Combat de coqs.

CHAPITRE III

cartahut

L’escadre en route pour la Crimée. — Les Dardanelles. — Le désastre de Sinope. — La déclaration de guerre. — Bombardement d’Odessa. — Le Tiger à la côte. — Batchich et Varna. — Le choléra. — Débarquement des troupes. — L’Alma. — Transport des blessés. — L’armée en marche. — La baie de Kamiesh. — La flotte et l’armée devant Sébastopol. — Attaque des forts par l’escadre. — La Ville de Paris, maltraitée par les obus ennemis. — Les marins à terre. — Leurs batteries. — Bataille d’Inkermann. — Le siége. — Naufrages. — Le Henri IV et le Pluton. — Eupatoria : sortie des Russes. — Les Cosaques sur les côtes. — La mer d’Azof. — La Tchernaia et Traktir. — Assaut et prise de Malakoff. — Retraite des Russes. — La Sémillante. — Tombeau des naufragés.

Nous connaissons Cartahut au physique. Il se chargera lui-même de se dépeindre au moral.

Quand tout le monde fut à sa place et que le capitaine lui eut donné la parole, il se leva, salua, toussa, s’assit et se releva avant de commencer : puis il commença ainsi :

— Capitaine, monsieur Paul, mes amis, c’est moi Cartahut, ou plutôt Jules Roch, dit Cartahut, ex-marin de la marine impériale. Vous me voyez, je ne suis pas dans un sac. J’ai bon pied, bon œil, bon estomac, le tout au service des amis. Je n’ai pas un seul défaut…

Et comme un murmure d’incrédulité circulait autour de lui, il reprit vivement :

— C’est peut-être parce que je les ai tous, mais, foi de Cartahut, je n’en sais rien, et quand on ne se sait pas vicieux, on est bien près de ne pas l’être.

Du reste, ce que j’ai à dire pour satisfaire aux demandes du capitaine — et il se leva pour saluer — ne me concerne pas. C’est vous dire que je vais vous raconter tout ce que j’ai vu sans vous parler de moi, du moins rarement. Cela tient à ce que j’ai beaucoup entendu parler de choses que je n’ai pas vues, mais que j’ai beaucoup vu de choses sans y être mêlé directement.

— Mais, va donc, disait Clinfoc qui enrageait déjà, rien que de penser qu’on allait parler de la marine militaire.

— Donc, le 23 mars 1853, nous quittâmes Toulon pour nous rendre sur les côtes de la Grèce. Notre escadre était forte de huit vaisseaux et de plusieurs vapeurs. Nous savions bien qu’il y avait des bruits de guerre, et que nous n’allions pas à la pêche à la morue, mais nous ignorions le pourquoi de la chose. En entendant causer les officiers, on apprit que nous allions protéger le Sultan contre la Russie.

Comme homme, je me moquais du grand turc : mais comme marin, ça m’allait.

Nous restâmes là deux mois à louvoyer ; il paraît que ça n’amusait pas les Grecs.

Enfin nous mîmes à la voile. La flotte anglaise que nous avions vue à Malte, vint nous rejoindre et nous allâmes mouiller à l’entrée du détroit des Dardanelles.

Pendant les longs mois qui retinrent au mouillage nos escadres inactives, — notre amiral, — l’ancien préfet de Toulon, M. Hamelin, un bon celui-là ! — familiarisait nos équipages avec les manœuvres de voiles et les exercices d’artillerie et de mousqueterie. Nous avions beaucoup de conscrits, mais nous comptions aussi beaucoup de marins du littoral, parmi lesquels étaient de vieux matelots qui avaient fait l’expédition d’Afrique.

Ce qui nous ennuyait le plus et gâtait notre joie d’un prochain combat sur mer, c’était de savoir que nous y serions aidés par les Anglais. Et pourtant, il faut tout dire, ce sont de joyeux compagnons au feu, comme à table. Jamais je n’aurais cru ça d’eux. Et quels gabiers, mes amis !…

— Ce sont tes amis, dit Chasse-Marée, n’en parlons plus.

— Grand-papa, reprit Cartahut avec un certain respect, les ennemis de la France ne sont pas mes amis, mais tous ceux, quels qu’ils soient, qui combattent sous notre drapeau, deviennent nécessairement nos amis. Le jour où nous nous battrions contre l’Angleterre avec les Russes pour alliés, dame ! les Russes seraient les premiers marins du monde. Écoutez pourtant, ce que je vous ai dit des Anglais, je le pense, foi de Cartahut et vous le pensez aussi, malgré tout.

Bref, ce fut le 4 novembre que nous apprîmes la première attaque des Russes contre les Turcs sur le Danube et que nous remontâmes vers Constantinople pour entrer dans la mer Noire, neuf vaisseaux français, sept anglais. Le vaisseau amiral jeta l’ancre devant Béicos.

Ah ! mes amis, vous, qui avez fait tant de voyages, je vous défie de me citer un spectacle plus imposant que ce paysage d’Orient qui se déployait devant nous dans toute sa splendeur, bien que l’automne eût jeté déjà sur la verdure des teintes sombres et jaunâtres. C’est un mélange d’arbres touffus, de maisons et de minarets : voici le mont géant qui domine toute la rive du Bosphore ; là Constantinople avec ses faubourgs qui se développent comme deux ailes blanches, et partout, sur les deux rives, des villas et des jardins.

Mais, ce n’est pas la question : le plus clair de notre position était, qu’il était défendu à la flotte russe mouillée à Sébastopol de venir se frotter contre Constantinople. En attendant, comme nous pouvions être appelés subitement à agir, l’amiral Hamelin profitait des belles journées, pour nous exercer aux opérations de débarquement.

À cette époque nous apprîmes le désastre de Sinope. Trois mille Ottomans avaient péri, la ville turque était incendiée, les habitants s’étaient réfugiés dans les montagnes, la flotte était anéantie, sept frégates, trois corvettes et deux vapeurs. L’amiral Hamelin, qui n’avait pas d’ordres, car, paraît-il, la guerre n’était pas positivement déclarée, envoya deux vaisseaux pour chercher les blessés. Si l’escadre russe était encore là, on l’inviterait à déguerpir. Si elle ne voulait pas, on viendrait chercher du renfort pour taper dessus. Mais, bernique, les Russes avaient filé. Du reste, ils se sont défendus comme de beaux diables, de cette trop facile victoire ; ils ont été même jusqu’à prétendre que c’étaient les Turcs qui avaient mis le feu à la ville en faisant sauter leurs vaisseaux. C’est l’histoire du chien qui a mangé un lapin et qui prétend que c’est le lapin qui a commencé.

L’ordre vint enfin d’entrer dans la mer Noire. Il paraît que cette mer-là n’a jamais été commode. Les anciens, — mais les vieux anciens, — en savaient quelque chose. Pour tout dire, c’est une mer comme une autre. Seulement, comme nous étions en hiver, elle eut des orages et des tempêtes qui ne nous firent pas plaisir, surtout pour le début d’une campagne. Ce qui nous

contraria davantage, ce fut le rapport de l’officier anglais
La déclaration de guerre fut accueillie par de nombreux hourras.
chargé d’aller porter des dépêches à Sébastopol et qui affirma que cette ville était imprenable par mer.

Cependant nous reçûmes l’ordre de croiser sur les côtes de Crimée et de bloquer la marine russe dans ses ports. C’était déjà quelque chose, mais le froid empêcha nos explorations. Odessa était entourée de glaces, et nous ne fîmes que montrer nos couleurs nationales devant Sébastopol. Pendant ce temps, l’escadre de l’Océan amenait de France une armée toute prête à faire sur terre ce que nous ne pouvions faire par mer, et nos bâtiments malgré le froid et les neiges exploraient toutes les côtes.

Ah ! nous avions affaire à forte partie. La côte était hérissée de forts partout où on pouvait opérer un débarquement. Quand nous approchions trop près, les Russes faisaient sauter les forts et disparaissaient dans les bois. Toujours le même système. Semer la ruine et la misère entre eux et l’ennemi. Depuis l’incendie de Moscou, ils n’en ont pas d’autre.

Comme je vous l’ai dit, les troupes arrivaient avec l’escadre de l’Océan et devaient débarquer à Gallipoli ; mais avant leur arrivée, notre flotte apprit officiellement la déclaration de guerre de la France et de l’Angleterre à la Russie, car jusqu’à cette époque, 15 avril 1854, nous n’avions fait que nous promener, histoire de dire à l’ennemi : « Attention, nous sommes là ! »

Ce fut un beau spectacle. Un peu avant midi les escadres française et anglaise sont réunies ! Chaque équipage est rangé sur le pont et apprend de son commandant la grande nouvelle qui porte la joie dans tous les cœurs. Midi sonne. Le signal de guerre à la Russie est arboré aux mâts des vaisseaux amiraux. Ce ne sont alors qu’acclamations répétées qui s’appellent et se répondent. Sur nos bâtiments, le pavillon anglais flotte au grand mât, sur les navires anglais, c’est le pavillon de la France. Le pavillon turc est aux mâts d’artimon, le pavillon national est aux mâts de beaupré et de misaine. Des matelots désignés à l’avance se sont élancés dans les mâtures et se rangent sur les vergues. D’autres se tiennent droit sur les bastingages, la face tournée en dehors. Le même mouvement s’exécute sur la flotte anglaise.

Oui, c’était un beau et grand spectacle. La guerre ne m’a pas laissé de meilleur souvenir : il semblait que le vent s’en mêlât en sifflant dans nos cordages et que la neige qui fouettait nos pavillons fût la réponse menaçante de la Russie !

C’est devant Odessa que les hostilités commencèrent. Les batteries de ce port avaient tiré sur une frégate et un canot anglais portant le pavillon parlementaire. Ce ne fut pas long. Le 17 on nous donne d’ordre d’appareiller et le 20, après avoir capturé quatorze bâtiments marchands russes, histoire de se faire la main, nous jetons l’ancre devant Odessa.

Notre amiral envoya au gouverneur de la ville une petite lettre soignée, paraît-il, à laquelle on se garda bien de répondre, vu que ledit gouverneur avait déjà essayé de se disculper en disant que la frégate anglaise avait menti et que les forts n’avaient pas tiré sur elle.

Le lendemain au petit jour, quatre vapeurs — car leur faible tirant d’eau permettait seulement aux vapeurs de s’approcher du fort et des batteries — allèrent se porter à la distance de neuf ou dix encâblures, devant la batterie du port d’Odessa. C’étaient le Vauban et le Descartes pour la France, le Tiger et le Sampson pour l’Angleterre. Elles avaient à peine pris position, que les Russes leur envoient un premier coup de canon.

Ce fut le signal. Les frégates répondent aux batteries qui ripostent et bientôt la fumée nous cache le lieu du combat. Mais nous étions tranquilles, les officiers étant certains que le calibre de nos bouches à feu était plus fort que celui des batteries ennemies. Cependant, nous voyons avec inquiétude le Mogador et le Furious quitter leur ligne d’embossage pour prendre part à l’action. Le Vauban revient, sa roue brisée et sa coque en feu.

Mais le vent qui chasse la fumée nous montre le combat. La batterie du port impérial, les magasins et les navires que ce port renferme, sont criblés de nos obus et de nos boulets. Au milieu de foudroyantes détonations, les projectiles éclatent et bondissent de toutes parts, des raies de feu sillonnent comme des éclairs la fumée qui nous dérobe encore une fois la vue de nos frégates.

Six chaloupes anglaises s’avancent vers le nord et lancent des fusées à la congrève sur le môle, mais tout à coup nous les voyons se replier sur le groupe des frégates, car elles sont battues par une batterie de campagne que l’ennemi vient d’établir sur la plage. C’est sur ce point que le Mogador concentre son feu. Cette batterie est foudroyée et opère sa retraite après avoir été cause que nos obus ont mis le feu aux maisons qui étaient derrière elle.

Partout le combat est engagé. C’est un orage qui se croise dans l’espace. Aux détonations de l’artillerie se joignent les craquements lugubres des toitures enflammées qui s’effondrent, et des murs brisés qui s’abattent. L’incendie est dans les magasins, les casernes et les navires du port d’Odessa : les flammes montent et tourbillonnent, et nous voyons, derrière elles, la ville calme et respectée par nos boulets.

La poudrière saute. À cette explosion répondent comme un tonnerre vivant les acclamations des équipages. Nos frégates s’avancent de deux encâblures pour foudroyer les batteries du port de commerce, malgré le feu nourri des mortiers établis sur les hauteurs d’Odessa. La destruction du port est bientôt achevée, la ville d’Odessa est à notre merci, mais les frégates ont reçu l’ordre de cesser le feu. L’amiral voulait infliger un châtiment non à la ville, mais aux autorités militaires d’Odessa, pour avoir tiré sur un pavillon parlementaire.

Toute la nuit qui suivit fut éclairée par les flammes de l’incendie du port. Le lendemain, ça brûlait encore. De la flotte, il ne restait que deux navires ; de la forteresse, des murs démantelés, des batteries, pas un seul canon. Chose curieuse ! pas un de nos matelots n’a été tué ou blessé par les projectiles de l’ennemi, alors que les nôtres faisaient ravage dans ses rangs et son arsenal.

Mais, comme disait l’amiral Hamelin, ce n’était qu’une petite affaire. D’Odessa on fit voile vers Sébastopol, où on savait qu’était ancrée la flotte russe, à laquelle on voulait offrir le combat. De son côté la marine russe, — du moins c’étaient les prisonniers russes qui l’affirmaient, — attendait avec impatience notre arrivée pour venir à notre rencontre et nous livrer bataille. Cet espoir nous électrisait et partout régnaient cette activité et cette fièvre d’impatience qui précèdent les grands événements.

Le temps était magnifique, et nous fûmes bientôt en vue de Sébastopol, mais les vaisseaux russes restèrent chez eux. Le seul bénéfice qu’on tira de cette croisière fut de bien examiner, et tout à son aise, le port et les fortifications de Sébastopol.

Figurez-vous la patte d’un immense homard, dont les pinces seraient ouvertes ; sur chaque pince mettez onze forts, cinq à gauche, six à droite, les uns en pierre avec trois lignes de batteries casematées et surmontées d’une batterie barbette sans embrasures, ce qui lui permet de battre dans tous les sens, d’autres en terre sans embrasures, enfin les deux derniers, situés sur la hauteur de chaque côté du port, invisibles du pont d’un bâtiment, car on les découvre à peine du haut d’une mâture. Tenez, comme le fort Napoléon, à Toulon ! La ville, bâtie en amphithéâtre, est derrière cette grande patte entourée de murs et de fossés. Le fond du port est défendu par une ligne de cinq vaisseaux embossés, dont deux à trois ponts. Ajoutons à cela que l’entrée est impossible en temps de guerre, quand même il n’y aurait pas 962 bouches à feu pour la défendre !

Voilà cette ville telle qu’elle m’est apparue et telle que nous l’ont dépeinte nos officiers. La flotte russe s’obstinant à ne pas sortir de Sébastopol, nous en fûmes réduits à bloquer le port et à faire la chasse aux bâtiments de commerce russes, en attendant de nouveaux ordres. Mais le temps, qui avait été jusque-là convenable, se couvrit de brumes très-épaisses, et dès lors nos évolutions devinrent impossibles. C’est une nuit perpétuelle qui tient nos vaisseaux immobiles et enchaînés. On ne manœuvre qu’au son de la cloche et du clairon pour éviter les abordages, et le canon porte dans l’obscurité les ordres de nos commandants.

Cette croisière de brouillards devait être fatale à la frégate le Tiger, un des plus intrépides éclaireurs de la flotte anglaise. Égarée dans la brume, elle se mit à la côte à quatre milles au-dessus d’Odessa. Pendant que l’équipage tentait d’arracher son bâtiment aux récifs, une éclaircie fatale vint révéler sa présence aux Russes. Des pièces de campagne sont amenées sur la falaise, et font un feu plongeant sur les malheureux naufragés, qui, se voyant perdus, incendient le navire de leur propre main ; quand on apprit cette nouvelle à l’amiral anglais, il répondit :

— Le Tiger est perdu, soit ! mais il ne portera pas les couleurs russes !

Cette noble réponse fut le dernier honneur rendu à ce pauvre navire que la flamme avait dévoré. Les officiers avaient été tués avec huit hommes de l’équipage : le reste avait été fait prisonnier.

Enfin les brumes se dissipent, toutes les côtes sont explorées. Les flottes profitent d’un bon vent pour aller reprendre le mouillage de Baltchich, où nous trouvons l’escadre de l’Océan qui portait les deux armées de France et d’Angleterre, dont une partie était débarquée à Varna.

Ici se place un des plus tristes épisodes de la campagne. Je n’aurais pas voulu en parler, mais je ne peux passer sous silence ce terrible souvenir. Le choléra, qui déjà était violent à Varna et sévissait, cruellement dans les rangs de notre pauvre armée, atteignit aussi peu à peu la flotte.

Le 31 juillet fut une date sinistre ; l’épidémie envahit tous les vaisseaux mouillés en rade à Baltchich et à Varna. Le même jour, le Cacique s’éloignait emmenant le général Canrobert qui allait rejoindre à Kustendjé sa division fatalement engagée dans des marais pestiférés, et où il devait la retrouver écrasée par le fléau mortel.

Ce fut alors, que commença pour nous le triste rôle de prendre les cholériques et de les transporter dans un lieu plus sain. Pendant ces lugubres voyages, le moral des marins ne se démentit pas un instant au contact de ces agonies. Frappés nous-mêmes, nous semblions oublier nos propres souffrances pour secourir les malheureux soldats entassés sur les ponts.

Dans tous les rangs comme dans tous les cœurs, chez les chirurgiens de terre ou de mer qui se multipliaient pour arracher des victimes au fléau, chez les aumôniers de l’escadre et de l’armée qui passaient leurs jours et leurs nuits penchés sur le lit des agonisants, les nobles exemples se retrouvaient partout. Ainsi, pendant que le maréchal Saint-Arnaud et l’amiral Hamelin, de concert avec l’état-major anglais, préparaient l’expédition de Crimée, le choléra, à défaut de l’ennemi que nous n’avions encore fait qu’entrevoir, continuait ses ravages en nous enlevant cent hommes par jour. Pour peu qu’il durât quelque temps, c’en était fait de cette armée si pleine d’ardeur, et d’énergie, et surtout de nos bâtiments sur qui l’invasion du choléra était soudaine et foudroyante.

Il fut décidé que tous les vaisseaux, excepté le Henri IV, le Jean-Bart et le Montebello restés à Varna, prendraient immédiatement la mer pour chercher à arrêter les progrès du fléau. L’escadre croiserait dans le sud. Le 11 août, jour de l’appareillage, l’épidémie était dans toute sa force, et certes la flotte russe aurait eu beau jeu de nous attaquer si elle avait pu supposer que nos vaisseaux étaient hors d’état de rester sous voiles et de combattre au besoin.

Heureusement que nous ne fûmes pas inquiétés par l’ennemi et que, le choléra nous laissant un peu plus tranquilles, nous reprîmes notre mouillage. Nous avions perdu 800 matelots et nos malades s’élevaient au nombre de 1,200 ! Les Anglais avaient encore plus souffert !…

On soignait les malades ; il fallait distraire ceux qui se portaient bien pour combattre les idées noires. Déjà, avant que le choléra nous atteignît, les officiers, voyant que leurs soldats s’ennuyaient à bord, avaient imaginé des bals, des courses en sacs, des combats de coqs. Le bal était ce qu’il y avait de plus curieux en ce sens que les officiers étaient les garçons de café, les matelots les danseurs, et les zouaves à longue barbe des danseuses. Il n’était pas rare de voir un grand et sec matelot danser avec un zouave petit et gros. Le colonel Bourbaki, qui commandait les zouaves, était le premier à porter des rafraîchissements à ses hommes. Une fois il met sur un plateau une bouteille de bordeaux et une grappe de raisin qu’il porte au couple le plus fort en entrechats. Le zouave et le matelot qui formaient ce couple se disputaient la bouteille, et le colonel l’adjuge à celui des deux qui sauterait le plus haut. Ce fut le matelot qui gagna.

Les courses en sacs ne se faisaient guère qu’entre matelots. On se mettait dans un sac, les mains solidement attachées le long du corps, et par bonds, il fallait atteindre le but. On se repliait sur soi-même, puis on sautait ; mais que de fois on tombait, ou sur le dos, ou sur le nez, soit qu’on eût manqué son coup, soit qu’un camarade trop complaisant vous eût poussé pour vous faire arriver plus vite !

Les combats de coqs nous venaient des Anglais. Ils étaient moins en faveur, mais n’en étaient pas moins comiques pour cela. On vous liait les poignets au-dessous des deux genoux, ce qui vous donnait la forme d’une chaise boiteuse, et on vous mettait en face d’un adversaire. Alors le combat commençait. Vous comprenez quel équilibre on pouvait avoir. Pour peu qu’on vous touchât, vous rouliez comme une boule. On se relevait si on pouvait et on s’attaquait encore, de vrais coqs !…

Quelquefois nous montions nos malades sur le pont pour les faire jouir de ces spectacles. Souvent nous en avons sauvé par ces distractions, d’autres ont rendu leur dernier soupir au bruit des rires français. Mais tous en général ne sentaient pas leurs souffrances, et s’ils enviaient le sort de leurs camarades, du moins ils ne leur reprochaient pas leur gaieté.

Enfin, la vie renaît, le fléau s’éloigne. Mais dans l’état où est notre armée, en face de l’affaiblissement des troupes et des équipages, en face de l’époque avancée de la saison, des gros temps qui peuvent à chaque instant survenir et surtout, d’une épidémie prête à renaître par l’entassement des soldats sur nos vaisseaux, l’expédition de Crimée était-elle encore possible ? Chacun se fait cette question tout bas, et un profond découragement remplace notre enthousiasme. Et pourtant, malgré toutes les objections et tous les obstacles, nos chefs confiants dans l’avenir, activaient par les moyens les plus sûrs et les plus énergiques les derniers préparatifs de cette campagne.

Le 7 septembre, par une belle mer et un vent favorables, notre flotte, portant dans ses flancs toute l’armée d’expédition, fait bonne route vers l’île des Serpents, où nous attendons la flotte anglaise. Incertains encore sur le point de débarquement, les amiraux détachent quatre frégates en éclaireurs sur la presqu’île de Chersonèse. Sur toute la côte jusqu’à Sébastopol étaient étagées les forces russes avec de l’artillerie. Elles avaient surtout pris de fortes positions sur la rivière de l’Alma. Enfin vers le milieu de la côte qui sépare l’Alma d’Eupatoria, nos éclaireurs aperçurent une plage très-favorable au débarquement. Ce point fut appelé Oldfort par les Anglais qui l’avaient déjà marqué sur les cartes. Oh ! ces gabiers-là ne perdent pas de temps ! En

La nuit à bord.
outre, après avoir contourné la baie d’Eupatoria, les officiers reconnurent que l’occupation de la ville leur serait d’une grande utilité pour servir de point d’appui aux armées et aux flottes.

D’après ce rapport, il fut décidé que le débarquement, au lieu de s’effectuer sous le feu de l’ennemi dans la baie de Katcha et de l’Alma, aurait lieu sûr la plage d’Oldfort, pendant qu’une garnison occuperait Eupatoria, ville ouverte et sans défense. Trois ou quatre jours après le débarquement, l’armée devait se mettre en marche dans le sud, sa droite appuyée à la mer et à une escadre de 15 vaisseaux ou frégates à vapeur qui suivrait le littoral, pour la protéger de son artillerie et lui assurer des approvisionnements.

D’après les on dit, le maréchal Saint-Arnaud eût préféré un débarquement de vive force à Katcha, plus près de Sébastopol. Il dut se rendre à l’avis des amiraux.

Le temps, qui jusque-là avait été très-beau, changea tout à coup pour devenir menaçant et orageux. Tous les fronts se rembrunirent. En effet la destinée des flottes et de l’armée était subordonnée au temps. Qu’il advînt une de ces tempêtes si communes dans la mer Noire et que nous devions essuyer plus tard et c’en était fait de l’expédition. Mais les vents faiblirent et devinrent favorables. Dieu était avec nous !

Enfin, on n’est plus qu’à quelques lieues du point désigné. Une dernière reconnaissance a lieu pour s’assurer que la plage est libre. Les plaines de l’Alma, les terrains qui l’entourent et le plateau qui forme la pointe droite sont examinés avec la longue-vue. Un plateau bordé de falaises échappe seul aux investigations ; mais des navires sont mouillés assez près pour que nos projectiles en chassent l’ennemi qui pourrait s’y cacher. Quant à Eupatoria, elle est occupée sans résistance.

Et chacun de se dire en regardant le ciel : c’est pour demain, si le temps le permet !…

Le vent est entièrement dissipé. La mer est calme. Le jour paraît. Le moment approche. Tous les cœurs battent. Enfin le signal est donné par le vaisseau amiral. Un cri instinctif, involontaire, s’échappe de toutes les poitrines. Aussitôt on aperçoit une baleinière qui vole comme un oiseau sur les flots. Elle porte le général Canrobert et son état-major. Quelques minutes après, le pavillon français flotte sur la terre de Crimée. Les chalands, les chaloupes, les canots tambours, les canots ordinaires remplis de soldats couvrent la mer et s’avancent vers la plage. Pas un instant de confusion, de doute ou de désordre. Cette opération se déroule sur tous les points, et couvre le rivage de nos soldats débarqués. Un détachement de fuséens marins et d’artillerie de marine prend immédiatement position sur la falaise du sud pour couvrir la plage contre les attaques des cosaques et des tirailleurs ennemis.

Nos vigies placées au haut des mâts cherchent à découvrir l’ennemi ; mais celui-ci ne bouge pas. Des cosaques sont seuls visibles au loin sur les falaises. Ils regardent impassibles le débarquement de nos troupes qui ne dura pas moins de sept heures. Le maréchal de Saint-Arnaud, épuisé par la maladie, ne descendit qu’après avoir vu son armée se grossir et se mettre en marche. Quand il fut à terre, nous le vîmes pâle, courbé sur son cheval, donner ses derniers ordres et disparaître suivi de son état-major et d’un escadron de spahis.

De son côté, l’armée anglaise était débarquée dans le même ordre. Aussi, quand tout fut terminé, on entendit sur tous les vaisseaux des hourras frénétiques qui frappèrent comme des présages de combat les échos de la Crimée.

Le lendemain de cette belle journée, la mer devint si grosse qu’on ne put débarquer l’artillerie. Mais le surlendemain, en profitant avec activité de quelques embellies, la quatrième division, la division turque, trois jours de vivres pour les troupes, le reste de l’artillerie et les bagages du maréchal furent mis à terre. Enfin, le 16 au matin, on déchargea tous les chevaux, le matériel de campement, celui du génie et du train, des équipages ainsi que deux cent mille rations de toute nature. La cavalerie et les vivres furent ramenés de Varna et nos chalands achevèrent le débarquement du matériel de nos alliés.

On peut dire sans trop d’orgueil que ce premier succès était à la marine, qui en quelques jours avait déposé soixante mille combattants sur la terre ennemie. C’est elle qui avait pris la France guerrière dans les ports de Marseille et Toulon, lui avait fait traverser les mers et l’avait déposée saine et sauve sur ce sol de Crimée, qu’elle devait illustrer par d’héroïques combats. Si nous n’avons pas fait plus, c’est que le bon Dieu et les Russes n’ont pas voulu.

Mais l’armée est en marche et nos vaisseaux longent le littoral. Le 19 au matin, nous modérons la nôtre et nous prenons position à l’embouchure de l’Alma. Sur les hauteurs, nous apercevons l’ennemi. On distingue des tentes, des grandes masses d’infanterie et une nombreuse cavalerie échelonnée sur les bords de l’Alma. Tous nos officiers sont grimpés au plus haut des mâtures et suivent avec anxiété la marche des deux armées. Voilà les bataillons français et anglais qui s’avancent rapidement sur un front très-étendu. Devant eux est un village assez considérable, situé près d’un ravin profond ; des cosaques y mettent le feu. Comme si c’était un signal, tous les villages bâtis sur le versant gauche de la rivière sont incendiés. Un petit corps de cavalerie russe et d’artillerie légère veut barrer ce passage de feu à nos troupes, mais quelques coups de canon suffisent pour la forcer de se retirer. Trois de nos frégates, le Vauban et deux autres dont le nom m’échappe, sont placés à petite distance des ravins et les fusillent avec des obus.

Anglais et Français sont arrivés au lieu désigné pour leur campement. Les bivouacs sont établis et les grand’gardes placées. Les camps s’installent, les tentes se dressent et les feux s’allument sur toute la ligne qu’occupent les alliés. En face, on aperçoit les feux des bivouacs russes.

La nuit fut pleine d’anxiété, de fièvre et d’attente. On sentait que le lendemain la lutte serait formidable, que l’armée russe, retranchée sur ses hauteurs, ne nous livrerait pas passage et que bien du sang serait versé, avant que nos drapeaux flottent sur les crêtes de l’Alma.

L’amiral Hamelin a reçu un petit billet doux du maréchal Saint-Arnaud. Nous ne savons pas ce qu’il y a dedans, mais chacun se dit : C’est pour demain le grand branle-bas. En effet,

les zouaves à l’alma.
quatre de nos vaisseaux s’approchent très-près de terre. La plus grande vigilance est ordonnée à bord.

Dès que les premiers rayons du jour ont paru, les officiers de chaque bord et une partie des équipages garnissent les hunes et toutes les mâtures des bâtiments. Chacun salue avec espérance le jour qui se lève et nos vœux suivent nos soldats au combat.

Je ressens encore aujourd’hui la même émotion, cette émotion poignante qu’ont éprouvée ceux qui virent de loin se dérouler toutes les péripéties de cette journée, sans pouvoir y prendre part. C’est l’ensemble de la bataille de l’Alma, vue de la flotte, que je vais essayer de vous raconter aujourd’hui.

La nature semblait avoir à l’avance admirablement fortifié le point choisi par les Russes pour se défendre et nous barrer le passage. La position qu’ils occupent est formidable. Toutes les pentes qui dominent l’Alma et la route de Sébastopol sont remplies par le centre de leur armée, dont les deux ailes sont arrêtées en deçà des ravins. Chaque inflexion de terrain sur la gauche de la rivière est défendue par de l’artillerie. La cavalerie occupe les hauteurs.

Nous voyons notre armée commencer son mouvement. L’aile droite, que commande le général Bosquet, s’avance résolûment dans la plaine vers les falaises qui bordent la mer, mais soudain, elle s’arrête. Le ciel se couvre ; des bancs épais de brume interceptent l’horizon et ne permettent plus de rien distinguer.

Sur la flotte règne un grand silence. On écoute avec une anxiété croissante si quelque bruit ne viendra pas révéler le commencement du combat. Heureusement le rideau de brume vint à se dissiper, au moment où le général Bosquet reprenait son mouvement avec la première brigade en gravissant les pentes abruptes de l’Alma, pendant que la deuxième brigade, guidée par le commandant Noury de la Roncière, passait entre l’embouchure de l’Alma et la mer, sur une langue de sable formée par la rivière même. Deux de nos frégates s’avancent dans la petite anse qui règne à cette embouchure, afin de prévenir toute tentative de l’aile gauche des Russes.

Là, se bornait notre concours pendant la redoutable ascension des hauteurs de l’Alma.

Les premiers bataillons de la division Bosquet ont franchi la rivière. En vain les tirailleurs russes embusqués dans les vignes, derrière les arbres, les murs ou les plis favorables du terrain, veulent s’opposer à son passage. L’avant-garde grimpe résolûment les sentiers les plus ardus et ses petits groupes isolés escaladent les flancs rocheux de la falaise. Tous les yeux sont tournés vers ces enfants perdus qu’entraîne un indicible élan.

Nos bâtiments tirent sans relâche leurs bordées et les Russes, tenus en respect par la longue portée de nos canons et se refusant sans doute à croire à tant d’audace, laissent cette ascension s’accomplir sans résistance aucune.

Il est à peu près midi. Les bonnets rouges de nos zouaves paraissent tout à coup sur les sommets des falaises et se déploient en tirailleurs. La fusillade s’ouvre. La bataille s’engage.

Nous dominions tout le champ de bataille, et nous pûmes voir distinctement les Russes se former en masses compactes, et leur artillerie accourir au galop de ses chevaux pour refouler nos bataillons qui déjà ont pris pied sur le plateau. De tous côtés l’armée alliée s’avance, couvrant de soldats cette plaine tout à l’heure encore déserte et silencieuse.

C’est sur l’extrémité des hauteurs que vient d’occuper le général Bosquet que le danger est le plus grand. Comme cela se passe pour ainsi dire sous nos yeux, nous tremblons que nos soldats, assaillis par un ennemi bien supérieur en nombre, foudroyés par son artillerie ou chargés par sa cavalerie, ne soient précipités du haut des falaises avant d’avoir pu s’y maintenir. Mais notre artillerie accourt. On la voit traîner avec effort ses canons, se ranger devant les batteries russes et engager le feu. La canonnade retentit furieuse et désordonnée et dans la fumée disparaissent nos bataillons qui, nous le vîmes après, avaient débordé l’extrémité de l’aile gauche des Russes.

Le centre aussi est engagé. C’est là qu’est la division Canrobert. La fumée qui s’élève de toutes parts ne nous permet que de suivre à de rares intervalles les différentes péripéties de la bataille.

Il est deux heures. Sur une tour en construction appelée le télégraphe, qui semble être le centre de la position ennemie, flottent les couleurs nationales que des cris de joie et de triomphe saluent sur toute l’étendue de la flotte. Deux fois le drapeau français s’affaisse et disparaît pour revenir enfin glorieux et invincible.

De toutes parts le spectacle qui se déroule est magnifique de grandeur. Sur la gauche, on voit les régiments de la première et de la deuxième division donner un véritable assaut à ces redoutables positions, s’arrêter, se reformer, puis s’élancer dans un héroïque élan pour refouler les Russes dont les masses profondes se retirent avec rapidité sur plusieurs points, emmenant leur artillerie avec elles.

À cinq heures, grand silence. La bataille est terminée. La plaine est couverte de morts et de blessés. Des chirurgiens et des matelots sont immédiatement envoyés à terre pour aider au pansement des blessés. Le lendemain de grand matin toutes les embarcations légères de l’escadre se rendent à la plage pour les recevoir et les embarquer à bord des frégates qui doivent les transporter à Constantinople.

C’est de tous côtés une infatigable activité. D’abord on prend des précautions en cas d’attaque de la flotte russe, puis on débarque des vivres, on renouvelle les munitions de l’artillerie, on rembarque les voitures qui ont perdu leur attelage dans la bataille.

Je n’oublierai pas cette journée parce qu’elle nous offrit un touchant et douloureux spectacle. Jamais victimes de la guerre n’ont souffert avec un plus grand courage que nos pauvres blessés. Pas une seule plainte, mais le sang qui teignait nos canots nous disait combien ce calme cachait de blessures, mortelles peut-être.

J’ai tort de ne pas parler des Anglais, qui se sont conduits bravement dans cette grande journée. Vaillants au feu la veille sur les pentes de l’Alma, le lendemain, ils avaient aidé au transport des blessés avec un soin et une attention dont j’aurais cru incapables, ces hommes si rudes à la peine. Quant à leur flotte, inutile d’en parler encore. Cela viendra. Pour le moment elle est chargée de surveiller Sébastopol et de ramener nos renforts de Varna.

Le 23 septembre, à sept heures du matin, l’armée leva son camp et se mit en route pour Sébastopol, toujours sous la protection de la flotte qui longe la côte de très-près. Des petits vapeurs placés en avant-garde sondent et éclairent la marche des bâtiments.

Au moment où nous arrivons devant la Katcha une forte canonnade et des explosions successives se font entendre dans le port même de Sébastopol. C’est une partie de leur flotte que les Russes font sauter afin de barrer l’entrée de leur port par une digue sous-marine infranchissable.

La Katcha était la première étape où l’armée devait camper. C’est là que le maréchal Saint-Arnaud doit prendre une résolution suprême. Nous autres, nous ne savions pas trop ce qui se passait, les officiers eux-mêmes n’en savaient pas plus long et nous ne nous doutions guère que le plan de campagne allait être entièrement changé et les marins condamnés à rester les bras croisés, le secours des flottes devenant presque inutile.

Il paraît que l’armée devait enlever le fort Constantin et toutes les batteries de la partie nord de Sébastopol et que les flottes, en donnant alors dans le port, et brisant les estacades, achèveraient son œuvre et offriraient un concours assuré à cette armée, dans le port même de Sébastopol. Mais va te faire lanlaire ! Les Russes, en prenant la résolution désespérée de faire sauter leur flotte devant les forts qui bordent la mer, nous enlevaient la possibilité de franchir l’entrée du port qui ressemblait à une rue étroite hérissée de canons sur chacune de ses faces. Ce qui contrariait le plus les projets du maréchal, c’est que tous les canons et tous les marins de cette flotte allaient concourir à la défense de Sébastopol, en doublant le chiffre de la garnison ennemie. Mais le plus furieux, ce fut notre amiral qui voyait sa flotte perdre, au moment de l’assaut général, la plus grande part de gloire, et après la bataille, un port assuré contre les tempêtes d’hiver.

Nous sommes donc obligés de rester inactifs à la Katcha, pendant que l’armée disparaît dans les terres pour tourner la ville, et surprendre l’ennemi par cette manœuvre hardie qui a pour pivot Inkermann. À chaque instant notre amiral reçoit des nouvelles qu’il se hâte de nous communiquer pour calmer nos inquiétudes. Le mouvement s’effectue avec succès. Pas ou peu de résistance de l’ennemi. Les cosaques seuls inquiètent les flancs de notre armée. Quelques coups de fusil en ont raison.

Le surlendemain, arrive un officier de la marine anglaise qui a réussi à traverser les vedettes cosaques sur le littoral, il annonce que tout va bien et que les Anglais, qui sont à l’extrême gauche des armées, doivent paraître sur les cimes de Balaclava.

Le soir du même jour, arrive un enfant perdu de l’armée française qui, lui aussi, est parvenu à gagner le rivage sans être aperçu. Nos troupes sont sur la Tchernaïa. Le maréchal Saint-Arnaud, qui est à toute extrémité, s’est démis de son commandement en faveur du général Canrobert, désigné par l’empereur.

Le 26 septembre, le Roland, chargé de découvrir les traces de l’armée, pousse jusqu’à la baie de Kamiesh, dans laquelle il pénètre avec une grande précaution et à la sonde. De là il reconnaît la baie de Streletska et continue à s’approcher des forts de Sébastopol dont les batteries sont désertes. Les vigies reconnaissent que de nombreux travailleurs, hommes, femmes et enfants remuent les terres sur un point qui domine le sud de la ville et qu’on sut plus tard être le bastion Malakoff. De puissants ouvrages s’élèvent sur tous les endroits faibles. Les Russes ne perdent pas de temps.

Je ne vous aurais pas parlé de cette croisière du Roland, s’il n’en était pas résulté que la baie de Kamiesh, dont on ignorait sinon l’existence, du moins les qualités, n’avait pas été appelée à être la véritable base de nos opérations en Crimée.

Le 28, le général Canrobert fait savoir à notre amiral que ses troupes déboucheront le lendemain sur le plateau de la Chersonèse, et le prie de débarquer le matériel de siége dans l’endroit qu’il jugera convenable, et le plus proche de son camp. Le lendemain l’escadre lève l’ancre et va mouiller dans la baie de Kamiesh, aux environs de laquelle était déjà campée une division française. Trois cales de débarquement sont établies par les soins du génie et de la marine. Les canons, gabions et fascines, ainsi que tout le matériel de l’artillerie sont bientôt débarqués. Les arrivages et les départs se succèdent ; c’est une activité prodigieuse qui ne doit plus abandonner un seul jour cette baie hier inconnue, aujourd’hui si utile aux approvisionnements de notre armée.

Voyant que les flottes ne devaient pas jouer un rôle actif, tant que durerait le siége de Sébastopol, que nous étions condamnés à une grande vigilance, à transporter les troupes et les vivres, et que nous avions trop d’hommes et surtout trop de canons pour ne pas nous battre, les amiraux anglais et français décidèrent qu’ils fourniraient trente bouches à feu du plus fort calibre, quarante officiers et mille matelots. Nous les retrouverons plus tard à l’œuvre. Du reste, ce ne fut pas le seul envoi de canons que la marine fit aux troupes de terre et bien nous en prit ! notre artillerie de siége n’eût pas lutté longtemps avec les batteries de Sébastopol, toutes armées avec les canons de marine retirés de ses vaisseaux coulés bas.

Pendant que le génie et l’artillerie faisaient des reconnaissances autour de la place dont les gros canons les couvraient de projectiles, notre amiral, qui ne désespérait toujours pas d’agir par mer contre Sébastopol, résolut d’opérer une reconnaissance détaillée de ses batteries maritimes.

Le 5 octobre, pendant que le matériel de siége fourni par la marine et les troupes arrivant de Varna débarquaient à Kamiesh, le Primauguet, aviso mouche portant le pavillon de l’amiral en chef, longe hardiment la côte, et sous le feu des forts ennemis dont les volées de projectiles font jaillir l’eau autour de lui, l’amiral Hamelin observe avec sa longue-vue les différents ouvrages devant lesquels il défile à petite vapeur. Les boulets passent en sifflant dans les cordages, mais l’amiral n’en promène pas moins le pavillon national devant les défenses ennemies.

Cette exploration, exécutée avec tant de sang-froid avait surtout pour but d’examiner les batteries du fort de la Quarantaine qui gênaient beaucoup les travailleurs de la gauche de notre armée. L’amiral résolut de les réduire au silence au moyen d’une batterie qu’il ferait établir à terre et servir par ses marins.

C’est la baie de Streletska qui fut choisie par l’amiral comme point de débarquement du matériel et des hommes nécessaires à construire une batterie. Les embarcations, le canot-amiral en tête, — toujours ! — entrèrent dans la baie, protégés par le Mogador et le Roland dont les obus fouillaient les bois environnants. Les Russes nous aperçurent trop tard, mais ils se rattrapèrent en nous criblant de projectiles qu’ils nous lançaient au jugé. Le Roland surtout dont les mâtures étaient à découvert fut leur point de mire, mais personne ne fut atteint.

La batterie débarquée était de six canons et quatre obusiers servis par trois cents marins. Je vous laisse à penser les acclamations joyeuses avec lesquelles elle fut reçue par l’armée de terre. À partir du jour du débarquement, les matelots travaillèrent nuit et jour à creuser le sol avec la pioche, la pince et les pétardes et à élever les épaulements. Les pièces sont traînées aux batteries à travers des terrains déjà défoncés par les bombes et déchirés par les boulets ; elles sont roulées sur place et montées sur leurs affûts. C’est la nuit seulement que ces opérations ont lieu et sur des terrains découverts. Aussi l’ennemi envoie-t-il des grêles de boulets et de bombes dans toutes les directions où il suppose que le travail s’exécute.

Pendant que nos marins travaillaient sans relâche à cette batterie qui devait jouer un si grand rôle pendant le siége, les amiraux de concert avec les généraux avaient résolu, afin de soulager l’armée de siége criblée par le feu de la place, de faire une diversion en attaquant par mer les forts maritimes de Sébastopol.

Cette attaque eut lieu le 17 octobre ; il y avait déjà quinze jours que le projet était arrêté, mais rien n’avait transpiré. Chaque vaisseau avait sa place désignée à l’avance par des bouées.

La bombarde le Vautour placée dans la baie de Streletska lance seule des bombes depuis le matin. Le Charlemagne et le Montebello sont en avant embossés à une petite anse de la Chersonèse, et c’est sur eux que l’ennemi ouvre son feu terrible. Le Friedland prend sa place à côté du Montebello, et

la dunette de la ville de paris.
au signal parti du vaisseau amiral, ces trois vaisseaux commencent le feu.

Chacun de nous savait qu’il allait au combat, mais nul ne se doutait que c’était contre des murailles de pierre qu’aurait lieu l’engagement. Notre courage ne se démentit pas. On combattit pour l’honneur du drapeau, mais sans aucun espoir.

Bombardement de Sébastopol.

Et pourtant nos bordées rapides foudroient les forts. C’est une ligne de feu vomissant du fer avec cette rapidité qui appartient surtout aux manœuvres maritimes. Chaque vaisseau manœuvre hardiment à travers la fumée qui l’enveloppe ; efforts inutiles. En une heure les pertes sont déjà sensibles sur les bâtiments.

La Ville de Paris, que monte l’amiral Hamelin, tonne de toute son artillerie ; l’État-major entoure l’amiral qui, debout sur la dunette, une longue-vue à la main, suit l’action qui s’engage. La dunette est atteinte par un obus, balayée par deux boulets pleins, et broyée par les éclats de l’obus auxquels succède une grêle de boulets. Les morts, les blessés, les vivants sont renversés pêle-mêle au milieu des débris. L’amiral et trois officiers seuls n’ont pas été atteints, et les officiers blessés restent, sans vouloir descendre au poste de pansement, auprès de leur amiral qui continue avec calme à donner ses ordres sur la dunette ravagée.

Le Montebello est en feu ; son embossure a été coupée. Une bombe a traversé tous les ponts du Charlemagne et est venue éclater dans sa machine. La carène du Napoléon est percée à deux pieds au-dessous de la flottaison, et son maître calfat qui s’est bravement jeté à la mer a grand’peine à la tamponner. Les vaisseaux anglais embossés près des récifs qui prolongent le port à l’est, pour prendre en écharpe le fort de Constantin, ont leurs mâtures brisées et leurs murailles enfoncées par les projectiles ennemis.

L’action est générale, c’est un mugissement formidable. Les forts, les vaisseaux, le ciel, la mer, se perdent derrière une épaisse fumée. Les flots bouillonnent sous cet orage de boulets.

La batterie de la Quarantaine est écrasée, éteinte et abandonnée. Tous les efforts de l’artillerie russe sont brisés. Le magasin à poudre du fort Constantin a fait explosion.

Pendant toute la journée, le bombardement continue sans relâche. La nuit elle-même ne met pas fin au combat, car les batteries supérieures de l’ennemi redoublent de vivacité. Cependant nos vaisseaux s’éloignent un à un, comme à regret, et regagnent leur mouillage, salués par un feu de file roulant de tous les canons russes.

Ce qui nous consolait d’avoir combattu un ennemi invisible et des forts redoutables, c’est que cette diversion de la flotte avait soulagé l’armée de terre qui avait pu continuer ses travaux d’approche sans être inquiétée, mais au prix de quels dangers et de quels sacrifices !

Le vaisseau amiral, à lui seul, avait reçu 150 boulets. Trois boulets rouges avaient mis le feu à son bord, sa dunette était ravagée. Quarante-sept hommes étaient hors de combat. Mais tous, nous avons largement payé notre dette de dangers affrontés et de sang répandu. Nos alliés surtout avaient eu des pertes sérieuses. Ils nous donnèrent en cette grande journée plus d’une preuve de leur audace et de leur sang-froid.

À terre, nos marins avaient dignement représenté la marine. La batterie établie si rapidement à la baie de Streletska, écrasée par un feu terrible, avait subi des pertes cruelles. Cette journée fut décisive pour nous : elle nous montra la solidité des défenses, la puissance de l’artillerie ennemie et nous prouva que la marine devait être dorénavant reléguée au second rang. Heureusement qu’à terre elle prit sa revanche plus tard.

Le lendemain, à bord des bâtiments, une messe fut célébrée pour les victimes du combat. Après la messe eut lieu l’inhumation, les corps furent transportés à terre, sur ce plateau de Chersonèse qui allait devenir le champ de repos de tant de camarades, qui ne devaient plus revoir le sol de la patrie !

Une chose nous étonnait, c’est que Balaclava, si souvent menacé, n’eût pas encore été attaqué par les Russes. Aussi, chaque jour, s’attendait-on à une attaque, et les précautions étaient prises. La flotte elle-même avait ses instructions et elle attendait une nouvelle bataille de l’Alma. Ce fut Inkermann, qui survint.

Le 5 novembre un épais brouillard couvrait la terre. Au point du jour, notre attention est éveillée par une canonnade très-vive qui éclate sur les hauteurs occupées par les Anglais. Au milieu de la brume, il nous est impossible même du haut des mâtures de rien distinguer, mais bientôt l’étendue et la vivacité du feu, la longue durée et l’acharnement de la fusillade ne nous permettent plus de douter qu’à quelques pas de nous, se livre une grande bataille. Par moments, le brouillard se dissipe et nous laisse entrevoir les plateaux couverts de fumée où la bataille prend des proportions croissantes. Sans nul doute, les Russes avaient appelé à eux toutes leurs ressources, et s’étaient jetés sur l’armée assiégeante, à la faveur du brouillard.

Que n’eussions-nous pas donné pour pouvoir, comme à l’Alma, soutenir nos frères d’armes que notre pensée se figurait gravissant les hauteurs envahies par l’ennemi. Là, un bruit sinistre, un mugissement de feu révèle seul la bataille. En vain, nos longues-vues interrogent l’horizon obscurci par le brouillard et la fumée, nous ne pouvons rien distinguer, et au milieu du retentissement du canon et de la fusillade, l’écho seul nous apporte des clameurs immenses.

L’hôpital de la marine.

Que ces heures furent longues ! mais quelle joie quand nous apprîmes la victoire ! une victoire qui coûta cher aux alliés, aux Anglais surtout. En voici quelques incidents qui nous furent racontés par les blessés que nous transportions à l’hôpital de la marine dans la baie de Kamiesh.

Le plan des Russes était bien simple. Se porter sur l’armée anglaise dont les postes avancés étaient mal gardés, la culbuter sur le corps d’observation attaqué lui-même, et les rejeter tous deux sur le corps de siége qu’ils entraîneraient jusqu’au bord de la mer. Les grands-ducs Michel et Nicolas étaient venus de Saint-Pétersbourg pour assister à la mise à exécution de ce projet auquel venaient en aide 80,000 hommes et 288 bouches à feu.

Les Anglais sont attaqués avec furie, dès la pointe du jour. Bien que surpris à l’improviste, ils se défendent vaillamment et repoussent l’attaque. Par malheur, leur gauche est débordée, et toutes leurs positions enlevées. L’artillerie russe commence son feu sur nos tranchées, mais le général Canrobert est sur ses gardes et prend ses dispositions de défense. Bosquet et Bourbaki sont déjà en avant. Notre centre est mollement attaqué. On sent que ce n’est qu’une diversion pour nous tenir en haleine. Fidèles à leur plan, les Russes concentrent toutes leurs forces sur les positions anglaises.

Déjà, ils sont vainqueurs. L’aile droite des Russes va nous tourner par Balaclava quand une batterie de marine de six pièces, placée au pied du télégraphe, la force à rétrograder et permet au général Bosquet de se porter sur le plateau d’Inkermann au secours de nos alliés.

Les Anglais sont hors de combat. Le général Bourbaki n’a devant lui qu’un épais rideau de soldats russes ; il ne s’arrête pas un seul instant, et donne tête baissée dans l’ennemi. Celui-ci, qui croyait tenir la victoire, étonné de l’attaque audacieuse d’une poignée d’hommes, fléchit et recule, mais bientôt il resserre et reforme ses rangs. Le général Bourbaki est obligé de replier ses bataillons décimés. La position est grave. Notre courage est impuissant contre le nombre. Les Français tiennent toujours. Les Anglais, dont les cartouchières sont vides, se battent à la baïonnette et leur ferme contenance retarde les efforts des Russes.

Tout à coup les zouaves et les tirailleurs algériens bondissent sur l’ennemi. Bosquet dirige l’attaque que le commandant Barral appuie avec une batterie. Le général Canrobert est au milieu du feu, animant ses soldats par son exemple. Ils s’élancent à travers les broussailles, courent, rampent, disparaissent un instant pour reparaître plus terribles et semblent des lions déchaînés. L’ennemi est chargé avec ardeur. Les Anglais reprennent leurs positions. La victoire n’est plus aux Russes, mais nous ne la tenons pas encore, non plus. Tant s’en faut.

Le corps de siége est assailli, ses avant-postes culbutés et ses tranchées envahies par un corps sorti de la place à la faveur du brouillard. Une mêlée sanglante est engagée. Deux de nos batteries sont prises, huit canons encloués. Les troupes se replient en désordre, mais les Russes sont bientôt arrêtés par des détachements de marins qui reprennent une vigoureuse offensive et les chargent avec fureur. Les ennemis se débandent et sont rejetés pêle-mêle dans l’intérieur des batteries, dont les épaulements deviennent un obstacle à leur retraite. Entassés avec confusion dans cet espace étroit, ils sont massacrés au milieu de nos pièces. De tous côtés arrivent des détachements de marins. Les cadavres russes qui encombrent les batteries sont rejetés en dehors et les pièces que l’ennemi, dans sa précipitation, avait mal enclouées, sont aussitôt remises en état et commencent le feu sur les Russes, qui ne sont pas encore rentrés dans la place. Le général de Lourmel se met à leur poursuite jusqu’à trois cents mètres du bastion de la Quarantaine. Il tombe mortellement frappé et la retraite de sa brigade est couverte par les canons de nos marins.

Sur le plateau d’Inkermann, la victoire est certaine. Partout l’ennemi est repoussé et notre artillerie porte dans ses rangs d’affreux ravages. Les colonnes s’écoulent les unes sur la ville, les autres vers le pont d’Inkermann, que les deux jeunes grands-ducs repassent sans avoir vu la victoire à laquelle ils s’attendaient.

J’aurais voulu pouvoir mieux vous raconter cette sanglante bataille, mais je n’y étais pas, et ce que j’en sais, c’est par les uns et les autres. Aussi les points principaux font défaut à mes souvenirs.

Les zouaves à la tranchée.

Le lendemain d’Inkermann, les alliés reprirent leurs travaux. Toute tentative d’assaut est rejetée. On attend des renforts. Les Russes tentent de fréquentes sorties pour troubler le repos des assiégeants, mais toutes sans résultats, bien qu’elles fatiguent nos soldats, qui ont sans cesse les outils ou les armes à la main, surtout les zouaves, qui, à la tranchée, le caban sur l’épaule, la chanson aux lèvres, veillent au dehors, font bonne garde au dedans et manient pelle et pioche aussi bien que la carabine.

J’arrive à la grande tempête du 14, qui, plus terrible que le feu des Russes, a failli compromettre l’expédition de Crimée.

Dès la veille, on la sentait venir. L’horizon était sombre, l’air pesant, la brise inégale et variable ; les flots bouillonnaient sourdement et frappaient les murailles des navires. Sur l’ordre de l’amiral, chaloupes et canots avaient été embarqués et une deuxième ancre mouillée. Le lendemain, le vent a augmenté d’intensité, la pluie tombe avec violence. La mer roule ses vagues bouleversées et écumeuses. La tourmente a des bourrasques folles. Les sinistres commencent.

De toutes parts les vaisseaux inclinent leurs mâtures désemparées et menacent de rompre leurs chaînes. D’abord un trois-mâts anglais brise les siennes et s’abat sur un bâtiment de la même nation, qu’il entraîne à la côte en abordant le Sampson, que la chute entière de sa mâture sauve du même sort.

Tempête dans la mer Noire.
Quelque temps après, ces deux trois-mâts sont au milieu des brisants de la plage. Sur tous les points de la mer en furie, ce sont des scènes lugubres, des luttes désespérées. Notre amiral, impassible comme le jour du combat, observe de sa dunette les progrès de l’ouragan et signale qu’il laisse chaque capitaine libre d’agir à sa guise, selon les ressources du navire qu’il commande.

Le Jupiter vient de broyer ses embarcations, de l’arrière sur le beaupré du Bayard. Au risque de rompre ses amarres, le Bayard s’éloigne d’un bond convulsif, manœuvre qui sauve les deux vaisseaux d’une catastrophe inévitable.

La tempête augmente. Les navires enlevés dans l’espace par les lames furibondes disparaissent en plongeant jusqu’à leurs beauprés dans les vagues, toujours prêtes à les engloutir. Inutile de vous dire quels prodiges d’habileté et quels efforts surhumains il fallut faire pour que nos deux cents vaisseaux ne fussent pas écrasés les uns contre les autres dans un choc immense.

Vers quatre heures, le vent tourne à l’est et devient moins furieux, mais, au moment où la nuit vient, la tourmente reprend tout à coup une nouvelle force. La lutte va recommencer plus terrible contre nos navires déjà si éprouvés. Ce fut un cruel moment, quand nous vîmes revenir la tempête entourée des ténèbres de la nuit.

À six heures environ, le gouvernail du vaisseau amiral est brisé. Les navires entassés se choquent les uns contre les autres. Leurs vergues et leurs cordages se brisent avec fracas. À terre, les tentes et les abris où sont barraqués nos blessés s’affaissent ou tourbillonnent dans l’espace. L’air est rempli d’objets de toute sorte que le vent emporte, mais au milieu de ce bouleversement général, les marins détachés à terre ne songent qu’à leur vaisseau, cette seconde patrie, qui peut-être est perdu, brisé sur les récifs ou englouti dans les vagues. Aussi, dès le point du jour, sont-ils tous sur les points les plus élevés de la plage, d’où ils aperçoivent le mouillage de la flotte, cherchant à deviner les secrets de cette nuit lugubre.

La mer est jonchée de mâtures brisées. On se compte. Trois de nos plus grands vaisseaux, la Ville-de-Paris, le Friedland, le Bayard n’ont plus ni mâts ni gouvernail. Treize navires de commerce sont échoués à la côte. Quelques hommes d’équipage, assez heureux pour avoir échappé à la mort, se sont réfugiés sur les débris de leurs bâtiments et les cosaques rôdent comme des bêtes fauves autour des naufragés. Impossible de les sauver ! Notre dévouement, nos efforts ne peuvent triompher des brisants de la côte.

Plus de quatre cents marins ont trouvé la mort dans cette effroyable tourmente. Nos alliés y sont pour une large part. En général nous n’aurions éprouvé que des avaries réparables si nous n’avions pas perdu le Henri IV et le Pluton.

Oui, le Henri IV, ce vaisseau, l’orgueil de notre flotte qui, le 17 octobre, avait si bien résisté aux boulets de Sébastopol, devait venir s’échouer sur la côte ennemie pour ne plus se relever.

Toutes les précautions pourtant avaient été prises. Les quatre ancres malgré les stoppeurs et les coins avaient filé chaînon par chaînon, brisées par la violence de la mer en ébranlant par de profondes secousses le navire jusque dans ses entrailles. Son commandant, le capitaine Jehenne, voyant s’évanouir toute chance de salut, dirigea froidement son vaisseau vers la partie du rivage qui lui donnait l’espoir de sauver son équipage. La nuit était obscure, la tempête dans toute son intensité. D’énormes brisants prirent le Henri IV par sa hanche de bâbord et le jetèrent à la côte où il creusa solidement sa souille dans le sable. Dès qu’il fut échoué et après les premières dispositions prises pour parer aux dangers de la nuit, les clairons appelèrent tout le monde sur le pont pour la prière. Et alors au milieu de cette nuit obscure, de cet ouragan terrible et des flocons de neige qui tourbillonnaient dans l’air, on aurait pu voir tous ces hommes, à genoux, tête nue, répétant à haute voix les prières que l’aumônier adresse à Dieu, non pour le salut du vaisseau qu’on n’espère plus, mais pour celui de tout l’équipage si dévoué à son chef.

Dieu entendit cette prière. Les flots respectèrent le navire dont les canons purent faire feu sur les cosaques qui accouraient au grand galop pour s’emparer des hommes descendus à terre.

— Tant qu’il restera un morceau de mon vaisseau pour me porter, je ne l’évacuerai pas, s’écria le commandant Jehenne.

Et grâce à lui on ne perdit ni un homme ni un canon. Tout le matériel et tout l’équipage furent sauvés.

Dans la même tourmente la corvette à vapeur le Pluton se perdait aussi d’une manière plus terrible encore. Il avait résisté à la mer et se maintenait en bonne position grâce à sa machine. Un transport anglais démâté et ayant cassé sa chaîne arrive sur lui avec une rapidité formidable. Le commandant du Pluton s’éloigne par une habile manœuvre, — mais l’énorme trois-mâts anglais l’allonge par bâbord et, à mesure qu’il le dépassait, chaque lame lançait le Pluton sur lui en le laissant retomber sur son cuivre. Dans ces chocs divers, les vergues sont cassées, les porte-manteaux et leviers en fer de mise à l’eau des canots, le tambour de bâbord et l’arrière sont enfoncés. Tantôt suspendu sur l’abîme, tantôt lancé sur le coffre du bâtiment démâté, le malheureux navire peut enfin se dégager, mais le courant l’entraîne vers la côte où les vagues le rejettent tantôt sur un flanc, tantôt sur un autre. La corvette sans gouvernail et à bout de force se couche du côté du large pour ne plus se relever.

En ce moment une vive canonnade se fait entendre. C’est une sortie des Russes sur Eupatoria. Des escadrons de cosaques s’avancent. Le navire échoué peut rendre un dernier service. Son commandant fait faire branle-bas de combat ; et les marins brisés de fatigue s’apprêtent à obéir, pendant que l’eau gagne de plus en plus le navire, noie la soute aux poudres et balaye le gaillard d’arrière.

La sortie des Russes est repoussée par la garnison d’Eupatoria. Les matelots n’ont plus qu’à livrer bataille à la mer dont les flots s’emparent du navire. Les bordages étaient disjoints ; chaque lame en déferlant montait sur le pont jusqu’au bord opposé, mais l’équipage ne cède que pas à pas, un à un devant les vagues. Le commandant quitte son bord le dernier avec la consolation, s’il perdait son navire, d’avoir fait son devoir et d’avoir sauvé ses hommes.

Rien que devant Eupatoria, seize navires avaient fait naufrage !

C’était la carte de visite que nous envoyait la mer Noire, pour nous prévenir d’avoir à compter dorénavant avec elle.

Un coup de vent.

À terre, la position était aussi mauvaise. La pluie, les privations, les veilles et les fatigues épuisaient nos armées. Le vent enlevait et déchirait les tentes que ni cordes ni piquets ne pouvaient retenir contre la violence de la tempête ; les travaux étaient inondés par les pluies et arrêtés par les sorties des Russes qui ne laissaient pas un moment de repos. L’état maladif de l’armée anglaise retarde l’assaut que les Français demandent avec impatience. Le découragement s’empare de nos soldats au moment où le général Pélissier arrive et relève leur moral.

D’abord le siége prend une autre face. Les attaques contre le front de la place ne pouvant amener sa reddition, on les dirige contre Malakoff. Un peu après arrive Mac-Mahon. La garde est déjà campée. Le chiffre de nos troupes est au moins égal à celui des Russes.

Malheureusement Canrobert et lord Raglan, le général en chef de l’armée anglaise, ne s’entendent plus, au sujet d’une expédition de la flotte dans la mer d’Azof pour enlever aux Russes leurs moyens de ravitaillement, et dont l’amiral Hamelin a eu le premier l’idée. Le général Canrobert cède avec peine à leurs instances. En effet, il craignait d’éloigner de lui des vaisseaux dont le concours lui était si utile pour amener vivres et renforts, et de se priver aussi d’une division d’infanterie qui devait avoir sa part dans l’attaque de la ville. À peine du reste a-t-il consenti, qu’il revient sur sa décision et contremande l’expédition de la mer d’Azof. Lord Raglan a été blessé de cette détermination. Dès lors entre les deux généraux en chef une grande froideur qui succède à leur bon accord.

Qu’en arriva-t-il ? je l’ignore. D’abord tout ce que je vous dis n’est que pour mémoire. L’amiral Hamelin est remplacé par le vice-amiral Bruat pour la flotte française, l’amiral Dundas par l’amiral Lyons pour la flotte, anglaise, et le général Canrobert par le général Pélissier pour l’armée de terre.

Dès lors, le siége prend une tournure plus menaçante et plus active, et ordre est donné à la flotte d’appareiller pour la mer d’Azof.

Pour la première fois, je vais vous parler de moi, c’est peu de chose ; mais enfin, si je ne vous parle que par ouï-dire de cette expédition, c’est que le scorbut m’envoya à l’hôpital et qu’une fois guéri, je restai à terre à la batterie du fort Génois.

Voici ce qu’il advint de cette expédition qui avait brouillé deux généraux :

Toutes les côtes furent fouillées par nos vapeurs. À mesure qu’ils avançaient, les Russes se retiraient en faisant sauter leurs batteries, brûlant leurs magasins et leurs vaisseaux et enclouant leurs canons. En trois jours nous détruisons 106 navires de commerce chargés d’approvisionnements considérables pour Sébastopol. Toutes les villes évacuées depuis Keni-Kalé jusqu’à Anapa reçoivent des garnisons turques, anglaises ou françaises. Sébastopol ainsi isolé ne pourra plus recevoir de vivres ni de renforts par la mer d’Azof, où croiseront nuit et jour nos éclaireurs.

À leur retour les troupes expéditionnaires apprirent la prise du Mamelon-Vert. Le siége approchait de la fin.

Obligé de regagner mon bord, je dus conduire des blessés à Constantinople. Le général Pélissier faisait évacuer toutes les ambulances pour ne pas entraver les opérations. Nous revînmes à temps pour être les spectateurs de la dernière phase de l’expédition de Crimée.

Le lendemain de notre retour de Constantinople, les Russes tentaient sur nos lignes avancées un nouvel Inkermann. Sur les rives de la Tchernaïa, près du pont de Traktir, le dernier effort des Russes vint se briser contre les bataillons de l’armée française : nous apprîmes la nouvelle de ce grand combat en même temps que nous apprîmes la victoire. Dans le fait, cette bataille ne fut qu’une immense sortie repoussée avec une incroyable vigueur.

Il faut dire, à la louange de nos ennemis, qu’ils ne s’endormaient jamais, et ne nous laissaient jamais endormir. Un jour que j’étais allé à la tranchée, troisième parallèle, une des plus exposées aux obus ennemis, je fus témoin d’un spectacle aussi terrible que comique.

Les troupes étaient au repos, c’était l’heure de la soupe attendue avec impatience par des estomacs affamés depuis le matin ; on voyait déjà les soldats de corvée apporter les gamelles suspendues deux par deux à de longues tiges plates en fer, le biscuit dans des sacs de toile où se carent d’habitude la brosse et le cirage. Mais à la guerre comme à la guerre ! tout à coup, j’entends un bruit épouvantable, et de chaque côté pleuvent des obus qui, en éclatant, lancent partout la frayeur et la mort.

Les porteurs de soupe troublés par les obus.

Chacun court à ses armes, oubliant la soupe que portent les camarades, ceux-ci affolés courent pour échapper aux obus qui vont plus vite qu’eux. Les uns tombent, d’autres s’arrêtent pour ramasser les gamelles tombées. On veut bien être tué, mais il faut que les camarades mangent : et tous ces braves gens, narguant cette pluie de fer, arrivent à la tranchée, où, déposant leur précieux fardeau, ils se mettent de la partie, et font le coup de feu avec le fusil des morts ou des blessés. Que d’aventures de ce genre j’aurais à raconter, si je ne craignais pas de perdre le fil de mon récit !

Malgré ses sorties multipliées, l’ennemi était paralysé. Chacun sentait que la Russie ne pouvait plus tenir la lutte. Leur courageuse résistance n’avait été qu’à notre avantage ; Sébastopol après la bataille de l’Alma aurait peut-être pu être emporté par surprise. Qu’en serait-il résulté ? Ce n’aurait été pour la Russie qu’une flotte et une ville de moins, mais elle n’aurait pas épuisé ses forces dans d’inutiles efforts ; elle aurait sauvé du moins sa vieille armée. Aujourd’hui, grâce à notre expédition dans la mer d’Azof, Sébastopol était livré à lui-même, tandis que nous, nous recevions des renforts et vivions dans l’abondance.

Mutilée de toutes parts par nos projectiles, la ville était à toute extrémité. Les Russes se défendaient pour l’honneur du drapeau.

L’assaut, — nous ne le sûmes que le jour même ; par crainte des espions le secret le plus absolu en était gardé, — avait été fixé pour le 8 septembre. Deux jours avant, un feu général s’ouvrit dans toutes nos batteries et dura toute la journée : Sébastopol et ses défenses sont écrasées de projectiles qui sèment la mort et la destruction. Le lendemain le feu reprend avec les mêmes allures, tantôt lent, tantôt rapide, tantôt s’arrêtant tout à coup. Les Russes ont bien essayé de réparer les dégâts de la veille, mais les remparts sont mutilés sans trêve ni repos : il n’est pas un recoin, pas une embrasure, pas un ouvrage qui ne soit atteint par nos obus et nos boulets. Le surlendemain est le jour de l’assaut général.

La flotte doit y prendre part en faisant une diversion sur les forts maritimes, mais la mer grossit et la brise devient plus fraîche : il nous est impossible d’appareiller. Seules, quatre bombardes établies dans la baie de Streletska canonnent le fort Alexandre et la Quarantaine.

Eh bien ! vous me croirez si vous voulez, mais le mauvais temps qui empêcha la flotte de canonner les forts, favorisa l’attaque de nos troupes en trompant l’ennemi. En effet, plusieurs officiers russes faits prisonniers nous rapportèrent que, prévenus qu’un mouvement important de la flotte serait le signal de l’attaque décisive, ils n’avaient pas cru à un assaut définitif, ne voyant pas nos vaisseaux s’embosser devant les forts !

Nous sommes au 8 septembre ! toute la nuit notre artillerie a tiré sans relâche. Le feu des Russes est éteint, mais derrière leurs abris casematés, on voit d’innombrables bataillons, des batteries en réserve qui guettent le moment de l’assaut.

Il est midi. Au loin, on voit le général Pélissier, entouré de son état-major, donner ses derniers ordres. Le général Bosquet, placé sous les feux convergents de l’ennemi, attend le signal. Les Anglais attaquent le grand Redan. Mais chacun a l’œil fixé sur le bastion Malakoff contre lequel nos troupes s’élancent. L’amiral Rigaut de Genouilly, avec ses batteries, domine seul le siége, et continue jusqu’au dernier moment de tirer sur l’ennemi, sans craindre d’atteindre les Français qui se développent sur le chemin découvert entre les tranchées et Malakoff.

Comme nous attendions avec anxiété l’apparition de notre drapeau sur les parapets ennemis ! Si nous avions su ce que nous coûterait la victoire !… Si nous avions pu assister à ce sanglant combat ! Ce qui se passait là-bas, au loin, dans la fumée était terrible. Jugez-en.

Le 1er  zouave et le 7e de ligne sont sortis les premiers, le général Mac-Mahon en tête. Ils se précipitent sur le saillant de Malakoff, se répandant dans les fossés pour trouver un accès. Sans attendre des échelles, et sous un feu meurtrier, nos soldats s’élèvent sur les épaules des uns, des autres, s’accrochent des mains aux talus, pénètrent dans la forteresse, les uns par les embrasures, les autres en escaladant les crêtes, ils y plantent le drapeau de la France.

Alors commence, entre eux et les Russes, une mêlée impossible à décrire. L’arme blanche seule y est employée : on combat corps à corps, le génie parvient à établir un pont d’échelles en face du saillant. De nouvelles troupes s’y pressent, franchissent le parapet et chassent les Russes. Mais, engagés dans ce labyrinthe de fortifications, on ne gagne que peu de terrain au prix de pertes énormes. Les zouaves arrivent à la tour Malakoff, la dépassent, enlèvent les traverses en arrière du réduit ; les Russes réfugiés dans les casemates font sur nous un feu meurtrier sans vouloir se rendre. On allume des feux près des ouvertures faites à la muraille pour amener leur soumission.

C’est alors que de toutes parts des explosions de fourneaux bouleversent la terre. Les assaillants ne savent où poser le pied sur ce sol qui manque sous leurs pas. Les Russes concentrés sur les abords du bastion couvrent à rangs pressés les épaulements en faisant un feu roulant sur les assaillants, mais ils sont forcés d’abandonner, et se reforment en arrière. Les zouaves et le 7e de ligne les débordent et les refoulent derrière la deuxième ligne de traverses. Là, les Russes opposent la plus courageuse résistance et repoussent tous les assauts, Mac-Mahon, toujours au plus fort du danger, voit diminuer le nombre de ses soldats. Il ne peut conserver le terrain conquis ; le général Vinoy pénètre dans l’ouvrage avec une division qui déborde l’ennemi, lequel, renforcé par ses réserves, prépare un retour offensif. Mac-Mahon appelle à lui les zouaves de la garde, ceux-ci se jettent dans l’ouvrage qu’ils emportent aidés des tirailleurs algériens et du 50e de ligne. Un magnifique élan éclate dans les rangs français. Leur chef en tête, nos soldats fondent sur les Russes avec une telle impétuosité, que ceux-ci rompus, culbutés, essayent en vain de se rallier. Ils combattent avec fureur derrière chaque traverse, mais il n’est plus d’obstacle capable d’arrêter l’élan de nos soldats ; Malakoff est à nous.

Aussitôt notre artillerie de terre et de mer lance, sur les Russes débandés, une nuée de projectiles. Alors se déploie de plus en plus la bravoure de nos ennemis, et leur ténacité au feu ; nos boulets frappant les épaulements faisaient de larges trouées au milieu des masses compactes, et de nouveaux soldats accouraient immédiatement pour les combler. Pendant plus d’un quart d’heure, ce feu fit un carnage d’autant plus affreux que les boulets, ricochant de l’épaulement, allaient ensuite traverser les bataillons placés en réserve derrière le bastion.

Malakoff nous livrait la ville que les Russes ne tardaient pas à évacuer, après avoir incendié tout ce que nos boulets n’avaient pas détruit.

En effet, à la nuit, la frégate de garde à l’entrée du port signalait le départ des troupes et de leur général qui abandonnait Sébastopol, conservant l’honneur de sauver son armée après avoir vaillamment combattu jusqu’à la dernière heure.

Les drapeaux alliés flottent sur la ville russe. Nous les saluons avec joie, non sans nous sentir un immense regret pour ceux qui sont tombés, et un immense respect pour ceux qui ont été vaincus ! On plaint les uns, on ne peut qu’admirer les autres.

Tous nos blessés furent embarqués et transportés à Varna et à Constantinople ; c’est dans cette dernière ville que cinq de mes camarades et moi, nous reçumes l’ordre de rallier le Montebello qui ramenait l’amiral Bruat en France.

C’est le dernier souvenir de l’expédition de Crimée ; mais il est bien triste. À la hauteur du cap Matapan, nous eûmes la douleur d’apprendre la mort presque subite de notre amiral. Il était très-aimé de ses marins, et fut regretté de tous.

Je ne terminerai pas ce récit bien incomplet sans vous parler du naufrage de la Sémillante, qui périt sur les roches des bouches de Bonifacio. La France entière poussa un cri de douleur en apprenant ce désastre qui nous enlevait trois cents marins et quatre cents hommes de troupe. Nul ne sait ce qui s’est passé là, mais la tempête a été si effroyable que les toitures des maisons ont été enlevées, et des arbres arrachés. On n’a pu rien retrouver du bâtiment que quelques débris informes. Une centaine de cadavres ont reçu la sépulture. Tous ces cadavres étaient nus. Le capitaine seul fut facile à reconnaître. Il était en grand uniforme. La tombe de ces malheureuses victimes a été faite par les marins de l’Arverne. Ce sont deux grandes croix construites avec des débris de frégate.

Je vous recommande cette tombe, monsieur Paul, si jamais vous passez par là.

Ce récit n’avait pas été interrompu une seule fois, et, chose étrange ! quand il fut fini, personne ne trouva mot à placer.

Paul serra la main de Cartahut, embrassa son oncle et se retourna pour s’endormir ; mais il ne dormit pas de la nuit, et le lendemain, il aurait bien voulu qu’un des marins lui fit un récit aussi émouvant pour lui que celui de Cartahut. Quand son oncle vint l’embrasser, il lui dit :

— La marine militaire, mon oncle, il n’y a que ça !…


L’île de Poulo-Pinang.