Smarra, ou les démons de la nuit/La luciole
Ce poëme est intitulé dans l’original : Svjetgnack, nom illyrien de la Luciole, ou ver-luisant ailé, qui y est décrite, selon moi, avec un charme incomparable.
Giorgi est l’Anacréon des Morlaques. La lecture des classiques et la fréquentation des villes ont imprimé à son style quelque chose de la recherche brillante, de l’enthousiasme hyperbolique des Italiens ses voisins. C’est ce que je n’ai pas voulu dissimuler dans ma foible imitation. Telle qu’elle est, la Luciole de Giorgi me paroît digne cependant de soutenir la comparaison avec le Sphinx de madame de Krudener et la Violette de Goëthe.
L’original, que j’ai tiré des savans Mémoires d’Appendini sur les antiquités de Raguse et la littérature illyrienne, est souvent cité comme autorité classique dans l’utile dictionnaire italien-illyrique du P. Ardelio della Bella. Voy. Lucciole o Lucciola, pag. 80, tom. 2.
Le poëme slave est divisé en quatrains, la seule traduction italienne que je connoisse, en sixains. J’ai marqué par l’astérisque la division des strophes.
LA LUCIOLE.
Déja l’humide nuit déploye le vol immense de ses ailes silencieuses, et le chœur mystérieux des astres, complice des tendres larcins de l’amour, commence une danse magique dans les plaines du ciel.
Moi qui ne pense qu’à ma belle, je profite de l’obscurité naissante pour me glisser à travers les ombres de la maison qu’elle habite. De son balcon, descend à l’extrémité d’un fil de soie une feuille blanche que le vent balance. Hélas ! j’espérois davantage !
L’impatience de reconnoître au moins dans ce billet les pensées de celle que j’aime fait palpiter et frémir mon cœur ; mais la nuit s’est obscurcie de plus en plus, et dans la profondeur de ses ténèbres, je demande en vain au message secret de ma belle le signe invisible qu’elle lui a confié.
Efforts impuissans, plaintes inutiles ! La chevelure éclatante de la lune ne flotte pas encore en ondes argentées sur le sommet des montagnes où cette nymphe assied son trône. Les flambeaux du ciel brillent trop éloignés de mes yeux.
Je m’emporte en reproches contre la nuit dont quelques momens auparavant j’accusois follement la lenteur ! Je m’indigne du repos des élémens qui me refusent jusqu’à la lumière des tempêtes !…
Je voudrois voir s’allumer les orages, et lire aux triples feux de la foudre balancée sur ma tête les caractères adorés qu’a tracés la main de ma belle…
Qui le croiroit ! parmi quelques touffes éparses d’une herbe stérile que j’étois près de fouler, étincelle tout à coup une mouche[1] brillante qui vole en cercles rapides et multipliés à la pointe des feuilles qu’elle caresse et qu’elle éclaire.
Le foyer d’une flamme vive et mobile qui brûle dans son sein, s’étend et rayonne sur ses ailes agitées, il s’épanche en traits ardens de tous les anneaux de son corps flexible, et l’illumine d’une auréole de clartés éblouissantes.
Je saisis d’une main avide l’insecte favorable à mes vœux, l’insecte à qui l’amour protecteur a confié une lumière facile à cacher, et tour-à-tour tutélaire et discrète, pour embellir les veilles des amans.
Je le rapproche de la lettre chérie, en faisant passer sur chaque ligne tous les points de l’insecte agile où s’égare en tremblant sa lumière capricieuse. Aucun de ses jets radieux n’est perdu pour mes regards ; aucune des douces confidences de la bien-aimée ne sera perdue pour mon cœur.
Grâces soient rendues à ton heureux secours, ô bienfaisante étoile des prairies, tendre Luciole aux ailes de feu, toi, le plus beau et le plus innocent de tous les animaux de la terre et du ciel, rayon impérissable d’amour !
Comment exprimerai-je le bonheur que je te dois ! comment peindre ton charme et ta grâce, jolie Luciole, le plus ravissant des mystères d’une belle nuit, toi qui rends des espérances à l’amour inquiet, qui prêtes des consolations à l’amour jaloux !
Quand le soleil descend dans ses magnifiques palais de l’Occident, il te laisse derrière lui pour l’enchantement des nuits d’été. Il te laisse comme un atôme de sa splendeur immense, et il te confie à la protection de la verdure et à l’amour des fleurs.
Auprès de ton éclat celui de l’or pâlit, celui des perles s’éteint ; à peine peut-on lui comparer ce feu vainqueur des ténèbres qui s’allume, pétille et jaillit, dans la nuit profonde, du sein de l’escarboucle orientale.
Tu es, dans la délicatesse de ta beauté, astre modeste des buissons, l’image d’une vierge timide qui éclaire malgré elle les secrets de la nuit, du feu de ses regards, en cherchant la trace de l’ami qu’elle aime.
Ah ! puisses-tu, charmante Luciole, recueillir le prix de ce que tu as fait pour moi ! puissent les prairies te prodiguer en tout temps, Luciole bienfaisante, le nectar embaumé de leurs fleurs, et le ciel, les douceurs inépuisables de sa rosée !
- ↑ Dans l’original, osa, une guêpe.