Le port de Saint-Georges.

LA TOUR DE CORDOUAN


À quatre kilomètres environ à l’ouest de Royan, à l’entrée de la Gironde, se trouve le charmant village de Saint-Georges, moelleusement étendu au bord de la mer, dans laquelle il vient baigner ses pieds. À gauche, la pointe de Valière, toujours fumeuse, battue de la lame, trouée et fouillée en tous sens, lui donne en raccourci les airs d’une falaise de Bretagne. À droite, la pointe de Suzac, ombragée d’yeuses et de chênes-liéges, ressemble, grâce à sa végétation méridionale, à un bloc détaché de la Provence. Derrière, la lisière du marais de Cheneaumoine, herbue et touffue, rappelle la Normandie par sa fraîcheur et sa verdure. Ce village, petit chef-d’œuvre de la nature, résumé de l’Italie et de la Normandie, idylle de la Méditerranée, est le refuge des baigneurs de Royan, qui, toujours à la recherche d’une promenade, ont fini par le découvrir et s’y installer.

La dune qui sépare Saint-Georges de la mer possède une flore à part dans l’histoire de la botanique, on en respire les senteurs balsamiques de plus d’un quart de lieue. L’espace est pourtant très-étroit ; le sable fin côtoie l’herbe de la prairie ; le pin maritime murmure auprès du saule qui s’incline sur un ruisseau. Et sur tout cela un ciel d’une richesse et d’une délicatesse de tons à désespérer le génie d’un peintre, jette les reflets de sa lumière d’azur.

Un grand poëte y a écrit un de ses meilleurs livres et passé une de ses années les plus agréables, loin du tourbillon parisien.

« La population de Saint-Georges, dit Michelet, va bien à cette nature. Rien de vulgaire, nulle grossièreté, une petite tribu protestante échappée aux persécutions, une honnêteté primitive : la serrure n’est pas encore inventée dans ce village. »

Je crois que si notre grand historien était encore de ce monde et qu’il revînt à Saint-Georges, il modifierait les lignes qui précèdent, mais à coup sûr il ne toucherait pas aux suivantes :

« La Gironde en cet endroit n’a pas moins de trois lieues de large. Avec la solennité des grandes rivières d’Amérique, elle a la gaieté de Bordeaux. Royan est un lieu de plaisir d’où on vient de tous les lieux de la Gascogne. Sa baie et celle de Saint-Georges sont gratuitement régalées du spectacle de jeux folâtres auxquels les marsouins se livrent, dans la chasse aventureuse qu’ils viennent faire en pleine rivière, jusqu’au milieu des baigneurs. À cette gaieté des eaux, joignez la belle et unique harmonie des deux rivages : les riches vignes du Médoc regardant les moissons de la Saintonge, son agriculture variée. Le ciel n’a pas la beauté fixe, quelquefois un peu monotone de la Méditerranée. Celui-ci est très-changeant. Des eaux de mer et des eaux douces s’élèvent des nuages irisés qui projettent sur le miroir d’où ils viennent, d’étranges couleurs, verts, clairs, roses et violets. Des créations fantastiques, qu’on ne voit un moment que pour les regretter, décorent de monuments bizarres, d’arcades hardies, de ponts sublimes parfois, la porte de l’Océan ! »

Tout près de ce village, à la pointe même de Valière, on pouvait voir, il y a une dizaine d’années, une petite maison jetée là comme l’épave d’un vaisseau naufragé.

Cette maison était blanche, à volets verts ; elle se cachait derrière un rideau de tamaris et de chênes-liéges du côté de la campagne, mais restait à nu du côté de la mer, exposée aux mugissements de la vague et aux fureurs de la tempête. En avant était un joli jardin rempli de fleurs et disposé comme le pont d’un navire. Chaque carré portait un nom marin. Les arbres étaient les mâts, leur feuillage les voiles, les murs étaient des haubans avec un seul sabord ouvert sur la falaise, qu’on descendait à pic jusqu’au rivage où, dans une petite crique creusée de main d’homme, se balançait une petite embarcation.

Inutile de dire que cette maisonnette appartenait à un marin.

Le propriétaire en effet était un ancien capitaine au long cours. Il s’appelait de Valgenceuse, mais tout Saint-Georges et les environs jusqu’à Royan ne le connaissaient que sous le nom de « père Vent-Debout.» Il vivait là avec un vieux marin connu lui aussi sous le nom de Clinfoc.

La position isolée de cette maisonnette allait bien aux deux vieux loups de mer dont l’existence avait été laborieusement remplie par de nombreux voyages et qui, trop vieux pour voyager encore, mais non fatigués du spectacle de la mer, s’étaient retirés dans cet ermitage pour voir l’Océan et entendre sa voix nuit et jour. C’était toujours être à bord. Ils avaient changé de cabine, voilà tout.

De plus, la petite embarcation leur permettait quelques excursions sur la Gironde et l’Océan. Par le beau temps, le Polar star (l’Étoile polaire) — c’était le nom du bateau — était toujours en mer, et les deux marins touchaient du pied et de la main les points principaux du splendide panorama qui se déroulait sous leurs yeux du haut de leur terrasse.

Panorama splendide s’il en fût !… En face s’élève majestueux le phare de Cordouan, que la mer a laissé seul sur son rocher en séparant son île de la pointe de Grave ; à côté le Verdon, bâti au milieu des dunes et des marais salants, çà et là des îles, des bancs de sable, des phares ; à droite, Royan ; à gauche, Suzac et Méchers ; partout des dunes pleines d’ajoncs et de pins, des prairies couvertes d’eupatoires et d’iris, des marais, des étangs, des routes bordées de peupliers, et dans le fond opposé à la mer, des forêts de chênes-liéges, abritant les vignobles du Médoc !

Mais nous reverrons ces paysages en détail, il est temps de faire une plus ample connaissance avec nos deux marins.

M. de Valgenceuse, à l’époque où remonte cette histoire, c’est-à-dire vers 1860, pouvait avoir entre soixante-dix et soixante-quinze ans. Lui-même aurait été, je crois, très-embarrassé de préciser son âge. La vie des marins a de ces anomalies. Il y en a dont l’âge ne remonte pas plus haut que leur entrée comme mousse sur un bateau à voiles. Le nôtre n’était pas tout à fait dans ce cas, mais soit paresse, soit insouciance, il ne se préoccupait pas d’une année de plus ou de moins à son avoir.

Il n’avait eu qu’un amour : son vaisseau, qu’une pensée : la mer. Aujourd’hui, il se reposait. Donc il était mort et les années ne comptaient plus pour lui.

Ce vieillard, type du vrai marin, était petit, sec, nerveux. En marche, au repos, assis ou couché, son corps avait toujours ce mouvement fébrile d’une corvette à l’ancre. Sa tête expressive, couronnée de cheveux blancs coupés ras et s’allongeant en deux petites mèches le long des joues, percée de deux yeux gris toujours en mouvement, dont l’un clignait de minute en minute avec rapidité, hâlée par le vent et le soleil qui en avaient respecté les coutures et les trous, car la petite vérole y avait fait ravage, présentait un ensemble dur au premier abord, mais sympathique pour peu qu’on la considérât attentivement. La bouche était gracieuse. Un fin sourire en soulevait souvent les lèvres minces, laissant voir une rangée de dents encore très-blanches, car, chose étrange ! ce marin n’avait jamais ni fumé ni chiqué. Tel était le portrait de monsieur de Valgenceuse, ou plutôt du père Vent-Debout.

Dès l’âge de huit ans il était mousse : un coup de tête. Son père alla le chercher dans l’Inde et le ramena pour le mettre au collége ; à quinze ans, il en sortait pour entrer à l’école navale d’Angoulême. Pendant les trois premières années qu’il voyagea sur le vaisseau-école, il fut toujours malade. Lui, déjà très-laid, fut encore affligé de la petite vérole. On ne l’appelait plus que l’écumoire. Les quolibets de ses camarades le dégoûtèrent de la marine de l’État. Il fut même obligé d’aller sur le terrain pour faire taire les jeunes moqueurs, et, comme il avait grièvement blessé son adversaire, comme, en somme, c’était un très-mauvais élève et qu’il n’aurait pas fait un brillant officier sous tous les rapports, pas plus à son banc de quart que dans un salon, on le força à donner sa démission. Ce qu’il fit sans aucun regret. Il revint à Royan, sa patrie, et rentra dans sa famille où il fut très-mal reçu.

Pendant son absence, madame de Valgenceuse avait eu un fils. Les enfants qui arrivent tard sont presque toujours accueillis comme les enfants du bon Dieu. On ne les attend pas et ils viennent. Les parents sont déjà vieux et ils acceptent avec joie cette nouvelle manne de la Providence.

Le petit Paul avait deux ans quand son aîné voulut reprendre sa place au foyer de la famille. La place était prise. On ne comptait pas sur le marin. Le cœur des parents, sans se fermer tout à fait, n’avait laissé qu’une très-petite ouverture pour laisser passer leur ancienne affection. Le premier était toujours aimé ; il n’était plus le chéri. C’était le fils, ce n’était plus le bijou. Enfin c’était un homme, et on avait un enfant.

Ce fut une grande douleur pour le marin quand il comprit le peu de place qu’il avait dans l’affection de sa mère. Il se prit à détester son frère, et, honteux de cette haine invincible qui lui mordait le cœur comme un serpent, il s’enfuit de la maison.

Son titre d’élève de la marine royale le fit bien venir à la Rochelle où il trouva passage sur un trois-mâts marchand à titre de second. Dix ans après, il obtenait le brevet de capitaine au long cours et voyageait pour son compte. Cette fois, il fut mieux reçu à la maison. Voici pourquoi.

Paul avait grandi. C’était un bel enfant, peut-être même au type un peu trop efféminé. Sa pâleur et ses cheveux blonds, sa taille frêle et élancée, son regard naïf et ingénu semblaient lui donner tous les reflets de sa mère dont il était la vivante image. Auprès de Paul, Vent-Debout avait l’air d’un Quasimodo sans bosse à côté d’un Esmeralda. La laideur de l’un faisait ressortir la beauté de l’autre. La rudesse du marin contrastait avec la douceur et les manières polies de l’enfant.

Comme bien vous le pensez, Paul était l’adoration des vieux parents. Mais dans tout ciel bleu, il y a un nuage, si petit qu’il soit. Paul qui avait treize ans, dont son père aurait voulu faire un notaire ou un médecin, et sa mère, un prêtre ou un professeur, résistait à tous leurs projets avec une seule idée, celle d’être marin, — comme son frère.

Les vieux parents étaient désolés. L’arrivée de leur fils aîné leur rendit du courage. Ils essayèrent de mettre de leur côté Vent-Debout et le prièrent de tâcher de détourner son frère de ses projets de vie maritime, en lui faisant un sombre tableau de cette vie si tourmentée, si dangereuse, à laquelle il se vouait sans la connaître.

Mais Vent-Debout n’aimait pas Paul. Il fit tout pour combattre cette aversion et n’y put réussir. Il se rappela que, si ses parents l’avaient aimé comme ils aimaient Paul, il ne serait pas parti une première fois comme mousse, n’aurait pas franchi le seuil de l’école navale et, lui aussi, aurait pu goûter les joies d’un foyer dont il était déshérité depuis longtemps. Il se dit que ce serait punir son père de l’avoir traité trop sévèrement et sa mère de l’avoir aimé très-peu parce qu’il était laid, en leur enlevant ce fils que l’un gâtait et que l’autre aimait trop parce qu’il était beau. C’était mal, il le sentait, car il était bon, et peut-être que la moindre caresse de sa mère l’eût fait revenir à de meilleurs sentiments ; mais sa mère, toujours froide pour lui, n’avait des yeux que pour Paul.

Ce qui l’exaspérait encore plus, c’est que Paul l’aimait et le comblait de prévenances. L’enfant sentait que ses parents n’aimaient pas son frère et il tâchait de racheter leur froideur en aimant bien son frère. Il en résulta le contraire de ce qui devait arriver. Vent-Debout eut l’air de répondre à cette amitié, mais en dessous il se disait : Hypocrite !… il lui rendait ses caresses et aurait voulu le battre. Il l’embrassait et s’éloignait pour ne pas mordre.

Au lieu de le détourner, il l’engagea au contraire à se faire marin. Il lui proposa même de l’emmener ; mais comme il aurait fallu pour cela s’évader de la maison paternelle, sans la bénédiction des vieux parents, Paul refusa. Du reste, il voulait aller à l’école navale. La marine marchande lui souriait peu. Officier de l’État, à la bonne heure. Une épaulette et des aiguillettes d’or et l’honneur de servir son pays ! c’est bien préférable et cela séduit davantage une jeune imagination.

Par malheur Paul, qui ne cachait rien à sa mère, lui raconta un soir les propositions de son frère. Ah ! ce fut une scène épouvantable. Vent-Debout se démasqua dès lors et il dit à sa famille tout ce qu’il avait sur le cœur. Ce fut long.

Quand il eut fini, il se sentit soulagé et partit. Paul fut le seul qui pleura.

Le trois-mâts de Vent-Debout était mouillé au port de la Rochelle. Notre marin alla dans cette ville et se logea à l’hôtel en attendant le jour du départ. Il devait se rendre à la Martinique, transporter des marchandises de toutes sortes pour le commerce de l’île, une de nos plus belles colonies.

Il avait déposé ses fonds chez le notaire de la famille Valgenceuse. Il devait même y laisser une somme assez ronde que le notaire ferait fructifier et dont il capitaliserait les intérêts jusqu’à son retour. Sa première visite fut pour son argent qu’il voulait emporter pour le placer hors de France, résolu qu’il était de ne plus y revenir, du moins de très-longtemps.

Là, il apprit ce qu’il ignorait et ce que sa mère par délicatesse lui avait laissé ignorer. C’est que son père était à peu près ruiné. Certes la fortune des Valgenceuse était loin d’être considérable, mais elle suffisait largement aux besoins des deux vieillards. Restait la question d’élever Paul, et on sait ce que coûte l’éducation d’un enfant et ce qu’il coûte encore quand il fait ses premiers pas dans la vie. M. de Valgenceuse, pour arrondir cette modique fortune et laisser à Paul les moyens de faire figure dans le monde où il lui marquait d’avance sa place au premier rang, s’était lancé dans des spéculations hasardeuses qui n’avaient pas réussi et ne lui avaient laissé que le strict nécessaire. Ce n’est qu’au prix des plus grandes privations qu’on parviendrait à élever Paul et encore ne lui laisserait-on pas une obole pour débuter dans la carrière qu’il embrasserait. Vent-Debout y remédia. Au lieu de transporter sa fortune hors de France, il la laissa toute au notaire, et la mit au nom de son père, à qui il écrivit ces mots :

« Pour élever Paul. Fasse Dieu qu’il ne soit pas marin et ne quitte pas sa mère ! »

Puis il partit cette fois pour toujours. Il ne devait revenir que trente ans plus tard.

Un soir, dans un café de Saint-Denis, il lut dans un journal daté du 10 septembre 1847 : « Une douloureuse nouvelle : Le capitaine de frégate, Paul de Valgenceuse, vient de mourir d’une fièvre endémique dans les parages de l’Australie, où il croisait chargé d’une mission du gouvernement. Paul de Valgenceuse était sorti un des premiers de l’École polytechnique et se destinait au service des ponts et chaussées, quand la mort de sa mère le fit changer de vocation. Il entra dans la marine où depuis il avait fait un brillant chemin. C’était un de nos officiers les plus distingués. Tous ceux qui l’ont connu comme homme et comme marin s’associeront, nous n’en doutons pas, au deuil de notre marine déjà si éprouvée.

« Paul de Valgenceuse laisse une veuve et un enfant sans fortune. On nous assure qu’il y a de par le monde un sien oncle, capitaine de vaisseau marchand qui, depuis trente ans, n’a pas revu sa famille. Si ces lignes lui tombent sous les yeux, il se rappellera peut-être cette famille qu’il a délaissée, en retrouvant un neveu à élever et à secourir. »

Le père Vent-Debout n’avait jamais entendu parler de sa famille. Il avait bien entendu citer le nom de Valgenceuse à l’ordre du jour, mais il ne pensait pas que ce fût son frère qu’il savait élève de l’École polytechnique, d’où il sort peu de marins. Parfois le souvenir de Royan lui revenait dans ses moments d’ennui, mais il le chassait bien vite et se tuait le corps et l’âme dans des voyages, où trop souvent les naufrages lui prenaient le lendemain ce qu’il avait gagné la veille. C’était le Juif-Errant de la mer. Seulement il avait dans sa poche autre chose que cinq sous.

Quand il rencontrait des compatriotes, il se gardait bien de parler de la France. Du reste il était cosmopolite, et il avait fini par oublier sa nationalité et même son nom. Ce n’était plus que le père Vent-Debout.

Mais en lisant ces lignes du journal, Vent-Debout disparut pour reprendre le nom de Valgenceuse. Il se sentit même soulagé en apprenant qu’il avait des devoirs à remplir, une veuve à consoler, un neveu à élever, et en songeant surtout que, sur le déclin de sa vie, Dieu lui donnait le moyen de racheter, tout un passé d’indifférence et d’égoïsme.

Il se leva, prit le journal et se rendit à bord.

— Clinfoc, cria-t-il.

— Capitaine, répondit une voix.

— Écoute ! Et Vent-Debout lut l’article.

— Nous allons en France. Fini de naviguer. Il faut trouver mon neveu et sa mère.

— Vous aviez donc un frère, vous ? c’est du joli.

Et le marin tourna le dos en grognant.

Ce Clinfoc, que nous retrouvons à Saint-Georges avec le capitaine, était un vieux dur à cuire. Depuis trente ans, il n’avait pas quitté le père Vent-Debout. Au physique, il était aussi laid que son maître. Au moral, il était aussi bon. Seulement il grognait toujours.

La façon dont ces deux hommes s’étaient connus mérité d’être rapportée.

Un jour le père Vent-Debout eut à bord une violente discussion avec un jeune officier, fruit sec de l’école navale qui, comme son capitaine, s’était lancé dans la marine marchande. Vent-Debout détestait tout ce qui lui rappelait l’école. Celui-ci entre autres avait le don de l’agacer. D’abord il était joli garçon, et Vent-Debout ne voulait pas qu’on fût joli garçon. C’est pour cela qu’il aimait Clinfoc. La discussion tourna en dispute, comme toujours : le capitaine avait tort, et le jeune officier, fort de son droit, de plus, continuellement taquiné par son chef, s’emporta au point de le frapper. Il dit bien que c’était pour se défendre, car Vent-Debout avait levé la main sur lui, mais le code de marine est inflexible. Un capitaine est roi à bord. Personne n’est au-dessus de lui, si ce n’est Dieu. La mort devait être son châtiment.

Vent-Debout fit mettre aux fers l’imprudent officier et assembla son équipage. Il ne voulait pas punir sans jugement. Peut-être aussi que dans le fond du cœur il se croyait trop coupable, pour être juge et bourreau.

Il posa la question, d’usage :

— Cet homme est-il coupable ?

Tous répondirent : Oui. Un seul dit : Non.

C’était Clinfoc.

L’officier ne fut pas passé par les armes. Vent-Debout se contenta de le débarquer à la première escale, et Clinfoc devint, depuis ce temps son matelot, son domestique, sa chose, son ami.

Mais quel ami !… ne trouvant jamais rien à sa guise, voulant obéir sans qu’on le commandât, donnant des conseils quand on ne lui demandait rien et ne répondant rien quand on voulait son avis, avec cela, bon, prévenant, bavard, brutal, emporté comme un lion, doux comme un enfant, paresseux ou travailleur à ses heures, et n’aimant rien que sa pipe allumée ou son maître en colère.

En disant qu’il ne l’avait jamais quitté, nous nous sommes un peu trop avancé, car Clinfoc une ou deux fois se brouilla avec son maître et disparut. Seulement, il se passa un fait très-curieux, c’est qu’une fois séparés, le maître et le matelot n’eurent qu’une pensée, celle de se retrouver et qu’un moyen d’y arriver, celui de se chercher. Des deux, c’était à qui ne reviendrait pas le premier. Voilà pourquoi, ils revenaient en même temps.

Ils étaient indispensables l’un à l’autre. Quand ils étaient d’accord, ils s’ennuyaient et bâillaient à se décrocher la mâchoire. Se disputaient-ils, ils en riaient de plaisir.

Quand Clinfoc eut appris de son maître qu’il avait un frère, que ce frère était mort loin de France, laissant une veuve et un enfant sans fortune, il devint furieux. D’abord parce que le capitaine qui lui contait tous ses secrets lui avait caché celui-là, ensuite parce qu’il voyait poindre à l’horizon une famille qui le détrônerait, et régnant en despote sur les affections de son maître, lui enlèverait les droits qu’il croyait avoir sur son capitaine.

De son côté, le capitaine faisait des réflexions analogues.

Un enfant ? J’aurais pu aimer mon frère, j’aimerais aujourd’hui son fils, mais mon cœur est fermé comme une noix de coco. Aimer, non : faire mon devoir, c’est possible. Je ferai mon devoir, mais ce pauvre Clinfoc ? Que va-t-il dire de tout ça ? Il va bien s’ennuyer si je le délaisse, ça ne l’amusera pas non plus de changer son affection de place et de soigner des étrangers qui ne nous rendront en échange que de l’indifférence ou de l’ingratitude. Qui sait même si, en les soignant, nous ne les détesterons pas ? Ça s’est vu, Clinfoc serait de force à les mettre dans du coton tout en les égratignant. Moi, je serai froid, je le sens et je ne me réchaufferai jamais, C’est pour mon frère que je vais déroger à mes vieilles habitudes, ce n’est pas pour une femme et un enfant dont je n’ai que faire et que je ne verrai qu’une fois, que je ne verrai peut-être pas du tout. Il y a des notaires et des banquiers. Avec cela la poste. Peuh ! que j’aie leur adresse et ce sera bientôt fait. Console-toi, Clinfoc.

Mais Clinfoc n’entendit pas de cette oreille-là. Quand son maître voulut le consoler avec les réflexions précédentes, il se mit en colère.

— C’est honteux, capitaine, d’avoir ces idées-là sur votre vieux Clinfoc, dit-il. Et il retourna tellement le père Vent-Debout que celui-ci n’eut pas de cesse qu’il n’eût retrouvé sa belle-sœur et son neveu.

Il les retrouva dans la maison paternelle, cette même maison où il avait laissé son jeune frère entre deux vieillards et d’où il était parti le cœur brisé. La maison était toujours la même, sombre et froide dans une des rues les plus retirées de Royan. L’intérieur seul avait changé. La main d’une femme y avait passé. C’était jeune et coquet. L’appartement des vieux parents morts depuis tant d’années n’avait subi aucune modification. Les anciens meubles avaient été respectés. Le souvenir en était l’hôte. C’était le passé à côté du présent.

Cette maison représentait toute la fortune des Valgenceuse et encore était-elle hypothéquée pour une forte somme. La veuve se trouvait dans une gêne à laquelle les économies ne pouvaient plus remédier et qu’un faible secours du ministère de la marine n’avait pu atténuer. La misère était imminente, cette misère honteuse bien plus terrible que les misères tarifées par la charité publique, ou inscrites aux bureaux de bienfaisance. Heureusement que la Providence veillait sur la veuve et l’orphelin. Un matin du mois de février 1848, elle frappait à la porte des Valgenceuse. Une vieille bonne vint ouvrir. Clinfoc entra, c’était le messager de cette Providence.

— Madame Paul de Valgenceuse, demanda-t-il.

— C’est ici, monsieur, lui fut-il répondu, mais la bonne dame est bien malade et ne reçoit personne. Si c’est quelque chose qu’on puisse lui dire ?

Clinfoc se retourna vers le capitaine qui était resté dans la rue et n’osait franchir le seuil de la maison qui l’avait vu naître.

— Vous avez entendu, monsieur, dit-il.

— Oui, mon ami, reste là, j’entrerai, moi.

Et tremblant, se tenant aux murs pour ne pas tomber, fermant les yeux pour ne pas voir son père et sa mère dont les ombres pâles et menaçantes surgissaient devant lui, il entra, passa devant la bonne stupéfaite et monta au premier étage. Une porte était entr’ouverte, c’était celle de la chambre où sa mère l’avait reçu la dernière fois. Il poussa la porte et resta muet de terreur, en voyant, assise dans une chaise longue, en face d’une petite table sur laquelle était un portrait entouré de fleurs, une jeune femme vêtue de deuil tenant sur ses genoux un enfant de cinq ans qui, les mains jointes, semblait implorer la figure du portrait.

Le bruit de la porte grinçant sur ses gonds fit lever les yeux à madame de Valgenceuse. L’enfant tourna la tête.

À trente ans de distance, le père Vent-Debout croyait retrouver son frère assis sur les genoux de sa mère. Ce qui rendait l’illusion complète, c’est que l’enfant — à cette époque il avait à peine cinq ans — était la vivante image de son père à l’âge où Vent-Debout se rappelait l’avoir vu. Même pâleur, mêmes cheveux blonds bouclés, même regard doux et voilé. La ressemblance était frappante.

Quand il recouvra l’usage de la parole, le père Vent-Debout murmura :

— Paul ! Paul ! est-ce toi ?

L’enfant se leva et avec cette crânerie des enfants de cet âge alla se poster devant le capitaine.

— Tu me connais donc toi ? dit-il.

— Paul, viens ici, mon enfant, fit la mère confuse.

— Il s’appelle Paul ! cria le vieux matelot. Et, tombant à genoux, il enveloppa de ses deux bras l’enfant étonné.

La mère se pencha en souriant.

— Embrasse ton oncle, dit-elle.

— Merci, madame.

L’enfant ne se le fit pas dire deux fois.

— Ah ! tu es mon oncle ? Papa doit-être bien content là-haut. Maman ne sera plus seule, n’est-ce pas que tu ne nous abandonneras pas ?

À ces mots de Paul, le capitaine qui depuis son départ n’avait pas pleuré une seule fois se mit à sangloter. Ô larmes bienheureuses, si elles avaient pu noyer les remords du passé !…

Clinfoc parut à son tour ; sa figure tuméfiée et ses yeux rouges attestaient qu’il avait pleuré.

— C’est assez pleurer, mon capitaine, dit-il d’une voix rude, il faut agir.

— Croquemitaine ! cria Paul effrayé.

— Tu fais peur à cet enfant… Madame, c’est mon fidèle matelot, un autre moi-même. Ne craignez rien. Il a l’air bourru, mais il est bon comme du pain blanc.

— Alors pourquoi qu’il ne vient pas m’embrasser ? dit Paul.

— Fichu moussaillon, si ce n’était pas par respect pour la mère… je te flanquerais le fouet. Dieu ! qu’il est beau, ce gredin-là ! Comment allons-nous faire pour qu’il nous aime bien ?

Clinfoc, moitié riant, moitié pleurant, avait pris l’enfant dans ses grosses mains calleuses et le dévorait de baisers.

Paul sautait et riait. Il se sentait à l’aise, pauvre enfant qui n’avait pour compagnon que la douleur de sa mère et n’avait pas encore pu sourire à la joie et à l’amitié !

Madame de Valgenceuse ne disait rien, mais elle était heureuse. Laissons-la pour un instant à ce moment de bonheur qui fut de si courte durée, car elle ne survécut que peu de temps à son mari, et repassons à vol d’oiseau les quelques événements qui se succédèrent après sa mort.

Tant que sa belle-sœur vécut, le père Vent-Debout voyagea pour arrondir la fortune de son neveu. L’enfant placé au collége de Royan y commença ses études. Quand sa mère mourut, il fallut bien que le capitaine fît ses adieux à l’Océan et il s’installa dans la maison qu’il avait fait bâtir à la pointe de Valière. Dès qu’il eut quinze ans, Paul entra au lycée Henri IV, à Paris, où il se prépare aux examens de l’école navale au moment où commence ce récit.

Nous voilà revenus à cette maisonnette de Saint-Georges où nous n’avions fait que passer, et où nous retrouvons les deux vieux marins en grande conversation, le capitaine se promenant de long en large, Clinfoc arrosant ses fleurs.

— Vous n’avez pas besoin d’aller de l’avant à l’arrière, comme si vous étiez de quart, dit le matelot, on peut se causer face à face en se regardant dans les écubiers.

— Si je veux me promener, moi, je ne suis donc pas libre, riposte le capitaine en s’arrêtant.

— Le vent est à la bourrasque ce matin.

— Eh ! non, vieux bête, le temps est au beau fixe. Ne sais-tu pas le nom du mois dans lequel nous entrons ?

— Oui, je le sais.

— Parions que non.

— Parions que si, capitaine. C’est le mois des vacances.

— Les vacances ? et ça ne te dit rien ?

— Oh ! ma foi rien, sinon que le petit va venir nous faire enrager pendant deux mois.

Le petit, c’était Paul qui, malgré son âge et sa taille élancée comme un mât de misaine, était toujours resté « le petit » pour Clinfoc.

— Oui, il va venir, reprend le capitaine, mais autre chose me préoccupe.

— Ça ne m’étonne pas, toujours des idées !

— Clinfoc, tu m’impatientes à la fin…

— Voilà ! des sottises au pauvre vieux matelot.

— Il y a des moments où tu me taquines… C’est insupportable.

— Je n’ai pas ouvert la bouche.

Va-t’en au diable !…

— J’ai bien le temps d’y aller, je serai bien sûr de vous y retrouver. Si vous croyez que le bon Dieu recevra deux vieux marsouins comme nous.

— Le fait est que nous ferions de fichus matelots à son bord.

— C’est pas tout ça, qu’allons-nous faire cette année pour amuser le petit ?

Le capitaine s’arrêta devant son matelot.

— Voilà l’idée qui me préoccupe.

— Fallait le dire et ne pas courir tant d’embardées. D’abord il faut lui faire aimer la mer à cet enfant puisqu’il veut être marin.

— Ce n’est peut-être pas un bel état ?

— Peuh ! à notre âge, comme ça quand on se repose, mais autrement.

— Oui, la marine marchande, c’est pas fameux.

— Ça vaut bien la marine militaire où l’on meurt sans le sou !

Nouvelle dispute que nous ne reproduirons pas. Nous n’arriverions jamais au bout.

— Savez-vous une chose, dit Clinfoc pour couper court aux discussions, eh bien ! c’est qu’il faut d’abord laisser arriver le petit et, une fois, qu’il sera ici, nous aviserons…

— C’est ça, il sera bien temps.

— Eh bien alors, capitaine, nous ferons ce qu’il voudra.

— Il y a une heure que je me tue à te le dire !

— Capitaine, vous avez raison !…

Mais chacun d’eux avait son projet qu’ils ne voulaient pas se soumettre l’un à l’autre ; comme le maître et le domestique n’étaient jamais d’accord, chacun s’arrangeait pour ne faire que ce qu’il avait dans la tête. En cas de réussite, ils s’en glorifiaient ; si ça ne réussissait pas, ils s’en rejetaient la faute.

La conversation continuait toujours sur le même thème avec les mêmes disputes, quand on sonna à la porte. Le capitaine alla ouvrir. C’était le facteur avec une lettre timbrée de Paris.

— Hé ! Clinfoc, cria le père Vent-Debout, une lettre de Paul.

— Bon Jésus ! serait-il malade ?

— Animal ! il nous annonce son arrivée.

L’oncle, malgré cette assurance, n’ouvrit la lettre qu’en tremblant. Clinfoc le suivait de l’œil pour savoir si la nouvelle était bonne ou mauvaise. Tout à coup le capitaine poussa un cri de joie et sauta au cou de son matelot. Puis les deux vieux se mirent à pleurer silencieusement en se tenant les mains.

— Le grand premier prix de mathématiques au concours de la Sorbonne !

Voilà tout ce que peut dire le capitaine qui cette fois, avec patience, explique à Clinfoc comme quoi Paul faisait ses « spéciales » et aurait pu déjà passer ses examens ; que tous les lycées de la Seine concouraient ensemble et que c’était un grand honneur, la plus grande preuve d’intelligence et de travail que d’être le premier de tous ces élèves les premiers dans leurs lycées respectifs.

— Moussaillon ! fit Clinfoc, et dire que c’est moi qui l’ai élevé !

— Pas possible ! riposta le capitaine furieux.

— Oh ! ne nous disputons pas, ce n’est pas l’occasion, Qu’allez-vous faire ?

— Ça ne te regarde pas !

— Je parie que vous irez à Rochefort prendre le chemin de fer, et, une fois à bord d’un wagon de 1re classe, vous partirez pour Paris. Adieu, mon bon Clinfoc. Je vais chercher le petit, assister à son triomphe, et je te le ramènerai…

— Je n’ai pas besoin de tes conseils.

— Vous n’y pensiez pas.

— Ça c’est vrai. Va faire ma malle. Il y a des moments où tu vaux mieux que moi.

— Tristes moments alors !…

Le jour même, poussé par Clinfoc qui ne le laissa pas une minute tranquille, le capitaine partait pour prendre l’express, et « voguait à pleines voiles pour la capitale. » Le vieux matelot resta seul, triste, maussade et, n’ayant plus son maître pour se quereller avec lui, il profita de ses loisirs pour préparer la « cambuse » du petit. Il y passa tout son temps, défaisant le lendemain ce qu’il avait fait la veille, et se parlant à lui-même :

— Tu vieillis, Clinfoc. Quoi ! ne rien trouver pour amuser cet enfant ? Il va s’ennuyer à mourir entre deux vieilles marmottes. Quand il était petit, ça passait. Mais aujourd’hui, c’est un homme, un premier prix au concours des… comment a-t-il dit ça le capitaine ? Enfin, n’importe  !… Puisqu’il veut être marin, je lui apprendrai le métier. Il filera son nœud sous mon écoute. Nous pâquerons de la toile, nous bourlinguerons sur la Gironde et l’Océan au besoin. Tiens, au fait, nous visiterons les côtes… Oh ! nous irons à Cordouan !

Ce projet devint une idée fixe chez le vieillard. Il ne s’occupa que de la faire entrer dans la tête du capitaine quand il serait de retour.

— Bah ! je lui dirai que je ne veux pas et il voudra. Quant au petit, nous avons l’habitude de faire ce qu’il veut ; ça ne sera pas difficile.

Enfin, le grand jour arriva. Clinfoc de son côté avait fait le voyage de Rochefort, afin d’embrasser le collégien quelques heures plus tôt. Il attendait les voyageurs à la gare — à l’extérieur, ce qui faisait enrager le vieux matelot qui aurait tant voulu voir arriver le train, et courir au compartiment où il aurait entrevu la figure de son jeune maître. Mais il n’y avait pas moyen. En France, — est-ce un bien, est-ce un mal ? nous ne sommes pas compétents pour le juger, — ce n’est pas comme en Belgique et en Allemagne, où les gares sont ouvertes à tout venant. Il faut attendre au dehors ou dans de petites salles, derrière des grillages, sans avoir le droit d’aller se promener sur le quai. Aussi Clinfoc faisait-il les cent pas sur la place, guettant de l’oreille le sifflet du train et, de l’œil, le panache de la locomotive.

Justement, ce jour-là, le train était en retard, ce qui n’est pas étonnant pour un express. Et comme Clinfoc était en avance, il s’ensuivit pour lui plus d’une heure désagréable à attendre. Cependant, grâce aux complaisances d’un facteur de la gare, il put violer la consigne et aller s’asseoir sous la halle. C’est de là qu’il s’élança vers le train dont le sifflet annonçait l’arrivée.

Paul avait la tête à la portière : Clinfoc eut peine à le reconnaître, et il n’aurait pas bougé s’il n’avait vu le père Vent-Debout derrière le jeune homme qui lui criait :

— Bonjour Clinfoc, ça va bien ?

— Le petit ! pas possible.

Et il arriva juste au moment pour recevoir dans ses bras « leur neveu. »

— Comme tu es changé, petit !… Bonjour, mon capitaine. Bien portant ? moi aussi. Mais regardez-moi ce grand gaillard-là !

— Avec ça que j’ai attendu d’être à Royan pour le regarder.

Paul allait avoir seize ans, c’est l’âge où l’homme se dégage de son adolescence. Encore enfant comme caractère, il a des tendances à prendre toutes les allures masculines et veut être homme de fait, ne l’étant pas de droit. Il parle haut, lève la tête, cligne des yeux en regardant ceux qui passent, frise la moustache… qu’il aura un jour, et fume des cigares qui lui font mal. Il ne veut pas qu’on le prenne pour un collégien, et sa plus grande préoccupation est de se mettre à la mode du jour, et de fréquenter des jeunes gens déjà sortis du collège.

Paul, qui allait avoir seize ans, possédait beaucoup de ces défauts, qui disparaissaient complétement, il faut le dire, dès qu’il était dans la compagnie des deux vieux marins. Là, c’était toujours l’enfant gâté, et ce n’était qu’un enfant.

Le petit, comme l’appelait toujours Clinfoc, était grand, bien fait, un peu fluet, mais solidement charpenté. Sa figure pâle, sa chevelure blonde et bouclée lui donnaient un air efféminé et souffrant qui seyaient bien à sa nature douce et mélancolique. Pourtant il avait un caractère ferme ; très-chatouilleux sur tout ce qui touchait à son amour-propre, il ne se laissait pas marcher sur le pied, recommandation spéciale de Clinfoc, son premier maître en l’art « de se conduire en société. » Il était bon mais vindicatif, docile mais entêté, travailleur à ses heures mais rêveur par excellence. Il n’aimait pas à contredire mais ne souffrait pas qu’on le contredît. Plein de respect pour tout ce qui lui était supérieur, il était très-réservé avec ceux qu’il sentait ses égaux ou croyait ses inférieurs. Avec ces défauts et ces qualités, il ne pouvait qu’être soldat ou marin. Il avait choisi la marine en souvenir de son père et pour faire plaisir à son oncle dont l’ambition était de voir son neveu monter sur le Borda, et tenir, dans la marine de guerre, le rang qu’y avait tenu le capitaine Paul de Valgenceuse.

Tel était en quelques lignes le portrait du jeune homme qui venait pendant ses vacances distraire les deux vieillards.

Les premiers jours que Paul passa à Saint-Georges ne furent marqués par aucun incident. Il ne sortit que très-peu, et ne s’occupa qu’à se laisser dorloter par son oncle et Clinfoc qui chacun de leur côté, chacun à leur tour, cherchaient à se l’accaparer.

C’est que le capitaine et son matelot étaient brouillés depuis l’arrivée de Paul. Voici pourquoi :

On se rappelle la conversation des deux marins avant l’arrivée de leur neveu ; chacun d’eux cherchait les moyens d’amuser pendant ses vacances leur jeune hôte. Or la première chose qu’avait fait le capitaine en arrivant à Paris, avait été de demander à Paul ce qu’il voulait pour sa récompense. Paul avait répondu : « un Lefaucheux » Et le capitaine s’était empressé de lui faire cadeau d’un fort beau fusil de chasse à deux coups, acheté chez Lefaucheux. Après le cigare, le fusil est le rêve du collégien : les moustaches elles-mêmes ne viennent qu’après.

Le jeune homme, de retour à Saint-Georges, n’avait eu qu’une seule préoccupation, celle de se servir de son Lefaucheux, et le capitaine lui avait acheté un port d’armes.

Clinfoc était furieux. Ce fusil dérangeait tous ses plans et puis le capitaine n’avait pas le droit de faire à son neveu un cadeau, sans que lui, Clinfoc, en fût prévenu. C’était contre toutes les règles. D’ailleurs, le capitaine n’avait-il pas dit lui-même qu’on attendrait le retour du petit pour savoir le genre de distractions qu’on lui fournirait ?

De là vinrent des disputes qui aboutirent à une grosse bouderie. Paul se chargea de les rapatrier. Un beau matin, il prit Clinfoc à part et lui dit :

— Tu sais que mon oncle m’a acheté un Lefaucheux ?

— Un beau cadeau pour un marin !

— Eh bien, il ne veut pas que je m’en serve parce que ça te fait de la peine.

— Ah ! il a bien tort.

— Demande-lui pour moi la permission. Venant de ta part, il n’osera pas la refuser.

— Et où t’en serviras-tu ?

— Partout, sur les côtes, en mer, à la tour de Cordouan, où je tuerai des mouettes.

— Justement, c’est là que je voulais te conduire.

— Je veux bien y aller, moi, mais avec mon fusil.

— Sans doute. Je vais trouver le capitaine.

Paul s’en alla en riant. Le coup était bien lancé. Il savait que Clinfoc voulait à toutes forces l’emmener faire des excursions en mer, et que le capitaine, dont c’était aussi l’idée première, s’y refusait parce qu’il voulait que son neveu utilisât son fusil et son port d’armes. Le seul moyen de tout concilier était de faire les excursions projetées en compagnie du Lefaucheux.

Clinfoc alla trouver le capitaine.

— Le petit ne se sert donc pas de son fusil ? Valait pas la peine de le lui acheter.

— Eh ! c’est lui qui ne veut plus. Il préférerait aller en mer.

— Peuh ! en mer.

— Si je veux qu’il y aille, moi.

— Dame ! Il en apprendra plus sur les bancs de notre bateau que sur les bancs de son collége.

— Je l’ai toujours dit.

— Et puis en mer, il pourra se servir de son Lefaucheux. Il s’apprendrait à tirer, en tirant sur les hirondelles de mer.

— Touche-là, Clinfoc. Nous sommes deux vieilles bêtes de nous disputer quand nous nous entendons si bien. Va pour la mer. Nous irons à Cordouan.

— Et le petit ira chasser. Il nous tuera des lapins.

— Et des perdrix.

— Aux choux, mon capitaine !…

Dès ce jour, les vacances de Paul se passèrent en promenades. Inutile de dire que le Lefaucheux était de toutes les parties, ce qui finit par agacer tellement le capitaine, qu’à un certain moment il ne put s’empêcher de s’écrier, devant son matelot :

— Maudit fusil ! Il nous portera malheur.

— Et ce sera bien fait !

— Si j’avais su ?

— Voilà ! on fait tout sans consulter son vieux Clinfoc !

Mais Paul était si content de son fusil que c’eût été un crime de lui reprocher son bonheur. Aussi les deux vieillards supportèrent-ils le Lefaucheux, le portèrent même, car dans de longues routes, il fatiguait parfois le jeune homme.

Tous les ans, la première visite de Paul dans le pays, était pour Royan. Ses souvenirs d’enfance l’y auraient infailliblement appelé, quand même il n’y aurait pas eu la tombe de sa famille. C’est là qu’il allait prier d’abord, avant les quelques visites qu’il avait à rendre et les poignées de mains à donner. Quant à Royan, il le connaissait assez pour lui préférer Saint-Georges. Nous, qui ne le connaissons pas, accompagnons le jeune homme pour relever le peu de curiosités que cette ville balnéaire fournit à l’appétit des touristes.

« Royan est bâtie sur une roche escarpée, à l’embouchure et sur la rive droite de la Gironde, où elle a un petit port de commerce défendu par un fort. »

Voilà ce qu’en dit la géographie. Paul pourrait mieux nous renseigner, car il connaissait la ville à fond et avait même esquissé une histoire de son passé, qu’il eût été facile de retrouver dans ses papiers. Cette histoire est assez curieuse.

Il y a deux siècles, cette petite ville, si animée et visitée chaque été par 40,000 baigneurs, n’était qu’un point imperceptible sur la carte, un port d’une excessive modestie, fermé par une double rangée de piquets, pour économiser la dépense d’une jetée, et visité seulement par les forçats, qui descendaient la Gironde en gabare, en allant prendre possession de leur domicile à Rochefort. Royan comptait à peine un millier d’habitants, relégués sur un rocher, sans route, sans industrie, sans église, sans monuments, si ce n’est çà et là un moulin à vent, le château de Norel, et un prieuré où Brantôme écrivait ses chroniques. Il n’avait aucunes marchandises pour faire du cabotage. Le port à fond de vase, à sec toute la journée, n’avait que quelques chaloupes de passage et des barques de pilote, presque toujours au large en quête de navires. Son seul simulacre de commerce était le transit des huîtres de Marennes, que les jolies femmes de la Tremblade, coiffées de leurs colossales pyramides renversées de linon, accompagnaient jusqu’à Bordeaux.

À cette époque, cette ville s’appelait bourg et eût dû être appelée village, car une maison d’un étage y passait pour une prétention. Les maisons n’avaient qu’un rez-de-chaussée parqueté en argile, éclairé par la porte, à la fois cuisine, salle à manger et chambre à coucher, le tout surmonté d’un grenier où le pêcheur suspendait ses filets et la ménagère ses bottes d’échalotes. Un toit en saillie, avec tuiles bombées, projetait au soleil son ombre sur un mur blanchi à la chaux et décoré d’une treille de muscat, qui abritait le banc de bois où le maître venait prendre le frais et deviser avec le passant.

Il n’y avait pas de trace de rue. Le sol creusé par les roues des charrettes et le pied des bœufs offrait partout des mares et des fondrières. Quelquefois la mer faisait irruption dans la ville et démolissait des murs qu’on relevait jusqu’à une nouvelle voie de fait de la marée.

La population était ignorante, indifférente à la marche du progrès. Il fallut que la civilisation vînt la trouver pour en faire ce qu’elle est aujourd’hui, et la forcer à faire la prospérité du pays en embellissant Royan et en se mettant au niveau de notre époque.

Voici comment Eugène Pelletan raconte cette métamorphose.

— « Du moment que la population royannaise eut à loger une invasion de baigneurs, elle dut songer à créer de tous côtés des logements. Celui-là rebâtit sa maison de fond en comble ; celui-ci exhaussa son rez-de-chaussée. La démolition gagna de proche en proche ; la masure partout abattue ressuscita sous une brillante toilette de pierre de Saint-Savinien. La vitre chassa le canevas de la croisée ; la jalousie succéda au contrevent.

« Le conseil municipal, de son côté, pava les trois rues de Royan avec des moellons semés de distance en distance par raison d’économie. N’importe, c’était toujours un programme de pavé, un pavé futur en attendant le macadam. Nous disons les trois rues, bien que le maire alors régnant dans un excès de patriotisme en ait extrait au moins quinze ou vingt, en les divisant à l’infini par de savants calculs.

« Royan, une fois rebâti et pavé, voulut compléter son organisation. Il n’avait pas de mairie. Le maire avait jusque-là marié dans sa cuisine les garçons et les filles de sa commune. Le conseil municipal acheta la maison légèrement monumentale d’un ancien capitaine au long cours. Il planta sur la corniche un bâton tricolore orné d’un drapeau. Il grava ensuite sur une plaque cette inscription : Hôtel de ville.

« Une mairie exige une place pour la symétrie du décorum. On jeta par terre la halle séculaire de Royan et, sur l’emplacement, on installa une fontaine surmontée d’une colonne. Ce fut la place de Royan. On y passait une fois par mois la revue de la garde nationale.

« Le conseil général, pendant ce temps, donnait à son tour le tracé d’une route macadamisée pour relier Royan par terre au reste du royaume. Une diligence roula sur la chaussée pour en faire l’expérience. L’expérience réussit. La diligence roule encore. Or, pendant qu’elle allait et venait, la population royannaise marchait de conquête en conquête. Elle n’avait qu’un perruquier, elle eut une académie de coiffure. Elle n’avait pas d’apothicaire, elle eut un pharmacien, avec un serpent enroulé autour d’un caducée sur la devanture de son officine. Elle n’avait qu’un maître d’école pour tous les sexes et pour tous les cultes, elle eut des écoles primaires pour les deux sexes et les deux communions. Elle n’avait que des auberges ou des guinguettes, elle eut des hôtels, des restaurants, des cafés, des boutiques de confiserie et de pâtisserie. »

On ne peut rien ajouter à ce tableau, sinon que les chemins de fer ont fait de Royan une ville de bains de premier ordre.

La seule chose du passé que regrettât le capitaine était une sorte de fête de printemps qu’il n’avait vue qu’une fois, dans son enfance, et qui avait disparu depuis l’empire.

Cette fête tout italienne s’appelait l’Infiorature. Paul aimait particulièrement à se la rappeler. Son oncle se faisait un plaisir de lui en parler.

Chaque année, aux derniers jours d’avril, les jeunes filles allaient de porte en porte chercher des fleurs dont chaque jardin leur faisait une aumône. Parfois même, on les laissait piller les parterres et elles sortaient de là avec des gerbes de bouquets. Ces bouquets servaient à faire une coupole de fleurs qui contenait deux couronnes enfermées l’une dans l’autre comme des boules d’ivoire. Au moment où le dernier soleil d’avril disparaissait derrière Cordouan, la coupole, illuminée de chandelles de résine, paraissait au-dessus du principal carrefour, sur une corde tendue d’un grenier à l’autre des maisons. Les jeunes gens prenaient les mains des jeunes filles, et formaient sous ce lustre embaumé une première ronde qui en renfermait deux autres, l’une d’adolescents, l’autre de marmots. Les trois âges de la vie, représentés par les trois couronnes, tournaient les uns autour des autres aux refrains de la cornemuse.

— J’ai été un de ces marmots, ton père aussi, disait le capitaine à Paul.

Mais Paul, débarrassé des visites qu’il devait faire à Royan, plus calme après son devoir rempli à la tombe de sa famille, courait dans les dunes et sur la plage, et on aurait été très-mal venu de lui parler du passé, du présent et de l’avenir de Royan. Ce qu’il lui fallait puisqu’il avait la liberté, c’était le grand air.

Pourtant il est des spectacles qui ont beau être familiers à votre vue, vous ne pouvez vous en détacher facilement. Les conches de Royan sont de ce nombre. Figurez-vous des plages en pente douce et d’un sable fin comme l’ambre, chauffé à mer basse par le soleil offrant aux baigneurs des bains de différentes qualités. Là, les lames expirent doucement ; ici elles déferlent avec fureur. Il y en a pour tous les goûts. Paul fit comme les autres. Il se baigna et se serait même baigné avec son fusil, s’il avait pu. Quand il fut fatigué de se baigner, il reprit son excursion commencée et ne revint pas à Royan, où son Lefaucheux lui était inutile. Avant d’aller en mer, il obtint des deux marins qu’ils l’accompagneraient à pied dans les environs de Saint-Georges et le long des côtes. Nous le retrouvons avec son Lefaucheux, l’un portant l’autre, d’abord à la pointe de Suzac, où il pêcha des moules, et dans la charmante conche des dames, où il ne put s’empêcher de prendre un nouveau bain.

De Suzac à Saint-Georges, la promenade est charmante par une belle nuit d’été, les lames phosphorescentes font jaillir du sable des milliers d’étincelles, tandis qu’au loin la tour de Cordouan, à moitié noyée dans l’ombre, tourne et retourne son disque de feu.

Le lendemain Paul et ses hôtes allaient dans leur bateau jusqu’à Meschers, où l’oncle fit au neveu un petit cours d’histoire. C’est là, en effet, que le vaisseau le Régulus, traqué par une flotte anglaise, vint terminer sa glorieuse carrière.

— Il fallait se rendre ou périr, disait le vieux marin. Le capitaine, d’accord avec son équipage, prit le parti héroïque de brûler son navire. Il jeta les poudres à la mer et alluma la chemise soufrée. La flamme envahit bientôt le vaisseau de la Sainte-barbe au haut des mâts ; les canons encore chargés partaient l’un après l’autre comme pour sonner le glas de l’agonie. Ce fut pendant trois jours et trois nuits une lutte entre l’eau et le feu, jusqu’à ce que le vaisseau, éclatant par le milieu, disparût sous les lames.

On alla voir les trous de Meschers. Ce sont des grottes creusées dans la falaise, sur la façade d’un rocher perpendiculaire, à quarante pieds au-dessus de la Gironde. Une rampe étroite taillée dans le roc, circule d’un trou à l’autre sans parapet du côté de l’abîme. Jadis ces trous étaient-ils habités ? En tous cas, il reste à peine un souvenir de ce village aérien ; de là on descendit jusqu’à Talmont, qui n’a de curieux qu’une chapelle romane, bijou d’architecture, qui est bâtie sur la pointe d’une falaise sans cesse minée par la mer.

Pendant ce temps, le Lefaucheux jetait sa poudre aux oiseaux de mer sans permettre au plomb qu’elle accompagnait d’en toucher un seul. Il est vrai de dire que Paul n’était guère plus heureux dans les chasses qu’il faisait aux environs. Clinfoc n’en était pas fâché : il lui tardait tant que Paul se dégoûtât du fusil, pour écouter les leçons de marine qu’il lui donnait en mer, et prendre goût à la visite qu’il avait projetée de lui faire faire à la tour de Cordouan !…

Une autre fois on fit une excursion à la pointe de Grave. On débarqua au Verdon, endroit qui prend chaque jour de l’importance et dont le port reçoit tous les vaisseaux venant de Bordeaux, quand le mauvais temps les arrête, et de là on remonta vers l’anse des Huttes, où commence ce gigantesque travail presque achevé, que les hommes ont entrepris pour empêcher les flots d’envahir la plage, et d’emporter toute cette langue de terre, ne laissant que des écueils, là où il y a un petit port et un phare.

Aujourd’hui la pointe de Grave est cuirassée contre l’Océan par des jetées parallèles au rivage, composées de blocs artificiels et naturels qu’on a précipités dans les flots du haut des wagons de transport. Il était temps qu’on opposât ces brise-lames à la mer, car les flots avançaient de cinquante mètres par an ! Depuis vingt ans on y travaille et la Gironde peut espérer ne pas voir l’Océan lui ravir cette partie de son département.

On était trop près des bains du vieux Soulac pour ne pas leur rendre une visite. Depuis le chemin de fer, ils ont enlevé beaucoup de baigneurs à Royan. Le plus curieux à voir, c’est l’église de Notre-Dame de la fin des Terres, dont le clocher sert de balise à la navigation ; cette église, qu’on répare aujourd’hui, avait été, comme la ville qui l’entourait, ensevelie dans le sable. C’était là autrefois, que débarquaient les rois et les capitaines anglais qui se rendaient à Bordeaux. Du reste depuis des siècles, la mer, en envahissant les dunes, a englouti une ville, deux villages, un château, un prieuré et comblé un port important. Le vieux Soulac se relève au milieu des ruines et des souvenirs de son passé.

La beauté imposante du paysage qui entoure ou plutôt prolonge les environs de la pointe de Grave, fit du tort au fusil de Paul qui resta près de deux jours dans l’inaction sur le bras ou les épaules de Clinfoc ; mais cette inaction ne pouvait durer. Le littoral est rempli de dunes boisées où le lapin et la perdrix rouge sont en assez grande quantité. Dans les petites échancrures formées par la morsure des lames sur le sable, il y avait des vols d’oiseaux aquatiques, de sarcelles surtout qui offraient plus d’une cible au chasseur. Paul s’en donna à cœur joie, au grand désespoir des jambes des deux vieillards. En fait de lapin, de perdrix, de sarcelle, Paul ne rapporta qu’une courbature et beaucoup de fatigue : on a beau avoir un bon fusil, il faut encore être adroit. Paul ne l’était pas.

— Tu tires trop vite, criait l’oncle.

— Prends garde à nos jambes, criait Clinfoc. C’est vrai, ça ; il nous arrivera malheur avec ton fusil ; quand tu vises Saint-Georges, c’est pour attraper Cordouan !

Paul riait Son amour-propre n’était pas plus atteint que le gibier qu’il visait, et il partageait ses plaisirs entre son fusil qui l’amusait et les excursions qui lui plaisaient. Une fois, cependant, le fusil passa un vilain quart d’heure.

Le Polar star à la pointe de la Coubre.

Tous les trois — on pourrait dire tous les quatre, car le Lefaucheux faisait nombre — étaient allés jusqu’à la Tremblade et Marennes ; ils avaient visité les claires où on engraisse les huîtres et l’estuaire de la Seudre qui communique avec la grande mer par le terrible pertuis de Maumusson tant redouté des navires et dont le sourd mugissement s’entend, quand la tempête souffle, jusqu’à plus de dix lieues dans l’intérieur des terres. Ils étaient allés jusqu’à Brouage, ville aussi insalubre que Marennes à cause des marais qui l’entourent. Paul avait tenu à voir ces deux villes qui se partagent la gloire d’avoir fourni l’héroïque équipage du vaisseau républicain le Vengeur. L’excursion avait duré plusieurs jours, et on revenait dans le Polar star, sur lequel on avait embarqué trois marins de la côte. À peine eurent-ils doublé la pointe de la Coubre, qu’un vent violent prit la barque par le travers et faillit la faire chavirer. Les marins luttèrent contre le vent, et, pour ne pas courir le risque d’être jetés à la côte, prirent la haute mer où ils furent assaillis par la tempête.

Le capitaine ne riait plus : Clinfoc ne parlait pas. Pour eux la vie de Paul était en danger, et cela suffisait pour faire entrer dans leur âme le sentiment de la peur qu’aucune tempête, si violente qu’elle fût, n’y avait jamais fait naître. Paul avait gardé son sang-froid, quoique son cœur battît à rompre sa poitrine, et il aidait, comme il pouvait, la manœuvre. Ce fut la première leçon de son apprentissage de marin.

Par malheur, la nuit arrivait et le capitaine mit le cap sur le point le plus rapproché de la côte. Bientôt, dans l’ombre de la nuit naissante, apparut un feu brillant.

— Pontaillac, dit Clinfoc.

— Tâchons d’aborder, si le ressac n’est pas trop fort, répondit le capitaine.

Mais le vent changea subitement ; la lame devint terrible et jeta violemment la barque sur la côte. Le contre-coup précipita Paul dans la mer : son oncle n’eut que le temps de le saisir par les basques de son habit, mais il fut entraîné avec lui, pendant que Clinfoc, seul, étourdi, manœuvrait le polar star dégagé du sable vers des lumières qui scintillaient sur le rivage. Quand il se retourna et qu’il ne vit plus son maître et le jeune homme, il poussa un cri terrible ; la barque alla à la dérive, et heurta le

Le phare de Pontaillac.
sable avec le gouvernail dont la barre frappa le vieillard et l’étendit évanoui.

Quand il revint à lui, il se retrouva au coin d’un bon feu, dans la maison du gardien du phare de Pontaillac. Paul et le capitaine étaient près de lui. Quand on put se parler, on éclata de rire.

— Une tempête dans un vase d’eau, dit le capitaine.

— Sommes-nous rouillés, dit le matelot.

— Mon pauvre fusil, dit Paul.

— Et la barque ?

— Elle n’a rien de rien. Plus solide que nous ; la vieille !

Ce qu’il y avait donc de plus malheureux dans ce naufrage, c’était la perte du Lefaucheux, qui était tombé dans l’Océan.

— Bah ! dit le gardien qui leur donnait l’hospitalité, nous le trouverons à marée basse.

Paul s’endormit sur cet espoir. Tout le monde en fit autant.

Le lendemain, comme l’avait prédit le gardien, la marée était basse. Le Polar Star était resté sur le sable. Le gouvernail seul était endommagé ; la brigantine avait été emportée par le vent. Pendant que le capitaine et son matelot réparaient ces dégâts, Paul cherchait son fusil ; pourtant, il faut le dire à sa louange, sa curiosité de touriste et de marin l’emporta, quand il aperçut le phare de Pontaillac. Le gardien le lui fit visiter.

Ce phare est bâti sur des sables mouvants. En cas de déplacement possible de l’édifice, on l’a construit en charpente ; il a la forme d’une pyramide quadrangulaire, tronquée à la hauteur de la lanterne et composée de quatre solides poteaux que relient des entretoises et des croix de Saint-André. Des boulons en fer assemblent les pièces. La cage de l’escalier est renfermée entre quatre poteaux verticaux qui ajoutent à la solidité de l’ensemble. L’échafaudage repose sur un petit mur en maçonnerie qui lui fait une base immuable et le met à l’abri de l’humidité du sol. La chambre de service est située au-dessous de la lanterne, sur la plate-forme qui couronne le monument. Le gardien habite une petite maison à proximité du phare, celle où nous avons retrouvé nos naufragés.

Paul était émerveillé, c’était le premier phare qu’il eût vu de près, et, bien que celui-ci fût de troisième ordre, il emportait de sa visite une profonde impression. Aussi quand il eut rejoint son oncle, il lui dit à brûle-pourpoint :

— Quand allons-nous à Cordouan ?

— Bravo, répondit Clinfoc, dont les efforts tendaient à ce but depuis que Paul était auprès d’eux. Bravo ! et pour la peine, voilà son Lefaucheux.

— Quel bonheur ! où était-il ?

— Dans le sable en train de sécher.

— Quel nettoyage !

— Il en avait besoin, depuis qu’il fait son service !

Le soir on était de retour à Saint-Georges, et le lendemain, par une journée splendide, on faisait voile pour Cordouan. Le Lefaucheux que Clinfoc avait passé la nuit à nettoyer était encore de la partie. Clinfoc n’avait jamais été si joyeux. Le capitaine seul bougonnait. Pourquoi ? parce que son matelot avait réussi à faire ce qu’il voulait en forçant Paul à le demander.

La tour de Cordouan, en effet, est pour les baigneurs et les habitants de Royan l’excursion la plus fréquentée, le but de promenade le plus agréable, bien qu’il soit très-difficile d’y aborder, et, une fois qu’on y est, de s’embarquer pour le retour ; mais chaque voyage est marqué par un de ces accidents qui font toujours rire, dans le genre de celui que Clinfoc raconta à Paul pendant la traversée de Saint-Georges à Cordouan :

— Tu sauras, petit, d’abord et pour lors, que pour débarquer à Cordouan il faut les plus grandes précautions. La mer baigne le rocher, qu’elle bat avec furie par le mauvais temps, ne laissant qu’un méchant bout de rocher large comme ma langue pour poser pied. Si la mer est mauvaise, le débarquement est impossible. Or les dames sont les plus curieuses, naturellement, et il en vient en quantité voir la tour. Ce sont elles qui sont la cause d’une foule de petits accidents dont s’amusent les gardiens, les matelots et les voyageurs. En voici un bien connu de Royan.

La tour de Cordouan.

— Et ton Lefaucheux, petit ! Voici des mouettes qui passent.

— Tout à l’heure, mon oncle. Continue, Clinfoc.

— Pare à virer, capitaine. Tenez le gouvernail, moi, je tiens la conversation.

— Tu t’en acquittes à merveille, vieux bavard.

— La suite, ou je prends mon Lefaucheux.

— Voilà. Une grande barque pontée, le Triton, dans le genre de celle que tu vois là-bas, c’est peut-être bien la même, partit un dimanche matin de Royan avec une société composée d’une quinzaine de personnes.

— Davantage.

— Oui, capitaine, il y avait entre autres une famille anglaise, le père, la mère, deux filles et un fils : le père, gros, court et rouge ; la mère, grande et sèche, les filles insignifiantes, et le cadet, — ils l’appelaient cadet ! — insupportable.

— Des types anglais, quoi ! ça se ressemble comme les asperges.

— Oui, capitaine. La route fut bonne. Le débarquement s’opéra sous de moins bons auspices. J’ai oublié de te dire que les embarcations ne peuvent jamais aborder. C’est un petit youyou conduit par un gardien du phare, qui vient chercher les voyageurs, et dès qu’il touche l’unique et étroit fond de sable par lequel on puisse aborder, il faut, sous peine d’entrer dans la mer jusqu’à la ceinture, accepter le secours des épaules des marins. Quand la mer est forte, cela devient impossible, tu comprends.

— Mais tu l’as déjà dit !

— Oui, capitaine. Les Anglais une fois arrivés durent faire comme les autres, ce qui leur fit jeter des cris d’horreur. Voir leurs filles portées sur le dos d’un homme ! shocking ! mais il fallut en passer par là. L’Anglais et son fils, les filles mêmes passèrent tant bien que mal. Vint le tour de la maman. Le malheur voulut que le marin qui s’offrît pour la porter à califourchon fût très-petit. C’était le père La Gloire, avec lequel nous ferons connaissance. L’Anglaise avait des jambes à n’en plus finir. Elle préféra les laisser baigner dans l’eau, plutôt que de les voir passer sous les bras d’un homme. C’était bien assez, trop même, de lui passer les bras autour du cou. Ce qui fit qu’elle fut trempée jusqu’aux genoux. Ce petit accident n’était que le prélude de ce qui va suivre.

— Tu l’as oublié, je parie… attends !

— Non, capitaine. La société une fois débarquée s’éparpille sur le rocher et dans la tour. Bref, elle y fait ce que tous les voyageurs y font, ce que nous y ferons nous-mêmes. Inutile de t’en parler, puisque nous y allons. Au bout de deux heures, il faut se rembarquer. La mer est devenue plus forte. Le capitaine du Triton conduit lui-même les voyageurs du petit canot au lougre. On ne rit plus. Chacun fait silence, s’il n’y a pas de danger sérieux, tout au moins faut-il des précautions. On se hâte surtout, car la mer en grossissant pourrait faire chavirer la barque et couper la retraite aux voyageurs. Quatre voyages se font sans encombre. Il ne restait plus que les Anglais à passer. Déjà les marins avaient pu aborder le petit canot et y déposer leur fardeau. Le dernier allait y toucher à son tour. Celui-ci portait la grande Anglaise. Tout à coup, — je crois toujours qu’il l’a fait exprès, pour venger Trafalgar ! — une vague plus forte bouscule le marin, qui perd pied et tombe avec l’Anglaise dans la mer. Le canot est éloigné par cette secousse d’au moins cinquante mètres. Pendant ce temps le marin qui avait disparu sous la vague reparaît en traînant par la jupe l’Anglaise à moitié suffoquée, que le brave homme avait jugé à propos de ne pas lâcher pour qu’elle n’allât pas à la dérive contre le rocher où elle eût trouvé la mort. Quant au canot au lieu de revenir, il gouvernait sur le lougre, le capitaine ayant jugé à propos de ne pas compromettre en attendant plus longtemps son bateau et la vie des autres passagers. L’Anglaise était sauvée, elle avait pris un bain forcé, voilà tout ; mais le plus curieux, c’était de voir la tête et d’entendre les cris de son mari et de ses enfants que le Triton emportait vers Royan ! Le plus drôle enfin, c’était de voir l’Anglaise rentrer au phare. Quels cris ! quelle colère surtout quand elle fut obligée d’endosser un habit de marin pour pouvoir faire sécher ses vêtements !

— As-tu fini ?

— Non, capitaine. L’Anglaise resta prisonnière à Cordouan. Le Triton ne put reprendre la mer à cause du mauvais temps que trois jours après. Enfin, elle put quitter sa prison et rentrer à Royan, où les baigneurs lui firent une ovation. La malheureuse fut obligée de quitter la ville. Elle était devenue un objet de curiosité, et peu s’en fallût qu’on ne lui fît un charivari sous ses fenêtres. Tu vois, petit, qu’il faut se méfier de Cordouan.

— Il faut espérer que nous n’y resterons pas si longtemps.

— Qui sait ? Il n’est pas rare de voir y séjourner des voyageurs plus longtemps encore.

— Nous y voici.

Dès qu’il fut débarqué, Paul ne s’occupa plus que de sa visite au premier phare de France, et il inspecta Cordouan dans tous ses détails. Cette tour mérite que nous ouvrions une large parenthèse pour lui faire les honneurs d’une description spéciale.

Michelet, cet éloquent historien de la mer, a fait une peinture exacte des violences du golfe de Gascogne, « cette mer de contradictions, cette énigme de combats, qu’un ingénieux naturaliste compare à un gigantesque entonnoir qui absorberait brusquement. » Dès les temps les plus reculés les marins ont cherché à amoindrir les effets de cette mer impitoyable en éclairant l’entrée de la Gironde. Aussi faut-il remonter très-haut pour trouver l’origine du phare de Cordouan. Ce qu’on peut affirmer, c’est que, quand il fut construit, le rocher sur lequel il s’assied aujourd’hui était réuni à cette côte de Médoc, où nous avons vu la mer opérer ses ravages, lors de la visite de Paul à la pointe de Grave.

On a des gravures du treizième siècle qui le représentent sous l’aspect d’un monument à l’architecture mauresque, ce qui ferait supposer que les Maures de Cordoue l’auraient bâti et lui auraient laissé leur nom. D’aucuns prétendent que c’est le Prince Noir qui en a ordonné la construction, pendant la domination anglaise en Gascogne. Quoi qu’il en soit, de l’édifice ancien

Ancienne tour de Cordouan.
il reste peu de chose. Chaque siècle lui a apporté une modification, depuis l’architecte Louis de Foix qui a commencé en 1584 jusqu’à l’ingénieur Teulère qui, en 1789, en a fait ce qu’il est aujourd’hui.

Au point de vue de l’ampleur des proportions, de la majesté de l’aspect, de la richesse de l’ornementation et de l’excellence de la distribution intérieure, ce phare occupe le premier rang non-seulement parmi les monuments analogues de la France, mais encore parmi ceux du monde entier. Ce n’est plus cette œuvre de la Renaissance avec sa coupole, ses clochetons, ses sculptures, ses arcades et ses colonnes, que nous a transmise la gravure. Les formes trop nues de nos constructions modernes ont quelque chose de sec qui contraste avec l’élégance et la richesse de l’œuvre ancienne, dont il reste encore assez de traces pour nous la faire regretter. Mais on s’en console en pensant que la tour qui n’avait alors que 37 mètres de haut en a 63 aujourd’hui, et que le salut des navires y a gagné ce que l’art a perdu. Le bas de l’édifice est toujours intact sous son architecture de la renaissance. Au-dessus s’élève majestueusement la nouvelle tour avec ses quatre étages et sa lanterne vitrée, et le voyageur, saisi d’admiration, ne peut s’empêcher de rendre hommage à ce magnifique monument qui s’élève avec tant de hardiesse au sein de l’Océan.

— Pendant six mois de séjour que nous fîmes sur cette plage, dit Michelet que nous sommes encore heureux de citer, notre contemplation ordinaire, je dirai presque notre société habituelle, était Cordouan. Nous sentîmes combien cette position de gardien des mers, de veilleur constant du détroit en faisait une personne. Debout sur le vaste horizon du couchant, il apparaissait sous cent aspects variés. Parfois dans une zone de gloire, il triomphait sous le soleil. Parfois pâle et indistinct il flottait, dans le brouillard et ne disait rien de bon. Au soir, quand il allumait brusquement sa rouge lumière et lançait son regard de feu, il semblait un inspecteur zélé qui surveillait les eaux, pénétré et inquiet de sa responsabilité. Quoi qu’il arrivât de la mer, toujours on s’en prenait à lui. En éclairant la tempête, il en préservait souvent et on le lui attribuait. C’est ainsi que l’ignorance traite souvent le génie, l’accusant des maux qu’il révèle. Nous-mêmes, nous n’étions pas justes. S’il tardait à s’allumer, s’il venait du mauvais temps, nous l’accusions, nous le grondions. « Ah ! Cordouan, Cordouan, ne saurais-tu donc, blanc fantôme, nous amener que des orages ! »

Une restauration complète du phare de Cordouan a été exécutée dans ces dernières années. Elle a eu pour but de remplacer les pierres rongées par le temps, et elles étaient nombreuses surtout au dehors, et de faire revivre les sculptures qu’on avait grand’peine à retrouver tant elles étaient dégradées.

La tour s’élève au milieu d’une plate-forme circulaire sur laquelle s’ouvrent les logements construits dans le rempart. Au rez-de-chaussée est l’entrée du phare ou porte de mer, précédée d’un large escalier, puis le vestibule. Autour de ce vestibule sont le magasin, la cuisine, le bûcher, la forge, une chambre d’ouvriers et des chambres réservées. Au premier étage est la chambre de service, ou les appartements du roi ; au second, la chapelle ornée de sculptures, avec le buste de Louis de Foix, au-dessus de la porte. Un escalier à palier, conduit de là à la lanterne, partie la plus curieuse du monument.

On reconnaît, dans les moindres dispositions, l’intelligente économie qui préside à l’emménagement des navires et fait doubler l’espace disponible en mettant à profit le moindre recoin. Le haut de la tour est plus particulièrement destiné au service des gardiens. Le dernier étage, sous la lanterne, renferme des vases d’huile, des verres, des lampes de rechange, un thermomètre, un baromètre, un chronomètre. La cage de l’escalier qu’on vient de gravir avant d’y arriver est fermée par une voûte plate que supporte un mince palier. Pour s’élever plus haut on monte une échelle de fonte et on entre dans la chambre de quart où chaque nuit veille un des gardiens. La voûte, les murs, le parquet sont revêtus de pierres de diverses couleurs. L’appareil d’éclairage pénètre dans cette chambre par une ouverture circulaire du plafond ; on arrive enfin sous la coupole et on a sous les yeux un

Intérieur de la lanterne.
de ces magnifiques présents que la science fait de temps en temps aux hommes comme pour répondre à cette question décourageante qu’on lui adresse si souvent dans le monde : « À quoi bon !»

L’appareil est enfermé dans une lanterne octogonale en glaces très-épaisses et recouvertes d’un dôme en cuivre surmonté d’un paratonnerre. Comme le feu qui brille au front de l’édifice est l’âme du phare, la lampe est l’âme de l’appareil. C’est une lampe carcel perfectionnée par Arago, sur les données d’Argant et de Borda, instrument remarquable par la blancheur et l’intensité de la lumière et par la longue durée de sa marche. Celle-ci peut fonctionner plus de douze heures sans qu’il soit nécessaire d’y toucher. L’appareil est de premier ordre, à éclipses de minute en minute, dans lequel les éclats blancs alternent avec des éclats rouges. C’est l’appareil lenticulaire à échelons de Fresnel ; sa lumière porte à 27 milles. Le feu à éclipses est reproduit par la rotation d’un tambour octogonal formé de huit grandes lentilles à échelons, accolées les unes aux autres. Les faisceaux lumineux qui partent de ces lentilles parcourent successivement toutes les parties de l’horizon qu’ils éclairent l’un après l’autre. Les éclipses ont lieu dans l’intervalle du passage de deux faisceaux lumineux successifs au même point. La vitesse de rotation du tambour détermine le temps qui sépare les différentes visions. Des feuilles planes de verre rouge sont placées contre les lentilles qui doivent produire les éclats de couleur. Le tout forme un vaste dôme de 3 mètres de hauteur.

Tel est dans son ensemble ce patriarche des phares, qui a eu l’honneur d’expérimenter le premier le système lenticulaire d’Augustin Fresnel, le seul dont on se serve aujourd’hui.

« En présence des nombreux services que Cordouan a rendus, dit M. Léon Renard, nous nous demandons si, parmi tant de monuments élevés par l’orgueil des hommes, il en est beaucoup qui soient aussi respectables que cet Abraham des phares. Dans ce nombre, nous n’en trouvons pas un qui mérite à nos yeux une plus profonde vénération. Plus noble et plus utile que les trophées dont les conquérants ont semé leurs pas sanglants ou les bornes fastueuses données par les nations à chacune des étapes de l’histoire, il sera aussi plus durable, car ceux-ci n’appartiennent qu’à quelques individus ou à des nations, Cordouan, lui, appartient à la race humaine !… »

Quand il revint de sa visite au phare, Paul était complètement étourdi ; il avait voulu tout voir en une seule fois, et, comme cela arrive souvent ; les souvenirs de ce qu’il avait vu se brouillaient dans sa tête. Comme le moment de se rembarquer pour Saint-Georges n’était pas encore venu, et qu’il avait trop mal à la tête pour recommencer l’ascension à la lanterne, il reprit son fusil et descendit sur le rocher que la marée basse laissait à découvert sur une longueur de plus d’un kilomètre. Son oncle et Clinfoc l’accompagnèrent dans cette promenade assez accidentée, car à chaque instant, il faut monter et descendre, éviter les flaques d’eau et les pierres mouvantes, marcher enfin dans l’attitude d’un acrobate sur la corde. Mais il y a des cancres et des moules pour les pêcheurs et des goëlands pour les chasseurs. Paul allait à la chasse !…

Il ne fut jamais aussi maladroit que ce jour-là. Soit qu’il fût préoccupé par sa visite au phare, soit qu’il fût légèrement fatigué, — depuis quinze jours il ne s’était pas reposé, — soit enfin que son Lefaucheux commençât à l’ennuyer, il se lassa vite de tirer sans succès sur les oiseaux de mer qui passaient à sa portée comme pour le narguer et dont il ne pouvait atteindre un seul. Il donna son fusil au capitaine et descendit du côté de la mer où il disparut bientôt à la recherche des cancres qui peuplent les anfractuosités des rochers.

L’oncle était très-embarrassé du Lefaucheux. S’il n’avait pas été si éloigné de la tour, il l’eût remis à un gardien. Clinfoc se tenait à l’écart et avec son couteau fouillait les pierres pour y trouver des crabes. Quand il releva la tête et qu’il vit le capitaine seul :

— Où est le petit ? cria-t-il.

— Il pêche !

— Et il vous a laissé son fusil ? oh ! là ! là ! vous avez l’air d’un requin qui a trouvé une lunette d’approche.

— Dirait-on pas que c’est la première fois que je touche un fusil ?

— Oh ! vous n’en avez pas touché souvent dans votre vie ? dit Clinfoc en s’approchant.

— Avec ça !

— Vous êtes bien aussi adroit que le petit, je parie.

— Tu paries ? Eh ! bien, moi, je vais te prouver qu’un capitaine au long cours sait tirer comme un gabier d’infanterie. Le premier goëland qui passe, gare à lui.

— Oh ! ne tirez pas, vous lui feriez peur, à ce pauvre oiseau, tenez en voici un.

— Justement. Tiens ! regarde !…

Et piqué au jeu, l’oncle vise un goëland, le suit un instant dans son vol et fait feu. Un cri d’effroi des gardiens qui étaient sur la plate-forme, un gémissement y répondent. Les deux vieillards restent attérés, mais soudain Clinfoc, retrouvant sa vigueur, part comme une flèche et roule plutôt qu’il n’arrive auprès de Paul, étendu sans connaissance derrière une grosse roche.

Voici ce qui s’était passé. Le jeune homme, courbé en deux, fouillait les pierres pour en déloger les crabes. Au moment où son oncle, qui ne le voyait pas et le croyait plus loin, lâchait la détente, il se relevait et se trouvait entre le fusil et l’oiseau visé. Il reçut la charge entière dans la cuisse et tomba en poussant le cri de douleur qui fit accourir le vieux matelot. Le capitaine devina plutôt qu’il ne vit l’accident. Ses jambes tremblantes lui refusèrent tout service, et il fut obligé de s’asseoir pour ne pas tomber.

Pendant ce temps, Clinfoc déchirait les vêtements de Paul et mettait sa blessure à nu. Deux gardiens arrivaient avec une petite pharmacie de poche et, tant bien que mal, on disposa un premier appareil afin d’étancher le sang. Puis, Clinfoc, prenant dans ses bras le jeune homme, toujours évanoui, le transporta à la tour. Quand Paul revint à lui, il était déjà déshabillé et couché dans un bon lit. Il souffrait horriblement, mais il essaya de sourire et demanda son oncle.

Le capitaine était à la même place, le fusil en main, attendant des nouvelles pour savoir s’il ne devait pas se punir lui-même avec l’arme qui avait tué son neveu. On lui envoya un gardien qui l’amena, toujours pâle, muet, insensible, dans la chambre où Paul reposait. Clinfoc était déjà parti pour Royan. Il allait chercher un médecin, mais comme la mer était très-forte, il ne pouvait pas être de retour avant le lendemain. Heureusement que le plus vieux des gardiens se connaissait en blessures. Dès que Paul fut revenu à lui, il leva le premier appareil et constata que la blessure, quoique grave, n’était pas dangereuse : que pas un grain de plomb n’était resté dans la plaie, que l’os n’était pas attaqué et affirma que, s’il ne survenait aucune complication, on n’aurait pas besoin de lui couper la jambe. Un docteur n’eût pas mieux parlé. Le gardien lava la blessure, rapprocha les chairs et fit le premier pansement.

— Là, dit-il, quand ce fut fait, le docteur peut arriver quand il voudra, nous avons le temps d’attendre. Dormez, jeune homme, le repos vous fera du bien.

Paul dormait déjà. Son oncle passa la nuit sur une chaise sans verser une larme, sans proférer une parole. Au jour Clinfoc arriva avec le docteur. Celui-ci fut satisfait du pansement, et, après avoir examiné attentivement la plaie, affirma qu’il répondait de la vie, mais encore de la jambe du malade. Seulement, il ne fallait pas songer à le ramener à Royan, avant un mois au moins.

Alors on vit un vieillard se lever en tremblant et tomber à genoux devant le lit de Paul. C’était le capitaine, qui pouvait enfin pleurer et parler :

— Mon pauvre enfant, je ne suis sur terre que pour faire du mal à ceux que j’aime. Pourquoi Dieu me laisse-t-il vivre ? Est-ce pour faire souffrir les autres ? Ah ! pourquoi ne m’a-t-il pas enlevé plus tôt, quand tu n’avais que cinq ans ! Clinfoc aurait veillé sur toi, et tu ne serais pas, à l’heure qu’il est, en danger de mort.

— Mon oncle, dit Paul d’une voix faible, vous me faites mal. Relevez-vous et embrassez-moi. Ce ne sera rien, allez.

— Ne le faites pas parler, dit le docteur, du repos et pas d’émotions.

— Allons, capitaine, c’est pas le tout, il faut vous reposer. Au lit. J’ai bien assez d’un malade sans que vous vous donniez la fantaisie de vous rendre malade aussi.

Cette fois, c’était Clinfoc qui parlait et arrachait le capitaine du lit de Paul pour le conduire dans une autre chambre, où il le coucha comme un enfant. Les deux vieux marins s’étaient embrassés en pleurant. Ils n’avaient pu se dire autre chose.

Paul fut très-bien soigné et guérit rapidement ; mais la convalescence fut longue. Le docteur avait demandé un mois ; il fallut six semaines pour que le blessé pût marcher. Le jeune homme était désolé, à cause de ses examens que cette maladie allait retarder, et, malgré les bons soins du gardien, la présence de son oncle et la bonne humeur de Clinfoc, il s’ennuyait et trouvait le temps long.

Les gardiens, d’accord avec le capitaine, lui firent une proposition, celle d’occuper les soirées par des récits maritimes, choisis dans les souvenirs de leur vie accidentée de marins. Cette proposition sourit à Paul. L’un d’eux lui dit :

— Il n’y a pas besoin d’être à Royan pour guérir un malade, vous l’avez vu. Nous nous connaissons en blessures. Nous saurons bien aussi vous désennuyer, et puisque vous devez entrer dans la marine, nos récits commenceront votre instruction. Nous causerons, à moments perdus, sans prétentions, sans ligne suivie, au hasard, comme cela nous viendra.

— Si nous commencions tout de suite, dit Paul.

— Ce soir, je commencerai.

Celui qui venait de parler s’appelait Chasse-Marée. C’était le grand papa de La Tour. Ancien marin de l’Empire, légèrement boiteux, il avait bien près de soixante-dix ans. Quand il parlait, on l’écoutait comme un oracle. Il y avait avec lui cinq autres gardiens : le père La  Gloire, dit Courte-Échine, le même qui avait transporté l’Anglaise trop longue ; Cartahut, Provençal qui avait vu la Crimée ; Yvonnec, bas-breton, peu parleur et très-superstitieux ; Rabamor, un hercule comme force, mauvaise tête, ne s’entendant avec personne, méchant, disait Chasse-Marée, parce qu’il ne buvait jamais que de l’eau, ce qui était vrai ; enfin Antenolle, le plus jeune, très-fort sous son apparence délicate, bon nageur, grand pêcheur, mais ayant toujours le mal de mer. C’est pour cela qu’il s’était mis gardien de phare, et encore, quand le vent soufflait trop fort, il était malade.

Voilà quels étaient les hôtes de Paul, chargés de le distraire pendant les longues veillées des jours brumeux d’octobre.

Ce fut, le soir même, le grand papa Chasse-Marée qui commença, sans autre préambule, ces récits que nous voudrions voir charmer nos lecteurs comme ils ont charmé notre jeune blessé. Nous lui laissons la parole.



la chasse.