Société et Solitude/La Vie domestique

Traduction par Marie Dugard.
Armand Colin (p. 89-115).

LA VIE DOMESTIQUE

En ce qui concerne les enfants, on s’accorde aisément à reconnaître l’excellence de la Providence. La puissance qui prend soin de protéger la semence de l’arbre sous une cosse épaisse et une gaine pierreuse, donne à la plante humaine le sein de la mère et la maison du père. La taille du poussin est plaisante, et sa faiblesse touchante et délicate est parfaitement compensée par le regard protecteur de la mère, qui est pour lui une sorte de Providence à laquelle il peut se fier pleinement. Bienvenu pour les parents est ce petit lutteur, fort dans sa faiblesse, avec ses petits bras plus irrésistibles que ceux du soldat, ses lèvres douées d’une persuasion que Chatham et Périclès à l’âge d’homme n’ont jamais possédée. Ses franches lamentations quand il élève la voix au diapason aigu, ou — spectacle plus prenant — quand il sanglote, le visage ruisselant de larmes, et essaie d’avaler sa mortification, ouvrent tous les cœurs à la pitié, et à une joyeuse et bruyante compassion. Le petit despote demande si peu que toute la raison et la nature sont de son côté. Son ignorance a plus de charme que toute la science, et ses petites transgressions sont plus captivantes que n’importe quelle vertu. Sa chair est une chair d’ange, toute vie, toute sensibilité. « L’enfance », disait Coleridge, « montre le corps et l’esprit ne faisant qu’un : le corps est tout animé. » Toute la journée, entre ses trois ou quatre sommes, il roucoule comme un pigeon domestique, bredouille, s’agite, prend des airs d’importance, et quand il jeûne, le petit Pharisien ne manque pas de sonner la trompette devant lui. À la clarté de la lampe, il fait ses délices des ombres sur le mur ; à la lumière du jour, du jaune et du pourpre. Portez-le au dehors — le voilà subjugué par la lumière et l’étendue des choses, et il reste silencieux. Puis, il commence bientôt à se servir de ses doigts, et fait l’apprentissage de la force, leçon de sa race. D’abord, cette activité se manifeste sans grand dommage par des goûts architecturaux. À l’aide de morceaux de bois, de bobines, de cartes, de pièces du jeu de dames, il construit sa pyramide avec la gravité de Pallade. Avec un appareil acoustique fait de sifflets et de hochets, il expérimente les lois du son. Mais surtout, comme ses compatriotes plus âgés, le jeune Américain étudie des modes de transports nouveaux et plus rapides. Se défiant de la capacité de ses petites jambes, il désire chevaucher sur le cou et les épaules de toute créature vivante. Rien ne peut résister à ce petit magicien — ni la supériorité de l’âge, ni le sérieux du caractère ; oncles, tantes, grands-pères, grand’mamans, lui sont une proie facile : il ne se soumet à personne, et tous se soumettent à lui ; tous gambadent, lui font des mines, babillent et gazouillent. Il chevauche sur les épaules les plus fortes, et tire les cheveux aux têtes couronnées de lauriers.

« L’enfance », dit Milton, « montre l’homme comme le matin montre le jour. » L’enfant représente aux hommes leurs expériences premières, et supplée ainsi à une lacune de notre éducation, nous rend capables de revivre l’histoire inconsciente avec une sympathie si vive, qu’elle en fait presque une expérience personnelle.

Rapidement — presque trop rapidement pour la curiosité attentive des parents contemplant le charme des boucles, des fossettes et des mots estropiés — le petit parleur devient un jeune garçon. Il marche quotidiennement au milieu de merveilles : le feu, la lumière, les ténèbres, la lune, les étoiles, les meubles de la maison, le cheval d’étain rouge, les domestiques, qui comme de rudes nourrices, sympathisent avec lui et l’élèvent, les visages qui réclament ses baisers, l’absorbent à tour de rôle ; cependant, ardent, gai, et de bon appétit, le petit souverain les subjugue sans le savoir ; la science nouvelle entre dans la vie du présent et devient un moyen d’en acquérir davantage. La rose épanouie est un événement nouveau ; le jardin plein de fleurs est de nouveau le Paradis pour le petit Adam ; la pluie, la glace, la gelée, font époque dans son existence. Quelle fête est la première neige où l’on permet à « Deux-petits-Souliers » d’aller dehors !

Quel art pourra dans l’avenir peindre ou embellir les objets avec cet éclat que la Nature donne aux premières bagatelles de l’enfance ! Saint-Pierre ne peut avoir sur nous le pouvoir magique que possédait la couverture rouge et or de notre premier livre d’images. Comme, même à présent, l’imagination s’attache aux éclatantes splendeurs de ces choses de clinquant ! Comme chaque journée lumineuse et brève est un plaisir pour le gentil débutant ! La rue est aussi vieille que la Nature ; les personnes ont toutes un caractère sacré. Sa vie imaginative pare les choses de leurs plus riches vêtements. Ses craintes décorent de poésie les parties obscures. Il a entendu parler de chevaux sauvages et de mauvais garçons, et avec un agréable sentiment de terreur il guette à la porte le passage de ces variétés de chaque espèce. La première chevauchée dans la campagne, le premier bain dans l’eau courante, les premiers patins qu’il chausse, le premier jeu en plein air au clair de lune, les livres de la « nursery », sont de nouvelles pages de bonheur. Les Divertissements des Nuits arabes, Les Sept Champions du Christianisme, Robinson Crusoé, et le Voyage du Pèlerin — quelles mines de pensées et d’émotions, quel vestiaire pour habiller le monde entier ne trouve-t-on pas dans ces encyclopédies du jeune âge ! Et ainsi, grâce à de beaux exemples qui, bien que dépourvus d’art, semblent les chefs-d’œuvre de la sagesse, provoquant l’amour, veillant sur lui et l’éduquant, le petit pèlerin poursuit à travers la nature le voyage qu’il a si agréablement commencé. Il grandit, ornement et bonheur de la maison qui retentit de sa joie, de sa fraîche jeunesse.

La maison est le foyer de l’homme, aussi bien que de l’enfant. Les événements qui s’y produisent sont plus près de nous et nous touchent davantage que ceux que les Sénats et les Académies approfondissent. Les événements domestiques nous regardent certainement. Ce que l’on appelle les événements publics peuvent être notre affaire ou ne pas l’être. Si quelqu’un désire s’initier à l’histoire réelle du monde et à l’esprit de l’âge présent, il ne doit pas aller d’abord à la salle des États ou au Tribunal, C’est en des choses plus proches qu’il faut chercher l’esprit subtil de la vie. C’est ce qui se fait et se souffre dans la maison, la constitution, le tempérament, l’histoire individuelle, qui a pour nous l’intérêt le plus grand. La réalité vaut mieux que la fiction, si seulement nous pouvions avoir la réalité pure. Croyez-vous que de belles phrases ou un conte pourraient vous détourner de la sagace bohémienne qui dirait sur-le-champ le destin réel de l’individu, réconcilierait votre caractère moral et votre histoire physiologique, expliquerait vos malheurs, vos fièvres, vos dettes, votre tempérament, vos habitudes de pensée, et qui, en chaque explication, ne vous séparerait pas de l’ensemble, mais vous unirait à lui ? N’est-il pas évident que ce n’est point dans les Sénats, les Tribunaux, ou les Chambres de Commerce, mais au foyer qu’il faut étudier le caractère du temps présent et ses espérances ? Assurément, ces faits sont plus difficiles à interpréter. Opérer un recensement, calculer en mètres carrés l’étendue d’un pays, ou critiquer sa constitution, ses livres, ses arts, est chose plus aisée que d’aborder les hommes et leurs demeures, et de lire dans leur genre de vie leur caractère et leurs espérances. Cependant nous planons sans cesse autour de cette divination supérieure. Sous une forme ou une autre, nous y revenons toujours. La physiognomie et la phrénologie modernes sont des procédés assez grossiers et mécaniques, mais ils reposent sur des fondements éternels. Nous sommes certains que la forme sacrée de l’homme ne se voit pas en ces masques bizarres, pitoyables et sinistres (masques que nous portons et rencontrons), ces corps boursouflés ou ratatinés, ces têtes chauves, ces yeux en boule, cette respiration courte, ces pauvres santés précaires, et ces morts prématurées. Nous vivons ruines au milieu de ruines. Les grands faits sont ceux qui sont près de nous. L’explication du corps doit se chercher dans l’esprit. L’histoire de vos destins est d’abord écrite dans votre vie.

Quittons donc la place publique, et pénétrons dans l’enceinte domestique. Voyons le salon, les propos de table, et les dépenses de nos contemporains. Vous dites qu’une conscience plus vive de l’âme caractérise l’âge présent. Voyons si elle a ordonné les atomes non seulement à la circonférence, mais au centre. La maison obéit-elle à un principe ? Voyez-vous l’homme — sa constitution, son génie, et ses aspirations — dans son administration domestique ? Est-elle transparente, pleinement éclairée ? Il ne devrait y avoir rien de déconcertant ni de conventionnel dans l’administration domestique, mais le génie et les sentiments de l’homme devraient se manifester si visiblement en tous ses biens, que celui qui les connaîtrait pourrait lire son caractère dans sa propriété, ses terres, ses ornements, chacune de ses dépenses. L’argent d’un homme ne devrait pas suivre la direction de l’argent de son voisin, mais représenter à ses yeux les choses dont il use le plus volontiers. Je ne suis pas une chose et mes dépenses une autre. Mes dépenses, c’est moi. Que nos dépenses et notre caractère soient deux choses différentes, voilà le vice de la société.

Dans les boutiques et aux étalages, nous demandons le prix de beaucoup de choses ; mais il en est que chacun achète sans hésitation, ne serait-ce que des timbres au bureau des postes, des billets de transport par voiture ou bateau, des outils pour son travail, des livres écrits pour sa situation, etc. Que l’homme n’achète pas autre chose que ce dont il a besoin, ne souscrive jamais à une œuvre sur les instances d’un autre, ne donne jamais à contre-cœur. Ainsi un scholar est une pierre angulaire de la Littérature. Ses dépenses sont pour Aristote, Fabricius, Érasme, et Pétrarque. Ne lui demandez pas d’aider de ses économies de jeunes drapiers ou épiciers à monter leur magasin, ou des agents pleins de zèle à influencer le Parlement, ni de se joindre à une société pour construire une factorerie ou un bateau de pêche. Il faut aussi que ces choses se fassent, mais non par des hommes comme lui. Comment une œuvre telle que les Dialogues de Platon aurait-elle pu nous arriver, si ce n’est grâce aux épargnes sacrées des scholars et à l’usage idéal qu’ils en ont fait ?

Un autre individu a le génie de la mécanique, est un inventeur de métiers à tisser, un constructeur de vaisseaux — une pierre angulaire de constructions navales — et ne mènerait rien à bien s’il se dépensait en livres et en chevaux. Un autre est un fermier — une pierre angulaire de l’agriculture — un autre est chimiste, et la même règle s’applique à tous. Nous ne devons pas chercher à éblouir avec notre argent, mais dépenser de bon cœur, et tendre en haut dans nos achats, non en bas.

J’ai peur que, envisagées à ce point de vue, nos maisons n’aient point d’unité, et n’expriment point une pensée supérieure. Le foyer, les occupations, les amitiés de l’individu ne sont pas homogènes. Sa maison devrait manifester honnêtement son sentiment de ce qui constitue pour lui le bien-être quand il se repose parmi les siens, en laissant de côté toute affectation, tout compromis, et même tout effort de volonté. Il apporte chez lui les différentes commodités et les ornements qui l’ont tenté durant des années, et l’on doit y voir son caractère. Mais quelle est l’idée qui prédomine dans nos maisons ? Le succès d’abord, ensuite l’agrément et le plaisir. Enlevons les toits de rue en rue, et nous trouverons rarement le temple de quelque divinité supérieure à la Prudence. C’est en matière de propreté, de ventilation, d’hygiène, de décorum, dans les moyens et inventions innombrables du confort, dans l’art de concentrer en toutes les demeures les produits de chaque climat, que la vie domestique a fait des progrès. Elle est organisée en vue d’avantages inférieurs. Les maisons des riches sont des boutiques de pâtisserie où l’on nous sert des gâteaux et du vin ; les maisons des pauvres sont, dans la mesure de leur savoir-faire, une copie de celles des riches. Avec ces fins en vue, la tenue d’une maison n’a rien d’aimable ; elle ne réconforte et n’élève ni le mari, l’épouse et l’enfant, ni l’hôte et le convive ; elle accable les femmes. Tenir une maison en vue de la Prudence est un labeur sans joie ; tenir une maison en vue du faste est œuvre impossible à tous, sauf à un petit nombre de femmes, et elles paient chèrement leurs succès.

Si nous examinons la question de près, la chose devient hasardeuse. Il nous faut toute la force d’un principe pour soulever ce fardeau ; car la richesse et la multiplication des commodités nous sont un embarras, particulièrement dans les pays du Nord. La plus brève énumération de nos besoins dans ce rude climat nous épouvante par la quantité de choses malaisées à accomplir. Et si l’on considère la multitude des détails, on dira : Bien tenir une maison est impossible ; l’ordre est chose de trop de valeur pour séjourner avec les hommes et les femmes. Dans les familles où il y a à la fois du goût et des ressources, voyez à quel prix on maintient exactement tel ou tel point favori. Si, par exemple, on s’occupe beaucoup des enfants, s’ils sont bien vêtus, bien nourris, bien surveillés, maintenus en un bon entourage, envoyés à l’école, et suivis à la maison par les parents — alors, l’hospitalité souffre ; on s’occupe moins attentivement des amis, et la table quotidienne est moins bien pourvue. Si les repas sont prêts à l’heure, les chambres sont sales. Si les tentures et le linge sont propres et élégants, si l’on est bien meublé, la cour, le jardin, les barrières sont négligées. Si tout est bien entretenu, alors il faut que le maître et la maîtresse de maison s’occupent des détails aux dépens de leurs talents propres et de leur développement — c’est-à-dire que les personnes sont traitées comme des choses.

Les difficultés à surmonter doivent être admises sans restrictions. Elles sont grandes et nombreuses, et l’on n’en vient pas à bout en critiquant ou en corrigeant les détails un à un, mais seulement en organisant le foyer en vue d’un but supérieur à ceux pour lesquels nous construisons et installons d’ordinaire nos maisons. Est-il une calamité plus grave, et qui fasse plus appel aux volontés bonnes pour être supprimée, que la suivante ? — aller de pièce en pièce et ne pas voir la beauté ; ne trouver aucun but chez ceux qui y vivent ; n’entendre qu’un bavardage sans fin et vide ; être obligé de critiquer ; n’écouter que pour se sentir en désaccord et éprouver du dégoût ; ne rien trouver qui fasse appel à ce qu’il y a de bon en nous-mêmes, ou qui puisse recevoir les pensées sages ; — c’est là un grand prix à payer pour le pain blanc et l’appartement chauffé — être frustré du calme, des pensées réconfortantes, et de la présence intérieure de la beauté.

Que pour réaliser notre conception du bien-être domestique, il soit aujourd’hui nécessaire d’avoir de la fortune, voilà qui accuse suffisamment notre manière de vivre, et doit certainement nous rendre attentifs à tout réformateur bien intentionné. Donnez-moi des ressources, dit l’épouse, et votre intérieur ne choquera pas votre goût et ne vous fera pas perdre de temps. En entendant ces paroles, nous comprenons comment ces Ressources ont pris dans le monde une telle importance. Et en vérité l’amour de la richesse semble croître principalement sur la tige de l’amour du Beau. On ne désire pas l’or pour l’or lui-même. Ce n’est pas l’amour d’une abondance de froment, de laine et d’objets de ménage. Il est l’instrument de la liberté et de la générosité. Nous méprisons les expédients ; nous désirons l’élégance et la munificence ; nous désirons au moins ne faire peser aucune privation ou épargne sur nos parents, les membres de notre famille, nos convives, ceux qui dépendent de nous ; nous désirons jouer un rôle de bienfaiteur et de prince vis-à-vis de nos concitoyens, de l’étranger qui est à nos portes, du barde ou de la beauté, de l’homme ou de la femme de valeur qui descendent à notre seuil. Comment le faire si les besoins de chaque jour nous emprisonnent en des besognes lucratives, et nous contraignent à une vigilance continuelle, de peur d’être entraînés à la dépense ?

Donnez-nous la richesse, et le foyer existera. Mais c’est là une imparfaite et misérable solution du problème. « Donnez-nous la richesse ! » Vous demandez trop. Peu de gens ont de la fortune, mais tous doivent avoir un foyer. Les gens ne naissent pas riches ; et en travaillant à faire fortune, l’homme est généralement sacrifié, et souvent sacrifié sans s’être finalement enrichi. D’ailleurs, ce ne peut être la réponse juste — la richesse soulève des objections. La fortune est un expédient. Le sage compte sur lui-même, et non sur des ressources inférieures. Tout notre emploi de la richesse a besoin d’être revisé et réformé. La générosité ne consiste pas à donner de l’argent ou ce qui vaut de l’argent. Ces soi-disant biens, ne sont que l’ombre du bien. Donner de l’argent à un être qui souffre, ce n’est qu’une échappatoire. Ce n’est qu’une manière d’ajourner le paiement réel, un présent pour acheter le silence — un système de crédit dans lequel une promesse écrite de payer tient lieu pour l’instant du paiement lui-même. Nous devons aider l’homme par des choses plus élevées que la nourriture et le feu. Nous devons l’homme à l’homme. S’il est malade, s’il est incapable, d’un esprit vulgaire et odieux, c’est parce que toute une partie de sa nature lui est fermée. Il faudrait le visiter dans sa prison en repoussant les esprits mauvais, en lui donnant un encouragement viril, sans lui faire de vulgaires offres de condoléances parce que vous n’avez pas d’argent, ou de vulgaires offres d’argent comme le plus grand des biens, mais en lui apportant votre héroïsme, votre pureté, et votre foi. Vous devez avoir avec vous cet esprit qui est sagesse, santé, faculté de s’aider soi-même. Lui offrir de l’argent à la place, c’est lui faire la même injure que le fiancé offrant à la jeune fille à qui il s’était engagé une certaine somme pour s’affranchir de sa promesse. Les grands comptent sur leur cœur, non sur leur bourse. Comme les diamants, le génie et la vertu sont plus beaux quand ils sont simplement enchâssés — enchâssés dans le plomb, dans la pauvreté. Le plus grand homme de l’histoire a été le plus pauvre. Comment faisaient les capitaines, les sages de la Grèce ou de Rome, un Socrate, un Épaminondas ? Aristide fut nommé receveur général de la Grèce, avec charge de recueillir le tribut que chaque État devait payer contre les Barbares. « Pauvre il était quand il entra dans ses fonctions », nous dit Plutarque, « et plus pauvre encore quand il en sortit. » Comment vivaient Paul-Émile et Caton ? Comment était le foyer de saint Paul et de saint Jean, de Milton et de Marvell, de Samuel Johnson, de Samuel Adams à Boston, ou de Jean-Paul Richter à Bayreuth ?

Il me paraît évident que la réponse des foules et des temps : « Donnez-nous la richesse, et la maison sera bien tenue », est vicieuse, et laisse la difficulté intacte. Elle vaut certainement mieux sous cette forme : « Donnez-nous votre travail, et le foyer commencera. » Je ne vois pas comment on peut se dispenser d’un travail de tous les jours, et de chaque jour ; et en ce qui concerne le travail manuel, bien des choses indiquent dans l’opinion et les faits une révolution qui peut apporter beaucoup d’aide à la question pratique que nous agitons ici. Il se peut qu’en un autre âge, le travail du monde soit plus équitablement réparti entre tous les membres de la société, de sorte qu’un petit nombre d’heures de travail suffisent aux besoins de l’homme, et ajoutent à sa force. Mais la réforme qui s’applique à la tenue de la maison ne doit pas être partielle. Elle doit redresser tout le système de notre vie sociale. Elle doit briser les castes, et placer le service domestique sur une autre base. Elle viendra lorsque chacun acceptera véritablement sa vocation propre, choisie non par les amis ou les parents, mais par le génie même de l’individu, avec sérieux et amour.

Et cette réforme n’est pas aussi désespérée qu’elle le paraît. Assurément, si nous commençons par amender les détails de notre système actuel, corrigeant quelques maux et laissant subsister les autres, nous y renoncerons bientôt, de désespoir. Car nos habitudes sociales sont très loin de la vérité et de l’équité. Mais le moyen de mettre la cognée à la racine de l’arbre, c’est d’avoir une fin plus haute. Comprenons donc que par toute son organisation, une maison doit témoigner que la culture humaine est le but en vue duquel elle a été construite et ornée. Elle existe sous le soleil et les étoiles pour des fins analogues aux leurs, et non moins nobles. Elle n’existe pas pour le plaisir ; elle n’existe pas pour le repos ; mais le pin et le chêne descendront joyeusement de la montagne pour soutenir le toit de l’homme aussi fidèle et aussi utile qu’eux, pour être l’abri constamment ouvert aux bons et aux justes — la demeure où brille la sincérité, où les fronts sont toujours tranquilles, où les manières ne peuvent être agitées ; la demeure où les êtres savent ce dont ils ont besoin, et ne demandent pas à votre maison comment la leur doit être tenue. Ils ont un but : ils ne peuvent s’arrêter à des bagatelles. Ce n’est point des questions de repas que relève l’ordonnance d’une telle maison, mais le savoir, le caractère, l’activité y absorbent tant de vie et donnent tant de jouissances, que la salle à manger cesse d’y être l’objet d’une attention trop minutieuse. Le changement de but a entraîné le changement de toute la balance où se pèsent d’ordinaire les hommes et les choses. La richesse et la pauvreté y sont estimées à leur juste valeur. On commence à voir que les pauvres sont ceux qui ont de pauvres sentiments, que la pauvreté consiste à sentir pauvrement. Pesés dans la vraie balance, ceux que nous appelons riches, et parmi eux les plus riches, seraient indigents et misérables. Les grandes âmes nous font sentir, avant tout, combien les circonstances importent peu. Elles éveillent aux perceptions supérieures, et triomphent des habitudes vulgaires du confort et du luxe ; les perceptions supérieures trouvent leur objet partout ; ce ne sont que les habitudes inférieures qui ont besoin de palais et de festins.

Que l’homme dise donc : Ma maison existe pour la culture de notre entourage — elle devra être pour les voyageurs la maison ou l’on dort et où l’on mange, mais beaucoup plus encore. Je vous en prie, ô excellente épouse, ne nous mettez pas dans l’embarras, vous et moi, pour offrir à cette femme ou à cet homme qui sont descendus à notre porte un dîner d’apparat, ou une chambre à coucher préparée à un prix trop coûteux. S’ils tiennent à de pareilles choses, ils peuvent les avoir pour un dollar en n’importe quel village. Mais que, s’il le veut, dans vos regards, votre accent, votre attitude, cet étranger puisse lire votre cordialité et votre empressement, votre bonne pensée et votre bon vouloir, choses qu’on ne peut acheter à aucun prix dans n’importe quelle cité, et pour lesquelles on peut bien parcourir cinquante kilomètres, dîner pauvrement et coucher sur la dure. Sans doute, il faut que la table soit mise et le lit fait pour le voyageur ; mais il ne faut pas que l’importance de l’hospitalité réside en ces choses. Gloire à la maison où la simplicité va presque jusqu’à la privation, de sorte que l’intelligence reste éveillée et lit les lois de l’univers, l’âme adore la vérité et l’amour, la dignité et la courtoisie se répandent en tous les actes !

Il n’y a jamais eu un pays au monde qui puisse montrer cet héroïsme aussi aisément que le nôtre ; il n’est pas d’État qui ait jamais pourvu de manière aussi efficace à l’éducation populaire, et où les jouissances intellectuelles soient si à la portée de la jeunesse ambitieuse. Le fils de l’homme pauvre a de l’éducation. Dans chaque ville, chaque grande cité, il est nombre d’humbles demeures où le talent, le goût, et quelquefois le génie, cohabitent avec la pauvreté et le travail. Qui n’a vu, et qui peut voir sans émotion, sous un humble toit, les jeunes garçons zélés et timides remplissant comme ils le peuvent leurs tâches domestiques, se hâtant d’aller dans la salle étudier les impitoyables leçons du lendemain, et dérobant toutefois quelques moments pour lire un nouveau chapitre du roman que la tolérance du père et de la mère a laissé introduire avec peine — expiant la chose par quelque passage de Plutarque ou de Goldsmith ; qui n’a vu la chaude sympathie avec laquelle, dans la cour de l’école, la grange ou le hangar, ils s’enthousiasment mutuellement de fragments de poèmes ou de chansons, de phrases du dernier discours, ou d’imitations de l’orateur ; la critique juvénile des sermons, le Dimanche ; les passages récités en classe fidèlement répétés au logis, quelquefois pour la plus grande fatigue, quelquefois pour la plus grande admiration des sœurs ; les premières joies solitaires de la vanité littéraire quand, assis en haut de la maison, on a achevé la traduction du thème ; la comparaison attentive des affiches attirantes annonçant l’arrivée de Macready, de Booth ou de Kemble, ou le discours d’un orateur fameux, avec l’indication des prix d’entrée ; la joie affectueuse avec laquelle ils accueillent le retour de chacun d’eux, après les séparations prématurées qu’exigent l’École ou les affaires ; la prévoyance avec laquelle, durant ces absences, ils amassent pour l’esprit et l’imagination des autres le miel qui s’offre à l’occasion, et la joie sans contrainte avec laquelle ils se déchargent de leurs jeunes trésors intellectuels quand les vacances les ramènent de nouveau ensemble ? Quelle est la force qui les retient ? C’est la main de fer de la pauvreté, de la nécessité, de l’austérité ; c’est elle qui, en les excluant des plaisirs sensuels qui vieillissent prématurément les autres enfants, a dirigé leur activité en des voies sûres et droites et en a fait, en dépit d’eux-mêmes, des êtres qui révèrent le beau, le grand, et le bien. Ah ! jeunes gens à courte vue étudiant les livres, la Nature, et l’homme ! trop heureux s’ils pouvaient connaître leurs avantages ! Ils soupirent après le moment où ils seront affranchis de ce joug léger de la famille ; ils soupirent après les beaux habits, les promenades à cheval, le théâtre, la liberté prématurée et le droit à la dissipation, dont les autres jouissent. Malheur à eux si leurs désirs se réalisaient ! Les anges qui habitent avec eux, et qui tressent des lauriers de vie pour leurs fronts juvéniles, sont le Travail, la Pauvreté, la Vérité, et la Confiance mutuelle.

En matière de véritable économie, on peut sur bien des points apprendre une leçon réconfortante du genre de vie et des coutumes des anciens Romains, tels que Pline le Jeune nous les retrace dans ses lettres. Je ne peux résister à la tentation de citer un exemple aussi connu que celui de la maison de Lord Flakland, d’après Clarendon : « Sa maison n’étant qu’à un peu plus de dix milles d’Oxford, il entra en relations amicales et intimes avec les hommes les plus courtois et de savoir le plus solide de l’Université, qui trouvèrent en lui une telle finesse, une telle solidité de jugement, une imagination si vaste disciplinée par le raisonnement le plus logique, des connaissances d’une étendue telle qu’aucun sujet ne lui était étranger — tout cela joint cependant à une modestie excessive comme s’il n’avait rien su — qu’ils recoururent souvent à lui et demeurèrent avec lui, comme dans un Collège situé en une atmosphère plus pure ; de sorte que sa maison était une Université en petit, où ils venaient non pas tant pour se reposer que pour étudier, examiner et épurer ces jugements grossiers que la paresse et l’esprit d’acquiescement rendent courants dans la conversation ordinaire. »

J’honore l’homme dont l’ambition n’est pas de gagner des lauriers dans l’armée ou le Gouvernement, d’être un juriste, un naturaliste, un poète ou un chef, mais d’être un maître dans l’art de vivre et de bien remplir les devoirs de maître ou de serviteur, de mari, de père et d’ami. Mais c’est chose qui exige une capacité aussi étendue que les autres fonctions — autant, ou plus — et la raison de l’insuccès est la même. J’estime que le vice de nos intérieurs, c’est que l’homme n’y est pas tenu pour sacré. Le vice du Gouvernement, le vice de l’éducation, le vice de la religion, ne fait qu’un avec celui de la vie privée.

Dans les anciennes légendes, il était question d’un manteau apporté du pays des fées pour être offert à la femme la plus belle et la plus pure de la cour du Prince Arthur. Il devrait être donné à celle à qui il irait. Chacune s’empressa de l’essayer, mais il n’allait à personne : pour l’une, il était dix fois trop large, pour l’autre, il traînait par terre, et pour la troisième, il rétrécissait et n’était plus qu’une écharpe. Elles déclarèrent, naturellement, que c’était le manteau du diable ; en réalité, la vérité était dans le manteau et démasquait les laideurs que chacune aurait volontiers cachées. Toutes s’en écartèrent avec terreur. L’innocente Genelas put seule le porter. De même, tous ont l’esprit muni d’une mesure de l’homme qu’ils appliquent à chaque passant. Malheureusement, pas un sur mille n’arrive à la stature et aux proportions du modèle. Celui qui mesure n’y arrive pas davantage, ni la foule des rues, ni les individus d’élite qu’il admire — les héros de l’humanité. Quand il les examine avec un esprit critique, il découvre que leurs vues sont basses, qu’ils sont trop aisément satisfaits. Il voit la rapidité avec laquelle la vie arrive à son point culminant, et l’humilité des espérances de la majorité des hommes. Peu de temps après l’âge de la formation, il arrive à tous quelque événement, quelque relation sociale, ou manière de vivre, qui est la crise de leur existence et le fait principal de leur histoire. Pour la femme, c’est l’amour et le mariage (ce qui est plus raisonnable) ; et cependant, il est triste de dater et mesurer tous les faits et la suite d’une vie qui évolue d’un âge aussi jeune, et généralement aussi irréfléchi, que celui des fiançailles et du mariage. Pour les hommes, c’est l’endroit où ils ont fait leurs études, le choix d’un emploi, l’installation dans une ville, un déplacement dans l’Est ou l’Ouest, ou quelque autre bagatelle grossie, qui marque le point décisif, et toutes les années et actions qui suivent n’ont d’intérêt qu’autant qu’elles s’y rapportent. Il s’ensuit que nous attrapons rapidement le tour de conversation de chacun et, connaissant ses deux ou trois expériences principales, prévoyons ce qu’il pensera de chaque sujet nouveau qui se présente. La chose est à peine moins sensible chez les hommes dits cultivés que chez les hommes sans culture. J’ai vu à des fêtes de Collège des hommes bien doués qui, dix ou vingt ans après avoir quitté les classes, semblaient revenir aussi enfants que quand ils étaient partis. Les mêmes plaisanteries les amusaient, les mêmes traits les chatouillaient, la virilité et les charges qu’ils apportaient à leur retour paraissaient de simples masques décoratifs : dessous, ce n’étaient encore que des enfants. Nous n’arrivons jamais à être citoyens du monde ; nous sommes encore des villageois qui pensons que toutes les choses de notre petite cité sont un peu au-dessus de celles que l’on voit ailleurs. En chacun le fait signalé diffère ; mais en tous il est l’aliment d’un égoïsme toujours entretenu. Chez l’un, c’est un voyage en mer ; chez un second, ce sont les difficultés qu’il a surmontées en allant au Collège ; chez un troisième, son excursion dans l’Ouest, ou son voyage à Canton ; chez un quatrième, sa séparation d’avec les Quakers ; chez un cinquième, sa nouvelle diète et son régime ; chez un sixième, sa sortie d’une Société pour l’abolition de l’esclavage ; et pour un septième son entrée dans ladite Société. C’est une vie de jouets et de babioles. Nous sommes trop aisément satisfaits.

Je trouve que ce résultat fâcheux se manifeste dans les manières. Les hommes que nous voyons en nous regardant les uns les autres ne nous donnent pas l’image et le type de l’homme. Les hommes que nous voyons sont fouettés à travers le monde ; ils sont harassés, ridés, anxieux ; tous semblent le cheval de louage de quelque cavalier invisible. Comme il est rare de contempler la tranquillité ! Nous n’avons pas encore vu un homme. Nous ne connaissons pas les manières majestueuses qui lui sont propres, manières qui apaisent et élèvent le spectateur. Il n’est pas d’êtres divins parmi nous, et la multitude ne s’empresse pas de devenir divine. Et cependant, durant toute notre existence, nous gardons fermement la foi en une vie meilleure, en des hommes meilleurs, en des relations pures et nobles, en dépit de notre inexpérience complète d’une humanité véritable. Certes, ce n’était pas l’intention de la Nature de produire, avec toute cette immense dépense de moyens et de forces, un résultat aussi humble et d’aussi peu de valeur. Les aspirations du cœur vers le bien et le vrai nous enseignent quelque chose de mieux — que dis-je, les hommes eux-mêmes suggèrent une meilleure façon de vivre.

Tout être individuel a sa beauté propre. En toute réunion, à tout coin du feu, quand on entend tant d’accents nouveaux, tous harmonieux, quand on voit en chacun des manières originales qui ont un charme propre et particulier, quand on lit sur les visages des expressions nouvelles, on est frappé de la richesse de la Nature. On s’aperçoit qu’elle a posé pour chacun les fondements d’un monument divin, si l’âme veut bâtir sur eux. Il n’est pas de visage, pas de forme, que l’on ne puisse associer en imagination avec une grande puissance intellectuelle ou avec la générosité d’âme. Assurément, dans notre expérience, la beauté n’est pas, comme elle devrait l’être, le partage de l’homme et de la femme aussi invariablement que l’est le sentiment. Même chez les êtres beaux, la beauté est accidentelle — ou, comme on l’a dit, n’atteint son point culminant et n’est parfaite qu’en un seul moment, avant lequel elle n’est pas encore, et après lequel elle est sur son déclin. Mais la beauté n’est jamais tout à fait absente. Chaque physionomie, chaque forme, suggère son propre état normal et sain. Nos amis ne représentent pas leur forme supérieure. Mais que les cœurs qu’ils ont émus témoignent du pouvoir qui se cache sous les contours de ces structures d’argile qui passent et repassent devant nous ! L’influence secrète des formes sur l’imagination et les sentiments est au-dessus de toute notre philosophie. Le premier regard que nous rencontrons peut nous convaincre que la matière est le véhicule de forces plus élevées que les siennes, et qu’il n’est pas de lois des lignes ou des surfaces qui puisse jamais expliquer l’inépuisable pouvoir d’expression de la forme. Nous voyons des têtes qui tournent sur le pivot de l’épine dorsale — rien de plus ; et nous voyons des têtes qui semblent tourner sur un pivot aussi profond que l’axe de la terre — tant elles se meuvent paisibles, avec lenteur et majesté. Sur les lèvres de notre compagnon, nous voyons que les grands maîtres de la poésie et de la pensée sont présents à son esprit, ou qu’ils en sont absents. Nous lisons sur son front, quand nous le rencontrons après bien des années, qu’il est au point où nous l’avons laissé, ou qu’il a avancé à grands pas.

Tandis que la Nature et les indications qui nous viennent de l’homme suggèrent ainsi une vie véritable et élevée, une demeure égale à la beauté et à la grandeur de ce monde, nous apprenons la même leçon d’une manière spéciale de ces excellentes relations d’individu à individu que le cœur nous pousse toujours à nouer. Heureuse la maison où les relations viennent du caractère, de ce qu’il y a de plus haut, non de ce qu’il y a de plus bas ; la maison où ce sont les caractères qui s’épousent, et non la confusion et un mélange de motifs inavouables ! Alors le mariage est un contrat qui assure à chaque partie la douceur et l’honneur d’être pour l’autre un bienfaiteur calme, permanent, inévitable. Oui, et la réponse suffisante à faire au sceptique qui doute que l’homme ait le pouvoir d’élever et d’être élevé, réside dans ce désir et cette faculté d’entretenir avec les individus des rapports heureux et ennoblissants, d’où procèdent la foi et l’action de tous les hommes raisonnables.

L’ornement d’une maison, ce sont les amis qui la fréquentent. Il n’est pas d’événement plus grand dans la vie que la présence de nouvelles personnes à notre foyer, si ce n’est le développement de caractère qui les attire. Landor a finement ajouté à sa définition du grand homme : « C’est celui qui peut réunir quand il lui plaît la société la plus choisie. » Il reste une poésie de l’antique Ménandre, qui se traduit ainsi :

C’est bien moins dans les flots de boisson écumeuse,
Ou l’abondance des mets fins,
— Et pourtant la Nature, hôtesse généreuse,
Nous courtise par des festins —
Que nous espérons voir le cœur épanoui,
Que dans la société, dans l’ombre d’un Ami.

C’est le bonheur qui, là où il est vraiment connu, ajourne toutes les autres satisfactions, et rend la politique, le commerce, et les Églises, choses de peu de valeur. Car nous nous imaginons — n’est-il pas vrai ? — que quand les hommes se rencontreront comme ils le doivent, comme le font des États — chacun comme un bienfaiteur, une pluie d’étoiles filantes, riches d’actions, de pensées, de talents — ce sera la fête de la nature, que tout symbolise ; et peut-être l’Amour n’est-il que le plus haut symbole de l’Amitié, comme toutes les autres choses semblent les symboles de l’Amour. Dans le développement du caractère de chaque individu, ses relations avec les êtres les meilleurs, qui ne semblent d’abord que le roman de la jeunesse, acquièrent une plus grande importance ; et celui-là aura appris la leçon de la vie qui est versé dans l’éthique de l’amitié.

Par delà ces fins premières que sont les relations conjugales, paternelles, et amicales, le foyer devrait cultiver l’amour des beaux-arts et le sentiment de la vénération.

I. Tout ce qui amène l’habitant d’une demeure à une vie plus noble, tout ce qui développe les sens de la vue, de l’ouïe, du toucher, tout ce qui le purifie et l’élargit, peut y trouver place. Et cependant qu’il ne croie pas qu’il soit nécessaire de posséder les beaux objets pour les apprécier, et n’essaie point de transformer sa maison en Musée. Que notre société adopte plutôt la noble coutume des Grecs ; que le culte et le goût des gens réunisse avec soin en des galeries les créations des arts plastiques, et qu’elles soient accessibles à tous, comme la lumière du soleil. En même temps, rappelons-nous que nous sommes nous-mêmes des artistes et que, dans la production du gracieux ou du grand, chacun est un compétiteur de Phidias et de Raphaël. Le cœur est la source du beau, et toute pensée généreuse illustre les murs de votre chambre. Pourquoi devrions-nous notre pouvoir d’attirer nos amis à des tableaux et des vases, à des camées et des bâtiments ? Pourquoi nous transformerions-nous en exhibiteurs et en accessoires de nos belles maisons et de nos œuvres d’art ? Si par l’esprit d’amour et de noblesse nous nous assimilons la beauté que nous admirons, nous la répandrons à nouveau autour de nous. L’homme ou la femme dont chaque geste est un sujet pour le sculpteur, et devant qui les divinités et les grâces ne semblent jamais disparues, n’ont pas besoin de l’embellissement des tableaux et des marbres ; car ils portent dans leur cœur tout l’instinct de la majesté.

Je ne déprécie pas les leçons supérieures que donnent les statues et les tableaux. Mais je crois qu’un jour le Musée public de chaque ville déchargera les maisons particulières du soin de les avoir et de les exhiber. Je vais à Rome, et vois sur les murs du Vatican la Transfiguration peinte par Raphaël, et regardée comme la plus belle peinture du monde ; ou, dans la Chapelle Sixtine, je vois les grandes sybilles et les prophètes peints par Michel-Ange — qui tous les jours depuis trois cents ans ont enflammé l’imagination et exalté la piété de tant de vastes multitudes d’hommes de tous les pays ! Je désire rapporter à mes enfants et à mes amis des reproductions de ces figures admirables, reproductions que je peux trouver chez les marchands de gravures ; mais je ne désire pas avoir l’embarras de les garder. Je désire trouver dans ma propre ville une bibliothèque, un Musée qui soit la propriété de la ville, et où je puisse déposer ce précieux trésor, où mes enfants et moi puissions le voir de temps en temps, et où il trouvera sa place parmi des centaines de dons semblables, venant d’autres citoyens qui auront apporté toute espèce d’objets leur ayant paru de nature à devenir propriété publique plutôt que propriété privée.

Une collection de ce genre, qui serait la propriété de chaque ville, l’ennoblirait, et nous en aimerions et respecterions davantage nos voisins. Il est manifeste que toute ville pourrait s’acquitter aisément de ce devoir vraiment municipal. Chacun de nous y contribuerait avec plaisir ; et plus nous y prendrions plaisir, plus l’institution deviendrait importante.

II. Sans s’écarter de cet hommage rendu à la beauté, mais en stricte relation avec elle, on en viendra certainement à considérer la maison comme un Sanctuaire. Une maxime dont les formes de langage d’une époque plus rude ont doué le Droit commun, c’est que la maison de tout homme est son château : le progrès de la vérité fera de chaque maison un autel. L’homme n’ouvrira-t-il pas un jour les yeux et ne verra-t-il pas combien il est cher à l’âme de la Nature — combien elle est près de lui ? Ne verra-t-il pas, à travers tout ce qu’il appelle à tort le hasard, que la Loi domine à tout jamais ; que son être particulier en est une part ; qu’elle réside dans les profondeurs insondées de son cœur ; que son administration domestique, son travail, sa bonne et sa mauvaise fortune, sa santé, ses manières, tout est une scrupuleuse et exacte manifestation en miniature du génie de l’éternelle Providence ? Quand il saisit la Loi, il cesse de se décourager. Pendant qu’il la voit, chaque pensée, chaque action s’élève, et devient quelque chose de religieux. La consécration du Dimanche est-elle un aveu de la profanation de toute la semaine ? La consécration de l’Église est-elle un aveu de la profanation de la maison ? Interprétons la formule à rebours. Que l’homme se tienne debout. Que la religion cesse d’être chose de circonstance, et que les mouvements d’idées qui vont jusqu’aux confins de l’univers procèdent du cœur même du Foyer.

Ce sont là les consolations — ce sont là les fins pour lesquelles on fonde le foyer, pour lesquelles le toit se dresse. Si ce sont elles que l’on recherche, et si on les atteint en quelque mesure, l’État, le commerce, le climat, le travail de beaucoup pour un seul, peuvent-ils donner quelque chose de meilleur, ou qui soit de moitié aussi bon ? En dehors de ces fins, la Société est faible et l’État, un empiétement. J’estime que l’héroïsme qui nous ferait aujourd’hui l’impression d’Épaminondas ou de Phocion doit être celui d’un vainqueur domestique. Celui qui, avec courage et élégance, saura soumettre cette Gorgone de la Convention et de la Mode, et montrer aux hommes comment on peut mener une vie pure, héroïque, au milieu de l’indigence des éléments de nos villes et de nos villages ; celui qui m’enseignera à prendre mes repas et à agir avec les hommes sans qu’il s’en suive aucun sentiment de honte, restaurera l’existence humaine dans sa splendeur, et rendra son nom cher à toute l’histoire.