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PhilomélaJ. Hetzel, libraire-éditeur (p. 57-61).
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SILENCE



Tu ne parleras pas, ô mon âme inquiète !
Rien ne révélera ton mal intérieur :
Pas de sanglots humains dans le chant du poëte.

D’autres accepteront ce rôle inférieur ;
À défaut de vertu j’ai la pudeur des larmes
Et veux grincer des dents sous un masque rieur.


Rien ne dira, parmi les stances de mes carmes,
Les fruits amers sucés, les noirs calices bus,
Et mes sommeils hantés de funèbres alarmes,

Et mes rêves épris d’érotiques abus,
Ma belle soif de neige idéale, et ma haine
Pour les vulgaires cœurs affamés de rebuts !

Nul ne descend que moi dans l’horrible Géhenne
Où mes vieux désespoirs gémissent accroupis :
Seul je connais mon crime et seul j’en sais la peine.

J’effraierais les démons sous la flamme tapis,
Sombre Fatalité, venimeuse nourrice,
Si je crachais le fiel que je bus à ton pis !


Qu’une goule me hante et que mon sang tarisse !
La seule exhalaison de ma plaie a suffi
Pour que la fleur d’une âme exquise se flétrisse.

Jette aux anges sereins ton ténébreux défi,
Tant qu’enfin les talons de la blanche cohorte
T’écrasent ! vil serpent d’impuretés bouffi.

Quelle douleur s’égale au fardeau que je porte ?
Je dédaigne d’ouïr la plainte d’un amant ;
Je rirais sur la croix de ma maîtresse morte.

Si je mettais en vers mon infernal, tourment,
Comme un habit de nain qu’endosse une géante
La strophe craquerait épouvantablement.


J’offre une autre pâture à la foule béante
Et laisse dans mon cœur de rapsode forain
Régner lugubrement la douleur fainéante.

Lyres et flageolets ! Racine et Tabarin !
Mes vers énamourés d’enchantements féeriques
S’envolent emportés d’un souffle zéphirin !

Je fais dialoguer dans les nuits chimériques,
Sous la lune, à travers le silence des bois,
Les poètes épris et les vierges lyriques !

Parmi les doux concerts de flûte et de hautbois
Les hanches de ma mie ont marqué la cadence ;
Canidia se mire à la source où je bois ;


Et là-bas, ivres morts, parmi la foule dense,
Les filles en délire et les ribauds damnés
Exécutent dans l’ombre une effroyable danse !

Célimème aux cheveux bellement atournés,
Avec les rimes d’or, Muse, lorsque tu jongles,
Nul ne sait (hors l’enfant qui nous a devinés !)

Que le sang de ma chair teint encore mes ongles !