comprenne que quand il a parlé, il n’a rien fait, ni fait aucun mal, mais s’est ceint les reins, s’est engagé à l’effort salutaire. Qu’il envisage l’opposition comme une opportunité. On ne peut le vaincre ni le supprimer. Il y a en lui un principe de résurrection, l’immortalité de l’idée. Les hommes se montrent défavorables et hostiles, pour donner de la valeur à leurs suffrages. Si les gens ne sont pas convaincus, la faute n’en est pas à eux, mais à lui qui ne sait pas les convaincre. Muni comme il l’est de la raison et de l’amour qui sont aussi le fond de leur nature, il devrait les façonner. Il n’a pas à neutraliser leur opposition, mais à les convertir en apôtres ardents, en annonciateurs de la même sagesse.

Le point de vue le plus haut où l’éloquence puisse se placer, c’est celui du sentiment moral. C’est ce que l’on appelle la vérité affirmative, et elle a la vertu de fortifier l’auditeur ; c’est lui donner une suggestion de notre éternité que de lui faire sentir qu’on s’adresse à lui sur un terrain qui restera quand tout le reste aura disparu, et où ne se trouve aucune trace de temps, de lieu ou de parti. Tout ce qui est hostile est vaincu en présence de ces sentiments ; le plus endurci éprouve leur majesté. On peut remarquer qu’aussitôt qu’un individu agit pour les masses, le sentiment moral veut et doit entrer en ligne de compte, veut et doit agir ; et les hommes les moins habitués à y recourir y font invariablement appel quand ils s’adressent aux nations. Napoléon, lui-même, est obligé de l’accepter, et de s’en servir comme il le peut.

Le pouvoir le plus élevé n’appartient qu’à ces simples mouvements — alors qu’une faible main humaine touche de point en point les poutres et les charpentes sur lesquelles repose tout l’édifice de la Nature et de la société. Dans cette mer agitée d’illusions, nous sentons le diamant sous nos pieds ; dans ce royaume du hasard, nous trouvons un principe de permanence. Car je n’accepte pas cette définition d’Isocrate, d’après laquelle le rôle de l’éloquence est de rendre ce qui est grand, petit, et ce qui est petit, grand ; mais j’estime que le moment où l’art atteint à sa perfection, c’est celui où, à travers tous les déguisements, l’orateur voit les balances éternelles de la vérité, de sorte qu’il peut résolument présenter aux yeux de l’homme les faits d’aujourd’hui évalués à leur juste mesure, rendant par là grand ce qui est grand, et petit ce qui est petit — véritable manière d’étonner et de réformer l’humanité.

Tous les grands orateurs du monde ont été des hommes graves, s’appuyant sur cette réalité. Les philosophes du temps de Démosthène ont remarqué une pensée qui se retrouve à travers tous ses discours — à savoir, que « la vertu s’assure son propre succès ». « S’appuyer sur soi-même », voilà, remarque Heeren, le thème des discours de Démosthène, aussi bien que de ceux de Chatham.

Comme tous les autres arts, l’éloquence repose sur les lois les plus exactes et les plus précises. C’est le discours supérieur de l’âme supérieure. On peut la regarder comme le signe de tout ce qu’il y a de grand et d’immortel dans l’esprit. Si elle ne devient pas ainsi un instrument, mais aspire à être quelque chose par elle-même, à briller pour s’exhiber, elle est fausse et sans force. Dans son exercice légitime, c’est une puissance élastique, inépuisable — qui l’a sondée ? qui l’a appréciée ? — elle s’élargit avec l’extension de nos intérêts et de nos sentiments. Tout en tenant compte de ce qui pouvait aider à son acquisition, tout en ne jugeant aucun labeur trop pénible s’il pouvait en quelque manière contribuer à son progrès — ressemblant par là au célèbre guerrier arabe qui portait dix-sept armes à sa ceinture, et dans le combat personnel usait de toutes à l’occasion — les grands maîtres tenaient tous les moyens pour secondaires, et ne permettaient jamais à aucun talent — ni à la voix, à l’harmonie ou au don poétique, ni aux anecdotes ou aux sarcasmes — de se produire pour faire de l’effet ; mais c’étaient des hommes graves, qui préféraient leur intégrité à leur talent, et estimaient que la cause pour laquelle ils travaillaient, que ce fût la prospérité de leur pays, les lois, une réforme, la liberté de la parole ou de la presse, la littérature ou la morale, était au-dessus du monde entier, et au-dessus d’eux-mêmes.


  1. En français, dans le texte.
  2. Iliade, III, 191.
  3. Journal, I, 169.
  4. Ancien Hôtel de ville de Boston (T.).