Traduction par Marie Dugard.
Armand Colin (p. 33-50).

L’ART

Toutes les formes de la vie — Commerce, Politique, Lettres, Science, ou Religion — semblent de nos jours avoir conscience de l’identité de leur principe, et s’efforcer de l’exprimer. Ce sont les rayons d’un même soleil ; chacune traduit en une langue nouvelle la signification de l’autre. Elles sont sublimes quand on les envisage comme les émanations d’une Nécessité qui s’oppose au vulgaire Destin en ce qu’elle est spontanée, vivante, et dissout l’homme, aussi bien que ses œuvres, en son flot bienfaisant. Cette influence est visiblement manifeste dans les principes et l’histoire de l’Art.

Mis d’un côté par la pensée et l’instinct en relations primordiales avec la vérité absolue, l’esprit humain, en vertu d’une nécessité égale, tend d’un autre côté à manifester et à incarner sa pensée, modifiée et diminuée par la corruption et l’erreur qui, d’après toute notre expérience, faussent l’individualité à travers laquelle elle passe. Non seulement l’enfant souffre, mais il crie ; non seulement il a faim, mais il mange. Non seulement l’homme pense, mais il parle et agit. Toute idée qui s’élève dans l’esprit vise en s’élevant à passer de la pensée à l’acte, exactement comme la plante, au moment de la germination, lutte pour monter à la lumière. L’idée est la semence de l’acte ; mais l’acte en est tout autant la seconde forme que l’idée en est la première. Elle monte dans l’entendement, afin d’être exprimée et réalisée. Plus la pensée est profonde, plus elle est opprimante. Toujours en proportion de la profondeur de sa signification, elle frappe importunément au seuil de l’âme, afin de s’exprimer, de s’accomplir. Ce qui est à l’intérieur veut passer à l’extérieur. L’idée lutte pour naître. La parole est une grande joie, l’action une grande joie ; on ne saurait les retenir.

L’expression de la pensée et de l’émotion par la parole et l’acte peut être consciente ou inconsciente. L’enfant qui tette est un acteur inconscient. Dans l’extase, la colère ou la peur, l’homme est un acteur inconscient. Une grande partie de nos actions habituelles sont faites inconsciemment, et la plupart de nos paroles nécessaires sont inconsciemment dites.

L’expression consciente de la pensée, par le discours ou l’acte, en vue d’une fin quelconque, constitue l’Art. Depuis le premier babil imitatif de l’enfant jusqu’aux victoires de l’éloquence, depuis son premier jeu de construction ou son pont fait de morceaux de bois, à la maçonnerie du phare du Rock de Minot ou au chemin de fer du Pacifique, depuis le tatouage de Owhyhees aux galeries du Vatican, depuis le plus simple expédient de prudence individuelle jusqu’à la Constitution américaine, de ses premières œuvres aux dernières, l’Art est un emploi et une combinaison de choses que l’esprit fait volontairement pour atteindre ses fins. Le Vouloir en fait une action spirituelle. Relativement à eux-mêmes, l’abeille, l’oiseau, le castor, n’ont pas d’arts, car ce qu’ils font, ils le font instinctivement. Mais relativement à l’Être suprême, ils en ont. Et il en est de même de toute action inconsciente : relativement à l’agent, c’est l’instinct ; relativement à la cause première, c’est l’Art. En ce sens, reconnaissant l’Esprit qui instruit la Nature, Platon a dit avec raison : « Ces choses que l’on dit faites par la Nature, le sont en réalité par l’Art divin. » L’Art est universellement l’esprit créateur. Aristote l’a défini : « Le principe de la chose, sans la matière. »

Si nous nous conformons à la division populaire des œuvres selon leurs fins, nous dirons que, dans ses créations, l’Esprit vise à l’utilité ou à la beauté, et que par conséquent l’Art se divise en arts utiles et en beaux-arts.

Les arts utiles ne comprennent pas seulement ceux qui se rapprochent de l’instinct, comme l’agriculture, l’art de construire, le tissage, etc., mais aussi la navigation, la chimie pratique, l’élaboration de tous ces instruments et moyens grands et délicats dont l’homme s’aide lui-même, comme le langage, les montées, les vaisseaux, le système décimal ; et aussi les sciences, dans la mesure où elles peuvent servir à l’économie politique.

Quand nous réfléchissons au plaisir que nous donnent un vaisseau, un chemin de fer, un bassin d’échouage, ou un tableau, une représentation dramatique, une statue, un poème, nous trouvons que l’origine n’en est pas entièrement simple, mais complexe. Nous trouvons que la question : « Qu’est-ce que l’Art ? » nous conduit directement à une autre : « Qui est l’artiste ? » et la solution de celle-ci est la clé de l’histoire de l’Art.

Je me hâte de formuler le principe qui, au milieu de moyens différents, impose sa loi constante aux arts utiles et aux beaux-arts. La loi est la suivante : le seul créateur de l’utile et du beau, c’est l’esprit universel ; pour faire quelque chose de beau et d’utile, l’individu doit donc se soumettre à l’Universel.

En premier lieu, examinons ce principe dans ses rapports avec les arts utiles. Ici, l’agent omnipotent est la Nature ; tous les actes humains suivent son orbe en satellites. La Nature représente l’esprit universel, et la loi devient celle-ci : l’Art doit être un complément de la Nature, en être étroitement tributaire. On a dit, en faisant allusion aux grandes constructions des anciens Romains — les ponts et les aqueducs — que leur Art, c’était la Nature travaillant en vue de fins municipales. C’est là une fidèle explication de toutes les véritables œuvres d’art utiles. Smeaton a construit le phare d’Eddystone sur le modèle d’un chêne, car c’est dans la nature la forme la mieux conçue pour résister à une force constamment à l’assaut. Dollond a fait son télescope achromatique sur le modèle de l’œil humain. Duhamel a bâti un pont en introduisant une charpente de bois plus forte au milieu de la surface inférieure, idée qui lui fut suggérée par la structure du tibia.

La première et la dernière leçon des arts utiles, c’est que la Nature exerce sur nos œuvres son pouvoir tyrannique. Elles doivent être conformes à ses lois, sinon son activité omniprésente les réduira en poussière. Rien de bizarre, rien de fantaisiste ne saurait subsister. La Nature intervient constamment dans l’art. Vous ne pouvez construire votre maison ou votre pagode comme vous le voulez, mais comme il le faut. Une limite s’impose rapidement à votre caprice. La tour penchante ne peut pencher que jusqu’à un certain degré. La véranda ou le toit de la pagode ne peuvent s’incurver en remontant que jusqu’à un certain point. La pente de votre toit est déterminée par le poids de la neige. La liberté de l’architecte ne peut s’exercer qu’en d’étroites limites ; la pesanteur, le vent, le soleil, la pluie, la taille des hommes et des animaux, et autres choses semblables, ont plus à dire que lui. C’est la loi des fluides qui prescrit la forme du navire — de la quille, du gouvernail, de la proue — et, dans le fluide plus léger au-dessus, la forme et la disposition des voiles. En ce qui concerne ses instruments, l’homme semble n’avoir pas à choisir, mais à se soumettre simplement à la nécessité d’apprendre de la Nature ce qui convient le mieux, comme s’il ajustait une vis ou une porte. Sous l’empire d’une nécessité toute-puissante, ce qui est artificiel dans la vie des hommes paraît insignifiant. Ils semblent recevoir si exactement leur tâche des indications de la Nature, que leurs œuvres deviennent comme les siennes, et ils ne sont plus libres.

Mais si nous travaillons en cette limite, elle nous concède toute son énergie. Toute action puissante s’accomplit en amenant les forces de la nature à s’exercer sur les choses que nous avons en vue. Nous ne broyons pas le grain, nous ne faisons pas aller le métier par notre propre force, mais nous construisons une fabrique dans une situation telle que le vent du nord, ou la force élastique de la vapeur, ou le flux et le reflux de la mer s’exercent sur nos appareils. De même dans nos travaux manuels, nous faisons peu de choses par la force musculaire ; mais nous nous plaçons de manière à ce que la force de gravité, c’est-à-dire le poids de la planète, porte sur la bêche ou la hache que nous manions. En un mot, dans toutes nos œuvres, nous ne cherchons pas à user de notre propre force, mais à amener une force infinie à agir.

Envisageons maintenant cette loi en tant qu’elle touche aux œuvres qui ont pour fin la beauté, c’est à-dire les productions des Beaux-Arts. Ici encore, le fait prédominant est la subordination de l’homme. Son talent est la moindre partie de l’œuvre d’art. Il faut retrancher beaucoup avant de connaître la mesure dans laquelle il y contribue personnellement.

Musique, éloquence, poésie, peinture, sculpture, architecture, telle est l’énumération sommaire des Beaux-Arts. J’omets la rhétorique, qui n’a trait qu’à la forme de l’éloquence et de la poésie. L’architecture et l’éloquence sont des arts mixtes, dont la fin est tantôt le beau, tantôt l’utile.

On verra qu’en chacun de ces arts, il entre nombre d’éléments qui ne sont pas spirituels. Chacun a une base matérielle, et en chacun l’intelligence créatrice est paralysée en une certaine mesure par les matériaux sur lesquels elle travaille. La base de la poésie, c’est le langage, qui n’est matériel que d’un côté. C’est un demi-dieu. Mais appliqué tout d’abord aux communes nécessités des hommes, il n’est pas créé à nouveau par le poète en vue de ses propres fins.

La base de la musique, ce sont les propriétés de l’air et les vibrations des corps sonores. La vibration d’une corde tendue ou d’un fil d’archal donne à l’oreille le plaisir d’un son agréable, avant même que le musicien ait augmenté ce plaisir par des accords et des combinaisons.

L’éloquence, dans la mesure où elle fait partie des Beaux-Arts, se modifie en raison de la constitution de l’orateur, du ton de la voix, de la force physique, du jeu des regards et de l’attitude. Tout cela est à retrancher du plaisir purement spirituel — à retrancher du mérite de l’Art — et appartient à la Nature.

En peinture, les couleurs brillantes stimulent le regard, avant d’être combinées de manière à représenter un paysage. Dans la sculpture et l’architecture, les matériaux, comme le marbre ou le granit, et en architecture la masse, sont des sources de grands plaisirs, tout à fait indépendants de l’arrangement artificiel. L’art réside dans le modèle, dans le plan ; car c’est là que se dépense le génie de l’artiste, non sur la statue ou le temple. Autant la statue polie de marbre éblouissant est supérieure au modèle d’argile, autant l’impression que font la cathédrale de granit ou la pyramide est plus grande que celle de leur plan ou de leur coupe verticale, autant la beauté qu’ils doivent à la Nature dépasse celle qu’ils doivent à l’Art.

Il y a encore plus à retrancher du génie de l’artiste en faveur de la Nature, que je ne l’ai indiqué jusqu’ici.

Une confusion de sons musicaux produits par une flûte ou une viole, confusion où l’on exécute le rythme de l’air sans qu’aucune des notes soit juste, donne du plaisir à l’oreille non exercée. Une grossière reproduction de la forme humaine sur la toile ou avec de la cire — un grossier dessin en couleur représentant un paysage, où l’on n’a visé qu’à l’imitation — toutes ces choses donnent à l’œil inexercé, à l’être sans culture, qui ne demande pas de délicates jouissances spirituelles, presque autant de plaisir qu’une statue de Canova ou un tableau du Titien.

Et dans la statue de Canova ou la peinture du Titien, ces choses donnent une grande partie du plaisir ; elles sont la base sur laquelle l’esprit délicat édifie des joies supérieures, mais auxquelles elles sont indispensables.

Un autre élément à retrancher du génie de l’artiste, c’est ce qui dans son travail relève de la convention, élément qui entre pour beaucoup en toute œuvre d’art. Ainsi dans chaque bâtiment particulier, chaque statue, chaque mélodie, chaque tableau, poème ou harangue, que de choses ne sont pas originales ! — tout ce qui est national ou usuel, par exemple, l’usage de construire toutes les Églises romaines en forme de croix, la distribution prescrite des différentes parties du théâtre, l’habitude de draper les statues dans le costume classique. Cependant, qui pourrait nier que l’élément purement conventionnel de l’œuvre ne contribue beaucoup à son effet ?

Une dernière considération épuisera, ce me semble, la liste des éléments à retrancher du génie de l’artiste en une œuvre quelconque. C’est l’élément extrinsèque. Ainsi le plaisir que nous donne un noble temple n’est dû qu’en partie au temple. Il est magnifié par la beauté de la lumière, du soleil, le jeu des images, le paysage qui l’entoure, le groupe qu’il forme avec les maisons, les arbres, les tours du voisinage. Le plaisir de l’éloquence est souvent dû en grande partie au stimulant des circonstances qui l’ont fait naître — à ce pouvoir magique de la sympathie, qui exalte les sentiments de l’individu en faisant rayonner sur chacun les sentiments de tous.

Comme l’influence de la musique vient de l’endroit — par exemple, de l’église, de la promenade au clair de lune ; ou bien encore de la société ; ou, si c’est au théâtre, de ce qui précédait dans la pièce, ou de l’attente de ce qui viendra après !

Dans la poésie, « c’est la tradition plus que l’invention qui aide le poète en sa fiction heureuse ». Le caractère accidentel de la beauté de la poésie peut se sentir dans ce fait qu’un vers donne plus de plaisir en une citation bien choisie que dans le poème lui-même.

Une preuve curieuse de notre conviction que l’artiste ne se sent pas le créateur de son œuvre, et est aussi surpris de son influence que nous le sommes nous-mêmes, c’est notre mauvais vouloir marqué à attribuer à l’auteur d’une œuvre d’art notre meilleure interprétation. Le plus haut éloge que nous puissions faire d’un écrivain, d’un peintre, d’un sculpteur, d’un constructeur, c’est de dire qu’il avait réellement en lui la pensée ou le sentiment avec lesquels il nous a inspirés. Nous hésitons à faire à Spencer un honneur aussi grand que celui de croire qu’il donnait à son allégorie le sens que nous y attachons. Nous accordons à contre-cœur à Homère la vaste expérience humaine que ses commentateurs lui attribuent. Shakespeare lui-même, de qui nous pouvons tout croire, nous paraît redevable à Gœthe et à Coleridge de la sagesse qu’ils découvrent dans son Hamlet et son Antoine. Et c’est surtout quand il s’agit de génies contemporains que nous éprouvons ce manque de foi. Nous craignons qu’Allston et Greenough n’aient ni prévu ni voulu tout l’effet qu’ils nous produisent.

Nos arts sont des coups heureux. Nous sommes comme le musicien jouant sur un lac, et dont la mélodie a plus de charme qu’il ne l’imagine, ou comme le voyageur surpris par l’écho de la montagne, qui lui renvoie ses propos ordinaires en retentissements poétiques.

En présence de ces faits, je dis que dans toutes les œuvres, même celles des Beaux-Arts, le pouvoir de la Nature l’emporte sur la volonté humaine en tout ce qui concerne les circonstances matérielles et extérieures. La Nature peint la meilleure partie du tableau, sculpte la meilleure partie de la statue, bâtit la meilleure partie de la maison, et prononce la meilleure partie du discours. Car tous les avantages que j’ai mentionnés sont de ceux que l’artiste ne peut produire consciemment. Il s’est appuyé sur eux, il s’est mis en mesure d’être aidé par quelques-uns d’entre eux ; mais il a vu que ses plantations et arrosages attendaient le soleil de la Nature, ou seraient inutiles.

Procédons à l’examen de la loi formulée au début de cet Essai, en ce qui regarde la partie purement spirituelle de l’œuvre d’art.

Dans les arts utiles, et dans la mesure où ils sont utiles, les œuvres doivent se subordonner rigoureusement aux lois de la Nature, de manière à en devenir comme le prolongement, et à n’en être à aucun égard la contradiction ; de même, dans les arts qui visent à la beauté, toutes les parties doivent être subordonnées à la Nature idéale, et tout ce qui est individuel doit être exclu, de sorte que l’œuvre soit la production de l’Esprit universel.

L’artiste qui veut produire un ouvrage digne d’être admiré non des amis, des compatriotes ou des contemporains, mais de tous les hommes, et qui paraisse d’autant plus beau aux yeux qu’ils ont plus de culture, doit se dépersonnaliser, n’être l’homme d’aucun parti, d’aucune mode, d’aucune époque, mais celui à travers lequel circule l’âme de tous, comme l’air dans les poumons. Il doit travailler dans l’esprit où nous croyons que le prophète parle, ou que l’ange du Seigneur agit, c’est-à-dire ne pas exprimer ses propres paroles, écrire ses propres œuvres, penser ses propres idées, mais être l’organe par où agit l’esprit universel.

En parlant des arts utiles, j’ai fait remarquer que quand il s’agit de bêcher, de moudre ou de tailler avec la hache, nous ne le faisons pas en nous servant de notre énergie musculaire, mais en amenant la gravité de la planète à s’exercer sur la bêche, la hache, ou la barre. Dans les beaux-arts, les procédés de notre travail intellectuel sont exactement analogues. Nous visons à empêcher notre individualité d’agir. Dans la mesure où nous pouvons rejeter notre égoïsme, nos préjugés, notre volonté, et amener sur le sujet que nous avons en vue l’omniscience de la raison, l’ouvrage se rapproche de la perfection. Les merveilles de Shakespeare sont des choses qu’il a vues tandis qu’il se tenait à l’écart, et qu’il est revenu écrire ensuite. Le but du poète, c’est de recueillir des observations sans but, de soumettre à la pensée des choses vues sans pensée (du moins, sans pensée volontaire).

En matière d’éloquence, les grands triomphes se produisent quand l’orateur est élevé au-dessus de lui-même, quand il consent à n’être que l’organe du moment et des circonstances, et dit ce qui ne peut qu’être dit. De là le mot abandon, par où l’on désigne le renoncement de l’orateur à soi-même. Ce n’est pas sa volonté, mais le principe qui le mène, la grande conjoncture et la crise des événements, qui tonnent à l’oreille des foules.

Dans la poésie où tout est libre, chaque mot est nécessaire. La grande poésie ne pouvait être écrite autrement qu’elle ne l’est. La première fois que vous l’entendez, il vous semble que c’est la copie de quelque invisible tablette de l’Esprit éternel, plutôt que la composition arbitraire de l’auteur. Il a trouvé les vers, il ne les a pas faits. La Muse les lui a apportés.

En sculpture, qui a jamais appelé l’Apollon une composition de fantaisie, ou dit du Laocoon qu’il aurait pu être exécuté d’une autre manière ? Un chef d’œuvre de l’art a pour l’esprit une place fixe dans la chaîne des êtres, tout autant que la plante ou le cristal.

Tous les discours des hommes à ce sujet, et en particulier ceux des artistes, montrent que l’on croit que, en proportion de son excellence, l’œuvre d’art participe à la précision du Destin ; rien n’y est laissé au choix, rien au jeu ou à la fantaisie ; car dans le moment, ou les moments successifs, où la forme a été entrevue, les paupières de fer de la Raison, ordinairement lourdes de sommeil, se sont ouvertes. L’esprit de l’individu est devenu en cet instant le canal de l’esprit de l’humanité.

Il n’y a qu’une Raison. L’esprit qui a fait le monde n’est pas un esprit, mais l’esprit. Tout homme est un canal de ce même esprit, et de tout cet esprit. Et chaque œuvre d’art en est une manifestation plus ou moins pure. Aussi arrivons-nous à cette conclusion, que j’offre comme une confirmation de l’ensemble de ces vues : le plaisir que donne une œuvre d’art semble venir du fait de reconnaître en elle l’esprit qui a formé la Nature, agissant à nouveau.

L’œuvre d’art diffère des œuvres de la Nature en ce que celles-ci se reproduisent d’une manière organique. L’œuvre d’art ne le fait pas ; mais au point de vue spirituel, elle se multiplie par son action puissante sur l’intelligence des hommes.

Il s’ensuit que l’étude des œuvres admirables de l’Art aiguise notre perception de la beauté de la Nature ; qu’à travers les merveilles de l’une et de l’autre règne une certaine analogie, et que la contemplation d’une grande œuvre d’art nous amène à un état d’esprit que l’on peut appeler religieux. Elle appelle tous les sentiments supérieurs.

Procédant de l’Esprit absolu, dont l’essence est le bien tout autant que le vrai, les grandes œuvres sont toujours en accord avec la nature morale. Si le spectacle de la terre et de la mer s’harmonise avec la vertu plutôt qu’avec le vice — il en est de même des chefs-d’œuvre de l’art. Les galeries de sculpture antique à Naples et à Rome ne laissent pas d’impression plus profonde dans l’esprit que le contraste entre la pureté, l’austérité qu’expriment ces nobles têtes anciennes, et la frivolité, la grossièreté de la populace qui les exhibe et de la populace qui les regarde. C’est là l’attitude du premier né, la figure de l’homme à l’aurore du monde. Aucune trace de laisser aller, de volupté, de vulgarité ne se voit en ces nobles traits, et ils vous frappent, par un avertissement moral, ne parlant de rien de ce qui est autour de vous, mais vous rappelant les pensées profondes et les plus pures résolutions de votre jeunesse.

C’est là que se trouve l’explication des analogies qui existent entre tous les arts. Ils sont la réapparition d’un esprit unique, travaillant sur nombre de matériaux en vue de nombre de fins temporaires. Raphaël peint la sagesse ; Händel la chante, Phidias la sculpte, Shakespeare l’écrit, Wren la construit, Colomb la met à la voile, Luther la prêche, Washington l’arme, et Watt l’applique à la mécanique. La peinture a été appelée une « poésie silencieuse », et la poésie « une peinture parlante ». Les principes de chacun des arts peuvent se transposer en tous les autres.

Nous avons ici l’explication de la nécessité qui règne dans tout le royaume de l’Art.

Provenant de l’éternelle Raison, une et parfaite, tout ce qui est beau repose sur le fondement de la nécessité. Rien n’est isolé, rien n’est arbitraire dans le beau. Il dépend à jamais du nécessaire et de l’utile. La richesse des couleurs du plumage de l’oiseau, le phénomène de mimétisme que l’on constate chez l’insecte, ont leur raison d’être dans la constitution de l’animal. La convenance est un élément si inséparable de la beauté, qu’on l’a souvent pris pour elle. Plus la forme répond parfaitement à la fin, plus elle est belle. En voyant un noble bâtiment où tout s’accorde bien, comme en entendant un chant parfait, nous avons l’impression d’un organisme spirituel, d’une chose qui avait sa nécessité dans la Nature, qui était une des formes possibles de l’Esprit divin, chose que l’artiste n’a fait réellement que découvrir et exécuter, et n’a point composée arbitrairement.

Ainsi toute œuvre d’art véritable a autant de raison d’être que la terre et le soleil. Le charme le plus vif de la beauté a sa racine dans la constitution des choses. L’Iliade d’Homère, les cantiques de David, les odes de Pindare, les tragédies d’Eschyle, les Temples doriques, les Cathédrales gothiques, les drames de Shakespeare, toutes ces œuvres sans exception ont été faites non pour le divertissement, mais en un profond sérieux, dans les larmes et les sourires des hommes souffrant et aimant.

Envisagée de ce point de vue, l’histoire de l’Art devient intelligible et, en outre, l’une des études les plus attrayantes. Nous voyons comment chaque œuvre d’art a jailli spontanément de la nécessité et, de plus, emprunte sa forme aux grandes indications de la Nature. À ce point de vue, l’origine manifeste de tous les ordres connus d’architecture a quelque chose de grand. C’est l’idéalisation des premières habitations de chaque peuple. C’est sans aucune préméditation que les sauvages ont perpétué leurs grossières habitations primitives. La première forme qu’ils ont donnée à leur maison devait être aussi la première de leurs édifices publics et religieux. Cette forme est devenue immédiatement sacrée aux yeux de leurs enfants et, à mesure que les traditions se sont groupées autour d’elle, chaque génération successive l’a imitée avec plus de splendeur.

Gœthe a remarqué, de même, que le granit se fend en parallélépipèdes dont une partie, si on les brise en deux, a la forme d’un obélisque, et que dans la Haute Égypte les habitants marquent tout naturellement un endroit mémorable en y dressant une pierre bien en vue. Comme il l’a suggéré également, dans un mur de pierre ou sur un fragment de rocher, nous pouvons voir la saillie des veines de la pierre plus dure qui a résisté à l’action de la gelée et de l’eau décomposant le reste. Ces traces ont certainement donné l’idée des hiéroglyphes inscrits sur les obélisques. Quiconque observe la foule courant dans la rue pour regarder un combat, une personne prise de malaise, une figure bizarre, peut voir l’origine de l’amphithéâtre des anciens Romains. Les premiers arrivés s’assemblent en cercle ; ceux qui sont derrière se tiennent sur la pointe des pieds ; les plus éloignés grimpent sur des barrières ou des rebords de fenêtre, et forment ainsi comme une coupe dont l’objet de l’attention occupe le creux. L’architecte y met des bancs, entoure la coupe d’un mur — et voilà un Colisée !

Il est beaucoup de choses dans le monde, dans les coutumes des nations, l’étiquette des cours, la constitution des gouvernements dont il serait facile de montrer l’origine en de simples nécessités locales. L’art héraldique, par exemple, et les cérémonies d’un couronnement, sont une répétition magnifiée des incidents qui pouvaient survenir à un dragon et à son valet d’armes. Le Collège des Cardinaux était tout d’abord l’ensemble des prêtres paroissiaux de Rome. Les tours penchées doivent leur origine aux discordes civiles qui incitaient chaque seigneur à construire une tour. On en fit ensuite une question d’orgueil de famille — et pour se distinguer davantage, on imagina la nouveauté d’une tour penchante.

Cette étroite subordination de l’Art à la Nature matérielle et idéale, cette nécessité adamantine qui est à sa base, a fait tout son passé et peut faire prévoir son histoire à venir. Appeler les arts à la vie n’a jamais été au pouvoir d’un homme, ni d’une société. Ils surgissent pour servir ses besoins présents, jamais pour satisfaire sa fantaisie. Les arts ont toujours leur origine en quelque sentiment enthousiaste, comme l’amour, le patriotisme, la religion. Qui a taillé le marbre ? L’homme croyant, qui désirait symboliser leurs dieux aux Grecs dans l’attente.

Les Cathédrales gothiques se sont élevées quand le prêtre et le peuple étaient dominés par la foi. L’amour et la crainte en ont édifié chaque pierre. Les Madones du Titien et de Raphaël étaient faites pour être adorées. La tragédie fut créée pour la même fin, ainsi que les miracles de la musique : tous ont jailli de quelque enthousiasme véritable, et jamais du dilettantisme ou du passe-temps. Actuellement ils languissent, parce qu’ils ne visent qu’à l’exhibition. Qui se soucie des œuvres d’art que le Gouvernement a commandées pour le Capitole[1] et qui les connaît ? Ce sont de simples ornements pour plaire aux yeux des gens qui ont commerce avec les livres et les Musées. Mais en Grèce, le « Demos » d’Athènes se divisait en partis politiques au sujet des mérites de Phidias.

Dans notre pays et à notre époque, d’autres intérêts que ceux de la religion et du patriotisme prédominent, et les arts, enfants de l’enthousiasme, ne sauraient prospérer. Nous voyons le véritable produit de nos passions dominantes : les institutions populaires, l’École, les salles de lecture, le télégraphe, la poste, la Bourse, les Compagnies d’assurance, et l’immense moisson des inventions économiques sont le fruit de l’égalité et de la liberté sans bornes des professions lucratives. Ce sont là des besoins superficiels, et leurs fruits sont des institutions superficielles. Mais dans la mesure où ces institutions hâtent les fins de la liberté politique et de l’éducation nationale, elles préparent le sol humain à porter en un autre âge de plus belles fleurs et de plus beaux fruits. Car la beauté, la vérité et la bonté ne sont pas tombées en désuétude ; elles jaillissent éternellement du cœur de l’homme ; elles sont aussi aborigènes dans les Massachusetts qu’en Toscane ou dans les Îles de la Grèce. Et cet éternel Esprit, dont elles sont le triple aspect, façonne à jamais d’après elles, pour son mortel enfant, des images qui lui rappellent l’Infini et le Beau.


  1. Chambre du Parlement, à Washington (T.).