Smarra, ou les démons de la nuit/La femme d’Asan

Ponthieu, libraire (p. 181-199).


LA
FEMME D’ASAN.



Xalestna pjezanza plemenite Asan-Aghinize, littéralement, la complainte de la noble épouse d’Asan-Aga, est un des poëmes les plus célèbres de la littérature morlaque. Il me paroît supérieur à tous ceux qui me sont connus par la vérité des mœurs et le pathétique des sentimens. Je ne crois pas qu’il en existe d’autre traduction que celle de Fortis dans le Viaggio in Dalmazia.

Un homme de lettres distingué[1] qui a bien voulu prendre quelque intérêt à mes travaux sur la littérature slave, a témoigné dans un journal le désir que je joignisse à quelques-unes de mes traductions le texte original du poëte. Il n’a pas observé que la langue slave possède plusieurs articulations que nous ne pouvons exprimer par aucun signe de notre alphabet, et dont quelques-unes sont extrêmement multipliées dans l’usage ; de sorte qu’il seroit impossible de reproduire ce texte autrement que par des approximations imparfaites, pour ne pas dire barbares, à moins qu’on ne se servît de l’écriture propre de l’idiome, qui seroit illisible pour le très-grand nombre des lecteurs. On jugera toutefois de cette langue et de cette écriture par la planche où j’ai représenté le premier quatrain de la complainte de la noble épouse : 1o avec nos caractères d’après Fortis qui convient qu’il n’a pas pu se dispenser de s’éloigner peu de la prononciation, et qui s’en est beaucoup plus éloigné qu’il ne le dit ou qu’il ne le croit ; 2o en lettres glagolitiques ou géronimiennes des livres de liturgie ; 3o en cyrilliaque ancien ; 4o en cursive cyrilliaque moderne, comme elle est encore usitée par les Morlaques, et qui se rapproche beaucoup de la cursive usuelle des Russes. On auroit pu joindre à cet inutile specimen, le servien majuscule des Caloyers, et la cursive bosniaque, remarquable en ce point qu’elle a un faux air de l’arabe, mais j’ai pensé que ce n’étoit déjà que trop d’hiéroglyphes pour un livre conçu dans toute autre intention que celle d’étaler l’érudition la plus facile qu’il y ait au monde, celle des copistes, la seule d’ailleurs dont j’aurois pu faire preuve dans ces matières.


LA
FEMME D’ASAN.


Quelle blancheur éblouissante éclate au loin sur la verdure immense des plaines et des bocages ?

Est-ce la neige ou le cygne, ce brillant oiseau des fleuves qui l’efface en blancheur ?

Mais les neiges ont disparu, mais le cygne a repris son vol vers les froides régions du Nord.

Ce n’est ni la neige, ni le cygne ; c’est le pavillon d’Asan, du brave Asan qui est douloureusement blessé, et qui pleure de sa colère encore plus que de sa blessure.

Car voici ce qui est arrivé. Sa mère et sa sœur l’ont visité dans sa tente, et son épouse qui les avoit suivies, retenue par la pudeur du devoir[2], s’est arrêtée au-dehors parce qu’il ne l’avoit point mandée vers lui. C’est ce qui cause la peine d’Asan.

Cependant quand la douleur de sa blessure s’est calmée, il écrit ainsi à sa triste et fidèle amie : « Fille de Pintor, vous ne vous présenterez plus dans ma maison blanche[3] ; ni dans ma maison, je vous le dis, ni dans celle de mes parens[4]. » À la lecture de cet arrêt terrible, l’infortunée demeure accablée.

Depuis ce jour de funeste mémoire, un jour… préoccupée des pensées du bonheur perdu, elle écoutoit : son oreille est frappée du retentissement de la terre sous le pas des chevaux.

Elle s’élance désespérée vers la tour, et cherche à gagner son sommet d’où elle peut embrasser une mort certaine ; car elle pense que c’est Asan qui vient la poursuivre de ses reproches : mais ses petites-filles tremblantes se sont attachées à ses pas. « Ô ma mère ! s’écrient-elles, ô ma mère ! cesse de fuir, car ce n’est point nôtre père bien-aimé ; c’est ton frère, le bey Pintorovich. »

Ainsi rassurée, elle descend, et jette ses bras au cou du prudent vieillard : « Hélas ! dit-elle, vous le savez et vous connoissez ma honte et celle de notre race ! Il a répudié l’épouse qui lui a donné cinq enfans ! »

Le bey se tait, il ne répond point[5] ; mais il tire d’une bourse de soie vermeille le titre solennel qui permet à sa sœur de se couronner de nouveau des fleurs et des guirlandes de l’épousée, après qu’elle aura foulé, sur le seuil de la maison natale, la trace des pas de sa mère[6].

À peine la malheureuse femme d’Asan a laissé tomber ses yeux sur cet écrit, elle regarde, elle hésite, elle attend, et puis elle se soumet ; car l’ascendant de son frère la domine.

Prête à les quitter, elle baise avec ardeur le front de ses deux jeunes fils. Elle presse de ses lèvres les joues fraîches et colorées des petites filles qui pleurent sans comprendre tout-à-fait le sujet de leur douleur ; mais elle ne peut se détacher du berceau où repose le dernier né de ses enfans. Elle s’y fixe comme pour l’entraîner avec elle[7].

Son frère la saisit d’une main sévère, la pousse vers le coursier rapide, et vole avec elle a la maison de Pintor.

Elle n’y demeura pas long-temps. La semaine étoit à peine achevée, qu’une femme si belle et de si noble race fut recherchée pour épouse par l’illustre juge d’Imoski[8]. Elle tombe éplorée aux pieds de son frère, elle gémit, elle prie : « Hélas ! dit-elle, ne me donne plus pour épouse à personne, je t’en conjure par ta vie, je te le demande à genoux ! mon cœur éclatera de douleur s’il faut que je renonce à embrasser encore mes pauvres enfans » !

Le bey, sourd à sa voix, a résolu de l’unir au noble Kadi. Dévouée, elle prie encore : « Du moins, reprend-elle, écris en ces termes à l’époux que tu m’as choisi. Écoute bien ! »

« Kadi, je te salue. Je t’écris sans avoir consulté ma sœur pour obtenir de toi en sa faveur deux grâces qui lui seront chères : la première, c’est de lui apporter, lorsque tu viendras avec tes amis, un long voile qui puisse la cacher à tous les yeux ; la seconde, c’est d’éviter, en la conduisant dans ta maison, de passer devant celle d’Asan, afin qu’elle n’ait pas la douleur de voir les chers enfans qu’elle doit renoncer à voir jamais. »

À peine la lettre est-elle parvenue au Kadi, celui-ci réunit ses amis pour être témoins de cette fête, lis viennent, et présentent à la fiancée, au nom de son nouvel époux, le long voile qu’elle a demandé ; elle s’en couvre et les accompagne, heureuse au moins de cacher ses larmes, quand des cris qui partent du devant de la maison d’Asan, l’avertissent que les Svati qui conduisent le cortége nuptial se sont trompés de chemin, car ses enfans l’ont aperçue et se sont élancés sur son passage.

« Ô mère bien aimée, s’écrient-ils ; reviens à tes pauvres petits enfans, puisque voilà l’heure du repas où tu nous appelois tous les jours[9]. »

À peine a-t-elle entendu ses enfans, l’épouse infortunée d’Asan se retourne vers le vieux Bey : « Ô mon frère, lui dit-elle, permets que tes chevaux s’arrêtent pour un moment devant cette maison, afin que je puisse donner encore quelques gages d’amour à ces innocens orphelins, déplorables fruits de ma première union. »

Les coursiers restent immobiles, pendant qu’elle va partager à sa famille chérie quelques bijoux ou quelques vêtemens, derniers témoignages de sa tendresse : de beaux cothurnes à tresse d’or pour les jeunes garçons ; pour les jeunes filles, des tuniques longues et flottantes, et une petite robe au plus petit qui dort dans un berceau, mais elle n’ose l’éveiller d’un baiser[10].

Tout à coup une voix éclate dans l’appartement voisin, celle d’Asan qui rappelle ses enfans : « Revenez à moi, mes chers orphelins, revenez à moi ! le cœur de fer de la cruelle que vous embrassez ne s’attendrira plus pour vous, elle est la femme d’un autre. » — Elle prête l’oreille, son sang se glace, elle tombe, et sa tête, couverte d’une mortelle pâleur, va frapper la terre retentissante ; au même instant, son cœur se brise, et son âme s’envole sur les pas de ses enfans.


  1. M. de la Beaumelle, Minerve Littéraire.
  2. Une femme morlaque ne peut entrer dans la tente ou la chambre de son mari sans y être appelée.
  3. Est-ce une épithète spéciale propre à la maison d’Asan ? Est-ce, comme je le pense, une de ces figures si communes dans la langue slave qui exprime son illustration ? Fortis, qu’un plus long usage devoit avoir initié aux finesses de cette littérature originale, traduit cependant : cortile bianco.
  4. Formule de répudiation.
  5. Bexe muci : ne govori nista.
    Fortis traduit : Il Begh nulla risponde, pour éviter le pléonasme ; mais le pléonasme est un des caractères distinctifs des littératures primitives.
  6. Da gre s’gnime majci u zatraghe.
    Cette condition du divorce chez les peuples que nous appelons barbares, a quelque chose de sublime. Elle suppose l’infortune non méritée d’une femme qui a encouru la disgrâce de son mari, sans cesser entièrement d’être digne de sa mère.
  7. Une femme répudiée n’a pas le droit de revoir les enfans qui sont nés de son premier mariage.
  8. Imoski est l’Emota des petits géographes grecs.
  9. L’original dit : uxinati, déjeûner, expression naïve qui convient aux mœurs de ce peuple et à la simplicité de son langage poétique, mais que nous n’osons traduire que par une périphrase.
  10. Cette leçon n’est pas tout-à-fait la même que celle de Fortis, mais je l’ai recueillie plus communément de la bouche des Dalmates, et je la trouve bien préférable.