Combat dans la baie de Lagoa.

CHAPITRE PREMIER

récit de chasse-marée

Chasse-Marée, mousse à bord du Brûle-Gueule. — La Preneuse et le capitaine l’Hermite. — Vaisseaux anglais au mouillage. — L’Île-de-France. — Croiseurs anglais. — Combat. — Madagascar. — La baie de Lagoa. — Combat de nuit. — Fuite. Combat contre le Jupiter. — Après la bataille. — Tristesse à bord. — Retour à l’Île-de-France. — La chasse. — Combat désespéré de la Preneuse. — L’Hermite fait prisonnier. — La Preneuse est coulée. — Les pontons. — Combat d’un Breton et d’un nègre. — Évasion. — Retour de Chasse-Marée au ponton. — Le Triton, corsaire. — Saint-Malo. — Abordage du Kent.

Je suis né à Rochefort il y a bien longtemps, si longtemps que je ne me le rappelle plus. Je suis plus vieux que ce siècle, voilà tout. J’ai fait comme mousse les campagnes de l’empire. Il m’en est resté quelques souvenirs, qui ne se sont si bien gravés dans ma tête, que parce qu’étant sur les pontons de l’Angleterre, je n’avais pas d’autre distraction que de rêver au passé puisque l’avenir m’était défendu.

Ces souvenirs, monsieur Paul, je peux vous les raconter, si cela vous fait plaisir. C’est d’une autre époque, mais d’une de ces époques dont on aime à parler : elle est assez glorieuse pour cela. J’ai fini ma carrière avec elle, car, blessé dans un combat, à vingt ans, je n’ai été bon à rien depuis, et je dois m’estimer heureux d’être gardien d’un phare. Voilà quarante ans que je n’ai pas été à terre, et je vous assure que je ne m’en plains pas.

— Nous non plus, grand-papa, cria le père La Gloire.

— Vous ne pouvez, répondit Paul, me faire un plus grand plaisir que de me parler des guerres maritimes de l’empire.

— Ne vous emballez pas, monsieur Paul, reprit Chasse-Marée : Je n’en sais pas tant que vous avez l’air de le croire. Le marin est comme le soldat : il ne voit qu’un coin de la bataille.

— Oui, dit Paul, mais dans ces coins-là, il y a des traits d’héroïsme.

— Toujours, non ; souvent, oui. En voici quelques exemples :

— Nous étions en guerre avec l’Angleterre, comme vous le savez, et nous n’étions pas les plus forts malgré l’alliance des Espagnols. Pourtant nous leur avons fait payer plus d’une fois leurs victoires. Aussi loin que remontent mes premiers souvenirs, je me vois dans la rade de Manille, novice à bord du Brûle-Gueule. Mon vaisseau faisait partie d’une division franco-espagnole. La division se composait de deux vaisseaux et de deux frégates espagnoles. De notre côté nous n’avions que le Brûle-Gueule et la Preneuse, mais en revanche nous avions pour chef le capitaine L’Hermite.

les deux vaisseaux anglais.

— Ah ! ah ! fit le père Vent-Debout à qui ce nom était bien connu. Tous les marins aussi dressèrent l’oreille. L’Hermite était respecté par eux comme Surcouf.

— De Manille, nous fîmes voile pour la mer de Chine où nous espérions rencontrer des convois anglais chargés de marchandises. En vue des îles Ladrones nous apprîmes qu’un de ces convois était mouillé à trente mille de nous tout au plus. Jugez de notre joie, quand, partis sur cette piste, nous aperçûmes, le lendemain, deux vaisseaux anglais ancrés auprès d’une petite île.

Les Anglais, surpris à l’improviste, comprirent en voyant nos forces supérieures aux leurs qu’ils ne pourraient pas lutter ; ils coupèrent leurs cables, appareillèrent à la hâte en jetant par dessus bord tout ce qui les encombre, ils se dirigèrent vers la rivière de Canton, La chasse commença aussitôt. La marche des Espagnols est fabuleuse, ils nous auraient facilement rendu un bon tiers de leurs voiles et auraient encore conservé leur avance sur nous. Nous étions furieux de cette supériorité de marche qui allait leur permettre d’aborder les premiers l’ennemi, lorsqu’à notre grand étonnement nous les vîmes se ralentir peu à peu et se laisser gagner à vue d’œil par nos deux vaisseaux. Du reste, la chasse allait bien, nous nous étions rapprochés sensiblement des Anglais. Le Brûle-Gueule et la Preneuse, laissant en arrière la division espagnole, se trouvèrent bientôt à une portée de canon des Anglais.

Le feu s’engage aussitôt, nous échangeons plusieurs bordées. Les artilleurs ne pointaient qu’aux mâtures, et tous leurs efforts ne tendaient qu’à un but, celui de causer à l’ennemi quelqu’avarie qui retarde sa marche et donne aux Espagnols le temps de nous rejoindre.

Le feu durait avec vivacité de notre part, mais sans produire de résultat apparent, lorsque les signaux des vaisseaux espagnols nous donnèrent l’ordre de cesser le combat. Nous fûmes obligés d’obéir et de rallier la division, mais nos commandants furieux qu’on compromît ainsi l’honneur de notre pavillon allèrent relâcher à Batavia, et de là, où nous laissâmes la division espagnole, nous appareillâmes pour l’Île-de-France.

Notre traversée fut heureuse et nous arrivâmes sans accident en vue de l’île. C’était à la tombée de la nuit. Le capitaine L’Hermite n’apercevant aucune couleur ennemie dirigea la route de manière à attaquer le port Maurice en passant sous le vent de la colonie. Cependant comme nous pouvions d’un instant à l’autre nous trouver en présence des Anglais, qui bloquaient l’île, nous nous tînmes sur nos gardes toute la nuit.

Dès le matin, l’ennemi étant au large, nous pûmes gouverner vers le petit port de la rivière Noire. Seulement pour gagner le fond de la baie, à peine abritée par deux petites pointes ; il fallait louvoyer, et les Anglais, qui nous avaient aperçus, nous gagnaient de vitesse. Notre perte semblait certaine. Heureusement que L’Hermite nous commandait, et qu’avec lui on pouvait compter sur les ressources de la ruse et du courage.

Il connaissait la côte et savait qu’il y avait assez d’eau pour nous. Il comprit de suite que l’ennemi ne pouvait nous couper le chemin et qu’il pourrait mettre ses deux navires en sûreté. En effet, louvoyant bord sur bord, nous eûmes à endurer le feu ennemi toute la journée, sans qu’il nous fût possible de lui répondre autrement que par nos canons de retraite. À quatre heures, nos deux navires s’embossèrent, et présentant le travers à la division anglaise, commencèrent à engager le feu avec plus de régularité : Les bordées se succédèrent sans interruption jusqu’à la nuit. Nous n’eûmes pas beaucoup à en souffrir, mais les Anglais, voyant qu’ils ne pouvaient se rendre maîtres de nous, orientèrent pour gagner le large. Cette retraite devait cacher un piége. Le capitaine L’Hermite fit prendre toutes les mesures de sûreté.

Le lendemain, au point du jour, nous installâmes nos embossures de manière à pouvoir spontanément présenter nos batteries au large et recevoir dignement l’ennemi. Bloqués comme nous l’étions, nous ressemblions à une souris guettée par un chat. Notre position était si critique, que personne n’entrevoyait le moyen d’en sortir, seulement avec cette habitude des dangers qu’ont les marins, chaque équipage se reposait avec confiance sur L’Hermite, persuadé que, tant qu’il serait vivant, on n’avait pas à craindre de tomber entre les mains des Anglais.

Notre capitaine confirma cette opinion en prenant une précaution à laquelle personne n’avait songé et qui nous mit en sûreté en triplant nos moyens de défense.

Il fit mettre les équipages à terre, fit creuser les récifs de la pointe de la baie la plus avancée et y plaça une batterie de 24 canons de 18 et de 12 ; à ces canons qui n’étaient d’aucune utilité à bord des deux navires, car leur position ne leur permettait de se servir que d’une batterie, il joignit la moitié des équipages.

Et nous attendîmes sans crainte la visite de messieurs les Anglais. L’inquiétude avait été remplacée chez nous par l’ennui, et nous ne désirions plus que le retour de l’ennemi pour en finir avec lui, et rentrer dans le port Maurice. Pendant huit jours Monsieur se fit attendre, mais le neuvième jour il se présenta, croyant le succès assuré, une triste désillusion l’attendait.

À son attaque brusque et formidable, nous répondîmes par un tel feu de nos deux navires, qu’un moment il s’arrêta presque surpris et humilié. Puis lorsque tout à coup notre batterie de terre construite à fleur d’eau, c’est-à-dire à l’abri des coups de l’ennemi, joignit aux nôtres son feu dont pas un coup n’était perdu, la stupéfaction des Anglais se changea en fureur, et ils redoublèrent d’efforts.

Fureur impuissante et efforts inutiles. Leur acharnement ne contribua qu’à doubler leurs pertes et à augmenter leur honte. Avant la fin du jour, l’ennemi était obligé de cesser le feu et de lever, par suite de l’état déplorable dans lequel il se trouvait, le

La batterie de terre joignit son feu à celui des navires.
blocus de la colonie. Quelques jours après nous entrions triomphalement au port Maurice, au milieu des acclamations de la population entière.

L’admiration que j’éprouvais personnellement pour le capitaine l’Hermite était si forte, que je demandai à passer à son bord, quand la Preneuse dut reprendre la mer. Si j’avais su ce qui m’attendait, j’aurais peut-être réfléchi : j’étais jeune ! Aujourd’hui je ne m’en repens pas, bien au contraire.

Nous fîmes voile vers Madagascar, et de là vers la pointe occidentale de l’Afrique, où nous mîmes en panne devant un des plus admirables paysages qu’on puisse imaginer. La baie était immense et entourée de montagnes gigantesques d’une forme bizarre, échelonnées en amphithéâtre ; c’était celle de Lagoa où il existe un mouillage fréquenté par les baleiniers de toutes les nations neutres, ou par les bâtiments ennemis de la France : ce mouillage était protégé par un fortin anglais. Nous l’apprîmes trop tard à nos dépens.

— Faites orienter sous toutes les voiles et gouvernez sur la crête, au pied de laquelle j’aperçois cinq navires à l’ancre, dit le capitaine L’Hermite en s’adressant à l’officier de quart. Voilà peut-être assez de captures pour terminer notre croisière.

Puis il donna des ordres pour déguiser notre navire en navire de commerce. Le changement ne fut pas long à faire : les canons furent halés en dedans, et les sabords de la batterie fermés. Le pavillon Suédois monta à la corne et flotta perfidement, tandis qu’un petit nombre de gabiers serrent et dégréent lentement les perroquets et menues voiles, afin de donner à penser que l’équipage n’est composé que de peu d’hommes. Enfin, à la tombée de la nuit, notre frégate, mouilla en s’embossant aussi près que possible du plus gros des navires, dans la baie de Lagoa.

Notre position ne laissait pas que d’être critique. Ignorant la force des navires qui nous entouraient, sauf le plus rapproché qui nous paraissait d’un très-fort tonnage, nous ne savions pas si nous jouions le rôle d’un vautour guettant la proie, ou celui d’un vautour pris au piége.

Quant au capitaine, voulant d’abord savoir à qui il avait affaire, il annonça qu’il patienterait toute la nuit. Ce délai nous permettait d’attendre la brise du large, ce qui améliorerait notre situation, en nous permettant d’attaquer avec avantage.

Il était nuit noire, rien ne bougeait dans la baie ; seulement à plusieurs reprises des canots silencieux passèrent près de nous sans répondre à nos demandes ou à notre appel. À travers les sabords ennemis on voyait de temps en temps passer des fanaux. Il s’exécutait un mouvement que nous ne pouvions comprendre, mais que L’Hermite devina en faisant placer chacun à son poste de combat.

À peine toutes nos dispositions étaient-elles prises, qu’un globe de feu illumina la gauche de la baie, et un boulet passa en sifflant au-dessus de nous…

— Hisse le pavillon français ! ouvre les sabords, s’écrie notre capitaine en se précipitant sur son banc de quart.

Combat de nuit.

Cinq épouvantables décharges semblèrent y répondre et vinrent croiser sur nous en éclairant les couleurs anglaises qui flottaient aux mâts de cinq vaisseaux. Notre capitaine nous cria à travers son porte-voix :

— Feu partout, feu !

Un volcan éclata : une fois l’action régulièrement engagée, quand nous eûmes réparti notre feu sur nos adversaires, nous reconnûmes à la lueur du canon que les forces qui étaient devant nous étaient considérables : à tribord nous avions à combattre trois grands baleiniers, à bâbord un vaisseau de la Compagnie des Indes, une corvette à trois mâts et le fortin Anglais, dont les boulets venaient à chaque instant ébranler la coque de notre frégate !

Ce spectacle nous eût découragés en tout autre moment ; avec L’Hermite, personne n’avait peur. Tout le monde avait l’enthousiasme et l’espérance.

Le feu continua jusqu’à minuit avec une ardeur qui, loin de se calmer, semblait au contraire s’accroître. À cette heure-là, le vaisseau de la Compagnie amena, avec ses couleurs, les fanaux qui les éclairaient. C’était notre première victoire, et la possession de ce riche et puissant navire nous récompensait de notre courage.

— Embarquez les yoliers, lieutenant, faites armer vos hommes et allez prendre possession de ce navire qui se rend, s’écria l’Hermite au milieu de nos hourras.

Le feu cessa un instant, mais je ne sais pourquoi ; à certains signaux échangés entre les baleiniers et la corvette, nous pressentîmes une trahison. En effet, à peine la yole était-elle partie que le vaisseau qui avait amené ses couleurs, hissa de nouveau son pavillon et recommença le feu.

La yole revint sans avoir été atteinte. Le capitaine L’Hermite haussa les épaules et cria :

— Courage, enfants, pointez en plein bois, toujours en plein bois ! ce vaisseau est à nous !

Tandis qu’on s’acharnait sur ce vaisseau que foudroyait notre artillerie au bâbord, une sautée en vent permettait à la corvette de se placer en proue de la Preneuse et de l’accabler d’un pointage d’enfilade auquel nous ne pouvions répondre qu’avec nos quatre canons de chasse. Dix fois les batteries du vaisseau se turent, mais dix fois de nombreuses embarcations lui apportèrent de nouveaux combattants et son feu recommença toujours.

Jusqu’alors l’obscurité avait régné sur la bataille, lorsque la lune parut enfin à l’horizon et nous montra le spectacle de nos tristes désastres.

Quel tableau ! manœuvres, poulies, bastingages, voiles, gréements, mâtures et canots fracassés par les boulets jonchaient de leurs éclats le pont ensanglanté, comme s’il eût reçu une pluie de sang. Au milieu de ces débris gisaient des matelots morts ou blessés. Ces derniers furent ramassés. Quant aux cadavres on les jeta par-dessus le bord sans qu’un adieu les suivît au fond de la mer. Qui sait si, parmi eux, il n’y avait pas des cœurs qui battaient encore !

Le combat continuait toujours, mais chacun comprenait que nous étions perdus. Notre capitaine lui-même avait des moments de désespoir et d’émotion qui n’étaient pas de longue durée ; mais son âme était trop fortement trempée pour ne pas faire face au danger qui nous menaçait.

Tout à coup un boulet vint couper notre embossure, et notre frégate privée de cette dernière ressource qui la maintenait dans une position tenable céda aussitôt à l’impulsion de la marée et dérivant, entraînée par le courant, présenta son flanc à l’artillerie du fortin. Ce funeste contre-temps déchirait le cœur du capitaine.

— Il ne nous reste plus qu’à partir au plus vite, dit-il avec amertume, stimulez les gabiers. Les moments sont précieux.

Les officiers sans mot dire font exécuter cet ordre, et l’Hermite toujours debout sur son banc de quart examine avec sa longue vue dans la ligne du vent. À travers les éclaircies de fumée il voit un gros point noir qui s’avance vers nous. C’est un brûlot que les chaloupes anglaises remorquent à notre intention.

Les gabiers ont vu arriver ce vaisseau incendiaire. À bord l’épouvante est à son comble.

— Ce n’est rien, enfants, s’écrie notre capitaine avec indifférence, c’est un de nos ennemis qui a pris feu et qu’on remorque au large.

Ce mensonge généreux ramena un peu de confiance, et les travaux nécessaires à notre fuite furent poussés avec vigueur, mais bientôt le doute ne fut plus possible. Le brûlot avançait à vue d’œil, et on distinguait la flamme rouge et ardente qui s’élançait des écoutilles du navire incendiaire. Un quart d’heure lui suffisait pour nous accrocher. L’Hermite, renonçant alors à nous tromper, s’écria d’une voix calme et vibrante pendant que nos canons tiraient toujours avec énergie :

— Range aux drisses des huniers et aux écoutes ! Gabiers de la grande hune, on n’attend plus que vous !

Les malheureux gabiers étaient à moitié asphyxiés.

— Au fait ! rien ne presse, reprit le capitaine en se promenant tranquillement, les mains derrière le dos, ce brûlot passera loin de nous !…

Les gabiers reprirent leur travail avec ardeur.

Cette fuite nous froissait tous, mais il fallait éviter ce maudit brûlot qui était presque bord à bord avec nous. Hésiter eût été un crime.

— Hors, le petit foc ! coupe le câble, borde et hisse les huniers, crie le capitaine.

Aussitôt la frégate, dégagée de ses liens et obéissant à l’impulsion du vent et à ses voiles en lambeaux, glisse et s’échappe sur la pleine mer. À peine quelques minutes s’étaient-elles écoulées depuis l’appareillage, qu’une détonation terrible fit trembler la Preneuse et éclaira d’une immense gerbe de flamme, la scène de carnage que nous quittions avec honneur. C’était le brûlot qui sautait.

Peu après, d’épaisses ténèbres nous enveloppèrent. Nous forçâmes de voiles afin que l’ennemi, au jour naissant, ne pût jouir de la vue des graves avaries que nous avions éprouvées. Quoique l’équipage fût accablé de fatigue, il n’en resta pas moins debout jusqu’au lendemain, occupé à enverguer de nouvelles voiles, jumeler les bas mâts et les vergues, étancher les nombreuses voies d’eau de la carène et raccommoder les embarcations. Ce travail difficile fut terminé tout d’un trait.

Nous espérions qu’un temps favorable nous récompenserait de nos pertes et de nos fatigues en nous permettant de prendre notre revanche, mais il était dit que rien ne nous réussirait dans cette fatale croisière. La brise passa de l’ouest au sud. À peine le jour paraissait-il à l’horizon, que nous fûmes assaillis par un ouragan si violent, qu’un moment la frégate fut engagée. Elle reprit enfin son équilibre et recouvra son sillage, mais il fallut orienter vent arrière et fuir ces funestes parages sans l’espoir de nous venger.

Pendant trois jours et trois nuits, la tempête continua avec la même violence, et nous pûmes enfin prendre un repos dont nous avions tant besoin.

À peine commencions-nous à goûter les douceurs du sommeil que la tempête nous éveilla encore. Cette fois elle fit bien. Nous étions dans les dangereux passages des bancs des aiguilles, lorsque la vigie signala un navire, au vent à nous, par le bossoir de tribord et gouvernant pour nous accoster.

C’était l’heure de la soupe, et chacun n’en sauta pas moins de joie quand le capitaine L’Hermite cria :

— Suspendez le souper de l’équipage ! Branle-bas général de combat ! En haut larguer le petit hunier et le perroquet de fougue ! n’arrivons pas, timonier !

Grâce au surcroît de voilures tombées du haut de ses vergues, la Preneuse s’élance, et bientôt nous pûmes apercevoir le vaisseau ennemi du haut des bastingages.

Le doute n’était plus possible. C’était un navire de guerre que nous avions par notre travers. Restait à reconnaître sa nationalité.

À ce moment la tempête redoubla de violence. Vingt fois, des vagues énormes nous rapprochèrent à une si petite distance de l’ennemi, que nous crûmes à un abordage. Si nos prévisions se fussent réalisées, notre perte et la sienne étaient certaines, pas un seul homme n’eût survécu à la catastrophe. Enfin L’Hermite profita d’un moment d’éclaircie pour opérer la reconnaissance.

— Hissez notre numéro, dit-il.

À peine notre numéro était-il monté à la corne qu’une détonation retentit. C’était le vaisseau ennemi qui assurait ses couleurs anglaises. Les deux commandants prononcèrent le mot : Feu ! en même temps. Les deux bordées éclatèrent comme un coup de tonnerre, et bien que nous eussions tiré du côté du vent, la mer embarqua à pleins sabords. Il nous était déjà impossible de continuer l’action de la batterie. La fatalité s’acharnait après nous.

Pour surcroît d’ennui, les blessures mal bouchées de la carène, malheureux souvenir du combat de Lagoa, laissaient pénétrer l’eau dans la cale, et quatre pompes suffisaient à peine à l’étancher. Encore fallait-il des hommes pour les mettre en mouvement.

Le capitaine commanda alors froidement une manœuvre qui nous mit bientôt hors de portée de notre adversaire. Cela ressemblait à une fuite. Mais comment aurions-nous fait pour combattre ? Le crépuscule arrivait, l’ombre de la nuit nous entoura bientôt et toutes les longues vues signalèrent que le vaisseau anglais avait disparu. Une fois ceci bien constaté, le capitaine ordonna de laisser arriver vent arrière pour faire fausse route et de paqueter tant bien que mal les voiles au plus vite.

L’équipage prit un peu de repos. Seul l’Hermite souriait en se promenant sur le pont, et je le voyais ne pas perdre un seul détail de la manœuvre, tout en inspectant l’horizon. Chacun était resté à son poste de combat, et quand la lune perçant les nuages éclaira la mer, le capitaine montra à ses officiers le vaisseau ennemi qui nous chassait encore dans notre fausse route.

Le capitaine n’eut plus à s’inquiéter de la manœuvre, il fit reposer tout l’équipage et resta seul sur le pont avec le premier lieutenant.

Ce qu’ils se dirent, je me le rappelle, car j’étais placé en surveillance aux drisses, et leur voix montait jusqu’à moi, la tempête s’était apaisée, et les premières lueurs de l’aube nous annonçaient une belle journée.

Position désespérée… Il faut l’enlever à l’abordage… La première volée à boulets ronds au pied de son grand mât… les autres à deux boulets… à fleur d’eau… pour le démâter et le couler… Puis nous approcherons avec les armes d’abordage.

Diable, me dis-je, ça va chauffer ! Le jour arriva, et j’allai prendre du repos. À midi je fus réveillé par le bruit du canon. La bataille s’engageait.

— Tout le monde sur le pont. À vos pièces les servants ! Pointez à fleur d’eau !

— Messieurs, continua le commandant, j’avais l’ordre de fuir devant des forces supérieures. Vous êtes témoins que je l’ai fait. Mais maintenant fuir serait une lâcheté. Feu partout ! et à l’abordage !

Cette dernière partie de son commandement était en réponse au navire anglais qui, arrivé à une portée de fusil, nous hélait d’amener nos couleurs. Mais celui-ci, surpris au dépourvu par notre témérité, ne put malgré toute la promptitude possible diminuer de voiles pour nous maintenir bord à bord. Déchaîné par la supériorité de sa marche, il dut nous laisser en arrière.

— Ah ! s’écria L’Hermite, il est tombé dans le piége que je lui tendais. Rien ne peut nous empêcher maintenant de lui passer en poupe et de l’aborder. La barre dessous, timonier en haut tout le monde ! À l’abordage ! hissez les grappins !

Et la frégate venant du lof met le cap sur le travers de son ennemi. Le feu de la mousqueterie commence. Les deux navires sont prêts de se heurter. Les Anglais tuent nos gens placés à découvert sur les gaillards. Nos matelots, l’œil flamboyant, maudissent la distance qui les sépare des Anglais. Hélas ! la Preneuse trahie par sa marche, au lieu d’atteindre avec sa poulaine l’embelle de son ennemi pour l’aborder favorablement, touche seulement son couronnement du bout de son beaupré. Le Jupiter (c’est alors qu’on découvre le nom du vaisseau anglais) nous dépasse de l’avant ! Plus d’espoir d’en venir à l’arme blanche !

— Envoyez-lui la volée en poupe. Pointez son gouvernail et ne tirez qu’à coup sûr, crie L’Hermite aux canonniers.

L’abordage n’a pas lieu, et cependant au bruit des tambours, aux rugissements de nos matelots cloués sur le pont par les longues piques des Anglais, on croirait les deux navires aux prises. Tout à coup un horrible craquement domine le tumulte de la bataille. C’est notre boute-hors de clinfoc qui se rompt contre la dunette du Jupiter et qui tombe à la mer avec sa voile. Malgré cette avarie la Preneuse, continuant sa course, lâche d’enfilade et à bout portant sa volée dans l’arrière du vaisseau. L’effet est immense. Elle massacre les équipages du Jupiter, le désempare de son gouvernail et de ses voiles, mutile et disperse la sculpture de la poupe et fait voler en éclats ses yoles élégantes !

La Preneuse alors, profitant de l’état d’immobilité dans lequel notre terrible canonnade a mis le Jupiter en le désemparant de ses huniers, lui lâche une seconde volée en poupe qui réussit aussi bien que la première.

Les avaries du vaisseau anglais, quoique considérables, sont bientôt réparées, et le feu recommence avec une violence effrénée. Nos voiles se déchirent, nos vergues se brisent, nos mâts volent en éclats, les morts encombrent le tillac, et le cri des blessés perce de temps en temps le bruit de la canonnade. On ne voit rien, on n’entend rien, on se bat !…

Alors, une voix celle de L’Hermite domine la bataille :

— Nous sommes vainqueurs ! Le Jupiter coule !

Là se place une scène dont le souvenir est aussi vivant pour moi aujourd’hui, que s’il ne datait que d’hier.

Les Anglais se sont aperçus qu’une submersion les menace. Qu’ils s’oublient un instant, et leur vaisseau est perdu. Bientôt nous apercevons les matelots du Jupiter, qui, à travers la fumée du canon, se précipitent sur son flanc mutilé, en escaladant les bastingages. Ces malheureux, s’affalant en dehors par des cordages, essayent de clouer des planches, d’enfoncer à coups de masse des tampons, des matelas, des morceaux d’étoupes pour réparer la mortelle avarie que nos boulets ont faite. Mais chacun de ces hardis travailleurs subit une mort affreuse. Les uns sont broyés par nos boulets, les autres blessés mortellement tombent dans la mer, qui soulève autour d’eux des nuages d’écume. D’autres, atteints par les balles, sont parvenus à saisir un cordage et traînent pendants et mutilés le long du sillage du Jupiter en appelant au secours. Appel impuissant ! Les leurs ne peuvent les secourir, car nous dirigeons notre feu sur ceux qui tentent leur sauvetage. À chaque coup de fusil, une bouche se tait, un cadavre tombe.

Jamais les Anglais ne parviendront à fermer cette brèche, dit L’Hermite. Ce vaisseau est perdu. Qu’on prépare nos canots pour sauver l’équipage !

Le Jupiter change alors de tactique. Il évente son grand hunier et oriente sous toutes voiles au plus près. Puis après avoir pris un peu d’air sous cette allure et nous avoir dépassés d’une centaine de toises, loin de se prêter à une rencontre qui dépend de lui seul, prend la fuite devant nous, salué par nos cris de rage.

Nous prenons les mêmes amures en boulinant au plus vite les lambeaux de nos voiles et nous poursuivons l’ennemi qui se sauve en tirant sur nous en retraite et nous gagne de plus en plus de vitesse. La chasse ne dura pas longtemps. Le Jupiter disparut à nos yeux pendant que notre frégate démâtée et sans voiles pouvait à peine obéir au vent, qui faiblissait déjà.

En jetant les yeux sur notre pont inondé de sang, nous sentîmes combien nous venions de payer cher une gloire stérile. Ah ! si du moins la capture du Jupiter nous avait dédommagés du sang versé ! Puis ce fut l’appel général, et rien ne peut rendre la douleur de L’Hermite, quand il se vit privé des meilleurs et des plus braves de son équipage !

Les jours qui suivirent notre victoire furent des plus tristes. Le grand nombre de blessés rendait le service pénible à bord. Le manque de provisions et le mauvais temps qui nous amenait à chaque instant de terribles tempêtes augmentaient nos fatigues, et commençaient à jeter la maladie dans l’équipage.

Une seule idée nous soutenait, c’est que nous voguerions bientôt vers l’Île-de-France. Mais, en attendant, nous croisions toujours, cherchant un vaisseau dont la capture récompenserait nos fatigues, quand le scorbut et la gangrène se déclarèrent à bord avec violence. Ce fut alors un spectacle bien autrement affreux que celui de la bataille. Tous les jours, au lever du soleil, on transportait sur le pont les malades pour leur faire respirer l’air. C’était hideux à voir, ces malheureux, pâles comme des cadavres, maigres comme des squelettes et brisés par la douleur, n’ayant plus la force de se plaindre et attendant avec impatience l’heure de la délivrance ou de la mort.

Mais notre capitaine avait des ordres, il devait s’y conformer, et je vous laisse à penser, ce que cet homme si bon devait éprouver en voyant souffrir son équipage, qu’il aimait tant, sans lui donner la satisfaction de retourner à l’Île-de-France, c’est-à-dire le repos et le salut ! Cela dura jusqu’au 30 octobre, dernier jour de notre croisière.

Quand on nous annonça cette nouvelle, les transports de joie éclatèrent de toutes parts ; les mourants se croyaient convalescents, les malades guéris. Et pourtant notre retour fut long et pénible. Chaleur étouffante, calme plat continuel. Manque d’eau et privation de nourriture.

Ce ne fut que le 10 décembre à la tombée de la nuit, que nous vîmes éclore à l’horizon, entre nous et le soleil couchant, la silhouette bleuâtre de l’Île-de-France, terre promise que nous devions voir sans la toucher.

Une fois la situation de la frégate bien connue, on orienta la voilure de manière à pouvoir entrer dans le grand port le lendemain matin, si la colonie se trouvait bloquée. La nuit fut paisible, nos vigies s’assurèrent qu’aucun signal de danger n’était fait. Au sommet du Morne on n’apercevait que des feux isolés et tremblants, ceux des habitations des colons et des planteurs.

Le 11, au matin, la Preneuse hissa son numéro pour se faire reconnaître. Les vigies des montagnes apprenaient au gouverneur notre arrivée et notre position, et, à dix heures, le vent du large ayant remplacé la brise de terre, nous voguions bon frais vers la capitale des îles, quand soudain deux voiles masquées jusqu’alors par la côte apparurent à nos yeux. Le doute n’est plus possible, ce sont deux vaisseaux anglais. Cette apparition nous a frappés comme un coup de foudre, quand on a vu ces deux vaisseaux pincer le vent dans l’intention de nous couper le chemin.

— Avez-vous peur, enfants ? dit L’Hermite. Nous allons tâcher de leur échapper, mais si vous préférez la gloire d’un combat inégal, vous serez satisfait, car je doute que nous puissions entrer au port sans combattre. Lieutenant, faites gouverner entre le Coin de mire et la côte, afin que nous puissions entrer dans le chenal, cela raccourcira le chemin, en nous éloignant du port. Le chenal est peu fréquenté par les vaisseaux de haut bord, mais je n’y connais pas d’écueil.

Cette manœuvre était hardie, mais avec L’Hermite on obéissait, on ne discutait pas. Chaque homme gagne sa place de service. Un grand silence règne à bord. Enfin nous poussons un cri de joie, la frégate vient de franchir la passe en gagnant une lieue sur l’ennemi. Encore deux heures de bon vent, et nous pourrons jeter l’ancre au mouillage à bout de bordée. Mais la brise, jusque-là vive et régulière, s’éteint complètement et nous livre aux chances périlleuses d’un calme plat. La marée qui monte nous drosse vers le rivage, dont le fond est plein d’un corail tranchant qui coupe nos câbles. Dans ce cas, nous sommes sûrs, si le calme plat continue, d’échouer à la côte et de tomber dans les mains des Anglais. Retenus eux-mêmes par le calme, ils n’attendent que le vent pour venir profiter de leur trop facile conquête. Triste alternative, le combat vaut mieux.

Le capitaine L’Hermite a charge d’âmes ; il ne veut pas exposer la vie de son équipage avant d’avoir épuisé tous les moyens de retraite. Sur son ordre, on prend bâbord-amure, et on court au large pour revirer ensuite vers le port. Les voiles mises en ralingue derrière poussent le navire vers la terre, mais, malgré toutes les précautions, la Preneuse est trop près de la côte. À peine les voiles sont-elles boulinées, qu’un froissement subit de la quille, suivi de ce cri : Nous touchons ! vient renverser toutes nos espérances. Les coups de talon que donne la frégate se succèdent et font vibrer la mâture. L’avant du navire tourne vers la terre. Sa marche est arrêtée.

L’Hermite, pâle mais tranquille, fait serrer les voiles et mettre les embarcations à la mer pour mouiller au large une ancre de bossoir. Il voulait forcer la frégate à présenter son travers au large de manière qu’elle pût se défendre. Tous les objets du bord qui pouvaient gêner sont jetés à la mer. On embarque les blessés, et d’autres embarcations nous amènent des munitions et du renfort. Toute la population de l’île couvre le pourtour de la baie, attendant avec anxiété le résultat d’un combat devenu inévitable. Il s’agissait de l’honneur de la France ! une frégate désemparée et échouée à la côte contre deux vaisseaux anglais au large !…

Tout est prêt. On vire sur l’ancre de bossoir. Les charpentiers attaquent à grands coups de hache le pied des mâts chancelant au tangage, qui, privés d’appui et poussés à la mer par les rafales, tombent dans la mer. Par malheur le grand mât et celui de misaine, déracinés les premiers, arrachent avec une telle violence le mât d’artimon encore debout, qu’il parcourt le gaillard d’arrière tuant et blessant sur son passage les hommes qui viraient au cabestan, pour se rompre sur les passavants de tribord. Enfin la Preneuse cédant aux efforts du cabestan et du délestage présente au large sa double ceinture de canons. On établit des béquilles destinées à la maintenir dans une position à peu près verticale, et tous les canons de la batterie de bâbord remplacent ceux des gaillards de tribord. À peine tous les préparatifs sont-ils terminés qu’un épais nuage de fumée déchiré par les flammes nous annonce que les Anglais, poussés par ce même vent qui nous a fait défaut, et leur vient à présent en aide, sont à portée de canon. Le combat commence. Il est environ trois heures. La rage, la vengeance, l’amour-propre sont en jeu. On se fera tuer jusqu’au dernier ; mais on ne se rendra jamais. L’Hermite l’a dit, il faut pour nous vaincre que l’ennemi nous démolisse sur place. Nos couleurs nationales ne s’abaisseront pas.

La canonnade dura deux heures, et notre feu a causé les plus grands ravages à l’ennemi. Que la fatalité cesse de nous poursuivre, et nous sommes vainqueurs. Mais au moment où les Anglais se consultaient pour cesser ce combat si désastreux et si humiliant pour eux, un immense cri de joie retentit sur leurs vaisseaux. Nous sommes perdus ! Les boulets ennemis ont brisé les appuis qui la soutiennent, la Preneuse est tombée sur son flanc

La Preneuse à la côte.
de tribord, nos batteries sont submergées, nos ponts mis à découvert, et l’Anglais recommence son feu !

Toute résistance était impossible. Il ne nous restait qu’à mourir avec dignité.

Mourir ! l’Hermite ne le voulait pas.

— Amène les embarcations ! tout l’équipage à terre ! ne craignez rien, enfants, la Preneuse ne tombera pas dans des mains anglaises. Je reste seul à bord pour incendier la frégate.

— Partir, quand les boulets et la mitraille pleuvent sur nous, jamais, s’écrient les officiers, et l’équipage y répond en n’obéissant pas pour la première fois à son capitaine. Les blessés sont mis à l’abri, mais tout ce qui est valide reste là et attend. Alors L’Hermite est vaincu par l’émotion. Depuis longtemps la fièvre le minait, et il n’avait trouvé des forces que dans le désir de se venger et de combattre ; mais quand, à bout d’efforts, il vit que son navire était définitivement perdu avec tout son équipage, cet homme de fer pâlit, ferma les yeux et tomba évanoui.

Le lieutenant résolut au moins de sauver le capitaine, mais l’inclinaison de la carène du navire était telle qu’il nous fut impossible de le transporter dans une embarcation. On fait accoster la yole, par la hanche de tribord sous le feu de l’ennemi. Efforts impuissants ! la yole mitraillée par le feu des vaisseaux coule à pic entraînant dans ses débris sanglants les hommes qui la montent.

L’Hermite est étendu entre le banc de quart et le tillac. Le lieutenant agenouillé lui tient la tête. Ses officiers l’entourent. L’équipage, muet de désespoir, fixe ardemment les yeux sur ces vaisseaux qui lui envoient la mort et auxquels il ne peut répondre. Le vide se fait autour du capitaine. L’officier qui le tenait se lève brusquement et retombe baigné de sang. Un biscaïen lui a troué la poitrine. En retombant il tend les bras au capitaine, l’attire à lui et l’embrasse au front. Ce baiser éveilla L’Hermite. En voyant le ravage que la mort avait fait autour de lui, il sourit amèrement, et se levant avec effort :

— Messieurs, pardon ! c’est moi qui suis cause de ce désastre, dit-il. Voici mes derniers ordres. Qu’ils soient exécutés sur-le-champ. Le feu à la frégate et que tout l’équipage descende à terre !… Maintenant, amenez le pavillon et abandonnez-moi aux Anglais qui ne vont pas tarder à nous amariner.

Le pont de la Preneuse.

Personne ne bougea. Seulement nos couleurs furent amenées. Les embarcations anglaises arrivaient… Leur lève-rames nous annonça bientôt qu’ils venaient d’arrimer la Preneuse.

Pardon… monsieur Paul, l’émotion m’étouffe… À ce souvenir mon vieux sang redevient jeune et me fait sauter le cœur… Ce qui me console c’est que nous livrions aux Anglais une frégate dont ils ne pouvaient se servir. Les bastingages étaient rasés, le pont labouré par les boulets, la carène trouée comme un crible. Au pied du banc de quart, les deux seuls officiers qui restaient vivants soutenaient le capitaine. L’Hermite avait voulu être debout pour recevoir l’officier anglais. Celui-ci s’avança plus pâle, plus ému que nous et s’inclina avec respect et avec admiration devant L’Hermite.

— Capitaine, lui dit-il, je viens me mettre à vos ordres.

— Mes ordres, dit en souriant l’Hermite. Je désire que les corps de mes officiers soient ensevelis dans nos couleurs nationales et qu’on incendie la frégate.

— Ce sera fait.

Et L’Hermite descendit dans le cutter anglais. Il jeta un dernier regard à la Preneuse et, sans montrer son émotion, car des yeux ennemis le regardaient, il fit signe à l’officier qu’il était prêt.

Le lendemain notre bon et brave capitaine était rendu à la liberté, nous, nous voguions vers l’Angleterre où les pontons nous attendaient.

Cette fois le père Chasse-Marée ne put pas continuer, c’était Paul qui se trouvait mal.

L’émotion causée par ce récit qui perd à la lecture ce qu’il gagnait à être entendu débité par le père Chasse-Marée fut profonde ; elle atteignait surtout, tous les marins de l’État ; ainsi que le capitaine qui avait connu L’Hermite et combattu à côté de Surcouf, et Paul qui se rappelait son père. L’évanouissement du jeune homme ne dura pas longtemps. Malgré les prières de son oncle qui voulait qu’on le laissât dormir, il fallut que Chasse-Marée continuât son récit.

Sur un signe du capitaine, Chasse-Marée reprit la parole, mais il devait éviter tout nouveau récit de guerre pour laisser un peu de repos à l’imagination de Paul déjà trop surexcitée.

— Ma captivité serait bien longue à vous raconter. Je ne veux vous en faire toucher que les points principaux. D’abord, il faut que vous sachiez, ce qu’était un ponton anglais. Figurez-vous un vieux et noir vaisseau démâté, à l’ancre au milieu d’une baie, à deux lieues de la terre ferme ; sur ce vaisseau, mettez une batterie basse et un faux pont large de trente mètres sur quarante, et dans cet espace resserré, logez sept cents prisonniers, à qui le jour et l’air n’arrivent que par des sabords ouverts, de deux l’un,

Un ponton anglais.
ou par des hublots pratiqués à cet effet, sabords et hublots garnis de grosses barres de fer. Sur le pont, prenez le carré de la drôme et le gaillard d’avant, c’est le lieu de promenade de ces forçats du devoir. C’est là qu’ils prennent un peu d’air empesté par la fumée des cheminées, une fumée épaisse de charbon de terre. Aux deux extrémités, les Anglais chargés de la garde, sur le derrière, les officiers et leurs domestiques, le tout séparé de nous par une cloison garnie de clous et de meurtrières qui permet, en cas de révolte, de tirer sur nous sans danger. Dans le carré de la drôme, qu’on appelait, par dérision, le Parc, est un escalier qui sert à descendre dans les batteries, lesquelles n’ont aucune communication entre elles. Seulement il y avait un trou percé dans la cloison que nos geôliers ne connaissaient pas, et qui nous permettait de nous rendre de mutuelles visites.

Tout autour de ce ponton, règne une galerie à claire-voie et à fleur d’eau, où les sentinelles se promènent sans cesse. Du reste, la surveillance était très-rigoureuse : les pontons étaient tous ancrés à la file ou en regard les uns des autres, les rondes se faisaient jour et nuit et chaque soir. Après l’examen minutieux des murs et des grilles, les Anglais nous comptaient absolument comme on compte des moutons.

Pour meubles, on a un banc placé le long des murs et quatre autres placés au milieu du navire ; un hamac et une couverture de laine qu’on suspend le jour à des saquets placés sur les barreaux de chaque batterie, nous servent de couche la nuit. Pour vêtements, c’est un pantalon et un gilet, couleur orange, marqués d’un T et d’un O ; pour nourriture, une livre un quart de pain bis et sept onces de viande de vache ; les jours maigres, une livre de harengs saurs ou de morue et autant de pommes de terre ; avec cela trois onces d’orge, une once d’oignon et de sel pour se faire la soupe. On ne mourait pas de faim, mais c’était bien juste.

À nous toutes les corvées, la cuisine, le lavage du pont et des batteries ; mais en voilà assez. Vous voyez la scène d’ici et je gage que vous serez encore au-dessous de la vérité. Si vous essayez de vous représenter ces hommes entassés dans un petit espace, exaspérés par des souffrances inouïes, aiguillonnés par le besoin, aigris par le malheur ! Le bagne est petit pour l’espace, il est grand pour la douleur ! Voilà comment l’Angleterre traitait nos prisonniers, tandis que les leurs se promenaient, libres sur paroles, dans les villes du centre de la France !

Les plus malheureux parmi ces malheureux, et pourtant ceux qui supportaient le plus gaiement leurs malheurs, étaient les rafalés. Un Breton dont je fis mon camarade, il s’appelait Robert, m’expliqua après m’avoir initié à la vie de ponton, ce que c’était que ces rafalés :

— Ce sont des faillis chiens, parqués à part comme des bêtes immondes. Pour jouer ils vendent tous leurs effets, leur hamac, leur couverture. Aussi pour monter sur le pont, à l’appel, ceux qui n’ont même pas une culotte ou une chemise, louent une couverture pour cacher leur nudité. Je dis louent, car ici tout se vend ou se loue, rien ne se donne ni se prête. Ils vendent, pour jouer, leurs aliments, et, quelquefois pendant cinq ou six jours, ils jeûnent et ne mangent que le rebut des autres. Il y en a même qui, mourant de faim, jouent encore les immondices qu’ils ont trouvées. Tout le monde ne peut pas faire partie des rafalés. Pour être de leur société, il faut vendre tout ce qu’on possède, et, avec l’argent, régaler jusqu’au dernier sou les camarades. Alors on le reconnaît frère et on lui donne un caillou pour oreiller. Ce sont eux, en revanche, qui combinent les évasions, et font des niches aux Anglais. Personne ne les fréquente, mais tout le monde les estime.

Nous les verrons à l’œuvre. En attendant, pour arriver plus vite à ce qui peut vous intéresser, je passe sur la manière dont nous vivions. Un mot suffira. Chacun ne s’occupait que de manger aux dépens de son voisin, de faire argent de tout, de travailler de son état, si faire se pouvait, et enfin de tâcher de s’évader. L’évasion était le but de toutes nos pensées. Dès qu’on en avait le plan bien arrêté, pour quelques sous les rafalés en aidaient l’exécution.

La première évasion dont je fus témoin mérite une mention spéciale, car celui qui s’évada était un colonel d’infanterie qui avait refusé d’être interné à terre pour rester avec ses soldats. Il avait été pris sur un vaisseau qui transportait des troupes à Saint-Domingue.

Tous les huit jours une embarcation apportait au ponton des barriques d’eau douce que nous hissions sur le pont, et nous descendions les barriques vides. Le colonel se glissa dans une de ces barriques que l’embarcation emporta, et nous sûmes plus tard qu’il avait réussi à gagner la terre.

Naturellement, cette évasion me mit la puce à l’oreille. Robert et moi, nous résolûmes d’en faire autant, mais, huit jours après, nous nous aperçûmes que la mèche était éventée. Les Anglais, avant de faire embarquer les barriques vides, les examinaient une à une avec attention.

— Nous n’avons qu’à chercher autre chose, me dit Robert.

Et à force de chercher nous trouvâmes. Les rafalés nous fournirent les outils. Où les avaient-ils trouvés ? C’est un problème difficile à résoudre. Rien ne nous manquait, maillets, ciseau, vrilles, scies et gouges. Restait à trouver l’endroit pour faire notre trou. Ce fut dans un endroit obscur, sous le faux pont à fleur d’eau, que nous commençâmes notre travail. D’abord nous commençâmes par lever une grande pièce de bois taillée dans le carré et coupée dans le vrégage, de façon qu’il nous fût possible de la remettre en place pendant le jour et de cacher la trace de notre travail.

Depuis le lever du soleil jusqu’au soir nous travaillions sans relâche. Afin de prévenir toute surprise de la part de nos geôliers, quand les Anglais descendaient dans la batterie, le premier qui les apercevait criait : Navire ! et ce mot répété de bouche en bouche arrivait promptement jusqu’à nous. Alors ceux qui, comme Robert et moi, perçaient les murs du ponton, remettaient tout en place pour recommencer après le passage de la ronde.

Il y avait huit jours que nous avions mis la première main à notre œuvre, quand l’argent vint à nous manquer. Certes, si jamais nous avions eu besoin d’argent, c’était bien dans ce moment, car il nous en fallait, pour une fois à terre, échanger notre livrée contre un habit qui ne pourrait pas nous faire distinguer des Anglais. Sur les bords de l’Angleterre, les paysans faisaient la chasse aux Français évadés, absolument comme à Brest on fait la chasse aux forçats.

Comment nous en procurer ? Robert avait l’esprit inventif, il eût été digne d’être des rafalés. Il alla trouver un jeune officier qui continuait ses études sur le ponton, et avait du papier, ce qui était pourtant défendu. Il le pria de lui faire une affiche ainsi conçue ou à peu près :

DÉFI AUX ANGLAIS !
VIVE LA BRETAGNE DE FRANCE !

Le nommé Robert de Saint-Malo, vexé d’entendre les Anglais se vanter
d’être les premiers boxeurs de l’Angleterre
s’engage à combattre deux d’entre eux, à la fois et en même temps
à toutes sortes de coups de poing et sans faire usage de ses jambes.
Il s’engage avant le combat à recevoir dix coups sans se défendre.
Il rossera ensuite les deux Anglais.
Ledit Robert
demande seulement dès qu’il aura reçu les dix coups de poing
qu’on lui remette deux livres sterling.
Fait à bord où il s’ennuie à mort.
Signé : ROBERT.

Comme bien vous le pensez cette affiche fit fureur. Les prisonniers virent bien que c’était une plaisanterie, mais les Anglais l’acceptèrent comme de l’argent comptant. Restait à savoir comment Robert s’en tirerait.

Celui-ci était un de ces Bretons, petits, mais large d’épaule, à la tête dure comme une pierre, aux mains de fer. Comme force, malgré les privations de toute sorte, il ne craignait personne, seulement il ne savait pas boxer. La question du reste n’était pas de donner des coups de poing ; mais d’en recevoir. Dix coups pour deux livres sterling. Quelques dents de cassées, une côte défoncée, un œil poché, peu lui importait, il se guérirait à l’infirmerie en reprenant des forces pour le jour de l’évasion. Moi-même, bien que très-jeune, j’étais un gars assez solide, et, ce jour-là frais et dispos, je lui prêterais les forces qui lui manqueraient. Robert avait tout calculé, mais il avait compté sans son hôte, c’est ce qui faillit tout perdre. Ah ! plût à Dieu que nous n’ayons pas tenté cette maudite évasion !

L’affiche fut lue sur tous les pontons et à Plymouth. Par orgueil national les Anglais ne répondirent pas à ce défi ou du

Petit Blanc.
moins les officiers ordonnèrent-ils aux soldats de ne pas répondre. Mais il fallait donner une leçon à ce Français présomptueux, et ce fut un capitaine qui s’en chargea. Voici comment : il avait pour domestique un nègre d’une taille gigantesque, d’une conformation, et d’une force d’hercule. Jamais je n’avais vu une tête aussi grosse, des yeux plus féroces, et des mains aussi énormes que les siennes. Son maître s’en servait pour les combats de boxe, comme on se sert en Angleterre d’un cheval ou d’un coq, et il lui faisait gagner des sommes énormes. Chaque fois que cet officier venait à bord voir son collègue, le commandant de notre ponton, ce nègre l’accompagnait, et Dieu sait que de colère ses regards effrontés, ses haussements d’épaules et ses injures avaient amassée contre lui. Depuis longtemps son maître cherchait une occasion de le faire boxer avec ces chiens de Français, mais il n’en avait pas encore rencontré un digne de soutenir la lutte. L’affiche de Robert lui donna l’idée de faire donner une leçon au Français par son domestique, mais il changea l’ordre des choses, c’était Robert qui devait donner dix coups de poing contre un seul donné par le nègre. Robert refusa et maintint sa proclamation, mais lui aussi, y fit un petit changement.

— Le nègre donne à moi dix coups de poing, avant moi en donner un. Libre à moi de ne pas recevoir coups de poing du nègre. Lui attrape moi s’il peut.

C’est du langage à la nègre, ajouta Robert, il comprendra mieux.

Je commençais à être inquiet de l’issue de cette lutte et j’espérais qu’elle n’aurait pas lieu. Je me trompais. Les Anglais en firent une représentation officielle, et, pour que Robert ne pût s’en dédire, on lui versa d’avance deux livres, lui en promettant vingt autres pour ses héritiers s’il était tué ou pour lui s’il était vainqueur. Robert était aux anges.

— Un seul coup de tête et je lui démolis la carène, criait-il.

Moi, je fis tout mon possible pour lui faire abandonner non-seulement son projet Mais encore le ponton, car tout était prêt pour notre évasion. Il n’y voulut pas consentir.

— Laisse donc, petit. Je vas leur donner une leçon.

Le fameux jour arriva. Le ponton avait un air de fête, toute la haute société de Plymouth, à laquelle le capitaine appartenait, s’était donné rendez-vous ; aussi, avait-on préparé des bancs, comme pour un spectacle. Je tremblais comme un enfant. Robert était gai comme un pinson. Les deux champions furent mis en présence, et j’avoue, à notre honte, que je compris les sourires de pitié des Anglais quand ils virent ce petit Breton en face de ce nègre colossal.

Robert était déjà en garde pour esquiver les coups. J’étais son témoin, son parrain comme ils disaient, et le capitaine m’avait confié sa montre pour compter le temps que durerait la lutte. Il paraît que chaque fois que Robert serait terrassé d’un coup de poing, il ne devait pas rester plus de cinq minutes sans se relever, sinon la partie était perdue pour lui. Petit Blanc ricanait et semblait dire à son maître :

— Je ne l’assommerai qu’au dixième.

Mais il restait une dernière formalité à accomplir. Les combattants devaient se donner et se serrer la main en guise d’amitié. Le nègre s’avança en se dandinant d’un air superbe et dédaigneux, puis se plaçant en face du Breton dans une pose d’hercule de foire, qui lui permit de développer son torse, il étendit son bras.

— Serrez ma main avec respect, dit-il, elle a déjà assommé et tué plusieurs Français.

Cette injure grossière souleva des cris enthousiastes chez les Anglais et des cris de fureur parmi les prisonniers. Robert ne riait plus. Il n’avait pas bien compris, et je dus lui répéter ce que le nègre avait dit.

Ah ! si vous l’aviez vu ! Sa figure si douce et si riante se contracta comme le mufle d’un tigre. Ses lèvres se relevèrent en laissant voir ses dents serrées par la rage, ses yeux injectés de sang semblaient lancer des flammes. Je vous assure que les Anglais ne riaient plus, et que le nègre perdit contenance. Mais un grand silence se fait. Robert s’est approché et a saisi la main de son adversaire.

Combat du Rouget et de Petit Blanc.

Leurs mains enlacées, leur regard fixe, leurs visages enflammés, rapprochés l’un de l’autre, les deux combattants immobiles et impassibles ressemblaient à un groupe de pierre. Peu à peu le visage du nègre sembla refléter une vive douleur. Tout à coup laissant échapper un cri terrible, le nègre se mordit les lèvres, rejeta la tête en arrière et parut s’évanouir. On voyait passer sur ses épaules des frissons convulsifs, tandis que, chez Robert, pas un muscle ne bougeait. Ce qui se passait était si extraordinaire, que nous ne savions que penser.

— Ah ! s’écria Robert d’une voix stridente, cette main a assassiné des Français. Eh bien ! je veux qu’elle ne fasse plus peur, même à un enfant !

En effet, prodige inouï de force, la main du Breton avait serré celle du nègre avec une telle violence, que le sang jaillissait des doigts.

— Grâce ! grâce ! s’écria-t-il en tombant sur ses genoux, je suis vaincu !

Mais Robert, insensible à cette prière, ne lâcha la main qu’il broyait que quand le nègre tomba, et nous vîmes cette main inerte, sanglante, écrasée : spectacle hideux que nous saluâmes du cri frénétique de : vive la France ! J’étais fou de joie.

— À présent, dit Robert, rien n’empêche le moricaud de taper de la main gauche.

Le capitaine s’avança froidement et dit à son domestique :

Êtes-vous prêt ?

Le nègre souffrait de si atroces douleurs qu’il ne put que faire un signe négatif.

Renoncez-vous au combat ? continua le capitaine avec le même flegme et le même sérieux.

— Oui.

— Alors je déclare que vous êtes vaincu. Monsieur Robert, ajouta-t-il avec politesse, voici les vingt livres promises.

Robert fit un geste de refus, mais il se ravisa bientôt.

— Je serais bien bête, dit-il, en les prenant. D’abord nous en aurons besoin, et puis, autant de pris sur l’ennemi !

Voilà l’homme avec lequel j’allais m’évader. À cet échantillon vous jugez, si j’étais bien partagé. Pauvre Robert ! s’il m’avait écouté !… Mais je reviens à notre évasion.

L’argent ne nous faisant plus défaut, il fut convenu que nous nous évaderions la nuit même. Nos geôliers étaient si occupés du spectacle que Robert leur avait donné, qu’ils se relâcheraient peut-être de leur surveillance habituelle. Ça ne manqua pas.

Pour nos derniers préparatifs, nous avions confectionné deux sacs en toile goudronnée et suiffée en dehors afin de garantir nos vêtements et nos provisions de bouche des atteintes de l’eau. En outre, comme les nuits étaient très-fraîches et que, par conséquent, la mer devait s’en ressentir, nous nous frottâmes le corps avec de l’huile et de la graisse. Au sac étaient arrimées des cordes qui devaient le soutenir sur nos épaules, et dans l’intérieur étaient des biscuits, un flacon de rhum, une lime, un poignard et deux paires de patins. Ces patins devaient nous permettre de marcher sans trop nous enfoncer dans les îlots de vase qui séparaient la mer de la campagne de Plymouth où nous devions aborder.

Dès que l’heure fut venue, nous nous dépouillâmes de tous nos vêtements, que nous enveloppâmes dans nos sacs, et nous nous mîmes à ramper comme des serpents le long du faux pont vers notre trou que nous avions encore à ouvrir. Ce fut l’affaire de cinq minutes ; une fois là, Robert voulut passer le premier : mais j’étais le plus jeune, et s’il y avait à essuyer le feu d’une sentinelle, il valait mieux que ce fût le plus faible des deux : malgré son opposition je tins bon. Il m’embrassa et, m’ayant fait ses dernières recommandations, il me montra le chemin.

Je pris la corde et je m’affalai à la rivière. Quoique mon corps fût enduit de graisse, le froid me saisit et paralysa mes forces. Heureusement que Robert ne tarda pas à me rejoindre et me saisit avec cette poigne que vous lui connaissez.

— Allons courage ; nage sans bruit et en avant, me dit-il à l’oreille.

La nuit était fort sombre. Nous nous attendions à voir un éclair illuminer le ciel et une balle nous siffler aux oreilles. Nous fûmes rassurés, quand, un quart d’heure après, nos pieds touchèrent la vase. Pour conserver mes forces, je voulus prendre terre, mais ma jambe s’enfonça dans la vase, et le poignet de Robert me remit encore à flot. Tout en me soutenant, il m’ordonna de chausser les patins : quand je fus chaussé j’étais tellement transi que je ne pouvais me tenir debout. Une gorgée de rhum que j’avalai, la joie de penser que j’étais hors de portée des sentinelles et qu’un pas nous séparait de la liberté, me rendirent bientôt mes forces.

Après avoir traversé un îlôt de vase, nous nous retrouvâmes dans une rivière qui avait son embouchure près du port de Plymouth. La marée montait et nous nous laissâmes porter vers le rivage. Mais à mesure que nous avancions, nous nous apercevions qu’au lieu de nous diriger vers la terre, nous entrions dans le port ; notre position devenait désespérée. Les forces me manquaient, et le froid m’avait tout engourdi. Robert me soutenait de temps en temps ; des gorgées de rhum nous ranimaient, et pourtant nous n’avancions qu’avec peine. Bientôt Robert lui-même perdit toutes ses forces, et, privé de son appui, j’allais me noyer quand un mot vint me ranimer.

— Terre ! dit Robert.

À cette pensée que j’allais enfin sortir vivant de cette mer glaciale, mon corps retrouva son énergie, mes membres, leur souplesse, et je me mis à frapper vigoureusement l’eau avec les jambes pour prendre terre sans plus tarder. Au même instant, je ressentis un choc si violent que je crus m’être brisé la tête. Je venais de me heurter contre les flancs d’un navire. Vingt secondes plus tard, je trouvais l’échelle du bord, et, suivi de Robert, je montais sur le pont.

Il était à peu près une heure du matin, nous ne trouvâmes pas un seul homme de garde. Ce n’était donc pas un navire de guerre, mais il fallait aussi qu’il ne fût pas anglais.

Un chien énorme nous reçut à notre arrivée ; une barre d’anspect que je trouvai fort à propos sous ma main me permit de faire face au dogue, et de nous sauver de ses morsures. Seulement, l’animal, rendu plus furieux par cette résistance, redoubla ses aboiements qui ne tardèrent pas à réveiller l’équipage. Quelques matelots parurent sur le pont et, en nous voyant, ils se reculèrent effrayés, nous prenant pour des fantômes. Ils parlaient en langue étrangère, ce qui fit crier à Robert :

— Ce ne sont pas des Anglais, nous sommes sauvés !

Cinq minutes après, nous étions conduits devant le capitaine. En nous voyant, et apprenant que nous étions des évadés des pontons, ce misérable s’écria :

— Vous osez vous réfugier à bord d’un navire danois !

— Mais, capitaine, lui répondit Robert, la France et le Danemarck ne sont pas en guerre. En tout cas, l’infortune, n’a pas de pays pour tous les gens de cœur, vous ne pouvez nous refuser l’hospitalité jusqu’à demain ?

— Il n’y a que les Français capables d’une telle impudence !

— Capitaine, quelques hardes de rebut ne se refusent pas à des pauvres naufragés.

— Des hardes ? c’est-à-dire un travestissement. Ne vous faut-il pas une barque, aussi ? Dois-je vous faire accompagner à terre ? Non, non, tout ce que je peux faire, c’est de vous faire ramener au ponton que vous avez lâchement déserté.

Il n’avait pas achevé que Robert l’étendait d’un coup de poing par terre.

— Ignoble créature, c’est toi qui es un lâche, dit-il en mettant un genou sur la poitrine du capitaine.

Puis il le lia, le bâillonna et s’adressant à moi :

— En route !

— Où ça.

— En mer ! La terre n’est pas loin : Si nous n’allons pas la chercher, elle ne viendra pas à nous.

J’eus beau le supplier de n’en rien faire ; quand il vit que je ne pouvais plus le suivre, il me fit ses adieux, et, sans m’écouter, monta sur le pont, traversa les rangs des matelots épouvantés et surpris, puis prenant son élan et franchissant les bastingages, il se précipita à la mer.

Un quart d’heure plus tard, le capitaine, délivré par mes soins, me faisait reconduire à mon ponton. Ma rentrée fut cruelle, on me mit au cachot tout grelottant de froid et privé de mes vêtements. Comment ne suis-je pas mort ? je n’en sais rien. Le lendemain, on me permit de reprendre ma place dans la batterie, et mes camarades d’infortune, touchés de ma position et de la hardiesse que j’avais montrée en m’évadant, me prêtèrent une vieille capote et un pantalon de toile.

En m’habillant, je sentis quelque chose de collé sur le corps, c’était une petite ceinture goudronnée dans laquelle étaient les vingt livres gagnées par Robert. Je ne puis m’empêcher de pleurer de rage en pensant que mon ami, s’il avait réussi à s’évader, serait sans ressource aucune. Je me demandais ce que j’allais faire de cet argent quand je vis les prisonniers courir aux sabords de tribord et regarder avec anxiété.

Ah ! quel horrible spectacle ! j’aperçus échoué sur la vase qui entourait le pont et que la marée laissait presque à sec, un cadavre que le reflux venait d’y déposer. C’était Robert que les Anglais radieux inspectaient avec leurs lorgnettes. Ils avaient reconnu le vainqueur de la veille !

Un canot se dirigea bientôt vers la dépouille mortelle du pauvre Breton. Nous espérions que les matelots l’envelopperaient dans un linceul, mais ils lui attachèrent à la jambe une longue corde et se mirent à traîner à la remorque sur la vase le cadavre de Robert.

Un cri d’horreur et de vengeance s’échappa de toutes les poitrines, et peu s’en fallut qu’une révolte n’éclatât, quand ce cadavre défiguré arriva le long du ponton pour y rester ainsi attaché jusqu’au lendemain !

Ainsi finit mon cher camarade. Depuis je ne cherchai plus à m’évader, et j’attendis le jour de délivrance pour aller porter en Bretagne, au vieux père de Robert, cet argent qu’il avait si bien gagné et que le hasard avait laissé entre mes mains.

Ce ne fut guère que trois ans plus tard que je pus rendre ce dernier devoir à la mémoire de mon malheureux ami…

— Le père Vent-Debout fit un signe à Chasse-Marée qui s’arrêta. Un grand silence se fit, Paul tourna la tête, ouvrit les yeux et demanda si c’était déjà fini.

— Pour ce soir, oui, lui dit son oncle.

— C’est dommage, j’aurais bien voulu entendre encore parler de l’Hermite.

— Tu dormais donc ?

— Non, mon oncle, j’ai bien entendu l’histoire des pontons, mais j’aurais bien voulu que le capitaine l’Hermite vengeât Chasse-Marée.

— Merci, monsieur Paul. Si vous n’êtes pas fatigué, je peux vous contenter.

— Oh ! parlez !

— Soyez bref, dit l’oncle.

Chasse-Marée reprit :

— La guerre était terminée, mais il restait dans l’âme des marins une soif de vengeance telle, que, surtout autour de nos colonies, il y avait journellement des rencontres. C’était pour ainsi dire des duels, des rencontres particulières entre vaisseaux. Nos corsaires faisaient beaucoup de mal à la compagnie des Indes, se vengeant sur les bâtiments de commerce du mal que nous avaient fait les bâtiments de guerre anglais.

À Saint-Malo, où je m’étais acquitté de la dette sacrée de mon vieux Robert, je ne tardai pas à trouver un bâtiment en partance pour l’Île-de-France, dans les parages de laquelle était la division du capitaine l’Hermite. J’aurais pu me rapatrier sur un vaisseau de ligne à Brest, mais j’avais hâte de quitter les ports de France où il n’y avait rien à faire, pour courir sus aux Anglais dans les mers où nous avions essuyé de si cruelles défaites.

Le lougre le Triton sur lequel je partis était commandé par un second appelé Mal-Entrain. Chacun taisait ou ignorait le nom du capitaine qu’on devait prendre à l’Île-de-France. Nous avions des allures marchandes, mais les matelots étaient presque tous des frères de la côte, des marins qui avaient servi sous l’Hermite, des débris de Trafalgar, des évadés des pontons ! La soute aux poudres était pleine, les caisses d’armes regorgeaient de fusils, de piques, de haches et de sabres, et, derrière les sabords fermés, était une double rangée de canons respectables.

Je ne vous raconterai pas notre voyage fertile pourtant en incidents de toute sorte. Un peu avant d’arriver à Port-Maurice nous fûmes accostés par une barque que menaient vigoureusement six rameurs. Au gouvernail était un vieillard à houppelande grise, la figure cachée par les bords d’un large chapeau, qui, dès que l’embarcation eut rangé le Triton, s’élança avec la vigueur d’un jeune homme le long d’une corde que lui lança Mal-Entrain et tomba sur le pont, où il fut salué par un hourrah frénétique. Le vieillard mit un doigt sur ses lèvres comme pour recommander le silence et disparut avec son second. La barque était déjà loin et gagnait le Port-Maurice, auquel, suivant l’impulsion du vent, nous tournâmes bride aussitôt.

Le lendemain le vieillard n’avait pas reparu, mais dès la pointe du jour la vigie du mât de misaine ayant signalé un navire sous le vent et gouvernant au nord, nous vîmes tout à coup un homme encore jeune, et à la figure énergique, s’élancer, sa lunette en bandoulière, sur les barres du petit perroquet.

le kent abordé par le triton.

— Le capitaine ! chuchota tout l’équipage, et, au milieu du grand silence qui suivit, une voix mâle et sonore nous jeta ces mots du haut de son banc :

— Tout le monde sur le pont ! Toutes voiles dehors ! Branle-bas général de combat !

À ce commandement, que suit un charivari infernal, le bastingage s’encombre de sacs et de hamacs destinés à amortir la mitraille, les coffres d’armes sont ouverts, les fanaux sourds éclairent la soute aux poudres, le chirurgien, notre cauchemar, prépare ses instruments de travail, les panneaux se ferment, les garde-feux, remplis de gargousses, arrivent à leurs pièces, les écouvillons et les refouloirs se rangent auprès des servants, les bailles de combat s’emplissent d’eau, les boute-feux s’allument. Chacun est à son poste de combat.

Le navire ennemi grandit à vue d’œil, et le Triton, courant à contre-bord, l’approche bravement sous un nuage de voiles. À portée de dix-huit, un boulet part et siffle dans nos cordages. Le pavillon anglais est monté à la corne d’artimon. Le Triton ne répond pas et continue sa marche. L’Anglais, irrité de ce silence, nous envoie toute sa bordée.

Le capitaine éclate de rire et nous crie :

— Enfants, n’ayez pas peur ! Je connais ce particulier-là ! Il contient un chargement qui vaut plusieurs millions ! Il est plus fort que nous, c’est vrai, et il y aura du poil à hâler pour l’amariner, mais il en vaut vraiment la peine. Surtout pas de canons ! Laissons-les tranquilles, ce gros lourdeau nous coulerait avec ses cache-mitraille. À l’abordage !… Chargez-vous chacun d’un homme et le navire est à nous ! Lieutenant, nous allons rattraper ce portefaix en feignant de vouloir le canonner par sa hanche du vent. Quant à ses canons, nous sommes trop ras sur l’eau, pour les craindre ; les boulets passeront par-dessus nous. C’est entendu !

— Oui, crie le lieutenant, et l’équipage répond : À l’abordage !

Nous n’avions garde d’assurer nos couleurs nationales. C’était un duel, une revanche.

Tout le monde est prêt ; les hunes ont leur monde, des grenades y sont placées en abondance. Sur la drôme et dans la chaloupe sont nos meilleurs tireurs.

— À plat ventre, tout le monde, jusqu’à nouvel ordre !

Pendant ce temps le vaisseau ennemi vire de bord pour nous rallier. Nous en faisons autant afin de gagner sa hanche. À ce moment, il nous lance sa bordée, qui passe par-dessus nous. Nous le laissons arriver pour le maintenir toujours sous notre écoute. Le volcan de sa batterie fait encore irruption et éclate. Nous y perdons notre petit mât de perroquet. Enfin le Triton, prenant vent sous vergue, s’élance sur son ennemi avec la rapidité d’un oiseau de proie.

L’Anglais veut nous lâcher une quatrième bordée ; mais ayant cargué la grande voile, il manque à virer et décrit une longue abatée sous le vent. Notre Triton, alors ombragé par les voiles du vaisseau anglais, rase sa poupe majestueuse, se place contre sa muraille de tribord et se cramponne après lui avec ses griffes de fer.

À l’abordage !… L’intervalle qui sépare les deux navires est franchi, et nous tombons sur l’ennemi. C’est un navire anglais ! Il était peut-être à Trafalgar ! Mais non, ce n’est qu’un navire de commerce approprié au transport des troupes dans l’Inde. Richesse et vengeance, voilà notre lot. À l’abordage !…

Les officiers anglais, trahis par leur brillant uniforme, tombent sous les balles de nos tireurs, tandis que la première escouade d’attaque, atteignant le gaillard d’avant, se fraie un sanglant passage à travers les ennemis, surpris par cette agression soudaine. La vergue de misaine du Triton, placée près du plat bord ennemi et l’ancre de ce vaisseau, qui n’a pas quitté notre sabord de chasse, sont continuellement couvertes par nos matelots qui passent chez les Anglais. Quelques-uns tombent dans ce dangereux passage, mais pas un ne recule.

Nous sommes maîtres du gaillard d’avant. Ce n’est que le lieu du champ de bataille. La foule des Anglais entassés sur les passavants est impénétrable. Le capitaine, comprenant qu’il a affaire à des adversaires sérieux, se met à la tête de son équipage. Cette fois le combat devient terrible, mais notre capitaine, lui aussi, est sur le pont. Son bras frappe et sa bouche commande. Bientôt une barricade de cadavres nous sépare des Anglais. Cette redoute humaine nous arrête et nous entoure sous le feu des ennemis juchés sur leurs drômes et derrière le fronton de leur dunette.

Le capitaine voit le danger. Un moment d’incertitude, et tout est perdu. Il ordonne à nos hommes restés sur le gaillard d’avant de charger à mitraille deux canons jusqu’à la gueule et de les braquer sur l’arrière. Déchargées rapidement sur un signe du capitaine, ces pièces jonchent de débris humains les passavants, les deux bords du gaillard d’arrière. Nous nous relevons vivement, car on s’est jeté par terre pour laisser passer la mitraille, mais les rangs des Anglais se sont remplis comme par enchantement.

Et pourtant Dieu sait s’il en tombe ! mais de nouveaux combattants arrivent, sans que nous puissions, comprendre d’où ils sortent ! On n’entend que des cris de fureur, des coups de hache, des cliquetis de bâtons. Plus d’armes à feu ! Seules nos grenades, lancées par des gabiers, tombent au milieu des Anglais et tuent leur capitaine. Le nôtre, au premier rang, se jette tête baissée sur l’ennemi. Sa hache tournoie et fait le vide autour de lui ! Nous sommes maîtres du gaillard d’avant et de la dunette, que les Anglais épouvantés abandonnent.

La lutte semble terminée. Pas encore. Les Anglais réfugiés dans la batterie font pointer en contre-bas des canons de dix-huit pour défoncer le tillac et nous ensevelir sous ses décombres. Notre capitaine s’en doute-t-il ? Le lui a-t-on appris ? je l’ignore. Mais nous nous précipitons à sa suite dans la batterie.

Le carnage ne dure pas longtemps, mais il est horrible. Là notre capitaine, laissant tomber sa hache, ne songe plus qu’à sauver des victimes. Sur son ordre, le combat cesse. Le navire est à nous.

Quand nous pûmes nous reconnaître, nous vîmes à qui nous avions à faire. Le navire se nommait le Kent. Il portait 1,500 tonneaux, 38 canons et 437 hommes d’équipage et de troupes. Nous avions été obligés d’escalader, sous une grêle de balles, une forteresse trois fois plus haute que notre navire et de combattre chacun quatre Anglais.

Pour ma part, j’étais dans un triste état, mais j’avais sauvé le capitaine. Au moment où un soldat anglais le couchait en joue, j’étais au haut de la grande vergue, je me suis affalé du haut de cette vergue sur la tête du soldat. Le coup a été détourné, mais en tombant je me suis presque cassé la jambe et j’ai été obligé de me battre en boitant.

Depuis, j’ai toujours boité, et cette jambe m’a refusé le service. C’est pourquoi le capitaine, qui connut plus tard la cause de ma blessure, me fit avoir une place de gardien dans un phare.

— Mais quel était ce capitaine ? demanda faiblement Paul.

— Il s’appelait Surcouf, dit simplement Chasse-Marée.



les crocodiles.