La pêche à la baleine.

CHAPITRE II

Paul et le docteur. — Le vaisseau le Suffren. — Un mousse à bord. — Abordage de deux vaisseaux. — Ouragan la nuit. — Le mousse se sauve dans un canot. — Île inconnue. — Les caïmans. — Réception du mousse par les sauvages. — Sa peur d’être mangé. Les sauvages le poursuivent. — Retour à bord, — La Pauline. — Les baleiniers. — La chasse à la baleine. — La Tastanie. — Hobart-Town. — Un homme à la mer ! — Le grand baleinier. — Conte fantastique raconté à bord. — Le Diable et le capitaine Bon-Œil. — Les îles Chatam. — Une baleine et son cafre. — La vengeance d’une baleine. — La Nouvelle-Zélande et la baie des Meurtriers. — Les sauvages à bord et les Français à terre. — Le capitaine Marion. — Assassinat du capitaine et de ses matelots. — Combat des sauvages contre les Français. — La goëlette, la Gloire. — Îles Marion et Clozet. — Naufrage. — Chasse aux pingouins. — Construction d’une barque. — Abordage de deux navires pendant la nuit sur les côtes d’Angleterre.

Le docteur vint le lendemain de bonne heure. Il constata que le malade avait la fièvre et il se fâcha tout rouge.

— Que s’est-il donc passé ? demanda-t-il ; le blessé s’est levé, il a parlé, on l’a fait manger peut-être plus que je ne l’avais ordonné.

— Non, docteur, c’est le récit des campagnes de Chasse-Marée qui l’a trop émotionné.

— Je défendrai les récits, si le malade n’est pas plus raisonnable que les conteurs.

— Oh ! moi qui aurais voulu que Chasse-Marée parlât toujours ! murmura Paul.

— Alors c’est heureux qu’il ait fini, grogna Clinfoc.

La journée se passa plus calme pour le blessé. Son oncle seul eut la parole, et comme le docteur avait défendu toute espèce de récit, il fut muet ; ce qui ne laissa pas de le faire enrager, mais il passa sa colère sur Clinfoc qui voulait à toutes forces donner des leçons de navigation au malade.

Le soir, Paul avait beaucoup moins de fièvre. Les marins entrèrent à pas de loups dans la chambre, et chacun s’installa comme les soirs précédents. On commença par causer tout bas, et peu à peu la conversation s’animant devint générale, et Paul lui-même qu’un sommeil de deux heures avait bien reposé, ne put s’empêcher de s’y mêler.

Le père Vent-Debout et Clinfoc étant occupés l’un et l’autre à ce que le blessé ne fît pas trop attention à ce qu’on disait, se disputaient comme à leur habitude, et Paul en profitait pour causer avec le père La Gloire qui, sachant que c’était son tour de parler, s’était approché du lit.

Le capitaine s’en aperçut, Clinfoc aussi, et tous les deux se reprochèrent de ne pas faire attention au « petit. »

— Ne vous disputez pas, dit Paul. Vous me rendriez malade.

Le serviteur et le maître se jetèrent un regard furieux qui voulait dire : « C’est votre faute, » mais ne répliquèrent pas.

— Si mon oncle était bien gentil, il laisserait le père La Gloire me raconter quelques péripéties de sa vie de marin.

— Je ne sais si je dois… dit le capitaine.

— Pardine ! riposta Clinfoc, vous pouvez bien. La marine marchande a des histoires qui ne mettent pas l’âme à l’envers, comme votre marine de guerre, où il n’y a que des coups à recevoir et pas d’argent à gagner.

Le capitaine voyant son neveu désireux d’entendre encore parler un marin, alla l’embrasser, lui recommanda d’être calme, et chacun s’apprêta à écouter. Clinfoc seul trouvait toujours moyen de retarder, espérant que, chez Paul, le sommeil serait plus fort que la curiosité.

Mais il n’en fut rien. Au contraire.

Enfin le père La Gloire put commencer son récit qui ne devait plus guère être interrompu que par les exigences du service du phare. Nous le donnons dans toute son intégrité, nous contentant, comme font les sténographes à la chambre, de signaler les interrupteurs et de noter les interruptions :


récit du père la gloire.


— Il y aura quarante-sept ans le 22 mai prochain qu’à l’âge de douze ans, je quittai le Havre pour un voyage au long cours. Voici comment et pourquoi :

Mon père était un de ces commerçants qui, surtout à cette époque, échangeaient aux officiers des vaisseaux marchands de retour des grandes Indes ou de la Chine leurs cargaisons, pour des marchandises de production française ou anglaise, dont ceux-ci faisaient à leur tour bon marché à Canton ou à Calcutta. Il était en compte courant avec tous les officiers du port : beaucoup d’entre eux lui devaient même de l’argent.

M. Rouillard, — c’est le nom de mon père ; mon sobriquet de La Gloire ne devait me venir que plus tard, — M. Rouillard donc était très-connu sur la place du Havre, et chaque année lui rapportait des bénéfices considérables. Si je n’avais pas peur de surcharger mon récit, je vous dirais même qu’il joignait à ce commerce celui de marchand d’huile de baleine, ce qui le mettait en rapport avec tous les baleiniers du globe ; mais en outre que cela serait trop long, j’ai hâte d’arriver au point le plus intéressant, celui de mon départ.

S’il met si longtemps pour partir, que sera-ce donc pour arriver ? dit Clinfoc.

— Le vaisseau le Suffren était en partance pour Canton. Le premier officier du bord, qui était en compte avec notre maison à laquelle il devait déjà une somme considérable, persuada à mon père de lui fournir encore une grande quantité d’objets. Mon père ne se rendit qu’après une vive discussion, et il fut convenu en dernier ressort que j’accompagnerais l’officier à bord, en qualité d’employé aux écritures.

J’étais à cette époque surnuméraire dans les bureaux, comme je n’avais pas d’appointements, et que les traités de l’affaire me parurent très-avantageux pour ma famille et pour moi, enfin que je voulais voir du pays, j’y donnai de grand cœur mon adhésion.

Je devais faire le voyage comme employé et recevoir pour le compte de mon père la moitié des bénéfices des ventes qui seraient opérées par l’officier. Si la carrière maritime me convenait, libre à moi de la suivre ; sinon, au retour du vaisseau, je m’installerais de nouveau dans la maison de mon père.

Vous ne pouvez vous figurer avec quel plaisir je quittai le comptoir paternel pour aller voir du pays et monter sur un vaisseau autrement qu’en curieux.

Sous la protection de l’officier, j’espérais pouvoir m’initier au service maritime, car j’avais autant qu’aujourd’hui une répulsion bien marquée pour tout travail de bureau, et je comptais bien, une fois à bord, y prendre ma place plutôt comme marin, que comme employé. Mes illusions furent de courte durée. Dès que nous fûmes en mer, et que j’eus exprimé à l’officier mon intention de servir comme mousse privilégié, ma situation devint insupportable, comme celle des autres mousses qui, eux du moins, y étaient habitués et en riaient. Aux fonctions serviles et abjectes que mes camarades et moi nous étions obligés, de remplir, le premier contre-maître ajouta le tourment de sa haine. Un jour étant en faction avec lui, il m’injuria et m’accabla de coups. Ne pouvant me défendre, je fus dès lors en butte à ses moqueries et à ses mauvais traitements.

L’officier auquel je me plaignis haussa les épaules et me répondit :

— Votre usurier de père me vole mes profits, et il vous a mis à bord pour lui servir d’espion. Ce vieux juif ne s’est pas contenté de ma parole, il lui a fallu un écrit, mais je veux bien être pendu si je ne fais pas de vous un domestique.

Ma vie devint de plus en plus triste et misérable. Le capitaine vivait à bord comme une espèce de demi-Dieu et se croyait supérieur à l’humanité entière. Il ne fréquentait que quelques passagers, et tous ses ordres étaient transmis à l’équipage par le premier officier, mon ennemi. Une nuit, nous étions à la hauteur de Madère, et le vent soufflait avec violence. La vigie cria : Une voile à bâbord ! Très-bien, répondis-je. Je vais avertir, mais, avant de remplir ma mission, je jetai un coup d’œil sur la mer, où je ne vis qu’un énorme nuage noir. L’officier était endormi sur la glissoire d’une caronade. La vue de ce sommeil si calme en face de la tempête fit naître en moi mon premier sentiment de haine et de vengeance. Je ne troublai pas le sommeil de mon ennemi, et me glissant chez le capitaine :

— Il y a un grand vaisseau sur notre côté, m’écriai-je, et je ne sais pas où est l’officier de quart.

Le capitaine se précipita sur le pont, et courut jusqu’à l’officier qui dormait encore, et ne se réveilla qu’à l’appel de son nom. Sans répondre aux excuses que balbutiait le coupable, le capitaine s’éloigna de l’échelle et cria d’une voix forte :

— Abaissez le gouvernail. Tous les hommes à la manœuvre !

Un ouragan terrible se préparait : la mer était violette et la masse noire, que j’avais d’abord prise pour un nuage, apparaissait sous la forme effrayante d’un vaisseau démâté, lancé sur

La tempête.
nous avec une vitesse extraordinaire. Les lumières bleues qui brûlaient sur son gaillard se réfléchissaient dans notre voile de perroquet bien carguée. Il était inévitable qu’au moment où le vaisseau emporté par les vagues retomberait sur nous, il nous écraserait ou nous couperait en deux. Nos voiles se frappaient contre les mâts avec un bruit de tonnerre, et l’équipage à moitié endormi se précipitait pêle-mêle hors des écoutilles en poussant des cris affreux. L’épouvante paralysait nos forces et nos regards se suspendaient aux mouvements du vaisseau qui tournoyait au-dessus de nous. Cette scène effrayait les matelots, et les passagers à genoux se tordaient les bras ou se cachaient la tête dans leurs mains pour ne pas voir cet horrible spectacle. Ce ne fut qu’un moment d’angoisse, mais il suffit pour faire de moi un homme.

Tout à coup une voix forte nous cria : « Tribord, votre gouvernail, si vous ne voulez pas être écrasés ! » Au même moment le vaisseau nous frappa. Le choc fut terrible. Nos hommes y répondirent par de désolantes clameurs. Je crus tout perdu, et les mains pressées convulsivement contre les haubans, j’attendis la mort. Mes yeux démesurément ouverts crurent voir passer sur nous le vaisseau, pendant que la mer m’inondait de ses lames froides que le vent glaçait sur mon corps frissonnant. Quand la raison me revint, je pus voir à travers la confusion qui règne toujours à bord d’un vaisseau en danger, que notre quartier était atteint, le bateau de la poupe enlevé et le grand mât brisé. Le vaisseau, cause de toutes ses avaries, disparaissait dans la brume comme un fantôme.

Une fois tout danger passé, le calme revint à bord. L’officier fut mis en prison pour s’être endormi étant de quart, et je repris ma misérable vie que n’adoucirent pas les procédés cruels du contre-maître. Ce fut bien pis quand l’officier qui avait appris que j’étais l’auteur de sa disgrâce fut mis en liberté. Je n’étais plus bon qu’à jeter aux requins. Mais les détails de mes malheurs seraient trop peu intéressants. Qu’il vous suffise de savoir, que j’en étais arrivé au point de ne plus pouvoir supporter la vie du bord, et pourtant, l’explique qui voudra, je n’étais pas dégoûté de la vie de marin.

Une nuit, le vaisseau était amarré dans la mer de la Chine, près d’une île dont j’ai oublié le nom parce que je ne l’ai jamais su ; on m’ordonna d’aller me coucher dans le bateau qui était derrière le bâtiment afin de le garder. En entendant cet ordre, je bondis de joie, mais sous le regard inquisiteur de mon ennemi, je tâchai de me modérer et j’obéis en baissant la tête, comme de honte, mais pour lui cacher cette joie qui se lisait sur mon visage. C’est qu’une idée folle m’était venue à l’esprit : celle de me sauver. Je trouvai dans ce bateau, dont on s’était servi la veille pour explorer l’île, un mât, une voile et un petit baril d’eau. Cette trouvaille inattendue me persuada que Dieu, après m’avoir inspiré cette téméraire entreprise, veillait encore sur moi. Ma détermination fut dès lors complètement arrêtée. Il ne m’était même pas venu dans l’idée que je n’avais pas de vivres ! Mon repas du soir, c’est-à-dire du biscuit et du lard, était dans ma poche, et je le trouvai suffisant. La nuit était sombre et calme : une brise fraîche soufflait dans le golfe. Quand tout fut tranquille sur le pont, je dénouai le câble qui attachait le bateau et après quelques minutes d’attente, j’élevai le mât, je virai, et ma légère embarcation se trouva bientôt en pleine mer.

— À la garde de Dieu ! m’écriai-je.

Pendant l’heure qui suivit, heure qui dura un siècle, j’avais si grand’peur d’être vu et repris que je ne me préoccupais guère de savoir où le flot m’emportait. Les hommes de quart s’aperçurent de l’enlèvement du bateau, car une lanterne fut hissée, et je vis distinctement une lumière bleue. Ce signal m’épouvanta, et je tâchai de me diriger sur l’île pour m’y cacher jusqu’au départ du vaisseau. Grâce à mon amour pour les voyages sur mer et à l’intérêt que j’avais pris, tout enfant, à examiner les bateaux dans les chantiers du Havre, je savais assez bien en gouverner la marche. Ce ne fut que le lendemain que j’entrevis toute l’horreur de ma position. J’eus peur, en me voyant seul, sans vivres, sans carte, sans boussole sur une frêle embarcation pour m’aider à franchir les abîmes de l’Océan. Je vous avoue que je regrettais assez mon vaisseau, et mes mains abandonnèrent le gouvernail. La vie me devint odieuse et mes yeux, aveuglés de larmes, suivaient d’un regard morne la marche du bateau qui voguait à la grâce de Dieu. La faim m’empêcha de dormir ; Cependant le repos est si nécessaire à un enfant que, après avoir bu quelques gouttes d’eau, mes yeux se fermèrent, et un sommeil agité m’étendit sans courage dans le fond de ma barque. Je dormis, et quand je m’éveillai, je vis devant moi les côtes dentelées d’une île.

La brise se maintenait, douce et fraîche. Je pus aborder. On eût dit que cette île n’appartenait pas à la mer de Chine, tant ses côtes étaient luxuriantes de végétation. À cette époque j’avais trop peu voyagé pour m’en apercevoir. Aujourd’hui j’ai le droit d’en faire l’observation. Le point où la brise poussa ma barque devait être l’embouchure d’un fleuve. Les bords étaient remplis d’ajonc, sur lesquels des arbres énormes élançaient leurs branchages touffus, — Si cette île est inhabitée, me dis-je, ces arbres me donneront à manger.

En effet, je voyais suspendues sous les larges feuilles des cocotiers des noix qui me faisaient venir l’eau à la bouche.

Enfin je débarquai. Au moment où je m’apprêtais à cueillir mon déjeuner, je vis dans les ajoncs se remuer deux immenses cuirasses qui reluisaient au soleil. C’étaient deux crocodiles qui se battaient. Le bruit que je fis en courant pour rejoindre ma barque fit cesser leur querelle, ils me regardèrent et se mirent à ma poursuite.

Un crocodile court bien, mais la peur donne des ailes, et j’étais déjà dans ma barque, quand mes deux ennemis se jetèrent à la nage. Ma barque allait à la dérive et les nageurs l’atteignirent bientôt. Au moment où je prenais une rame, l’un d’eux ouvrait sa mâchoire pour saisir mon bras, je me relève et lui en assène un coup violent sur la tête. L’autre arrive au secours de son camarade et heurte violemment la proue. Ces deux mouvements lancent ma barque dans le courant. Une vague nous sépare, je fais force de rames, et de loin j’aperçois mes deux ennemis, renonçant à l’espoir de m’atteindre, reprendre leur conversation interrompue !

Le vent s’était élevé et ma barque volait sur l’eau comme une mouette effrayée. Soudain le vent changea, et ne pouvant lutter avec lui, livré à son caprice, je m’aperçus bientôt qu’il m’emportait loin du rivage, à peine entrevu. Je passai la journée sans manger ni boire. J’étais aussi malade que désespéré. La nuit revint, et je ne découvrais aucune terre ; bien plus, je semblais fuir les côtes, que le vent me forçait à laisser derrière moi. Cette alternative d’espoir et de mécompte accabla mon esprit, et j’accusais Dieu de m’avoir abandonné à mon inexpérience et à ma faiblesse.

Cependant la nuit était aussi claire que le jour, mais cette clarté ne m’était d’aucun secours. Triste et fiévreux, je tenais d’une main faible le gouvernail, quand un bruit me fit tourner la tête. Un énorme poisson venait de tomber dans ma barque. Malheureusement, je n’avais ni feu pour le faire cuire, ni couteau pour lui enlever ses écailles. Je rejetai le poisson au fond du bateau et reprit avec désespoir mon poste au gouvernail. Quelques minutes après, je fus arraché à mes sombres réflexions par la vue de quelque chose de noir qui flottait à la surface de l’eau. C’était une tortue que je saisis et que j’envoyai rejoindre le poisson. Décidément, la Providence tranquillisait mon esprit, en m’ôtant la crainte de mourir de faim. Je remerciai le Ciel, et, après avoir attaché le gouvernail, je m’endormis avec plus de calme.

Le froid de l’eau qui se précipitait par-dessus le plat bord du bateau m’éveilla. Une minute de plus, je coulais à fond. Je sautai sur la voile, dont je défis le nœud, et ma barque se releva. Avec ma casquette je vidai toute l’eau qu’elle avait embarquée ; mais je sentais un orage qui s’approchait, et pour l’éviter je me servis de toute ma voile. La vitesse avec laquelle je marchais me faisait espérer que je pourrais bientôt aborder une de ces nombreuses îles qui peuplent la mer de Chine.

La faim me tiraillait l’estomac ; je résolus de l’apaiser en mangeant mon poisson cru. Je mordis sa queue, et son goût m’en parut si délicieux, que, tout surpris de la saveur de sa chair, je me demandai comment on pouvait faire cuire le poisson. Mes souffrances, un peu calmées par ce repas, ne firent que redoubler et je n’eus pas de cesse que je n’eusse attaqué la tortue, qui se débattait convulsivement au fond du bateau. Mais comment arriver à sa chair, sans couteau ni maillet ? J’y réfléchis toute la nuit sans trouver une solution, et le lendemain, quel ne fut pas mon désappointement en voyant que pendant l’obscurité j’avais rasé le rivage de plusieurs îles et que je n’avais plus devant moi qu’une mer sans horizon. Le vent m’empêchait de virer, et, pour ne pas couler à fond, je suivais sa direction. Cette déception cruelle n’empêcha pas mon estomac de crier famine et toute mon attention se reporta sur la tortue.

Pour briser ce granit d’écaille mes mains étaient trop faibles et je n’avais ni clou ni pointe qui pût remplir l’office d’un couteau, et du reste la tortue, qui se doutait du sort que je lui réservais, rentrait sous sa carapace les extrémités de son corps.

La colère faisait bouillir mon sang, et, dans un de mes transports, je frappai la tortue contre le plat-bord du bateau, dans l’espoir de la briser ou de l’écailler, mais je crois que j’aurais plus tôt fracassé ma barque que de seulement l’entamer. Après une lutte acharnée de violence et de ruse, je parvins à saisir la tête de la tortue, que j’attachai solidement avec une corde, et à l’aide de ce dernier moyen je la tuai.

Le corps était rempli d’œufs d’une exquise délicatesse, dont l’absorption calma tout à fait mes douleurs d’estomac. Une fois rassasié, je mis toute mon attention à la découverte de la terre et bientôt je l’aperçus sur ma gauche. Je poussai un cri de joie et mes défaillances disparurent. La brise augmentait et dans la crainte d’un orage, je mis toutes mes forces à diriger ma barque sur l’île qui se montrait à mes yeux. Malgré la rapidité de mon frêle esquif je croyais ne pas marcher, tant mon impatience était grande. Le soleil était couché quand je me trouvai assez près de la terre pour distinguer le ressac qui se produisait sur les rochers. Mon ardent désir de débarquer me fit commettre l’imprudence de laisser aller mon bateau sans le diriger le long du rivage, afin d’y trouver une berge et éviter les rochers. J’atteignis un ressac d’une prodigieuse hauteur et ma barque fut emportée par les lames sur les rochers. Je me crus perdu, mais après de suprêmes efforts, épuisé de fatigue, ensanglanté par les blessures que j’avais reçues, et sentant que je coulais à fond, je me jetai à la nage et cette fois la vague bienveillante, après m’avoir bercé comme un enfant, me déposa sur les galets du rivage, où je n’eus que le temps de faire une courte prière avant de m’endormir d’un profond sommeil.

En me réveillant, j’étais chaudement enveloppé et couché sur une natte, sous un toit de bambou. J’étais sauvé ; je le croyais du moins. La première figure que j’aperçus se pencher sur moi pour voir si je dormais, me donna fort à penser sur le genre de salut qui m’était échu. C’était une figure olivâtre, tatouée de lignes noires, avec des anneaux énormes au nez et aux oreilles ; des yeux qui roulaient dans leurs orbites sans s’arrêter, et une bouche immense aux dents pointues et longues, qui semblaient en remuant vouloir avaler tout ce que les yeux lui indiquaient.

Je connaissais assez de géographie pour savoir à peu près où j’étais. Par delà Bornéo, avant l’Océanie, il existe un tas de petites îles inabordables aux gros vaisseaux et que peuplent des tribus sauvages vulgairement appelées cannibales. Ce que ces gens-là ont mangé d’Européens est incalculable. Nous reviendrons sur ces messieurs, avec lesquels j’ai fait plus d’une fois connaissance ; pour le moment, je reprends mon histoire :

C’est un peu dur, avouez-le, d’être resté dix jours sans manger et d’être mangé le onzième ; d’avoir quinze ans et de ne pas tirer à la conscription ! Or je me voyais parfaitement exposé à ne jamais revoir le Havre et à subir le supplice d’un poisson en matelotte. Servir à la cuisine d’inconnus qui ne parlent même pas notre langue : c’est dur, et malheureusement je me voyais dans cette position peu agréable. Encore si j’avais eu mes jambes, mais je ne pouvais remuer ni pieds ni pattes, et j’avais une faim !… Faim ? quelle dérision ! allez donc demander à manger à des cannibales ?

J’étais prisonnier.

Aussi, je ne fus pas médiocrement surpris quand, m’étant mis sur mon séant, résolu à manger au moins une bouchée avant d’être mangé, je vis mes sauvages se prosterner face contre terre, puis se relever avec des gestes qui n’annonçaient pas de mauvais desseins. Ils riaient même les lâches ! Et leur rire me laissait voir cette double rangée de dents blanches ! Enfin !… on m’apporta des oranges, des bananes, du lait de coco. Je bus et je mangeai à tire-larigot, à la grande joie de mes hôtes qui gambadaient à se démancher les os. Quand j’eus achevé mon frugal mais copieux repas, on m’habilla ; puis on me transporta en palaquin jusqu’à la ville, où l’on me donna, pour demeure, la hutte la plus grande et la plus commode. Seulement je remarquai qu’il y avait des factionnaires à chaque issue. On me gardait à vue. J’étais prisonnier.

Mais pourquoi ne pas me manger tout de suite ? Voilà ce que je ne comprenais pas. Alors une idée me vint : « Est-ce parce que je ne suis pas assez gras, et veut-on m’engraisser avant de me faire figurer comme rôti dans le banquet de ces cannibales ? » Le fait est que je pouvais bien avoir touché juste, car il ne se passait pas d’heure, qu’on ne m’apportât à manger et à boire. Il m’était défendu, sous aucun prétexte, de franchir le jardin qui entourait la hutte, je n’avais que le droit de dormir et de bien vivre. Les premiers jours, je ne me fis pas tirer l’oreille, mon estomac avait besoin de se refaire : mes jambes n’étaient pas fâchées de se reposer, et, n’était l’inquiétude de l’avenir, je n’avais pas à me plaindre de mes hôtes, qui respectaient mon sommeil et me nourrissaient grassement. Mais le huitième jour, j’en avais assez ; je voulus sortir. Il y eut conseil des sauvages pour savoir si la chose était possible : à l’unanimité, ces gredins refusèrent, et le nombre des factionnaires fut doublé. Au bout d’une semaine, j’étais complétement radoubé et remis à neuf. Qui plus est, j’avais pris de l’embonpoint.

Vous dire la satisfaction que les sauvages éprouvèrent en me voyant si gras et si dodu est impossible. Ils s’en léchaient les lèvres ; l’eau leur venait à la bouche, et ils souriaient d’un air béat en regardant cette boule de graisse qu’ils destinaient à leur casserole. Il y eut même assemblée des notables dans ma hutte et l’un d’eux, le président sans doute, me fit comprendre par signes que je devais me tenir prêt à partir le lendemain.

— Je suis à point, me dis-je, et une fois seul, je résolus de m’évader la nuit suivante. M’évader, c’était bon à dire et pas facile à faire : et quand bien même je fusse arrivé à sortir de ma hutte, où aller ? Nous étions dans une île et je n’avais qu’une chance de salut, la mer, qui une fois n’avait pas voulu de moi et ne me refuserait pas le nouveau service de me reprendre. Donc j’attendis la nuit.

Il avait dû se passer quelque chose de très-important ; car les sauvages étaient en fête, mes factionnaires dormaient, ivres comme des matelots à terre et — je ne savais pas si mes oreilles me trompaient, j’avais entendu une ou deux voix, dont, le son ne m’était pas étranger, prononcer quelques paroles en anglais. Les sauvages de ces latitudes ont souvent affaire avec les Anglais qui, si on ne les arrête pas, posséderont toute l’Océanie et ce qui est autour ; c’est la seule langue dont ils comprennent et retiennent quelques mots. Il n’y avait rien d’étonnant là dedans, mais le son des voix n’était pas sorti d’un gosier de sauvage : je me souvins tout à coup d’une histoire qui me fit frémir. J’avais entendu raconter, à un vieux baleinier que nous reverrons bientôt, qu’un matelot anglais étant tombé dans les mains des anthropophages (tiens ! j’ai trouvé le mot), n’avait dû son salut qu’à la manière dont il leur avait fait la cuisine. Il leur avait arrangé à toutes les sauces les corps de ses malheureux camarades échoués sur le rivage, et depuis était resté leur cuisinier. Bien des fois, le cuisinier avait failli y passer à son tour, mais il s’en était toujours tiré. Est-ce que mes sauvages avaient un cuisinier anglais ?

Dès qu’il fut nuit noire, je me glissai hors de ma hutte. Je n’avais pas une goutte de sang dans les veines ; une fois le dernier factionnaire franchi, car j’avais été obligé de l’enjamber : je pris mes jambes à mon cou, et je détalai sans tambour ni trompette. Où allais-je ? je n’en savais rien ; mais puisque j’étais dans une île, bien sûr qu’en marchant tout droit j’arriverais à la mer, et j’y arrivai. Quel ne fut pas mon étonnement en voyant amarrée sur la grève, une barque que je reconnus pour être de construction française. Bien sûr que c’était le bon Dieu qui me l’envoyait ! Mais au moment où je levais la jambe pour y entrer, une main énorme s’abattit sur mon épaule, et derrière moi je vis, en tournant la tête, plusieurs ombres se lever et m’entourer en ricanant. J’étais plus mort que vif, et je me voyais déjà à la broche quand une voix s’écria en pur français :

— Petit gredin ! tu voulais encore t’échapper !

Mon cœur battit à m’étouffer ; mes jambes plièrent et je tombai à genoux suffoqué de joie. Oui, de joie ! songez donc ! une voix qui parlait français ! À coup sûr, je ne serais pas mangé. Et puis entendre l’accent de son pays quand on est au milieu des sauvages, dans une île qui n’est peut-être pas sur la carte !

Ma joie fut de courte durée, car j’eus bientôt reconnu celui qui me parlait et ceux qui m’entouraient ; c’étaient l’officier et les matelots du Suffren.

Voici tout simplement ce qui s’était passé :

Dès que le capitaine du Suffren eut appris ma disparition du bord, il donna des ordres au premier officier pour qu’il me fît rechercher dans toutes les directions : on lança les canots à ma poursuite, mais grâce à la nuit, grâce surtout à ma marche irrégulière, je dépistai les recherches. Le capitaine furieux fit mettre à la voile, et le lendemain aborda à la terre la plus proche, qui n’était autre qu’une île entourée de bancs de corail, et où les pêcheurs de ces parages venaient faire chaque année leur provision de tortues. Cette île était habitée par des sauvages aux mœurs paisibles, et qui, n’ayant qu’à se louer de leurs rapports avec les Européens, ne leur avaient jamais fait de mal, et

Je fus reçu avec tous les égards dus à mon escapade.
avaient entretenu des relations amicales avec toutes les nations du globe, excepté pourtant avec les Chinois qui leur faisaient continuellement la guerre. Il y a beaucoup de petites îles qui sont dans le même cas, car les Chinois sont les plus mauvais voisins de la création. Ce sont les Anglais de l’Asie.

— Oh ! fit Paul, en se récriant.

— Je n’aime pas les Anglais, et Chasse-Marée non plus, n’est-ce pas, mon vieux camarade ?

Et dans les yeux du vieux marin, Paul vit luire un éclair.

Le père La Gloire reprit son récit :

— Or, ce n’était pas la première fois que le Suffren abordait dans cette île, où il trouvait de l’eau fraîche, du riz en quantité et des fruits de toute sorte. Le capitaine envoya l’officier et un détachement faire de l’eau, et prévenir en même temps le grand chef, que si par hasard un mousse débarquait chez eux, on eût à le retenir prisonnier avec les plus grands égards jusqu’à son retour. Malheureusement la tempête l’avait forcé à chercher un abri dans le port le plus proche, et comme il était forcé de repasser à une lieue de l’île, il mit en panne, et envoya de nouveau l’officier et ses hommes que les sauvages vinrent chercher à moitié chemin dans une pirogue pour leur annoncer la nouvelle, afin de me rapatrier au vaisseau. Les sauvages ne comprenaient que quelques mots d’anglais. C’est dans cette langue que mes soi-disant sauveurs avaient communiqué avec eux.

Je revins à bord, où je fus reçu avec tous les égards dus à mon escapade ; vingt coups de garcette. Mais on ne me fit plus de misères et quand, dix mois après, je rentrai au Havre, j’étais un novice des mieux éduqués. Mon père était mort dans l’intervalle, et, avant de commettre cette bévue, il avait commis celle de se remarier avec une veuve qui avait trois enfants plus grands que moi. Tous normands dans l’âme. Il eût fallu plaider, mais ma foi, j’avais pris du goût à la mer et, bien que mon instruction fût très-médiocre, je résolus de prendre du service sur un bateau, comme novice. C’est ce que je fis, et depuis je ne suis plus revenu au Havre.

Cela vous fatiguerait, monsieur Paul, si je ne parlais absolument que de moi. Ce n’est pas ma vie que je veux vous raconter, mais bien les passages les plus accidentés de la vie d’un marin, — de la marine marchande, où il y a aussi bien des coups à recevoir et à donner, sans compter le branle-bas des tempêtes.

Jusqu’à mes vingt ans, je menai à bord la vie de mousse, de novice, puis enfin de matelot. Rien d’extraordinaire. Je passe de suite à mon premier voyage.

C’était sur la Pauline, au Havre, un bateau armé pour la pêche de la baleine, neuf, très-solide et monté par quarante hommes. Le capitaine Meillan qui nous commandait était du nombre de ces moniteurs de pêche que les armateurs du Havre appelèrent en France pour servir de guide à nos marins. Jeune, vigoureux, intrépide, adroit, il avait fait son chemin pas à pas. De mousse il était devenu harponneur, puis chef de pirogue et enfin capitaine, mais au prix de quels dangers, et de quels sacrifices ! Combien y en a-t-il qui sont morts à la tâche !

Nous avions quatre embarcations pour courir sus au gibier ; chaque embarcation est montée par six hommes, le harponneur devant, l’officier derrière, les quatre rameurs entre eux. L’officier gouverne avec un aviron aussi long que l’embarcation, qui très-légère et très-mince, pointue à l’avant comme à l’arrière, bondit de lame en lame, taillant la cime des vagues sans en toucher le creux et vole comme un caillou ricochant sur l’eau d’un lac. Entre les bancs du milieu est un baquet contenant quatre cents pieds de corde, puis une ligne de pêche flexible, mais solide, formée de seize fils carrets bien goudronnés, à côté une ancre à grappins et divers ustensiles, tels que bidon d’eau douce, voiles de rechange, hachettes, couteaux, harpons, lances et louchets tout emmanchés et prêts à fonctionner. Voilà à peu près ce qu’étaient notre bateau, ses pirogues et notre capitaine. Quand vous les verrez à l’œuvre, j’en dirai bien d’autres.

Après une excellente traversée, nous fîmes relâche à Hobart Town, principal port de la Tasmanie ou terre de Van Diémen. C’est une colonie pénitentiaire de messieurs les Anglais, qui y déportent leurs condamnés, principalement les Irlandais qui, une fois leur peine finie, aiment mieux rester dans cette île admirable que de retourner mourir de faim dans leur pays. Les Irlandais nous aiment beaucoup, d’abord parce que nous ne sommes pas Anglais, ensuite parce que nous sommes catholiques. Il s’ensuit que, tant que dura notre relâche, nous fûmes choyés et fêtés chaque fois que nous allâmes à terre. C’était pour ainsi dire la première fois que je pouvais admirer en toute liberté ces pays : merveilleux, l’antipode de notre France. Son souvenir m’est encore présent, bien que j’aie vu d’autres pays plus curieux : mais celui-là m’a frappé plus que les autres. J’y ai passé toute une nuit, sans sommeil, par un air doux et tiède, sur un moelleux tapis de mousse, à la lisière d’une immense forêt que la hache et le feu avaient à peine éclaircie. Ces arbres fraîchement émondés, leurs souches noircies par le feu, ces mousses couleur d’émeraude, ces broussailles fantastiques, ces fougères colossales m’emportaient si loin de mes grèves normandes et des marais de la Chine et du Japon ! Et, tout en rêvant éveillé, j’écoutais la mer qui déferlait sur le cap Tasman et je me demandais si c’était le même bruit de la mer déferlant au cap de la Hève.

J’en ai bien passé des nuits à la belle étoile.

Au Brésil, ce sont des bruits mystérieux sortant des profondeurs des forêts vierges, et les hurlements de jaguars qui descendent sur le rivage, pour y dévorer les poissons abandonnés par la marée. Aux îles Malouines, c’est le vent bruyant et monotone qui porte les cris plaintifs des pingouins. Au Chili ce sont les vagissements des veaux marins et le vol des grands oiseaux de proie nocturnes. À la Nouvelle-Zélande, ce sont les hurlements des chiens sauvages et les voix stridentes des vieilles femmes, qui, au lever de la lune, font leur prière à leur dieu.

— Il parle joliment bien, dit tout bas Paul à son oncle.

— J’ai beaucoup lu, reprit modestement le père La Gloire et puis, je me suis tant de fois répété ce que je viens de vous raconter !… Quand je chercherai mes mots, ce sera autre chose ! Mais je reprends mon récit.

Vers les premiers jours de mars nous quittâmes Hobart Town. Beau temps, belle mer, ronde brise, route au nord-est, c’est-à-dire vers la Nouvelle-Zélande. Nous sommes juste aux antipodes de la France. Enfin on arrive aux véritables lieux de la pêche. Partout à l’horizon flamboient les fourneaux des navires pêcheurs. Aussi, dès la pointe du jour on fait de la toile et les vigies ouvrent l’œil. Mille souffles de baleine surgissent dans toutes les aires du compas. Nos pirogues s’élancent, et la chasse commence, mais sans résultat. Une seule baleine a été harponnée emportant dans ses flancs douze cents pieds de cordes. Les hommes rentrent furieux et bredouilles. Le lendemain en nous éveillant, beau spectacle. Huit navires à trois mâts croisent toutes voiles larguées, en balançant leurs pavillons de reconnaissance. Tous américains ou français. Vers une heure, la vigie signale une baleine. Notre capitaine reconnaît bientôt, que l’animal qui tournoie à une lieue sous notre vent, est une baleine franche qui pêche tranquillement son dîner, au milieu d’un immense amas de petits insectes gros comme une puce qu’elle reçoit dans sa gueule avec la vague. La vague est rejetée en jet d’eau, mais les insectes sont retenus dans la barbe des fanons où ils se forment en boule, pour passer par le gosier si étroit du monstre. Il paraît qu’il lui en faut deux milliards pour une bouchée. Je n’ai pas compté.

Aussi, dès que le capitaine, l’homme de l’équipage qui s’y connaissait le mieux, fut certain d’être tombé sur une baleine franche, — ce sont celles qui donnent le plus d’huile et sont le moins dangereuses à combattre, — le branle-bas des pirogues fut-il plein d’enthousiasme. Les quatre canots s’élancèrent sous l’effort des nageurs, rapides comme une locomotive sur terre ferme.

L’animal entend le bruit des avirons et le reconnaît, car ce ne doit pas être la première fois qu’il l’entend. Il quitte son repas et prend la fuite, d’abord en ligne droite, puis en zigzag ; mais il est trop tard. Les pêcheurs reconnaissent, au cercle que sa queue fait en plongeant, la direction de sa course sous-marine. Ils savent que le monstre ne demeurera pas enseveli sous l’eau pendant plus d’un quart d’heure. Ils calculent, à peu de mètres près, l’endroit où il reparaîtra pour respirer et ils se placent aux quatre points d’un immense carré. Les rameurs ont quitté l’aviron. L’officier veille debout sur le gaillard d’arrière et le harponneur sur le gaillard d’avant. Soudain au milieu du carré la lame se soulève, la baleine reparaît, et le piqueur saisit son harpon qu’un bout de ligne réunit par un nœud coulant à la grande ligne de pêche. Tout son corps se roidit contre le roulis, il s’arc-boute en écartant les jambes, la cuisse gauche appuyée sur le rebord du gaillard et son pied droit sur son banc de rameur. Il vise, il attend que l’officier ait manœuvré la pirogue avec le grand aviron pour accoster l’animal par le flanc.

— Frappe, s’écrie une voix stridente.

Le harpon oscille, en reflétant les rayons du soleil, et du bord du navire, où me clouent ma jeunesse et mon inexpérience, je le vois frapper l’animal et disparaître dans sa peau noire. Aussitôt la pirogue disparaît dans l’écume que la baleine soulève en secouant sa blessure, puis je la revois emportée à la suite de l’animal furieux. La ligne est filée à moitié puis contournée autour d’une bitte sur le gaillard d’arrière. Mais l’embarcation file rapide emportant nos hommes assis, les bras croisés, les avirons en l’air. Cette course effrénée qui dépasse trente lieues à l’heure, s’appelle la promenade en char à bancs. La ligne est neuve et forte, le harpon bien entré ; il se briserait plutôt que de déraper. Aussi la baleine, lasse de remorquer un traîneau trop lourd, tourne et revient sur ses pas, tandis que nos hommes, halant sur la ligne, se rapprochent d’elle peu à peu. L’officier a changé de place avec le harponneur. À lui de porter le coup mortel. Il tient sa lance et, au moment où la baleine relève une de ses nageoires, il la lui plonge dans le corps. Hourrah ! La blessure est mortelle car de l’évent du monstre jaillit une colonne de sang, au lieu d’une colonne d’eau. En quelques secondes les matelots ont les mains et le visage aussi rouges que leur chemise de laine rouge. Alors commence une course insensée toujours dans le même cercle, c’est le moment le plus dangereux, celui où l’animal cherche à se venger en écrasant les canots qui voltigent autour de lui. D’un coup de queue, il peut broyer les embarcations et noyer les hommes. Mais l’officier veille et, au moment où la queue de la baleine sort droite de l’eau, comme un fléau prêt à s’abattre sur le blé, il lui lance son louchet, qui la lui coupe comme avec un rasoir. La queue retombe lourdement et à plat sur l’eau, alors les canots s’éloignent pour laisser la baleine fleurir tout à son aise.

Oui, quand l’animal à l’agonie a des mouvements convulsifs, des tiraillements, des soubresauts de corps, quand il vomit le sang avec son dernier soupir, cela s’appelle fleurir en argot de pêche.

Mais avant de mourir, le monstre disparaît encore, puis il reparaît la gueule ouverte du côté du soleil, il mugit, râle, se couche sur le flanc et meurt la nageoire inerte, roide hors de l’eau.

Le dernier danger qu’il faut éviter, c’est cette agonie. Nos pêcheurs se sont rapprochés trop vite. Tout à coup, le canot de l’officier soulevé et jeté à plus de deux mètres de haut par une des nageoires de la baleine, dernier spasme de son agonie, retombe éventré, la quille en l’air. Je vois les hommes sauter et tomber éparpillés dans la mer et les autres canots s’élancer à leur secours.

La pirogue retomba la quille éventrée.

Avec quelle anxiété on attendit les retours des pêcheurs ! La première pirogue amenait les victimes. Pas de blessures, heureusement, mais à l’appel il manqua un homme, pas même un homme, un novice comme moi. Jugez de mon trouble quand pour oraison funèbre du malheureux, le capitaine me dit froidement :

— Tu le remplaceras demain.

Ah ! sur mer on n’a pas le temps de s’apitoyer ! Qu’un homme tombe à la mer, on lance la bouée de liége surmontée du petit pavillon rouge. Le navire prend la panne, l’embarcation hissée en porte-manteau est détachée de ses palans et cinq ou six hommes vont bravement jouer leur vie pour sauver un frère. Mais il est des cas où la voix de l’humanité doit rester muette.

— Un homme à la mer ! crie la vigie.

Un homme à la mer.

— Bien, silence, réplique l’officier dont les traits se contractent par un mouvement convulsif, et ces deux mots sont le glas de mort du malheureux, car, pour essayer de sauver un seul, il faudrait risquer le salut de tous. La vague est le lit de repos du marin.

Tel est le sort du pêcheur de baleines. Bien peu reviennent de cette dangereuse pêche.

Je vous raconterais bien comment on dépouille une baleine de sa graisse et comment on extrait l’huile, cette fortune d’un baleinier, mais ma foi ! ce n’est pas réjouissant à l’œil, à plus forte raison, à décrire. Je quitterais même la pêche des baleines pour un sujet plus intéressant, mais j’en ai besoin pour arriver au point capital de ma vie. Donc, un peu de patience.

Le lendemain, ce fameux lendemain où je devais faire partie de la pêche, nous ne vîmes rien. Pendant huit jours, tempête. Le navire danse presque à sec de toile, et se tient à peine debout à la lame avec la barre dessous et le petit foc. Nous sommes secoués d’une si rude façon que j’en ai le mal de mer. Ce qui me console, c’est que les plus vieux matelots l’ont aussi. Bref, nous louvoyons pendant un mois, sans voir de baleine. Que dis-je ? on en voyait bien assez, mais on ne pouvait les approcher. Il faisait toujours un temps de chien, comme l’humeur du capitaine. Il fallait voir comme on était triste à bord. Moi, je n’en étais pas très-fâché, la partie de pêche dans laquelle je devais débuter ne me plaisant que tout juste. Or, il y en eut un qui s’aperçut de cette joie rentrée et me la fit payer cher. C’était le maître cook et Dieu sait, les biscuits pourris et les fayots qu’il me fit manger, sans compter qu’à chaque distribution, il me faisait porter la gamelle.

Ce maître cook était un grand conteur très-écouté à bord même par les officiers. Un soir que nous étions plus fatigués de ne rien faire que si nous avions passé la journée à manier l’aviron, et que forcément consignés à bord, occupés soit à faire la lessive, soit à raccommoder notre linge, nous cherchions à combattre l’ennemi, il nous cria à brûle-pourpoint :

— Que l’arc-en-ciel me serve de cravate, si vous en tuez une seule de ces baleines !

— Faut croire qu’elles ont la cale bondée de cailloux ! dis-je au hasard.

— Silence ! faible chenapan de novice, me cria le maître cook en me regardant de travers. Et voulez-vous que je vous dise pourquoi vous n’en tuerez point ?

— Oui, oui.

— Eh bien, je vais vous le dire.

On fit cercle, et le conteur commença non sans avoir éveillé l’attention de son auditoire par les cris habituels :

Le maître cook.

— Peigne de buis, peigne de bois, sous-pieds de guêtres, talons de bottes ! Traverse montagnes et perruques, arrive cinq cents pieds au-dessus du soleil levant, dans un pays charmant, où les enfants de quatre ans jouent au palet avec des meules de moulin à vent… etc…

— Ah ! vous êtes curieux, soit ! Vous ne piquerez pas une seule de ces baleines, parce qu’autrefois elles ont été de vieux baleiniers, condamnés pour leurs péchés à revivre en baleines. Aussi, voyez-les, ces vieux roués qui entendent, comme vous et moi, le cri de notre vigie, le grand hunier que l’on masse et le branle-bas des pirogues. Ça se laisse approcher et quand le harponneur se lève, ça s’affale sans rien dire pour reparaître une lieue plus loin en soufflant et en riant. Oui, je me ferais un cure-dent avec le mât de beaupré et un mouchoir avec la grande voile, plutôt que d’acheter, pour un verre de tafia, vos parts d’huile de la saison.

Car, il faut vous dire en passant, qu’une baleine rapporte environ dix mille francs, et que chaque baleinier en touche sa part.

— Voici le pourquoi de la chose, continua le conteur : Sag-Harbourg est le grand port baleinier de Long-Island, une île du nord de l’Amérique, entourée d’eau comme la Pauline, où tous les particuliers sont marins et baleiniers toujours comme sur la Pauline. Or, il y eut un jour un armateur de ce pays-là, qui en donna le nom à un de ses baleiniers, dont il confia le commandement au capitaine Bon-Œil. Le Sag-Harbourg bien gréé, c’était un superbe trois-mâts, fit un premier voyage et revint avec cent barils d’huile tandis que les autres en avaient deux mille. Première grimace de l’armateur au capitaine. Au second voyage même chance, même grimace du même au même, et le capitaine Bon-Œil fut envoyé faire la pêche aux piments sur la côte du Brésil. Le malheureux officier, tout décidé à avaler sa gaffe, se dirigea du côté de la mer. La marée était basse, ce qui ne lui fit pas plaisir, car il lui faudrait se mouiller les pieds avant de rejoindre la pleine mer. Tout à coup il vit venir à lui un grand bonhomme en habit noir, à la figure verte et au nez en forme de patte d’ancre.

— Bonjour, capitaine, que faites-vous là, au lieu d’être à bord du Sag-Harbourg ?

— Toi, si tu viens me gouailler, je vas te recevoir à coups de souliers, riposta le capitaine qui n’était pas endurant.

— Moi, bien au contraire, reprit l’autre, je viens t’offrir le commandement du Sag-Harbourg. Tu reviendras à chaque voyage avec un complet chargement d’huile. Veux-tu oui ou non, réponds sans louvoyer et sans embardées. C’est la fortune que je te propose.

— J’accepte à deux conditions. D’abord je veux savoir qui vous êtes.

— Tu le sauras.

— Et vos conditions.

— Les voici. Tous les membres de ta famille et toi-même, capitaine, après la mort vous deviendrez baleines.

— Et je ferai fortune avant de mourir ?

— Oui ; et même tu ne mourras que lorsqu’il y aura quelqu’un de mort dans ta famille, et que, sans le savoir, tu auras harponné ce personnage devenu baleine ou cachalot.

— Marché conclu ! Et vous êtes ?

— Le grand baleinier du diable ! dit l’homme noir et vert qui disparut dans la vague.

Dès le lendemain, l’armateur avait remis au capitaine son commandement du Sag-Harbourg. Huit mois après, il revint avec son navire plein d’huile jusque par-dessus les barres du cacatois ; et, le voyage suivant, il lui fallut une cale supplémentaire dans chaque hune. Quatre voyages firent sa fortune. Il voulait déjà se mettre à quai, quand le choléra emporta ses quatre enfants et son vieux père. Il en devint maigre au point qu’on le croyait perdu, mais sa femme et ses amis lui ayant conseillé de prendre la mer pour se distraire, il céda à leurs conseils et partit, non sans se faire le raisonnement suivant :

— L’aîné de mes enfants avait quatre ans ; puisqu’ils sont devenus baleines, ce ne sont encore que des baleineaux, des cafres qu’on appelle. Eh bien ! je ne piquerai pas de cafres. Quant à mon pauvre père, il était bossu de son vivant, je ne pêcherai pas de baleine à bosse, d’ailleurs elles sont trop maigres, l’équipage n’y toucherait pas. Il n’y a donc pas de danger que je tue mon père baleine ou mes enfants baleineaux. File l’écoute du grand foc ! va pour la dernière fois !

Six mois après, Bon-Œil n’avait plus besoin que d’une baleine pour compléter son chargement. Il amena sa pirogue sur une bonne grosse baleine qui jouait avec quatre baleineaux.

— Plus que ça de luxe ! cria-t-il, sauvez la vie aux cafres.

Et les pauvres petits cafres venaient, trois heures après, à tour de rôle, flairer les bordages de la cale où leur maman était descendue coupée en morceaux.

— Enfants, tout est dit, s’écria Bon-Œil, au vent la barre, timonnier ! Brasse carré et arrive pour Sag-Harbourg ! Si le grand monsieur noir me repince à espeller des baleines, je veux bien que les moutons rôtis courent les rues la fourchette sur le dos et la moutarde sous la queue !

Ah ! mes enfants, il n’avait pas plutôt dit ça que voilà le monsieur noir qui se présente et lui dit :

— Bonjour, Bon-Œil.

— Tiens, c’est vous ! répondit Bon-Œil peu rassuré, mais essayant de rire. Pas besoin de vous déranger, je n’ai pas fait souffler le sang à un membre de ma famille ?

— Parfaitement, tu viens de tuer ta femme qui, morte depuis huit jours, était baleine depuis ce matin. Tu n’as donc pas reconnu tes cafres ?

Et le grand monsieur noir hala le capitaine par-dessus bord comme un paquet d’étoupe et fit avec lui un plongeon que je ne voudrais pas faire !…

Telle est l’histoire véridique du grand baleinier du Sag-Harbourg. Lui et sa famille habitent ces parages où nous boulinguons. Il a fait connaissance avec toutes les baleines de la localité et vous devez penser qu’il leur a appris la manière d’échapper aux harpons. Aussi vous n’en piquerez pas une seule. Sur ce, bonsoir. J’ai dit.

Malgré la prédiction du maître Cook, il y eut une pêche le surlendemain. Et quelle pêche ! Voilà quarante ans de ça et j’en tremble encore !

Le soir même, la veille donc de ce fameux jour, le capitaine, furieux de son insuccès, résolut d’aborder aux îles Chatam pour réparer les petites avaries faites à son navire par les tempêtes précédentes, et qui auraient pu devenir plus graves si le vent avait changé, ce qui arriva pendant la nuit. Le matin, la vigie cria : Terre, au moment où un ouragan formidable venu des côtes nous forçait à charger le navire de toile et, lofant et gouvernant au plus près, nous nous éloignâmes de ces côtes très-dangereuses qui ne nous offraient aucun abri. Malheureusement nous ne pouvons lutter au plus près contre le vent. Le mât du grand perroquet se casse, la misaine se déralingue et il faut décidément laisser arriver pour réparer les avaries. Nous laissons donc arriver, mais toute la journée les courants nous entraînèrent, et la tempête ne s’apaisa que le lendemain. On put enverguer de nouveaux huniers et une nouvelle misaine et malgré cela on rectifia la route, le cap sur la Nouvelle-Zélande, à un mille de la baie des Meurtriers dont je vous raconterai l’histoire, si j’ai le temps.

Donc, on allait aborder quand le cri : Baleine à tribord se fit entendre. Aussitôt deux pirogues sont mises à l’eau. J’étais de la fête. Le capitaine commandait en personne. La baleine en vue était une mère qui jouait avec son cafre dans le remous du courant. Elle lui donnait une leçon de natation et, couchée sur le flanc, elle permettait au nourrisson de se frotter le corps le long de ses mamelles. Le petit être, qui ne peut saisir le sein de sa mère avec sa bouche pointue et garnie de fanons, se frotte contre les mamelles de sa nourrice, de manière à en faire jaillir le lait, un lait blanc et huileux qui ne se mélange pas avec l’eau de la mer. Le cafre le laisse s’introduire dans sa gueule avec

la baie des meurtriers.
une demi-tonne d’eau, puis il rejette cette eau par les évents et avale avec sa langue le lait qui s’attache aux crins de ses fanons.

— C’est admirable ! ne put s’empêcher de crier Paul.

— Ce qu’il y a de plus admirable, c’est l’amour de la baleine pour son cafre. Elle se fait tuer plutôt que d’abandonner sa progéniture. Pour avoir la mère, on commence par harponner l’enfant. Aussi le capitaine recommanda-t-il à ses hommes de ne viser que le baleineau.

— Voyez-vous, enfants, disait-il tout bas comme si la baleine eût dû l’entendre, la mère oublie le danger qui la menace pour suivre les traces du cafre qu’on a harponné, elle flaire les vagues que le cadavre traverse, elle reconnaît les gouttes de son propre sang qui ne s’est pas encore mélangé avec l’eau de la mer, et folle, éperdue, rôdant le long, du navire sur lequel on hisse son petit, elle reçoit un coup de lance en cherchant à escalader les parois du navire.

Ah ! s’il avait su ! mais on rame doucement, sans parler, pour approcher la baleine qui, toute à ses soins maternels, n’entend pas le danger. Tout à coup le harpon siffle et s’enfonce dans les côtes du baleineau qui veut fuir ; mais désormais captif, vaincu, voit sa dernière heure arriver. La baleine au désespoir essaye de dégager son petit, qui perd avec son sang ses forces et sa vie. Un harpon lancé de la deuxième pirogue lui entre sur la tête ou plutôt s’y brise et elle s’en dégage par une secousse effrayante. Puis, voyant son dévouement inutile, elle plonge et disparaît.

— Tiens, c’est drôle, fit le capitaine ; enfants, méfions-nous, et au navire !

La baleine reparaît comme pour nous couper la retraite. De ses évents ouverts s’échappent d’immenses jets d’eau qui font tournoyer nos barques. On vire de bord pour se préparer à une nouvelle lutte, quand nous voyons avec terreur la baleine partir et s’élancer de toute la rapidité de sa force. Où allait-elle ? sur la Pauline qui reçoit le choc sans démarrer. Mais la baleine reparaît sur l’autre flanc. Autre secousse. Cette fois le trois-mâts s’ouvre et la mer y entre à flots pressés par bâbord et tribord. On court aux pompes, on saisit les lances pour combattre le monstre, on largue les voiles pour fuir. Peine inutile, la baleine a repris un nouvel élan et s’est élancée une troisième fois sur la Pauline, dont les bordages sont ouverts. Le monstre la déchire de toutes parts, l’enfonce petit à petit, et, quoique toute meurtrie de la lutte, ne se retire que lorsque, dans un dernier élan de fureur, il ne trouve plus son ennemi. La Pauline disparaît tout entière aux yeux de son capitaine, qui heureusement pour nous ne perd pas son sang-froid, et ordonne aux embarcations de gagner la grève. La baleine nous a vus fuir, elle s’élance, et dans son aveugle ardeur de vengeance, elle vient s’échouer sur la plage où, rassurés enfin, nous parvenons à en triompher. Elle nous coûtait assez cher !…

Nous n’avions plus de navire, pas de vivres, peu d’argent et nous avions perdu douze hommes, dont un officier. Un baleinier américain nous recueillit le jour même et nous n’eûmes pas à faire connaissance avec la casserole des sauvages de la Nouvelle-Zélande, qui ne se privent pas de tuer les baleiniers qui vont chez eux se reposer ou faire de l’eau.

— Pardon, si je vous interromps, dit Paul, mais vous nous avez promis l’histoire de la baie des Meurtriers.

— Ce n’était pas dans mon programme. Enfin, va pour l’histoire.

Je n’ai pas autorité pour vous décrire la Nouvelle-Zélande, cette terre aussi grande que la France et qui est juste son antipode. Elle se divise par un détroit en deux îles, dont les ports provisoires reçurent des premiers voyageurs qui les ont explorés les noms de la Pauvreté et des Assassins, noms peu engageants pour leurs successeurs. Il faut dire aussi que, si les sauvages avaient mal reçu les premiers qui étaient venus les visiter, ceux-ci les avaient châtiés cruellement de leur mauvaise réception en brûlant leur village, noyant leurs pirogues et fusillant les habitants. Les Zélandais s’étaient promis une revanche. Elle fut cruelle.

La Pauline reçoit le choc.

En je ne sais plus quelle année, mais il y a longtemps, deux bâtiments de la Compagnie des Indes françaises mirent le cap sur le nord de l’île. À peine avaient-ils jeté l’ancre, que vingt pirogues montées par des naturels du pays vinrent pagayer autour des vaisseaux. On invita les hommes qui les montaient à passer à bord. Après quelque hésitation, ils se décidèrent et un instant après neuf hommes de la première pirogue furent sur le pont. Le capitaine les combla de cadeaux. Le lieutenant, qui parlait même un peu la langue de Taïti, put se faire comprendre, ce qui augmenta la confiance des sauvages et endormit la méfiance des Français, car, dès le moment qu’on commença de s’entendre, les bâtiments lièrent des relations d’amitié avec les indigènes. Il y eut de ces derniers qui couchèrent à bord ; parmi eux était le chef Takouri. Quand on réfléchit quels étaient déjà ses projets, on ne peut qu’admirer la force de caractère de ce sauvage, qui ne se confiait ainsi à des ennemis que pour mieux s’en venger plus tard.

Ce ne fut pendant une semaine qu’échange de cadeaux, de poignées de mains et de frottement de nez, politesse exquise de messieurs les sauvages.

Dans l’enceinte même du port où les Français avaient jeté l’ancre, se trouvait une île avec une anse très-abordable où il y avait de l’eau et du bois en quantité. Le capitaine y fit dresser des tentes, y transporta les malades et y établit un corps de garde. De tous les points de l’île arrivèrent des naturels encore plus affectueux, apportant du poisson et des fruits, se montrant sans défiance, doux et caressants.

Je ne vous ai pas dit le nom des deux officiers. Ils sont importants, car ils appartiennent à la géographie. Le capitaine s’appelait Marion et le lieutenant, Crozet. Le premier avait pris peu à peu confiance entière dans les sauvages, le second se tenait sur la réserve.

Un jour Takouri pressa le capitaine de descendre à terre. Celui-ci devait bien lui rendre une fois à son village les visites qu’il en avait reçues à son bord. D’ailleurs les deux bâtiments avaient besoin de mâts de rechange, et il y aurait eu stupidité à ne pas utiliser la bonne volonté des Zélandais.

Le capitaine Marion, le lieutenant Crozet et deux tiers de l’équipage descendirent à terre et se disséminèrent en trois camps sur une distance de deux lieues ; le premier, près de la mer, était l’atelier, la forge et l’ambulance, défendu par dix hommes armés ; le deuxième était à la porte d’un grand village ; inutile de dire qu’il était défendu par des hommes armés, toujours en éveil ; le troisième était sur la lisière d’une forêt de cèdres, où les matelots abattaient les arbres dont ils avaient besoin.

Malgré toutes les preuves d’amitié des insulaires, les vieux matelots et surtout M. Crozet gardaient leur défiance primitive. Ils les savaient cruels et vindicatifs, et de plus ils les soupçonnaient d’être anthropophages. Par malheur, M. Marion ne voulait rien entendre. Croyant à cette amitié des sauvages, il se faisait un plaisir de vivre avec eux.

Un soir le capitaine, deux officiers, un volontaire, le capitaine d’armes et dix matelots ne rentrèrent pas à bord. Les relations étaient si parfaites avec les indigènes, que nul ne s’en inquiéta.

Le lendemain on met une chaloupe à la mer pour faire l’eau et le bois nécessaires à la consommation du jour. La chaloupe n’étant pas de retour à l’heure habituelle, le lieutenant Crozet, les sourcils froncés, pâle, le cœur oppressé, monta sur le pont et regarda avec anxiété cette île funeste comme pour lui demander compte de son capitaine et de ses hommes. Tout à coup il crut voir un homme se jeter à la nage. Il prit sa lunette d’approche et reconnut un de ses matelots. Un canot, qu’il fit mettre à la mer sur-le-champ, recueillit le malheureux au moment où, à bout de forces, il allait disparaître sous l’eau.

Or, voici ce qu’il raconta à ses camarades effrayés, dès qu’il fut revenu à lui :

— Nous arrivons. Les insulaires nous prennent sur leurs épaules pour nous épargner de faire le chemin à pied ; mais au moment où, occupés à couper du bois, nous leur tournions le dos, ils fondent sur nous à coups de lances. En moins de quelques minutes, dix matelots sont tombés sous leurs coups. Moi, j’eus la chance de me défendre et de fuir en me glissant, quoique blessé, dans les broussailles, où, sans mouvement et sans souffle, j’ai attendu et regardé. Alors, chose terrible ! j’ai vu mes malheureux compagnons coupés en morceaux, j’ai vu des femmes et des enfants boire leur sang, des hommes manger leurs entrailles encore palpitantes. Je n’y pus tenir, et, rampant jusqu’au rivage, je me suis jeté à l’eau, pour y trouver la mort ou le salut, c’est-à-dire la vengeance.

— Vengeance ! crièrent d’une seule voix les matelots.

Seul le lieutenant Crozet se retira sans mot dire. Il est clair que le capitaine Marion et ses hommes avaient été assassinés ; mais ce qu’il y avait de plus terrible à penser, c’est que les trois camps établis dans l’île, travailleurs et malades, étaient exposés à être attaqués d’un moment à l’autre, d’autant plus exposés qu’ils n’étaient pas prévenus.

— Au plus pressé, dit-il. Et il fit armer un canot avec un fort détachement que commandait un sergent, vieux marsouin s’il en fût. En approchant de terre, la première chose, qu’ils aperçurent fut le canot de M. Marion et la chaloupe des travailleurs, échoués au-dessous du village de Takouri, entourés de sauvages armés de fusils qu’ils avaient pris aux bateaux ! Heureusement encore qu’ils ne savaient pas s’en servir. Ce n’était pour eux que le manche d’une baïonnette. M. Crozet débarqua en face de l’atelier, fit cesser tout travail, ranger les outils et charger les armes. Tout se fit dans le plus grand silence. Seulement les matelots se regardèrent d’un œil qui voulait dire : ça chauffe.

Puis matelots et soldats, au nombre de soixante à peu près, se dirigèrent vers la chaloupe. Alors des troupes de sauvages silencieuses et menaçantes apparurent comme pour leur couper la retraite, en criant : « Takouri malé Maroni ! ce qui voulait dire, Takouri a tué Marion. »

Ce fut un même frémissement de colère pour tous les Français, qui adoraient leur capitaine, mais M. Crozet ordonna de marcher droit et serré, sans un mouvement qui pût faire croire aux sauvages qu’ils avaient compris. On fit ainsi deux lieues en silence, l’œil au guet. Mais grande était l’impatience, celle des vieux surtout.

— Amis, leur dit le lieutenant, n’oubliez pas que nous avons encore deux postes à relever. Si nous succombions, nos vaisseaux seraient à la merci de ces brigands, et nous ne serions pas vengés.

On arriva au rivage couvert d’un millier d’indigènes. La petite troupe passa fièrement au milieu d’eux, et s’embarqua dans la chaloupe ; seulement, comme ils s’approchaient trop près, le lieutenant prit un pieu, marcha droit au chef, le planta à dix pas devant lui, à trente pas de ses hommes, et lui fit comprendre que le premier qui franchirait cette limite, il l’abattrait de sa carabine.

À peine la chaloupe chargée des soixante hommes s’éloignait-elle du rivage qu’une grêle de javelots s’abattait sur les Français et que les tentes laissées à terre étaient incendiées.

À cette vue, la fureur des matelots ne connut plus de bornes. Le lieutenant lui-même n’osa pas y mettre un frein. Quand la chaloupe fut en mer, les quatre premiers tireurs de l’équipage firent feu sur les sauvages ; quatre hommes tombèrent. Ce fut un feu roulant, d’autant mieux ménagé que c’étaient toujours les mêmes qui tiraient, les autres ne faisant que charger les armes. Cinquante sauvages furent abattus en quelques minutes. Mais loin de les mettre en fuite, les coups de feu ne faisaient qu’augmenter leurs cris de menaces. Ils croyaient que leurs compagnons, effrayés par ce bruit de tonnerre, étaient tombés de peur et allaient se relever. Mais quand ils virent le sol jonché de cadavres et la mer se rougir de sang, ils s’enfuirent épouvantés.

À peine rentré à bord, le lieutenant ne prit pas de repos ; il arma un autre canot et revint à terre pour chercher les malades. Les postes qui étaient restés dans l’île étaient prévenus et se tenaient sur leurs gardes, mais il fallait leur porter un prompt secours.

De retour à terre, on releva les postes des malades qu’on fit embarquer. On abattit les tentes, et comme on était obligé de passer la nuit, on se fit un retranchement avec des tonneaux pleins d’eau que gardèrent vingt sentinelles. On se coucha tout habillé, les fusils chargés à côté de soi et on attendit le jour. Rien ne parut : on entendit bien les indigènes rôder autour du campement avec un bruit pareil à ceux des animaux sauvages, mais voilà tout. Le lendemain arriva un nouveau détachement qui venait faire du bois et de l’eau. Vers midi, les sauvages vinrent en forces, mais sans oser attaquer. Le tambour battit la charge et nos soldats, environ au nombre de trente (les autres défendaient les postes), marchèrent droit à l’ennemi, sans tirer, la baïonnette au fusil. Les sauvages se sauvèrent dans le village où nos soldats allèrent les chercher. On emporta d’assaut chaque maison à laquelle on mit le feu, et de village en village, on les poursuivit jusqu’à la mer. Nous n’avions qu’un soldat blessé, et il y avait deux cent cinquante Zélandais tués, blessés ou prisonniers.

Le soir même, il ne restait pas un sauvage dans l’île, tous avaient fui et passé le détroit pour aller se réfugier dans la grande terre où il était impossible d’aller les attaquer. Et cependant là étaient les arbres dont on avait besoin pour refaire le mât de beaupré et le mât de misaine d’un des bâtiments désemparé. D’un autre côté, la mort de son capitaine n’était pas vengée sur son meurtrier Takouri, et le lieutenant Crozet voulait non-seulement la venger, mais retrouver la preuve que l’officier était réellement mort et non prisonnier.

les sauvages sortirent de leur embuscade.

En attendant, les chaloupes firent le bois et l’eau nécessaires pour approvisionner le navire ; cela dura un mois, sans qu’on fût inquiété. Il est vrai que chacun se tenait sur ses gardes.

Une nuit, les sauvages passèrent, sans qu’on s’en doutât, de la grande terre sur l’île. Tout, à coup, un peu avant la tombée de la nuit, une des sentinelles cria : « Qui vive ? » et comme on ne lui répondait pas, fit feu. La broussaille dans laquelle il avait tiré s’ouvrit, et derrière on vit surgir une troupe nombreuse qui, en agitant ses armes, se rua sur le camp.

Mais aux premiers cris, comme au coup de feu, le détachement s’était mis en bataille ; il chargea au pas de course, et cette fois, les sauvages furent si bien étrillés qu’ils ne remirent pas le pied dans l’île. Malheureusement plusieurs des nôtres avaient été atteints par leurs flèches. Les sauvages se tinrent ensuite sur leurs gardes, et on voyait leurs feux sur les collines et leurs sentinelles longer le rivage. Leurs pirogues allaient même pagayer jusque dans les eaux des navires, mais un coup de canon à boulet tiré sur l’une d’elles les dispersa.

Cependant on n’avait pas de nouvelles du capitaine Marion et de ses hommes. On décida une expédition dans le village de Takouri pour s’assurer d’une mort malheureusement trop certaine. Cinquante hommes bien armés commandés par le lieutenant Croizet furent chargés de cette triste expédition. Il ne leur fut pas difficile d’emporter le village d’assaut. Takouri venait de l’abandonner. Le traître avait sur ses épaules le manteau du capitaine facile à reconnaître à cause de ses couleurs écarlate et bleue. On fouilla partout. On trouva d’abord un crâne sur lequel se voyait la dent des anthropophages, une cuisse d’homme à moitié dévorée, une chemise ensanglantée, des vêtements d’officier, des pistolets, toutes les armes du canot et les hardes ensanglantées des matelots ; On réduisit en cendres tous les villages, et le procès-verbal de la mort des malheureux Français fut rédigé à la lueur de l’incendie.

Notre vengeance s’arrêta là. Depuis, cette baie s’appelle la baie des Meurtriers.

Cette histoire plut beaucoup à Paul ; du reste il saisissait toutes les occasions de chercher dans le récit de ses gardiens un fait d’armes glorieux pour la marine française. Là, il n’y avait pas gloire mais martyre, raison de plus pour que l’imagination du jeune homme en fût impressionnée.

Il se faisait tard, le père La Gloire remit au lendemain la suite de son récit qu’il termina ainsi :

— Dix ans de la vie de baleinier usent un homme jusqu’à la corde. Aussi, dès l’âge de trente ans, je quittai le métier, heureux d’en être sorti sain et sauf. J’avais des économies et je résolus de faire la pêche pour mon compte. Le rêve de toute ma vie a été d’être commerçant. Je n’ai pas réussi.

Je m’étais retiré à l’île Maurice. C’était encore la France, et ce n’était plus le Havre où j’avais juré de ne plus débarquer. J’y frétai une goëlette de 50 tonneaux avec seize hommes d’équipage, et je partis faire la chasse aux éléphants marins pour le compte d’un armateur anglais. C’était une excellente affaire pour moi. Deux ans devaient suffire pour me doubler mon capital. Ne sachant quel nom donner à mon vaisseau…

— Oh ! fit Clinfoc avec mépris, une goélette !……

— À ma goëlette alors, puisque ça vous blesse, je crus devoir l’appeler La Gloire. Mon équipage, composé de gens de toutes les nations, me donna le nom du bâtiment, et le capitaine La Gloire finit par devenir le père La Gloire, votre serviteur.

— Il a été votre collègue, dit Clinfoc au capitaine.

— Tais-toi ou je te renvoie, répliqua le père Vent-Debout.

— La traversée devant n’être que d’un mois, je n’avais que pour quarante jours de vivres. Or, à peine en mer, La Gloire essuya des vents contraires. La neige, le brouillard, les tempêtes retardèrent sa marche. Je fus obligé dès le vingtième jour de réduire les rations. Enfin nous mouillâmes, mais sans pouvoir y aborder, en face des îles Croizet et Marion, où nous allions pêcher.

— Tiens ! dit Paul, est-ce que ?…

— Pardon, monsieur Paul, dit le père La Gloire, je sais ce que vous voulez dire, ce sont peut-être les noms des officiers dont je vous ai parlé hier soir, mais je n’en suis pas certain.

— En tout cas, dit le capitaine, c’est probable. Je connais ces îles, j’y ai passé. Ce que je peux affirmer, c’est qu’il y a un siècle que deux officiers français les ont découvertes.

— Étrange coïncidence, dit Paul. On dirait que c’est un fait exprès.

— File ton nœud et au large ! cria Clinfoc au père La Gloire qui reprit aussitôt :

— Nous ne pouvions pas aborder. L’île était couverte de neige, le ciel noir et menaçant, les vents soufflaient avec fureur ; des oiseaux marins, surpris de voir un navire, nous entouraient avec des cris assourdissants, Pendant vingt jours nous restâmes là, le bec dans l’eau, c’est le cas de le dire. Une nuit, la tempête redoubla : les câbles qui retenaient le navire à l’ancre se brisèrent et nos canots furent emportés. Ajoutez, à cela que nous n’avions plus une goutte d’eau, à peine du biscuit pour un jour et qu’il ne restait à bord que trois hommes valides. Les autres étaient sur les cadres.

— Ah ! le joli capitaine ! grogna Clinfoc.

— Je fis construire un radeau…

— Mais c’est le naufrage de la Méduse qu’il raconte !

— À la porte Clinfoc !…

— Ce radeau était peu solide, mais la tempête nous vint en aide ; elle nous poussa sur les récifs contre lesquels se brisa ma goëlette, et le radeau se trouva assez près du rivage pour qu’on pût y aborder. J’avais de la poudre et deux pierres à fusil. On s’en servit pour allumer un grand feu qu’on entretint avec la graisse d’un éléphant marin que nous tuâmes en arrivant.

Quand nous fûmes réchauffés, nous recueillîmes les débris de la goëlette que les flots amenaient au rivage, des vergues, le grand mât de hune avec ses voiles et ses cordages, des barriques vides, un sac de biscuit et quelques outils. Les biscuits détrempés dans l’eau douce apaisèrent notre faim, et les voiles nous firent un abri.

Le lieu où nous étions était une vallée sans végétation entourée de montagnes arides, et recouverte de neige. On y bâtit tant bien que mal une hutte avec des planches du navire et des peaux d’éléphants marins. Je baptisai cet endroit : la Baie du naufrage.

À coups de pierres et de bâtons nous abattîmes des oiseaux de la race des pingouins, on tua des petits éléphants, on alla dénicher sur le rivage les œufs d’albatros, et pendant quelques temps on espéra ne pas mourir de faim.

Mais la neige et le vent redoublèrent, et il nous fut impossible de rien trouver, les oiseaux eux-mêmes se cachaient pour échapper à la fureur de l’ouragan. La faim commença à nous décourager. Trois des nôtres périrent sans qu’on pût leur porter secours. À toutes forces il fallait faire une expédition dans les terres.

Cette expédition réussit. Nous tuâmes des éléphants et des loups marins, nous trouvâmes des nids d’oiseaux remplis d’œufs, et des touffes d’herbes amères pour assaisonner la nourriture. La peau des amphibies nous fournit des vêtements, que nous cousions au moyen d’aiguilles fabriquées avec des os d’albatros.

— Robinson Crusoé, murmura Paul.

— La santé revint avec l’espérance. On finit par s’acclimater. Par malheur, nous n’étions jamais d’accord. Comme je vous l’ai dit, il y avait des Français, des Anglais, des Allemands, des Hollandais, et chaque jour il y avait des disputes et des coups de poing. Il y eut même un jour mort d’homme. On fut obligé de se séparer. On fit deux bandes, qui cessèrent même de se parler.

La chasse aux pingouins.

Cependant, à force de résignation, l’existence nous paraissait douce, et nous supportions tranquillement nos malheurs, quand un raz de marée, en enlevant nos huttes et nos outils, faillit nous engloutir tous. Cet accident, au lieu de nous être fatal, nous fit réconcilier avec ceux qui nous avaient quittés. Ils revinrent tous et jamais nous n’eûmes de meilleurs amis.

Un jour, j’eus une idée. Les albatros suivent d’habitude les navires baleiniers, et s’abattent sur la baleine harponnée dès qu’elle a cessé de vivre. Nous nous amusions alors à les tuer à coups de fusil, ou à les prendre à l’hameçon. Je fis faire cent petits sacs de cuir dans lesquels on plaça autant de petits billets qui retraçaient la position de « La Gloire » et les fis attacher au cou des jeunes albatros pris au nid.

En attendant que mon procédé nous donnât des résultats, avec les débris de ma goëlette je proposai de construire une barque avec laquelle on pourrait aller à la rencontre de quelque vaisseau en vue. Nous n’eûmes pas le temps de l’achever, car nous fûmes sauvés par un baleinier américain. Il y avait dix-huit mois que nous étions sur cette île déserte !…

Voilà quelle fut ma première opération. Je rentrai à l’île Maurice, où je pris du service sur un bateau marchand qui allait aux Indes. J’y allais dans l’espoir d’y faire du commerce. Un naufrage épouvantable perdit le vaisseau dans le golfe du Bengale, et je fus recueilli par un vaisseau anglais qui transportait des condamnés en Australie. Je m’y liai avec des chercheurs d’or, et après quelques années d’un petit commerce, je pus fréter un bateau pêcheur.

Bref, monsieur Paul, je n’aurais plus à vous raconter que la vie peu accidentée d’un caboteur. Qu’il vous suffise de savoir qu’au bout de vingt ans, le mal du pays me prit plus fort que jamais. J’étais à mon aise, je réunis ma petite fortune et je revins en France.

Je n’y étais pas encore, comme vous allez le voir.

Le paquebot qui me ramenait en Europe était anglais ; il pouvait y avoir à bord trois cent cinquante passagers et quarante hommes d’équipage. On faisait voile pour Portsmouth. Le mauvais temps força le capitaine de jeter l’ancre en vue de Dongeners. La nuit était calme, les passagers couchés ; il ne restait sur le pont que les matelots de quart et le maître d’équipage, avec qui, en qualité d’ancien matelot, j’avais eu l’autorisation de rester. Nous allions descendre nous coucher, quand la vigie aperçut un gros navire à vapeur s’avancer droit sur nous à toute vitesse.

Steamer, faites attention, cria-t-elle.

Ce cri ne reçut aucune réponse, et au moment où elle le répétait, le navire était ébranlé dans toutes ses membrures par un choc terrible.

— Tout l’équipage sur le pont et aux pompes ! cria le capitaine qui arrivait réveillé par les cris de la vigie, au moment où son navire était défoncé par un vapeur inconnu, qui disparut rapidement sans porter la moindre attention aux cris d’épouvante qui venaient de notre bâtiment abordé.

Le capitaine se voit abandonné. Le travail des pompes était inutile. Le vaisseau sombrait. Jugez du réveil des passagers ! Une panique terrible s’ensuivit, et, si le capitaine avait perdu son sang-froid, il n’aurait pu sauver personne. Les canots sont mis à l’eau pour sauver d’abord les femmes et les enfants, pendant que le maître d’équipage tirait des fusées de détresse. Alors, dans une lutte désespérée, fous de terreur, les passagers se précipitent dans les embarcations. Que de malheureux sont ainsi noyés ! que d’enfants écrasés ! que de femmes mortes de peur ! Enfin un remorqueur a vu nos signaux ; il arrive, et nous le voyons secourir les canots, qui, trop chargés, allaient à la dérive et menaçaient de couler.

J’étais encore sur le pont, mais j’avais une figure si comique que cela fit sourire le maître d’équipage. Songez donc que toute ma pacotille, toutes mes économies, tous mes effets étaient restés dans ma cabine, et que je n’avais pu descendre les chercher. Ah ! ma foi, je restais là, si le capitaine ne m’avait ordonné de suivre le maître d’équipage. Il fallut même qu’il me menaçât de son revolver. J’étais comme un hébété. Je descendis dans le canot, et à peine y étais-je, qu’en retournant la tête je vis, à la lueur des feux allumés par le remorqueur, disparaître le navire et debout à la poupe le noble officier qui nous saluait une dernière fois de la main !…

Rentrer chez soi plus pauvre qu’au départ, c’est triste. Et puis j’étais déjà vieux. Ma foi, il me restait assez d’argent pour payer mon voyage en Amérique. Je m’embarquai sur un navire à vapeur espagnol. Vous me demandez pourquoi je choisis le Santa-Fé ? c’était le nom du navire. C’est qu’il venait du Havre et, comme je ne voulais pas revenir dans mon pays nu comme saint Jean et pauvre comme Job, j’espérais trouver à bord des gens qui me parleraient de ma bonne ville normande. Mon espérance fut déçue. Le seul profit que j’en retirai fut de voir dans la brume les côtes de mon pays.

Mais, sans doute, Dieu voulut me punir d’être passé près de ma patrie sans y aborder.

La traversée était belle. Les voyageurs étaient réunis sur le pont, et moi j’étais heureux de penser qu’à l’horizon là-bas, cette ligne brisée que j’entrevoyais, c’était la France. Soudain une terrible explosion retentit. La chaudière de la machine venait d’éclater. Je me trouvai lancé dans l’air, puis, au milieu de la flamme et de la fumée, je retombai dans l’eau, à côté du navire broyé. Je me cramponnai à une épave, et ce que je vis ne sortira jamais de ma mémoire.

J’avais vu bien des naufrages, j’avais failli mourir de faim, de froid, la queue des baleines et la dent de requins m’avaient fait voir la mort de près, les sauvages m’avaient presque massacré ; en échappant à tous ces périls, je les avais presque oubliés. Mais là, vieux, faible, pauvre, désespéré, je ne pouvais supporter la vue d’un sinistre pareil.

Tous les voyageurs qui étaient avec moi, brûlés ou blessés, avaient été précipités dans les flots. Ceux qui n’avaient pas été atteints glissaient fous de terreur sur les deux parties du navire qui sombrait. Trois canots avaient été mis à la mer, mais sur les deux il y en eut un qui coula immédiatement. Beaucoup s’étaient cramponnés à des balles de liége. Enfin, à la cime des vagues, on n’apercevait que des têtes pâles sur lesquelles l’incendie du navire jetait des reflets sanglants.

À côté de moi, le capitaine se cramponne à une bouée, appelant ses hommes au secours des naufragés. Excellent nageur, il en avait sauvé quelques-uns, et certes, il était sauvé lui-même, s’il n’avait pas essayé d’arracher à la mort une jeune femme. Celle-ci, en le voyant s’approcher, se cramponna à lui. Une lutte désespérée eut lieu à la suite de laquelle les infortunés disparurent. Je vis passer sur la carcasse d’une cage à poules un petit enfant que sa mère y avait sans doute déposé. L’enfant jouait en riant avec les vagues qui allaient l’engloutir. Le mât de misaine avait une grappe de femmes et d’enfants qui s’y tenaient avec la force de la peur. Le mât disparut.

Assez, n’est-ce pas, monsieur Paul ? Dieu vous préserve de ces accidents-là !

Que vous dirai-je encore ? Ce souvenir me fait mal. Je l’achèverai par reconnaissance pour les pêcheurs de Rochefort et de Royan, qui entendirent l’explosion et accoururent à notre secours, car nous étions à peine à trois lieues de la tour de Cordouan.

La première victime aperçue par les pêcheurs fut un homme cramponné à une balle de liége. La barque s’arrête pour le recueillir, mais il refuse en disant :

— Ne songez pas à moi, je sais nager et je rejoindrai facilement la terre. Allez en avant, bien d’autres malheureux ont besoin de votre secours !

— Le brave homme, s’écria Paul. S’est-il sauvé au moins ?

— Oh ! qui le sait ? chacun pour soi dans ces occasions-là. Ce qu’il y a de plus certain, c’est que sur soixante-seize personnes, on n’en a sauvé que la moitié à peine. Malheureusement j’étais de la bonne moitié.

Le bon Dieu, comme je vous l’ai dit, me punissait en me forçant à rentrer dans la patrie que mon amour-propre m’empêchait de revoir !

J’y suis et j’y reste. De bons amis m’ont fait obtenir cette place de gardien de phare, et, pour leur prouver que je ne suis pas ingrat, je n’irai plus courir les aventures en mer.

Il faut encore que je vous demande pardon d’avoir trop parlé de moi et pas assez de ce que j’ai vu. Un autre soir, je vous demanderai de me questionner, et à vos questions je répondrai en racontant bien des choses que j’ai oubliées dans ce récit..

— Ce n’est pas de refus, dit Paul. En tout cas, merci… Ah ! mon oncle, la pêche à la baleine a bien son charme, et je voudrais bien aussi venger le capitaine Marion !


la course en sac.