Si le grain ne meurt/Partie I/IV

Si le grain ne meurt
Éditions de la N.R.F. (p. 139-182).
◄  III
Appendice  ►


IV


Emmanuèle avait deux ans de plus que moi ; Suzanne n’était pas de beaucoup mon aînée ; Louise suivait de près. Quant à Édouard et Georges, qu’on appelait ensemble et comme pour s’en débarrasser à la fois : « les garçons », ils nous semblaient encore à peu près négligeables, à peine sortis du berceau. Emmanuèle était, à mon goût, trop tranquille. Elle ne se mêlait plus à nos jeux sitôt qu’ils cessaient d’être « honnêtes » et même dès qu’ils devenaient bruyants. Elle s’isolait alors avec un livre ; l’on eût dit qu’elle désertait ; aucun appel ne l’atteignait plus ; le monde extérieur cessait pour elle d’exister ; elle perdait la notion du lieu au point qu’il lui arrivait de tomber tout à coup de sa chaise. Elle ne querellait jamais ; il lui était si naturel de céder aux autres son tour ou sa place, ou sa part, et toujours avec une grâce si souriante, qu’on doutait si elle ne le faisait pas plutôt par goût que par vertu, et si ce n’est pas en agissant différemment qu’elle se fût contrainte.

Suzanne avait le caractère hardi ; elle était prompte, irréfléchie ; le moindre jeu près d’elle aussitôt s’animait C’est avec elle que je jouais le plus volontiers, et avec Louise lorsque celle-ci ne boudait point, car elle était de caractère plus inégal et inquiet que ses deux sœurs.

Qu’ai-je besoin de raconter nos jeux ? Je ne pense pas qu’ils différassent beaucoup de ceux des autres enfants de notre âge, sinon peut-être par la passion que nous y apportions.

Mon oncle et ma tante habitaient avec leurs cinq enfants rue de Lecat. C’était une de ces tristes rues de province, sans magasins, sans animation d’aucune sorte, ni caractère, ni agrément. Avant de gagner le quai plus morne encore, elle passait devant l’Hôtel-Dieu, où avaient vécu les parents de Flaubert et où son frère Achille, à la suite de son père, avait travaillé.

La maison de mon oncle était aussi banale et maussade que la rue. J’en reparlerai plus tard. Je voyais mes cousines, sinon plus souvent, du moins plus volontiers rue de M…, et plus volontiers encore à la campagne, où je les retrouvais pendant quelques semaines chaque été, soit qu’elles vinssent à La Roque, soit que nous allassions à Cuverville, qui était la propriété de mon oncle. Ensemble alors nous prenions nos leçons, ensemble nous jouions, ensemble se formaient nos goûts, nos caractères, ensemble se tissaient nos vies, se confondaient nos projets, nos désirs, et quand, à la fin de chaque journée, nos parents nous séparaient pour nous emmener dormir, je pensais enfantinement : cela va bien parce que nous sommes petits encore, hélas ! mais un temps viendra où la nuit même ne nous séparera plus.

Le jardin de Cuverville, où j’écris ceci, n’a pas beaucoup changé. Voici le rond-point entouré d’ifs taillés, où nous jouions dans le tas de sable ; non loin, dans « l’allée aux fleurs, » l’endroit où l’on avait aménagé nos petits jardins ; à l’ombre d’un tilleul argenté, la gymnastique où Emmanuèle était si craintive, Suzanne au contraire si hardie ; puis, une partie ombreuse, « l’allée noire, » où, certains beaux soirs, après dîner, se cachait mon oncle ; les autres soirs il nous lisait à haute voix un interminable roman de Walter Scott.

Devant la maison, le grand cèdre est devenu énorme, dans les branches duquel nous nichions et passions des heures ; chacun de nous s’y était aménagé une chambre ; on se faisait de l’une à l’autre des visites, puis, du haut des branches, avec des nœuds coulants, des crochets, on pêchait ; Suzanne et moi nous montions tout en haut, et de la cîme on criait à ceux des régions inférieures : « On voit la mer ! On voit la mer ! » — En effet, quand le temps était clair, on apercevait la petite ligne d’argent qu’elle faisait à quinze kilomètres de là.

Non, rien de tout cela n’a changé, et je retrouve au fond de moi sans peine le petit enfant que j’étais. Mais il n’est ici d’aucun intérêt de remonter trop loin en arrière : lorsque Emmanuèle et Suzanne vinrent me retrouver à Paris au moment de la mort de mon père, les amusements de la première enfance déjà cédaient à d’autres jeux.

Ma mère se laissa persuader par la famille d’aller passer à Rouen les premiers temps de son deuil. Elle n’eut pas le cœur de me laisser chez Monsieur Vedel ; et c’est ainsi que commença pour moi cette vie irrégulière et désencadrée, cette éducation rompue à laquelle je ne devais que trop prendre goût.

C’est donc dans la maison de la rue de M…, chez mon oncle Henri Rondeaux, que nous passâmes cet hiver. M. Huart, un professeur qui donnait également des leçons à ma cousine Louise, vint me faire travailler un peu chaque jour. Il se servait, pour m’enseigner la géographie, de « cartes muettes », dont je devais repérer et inscrire tous les noms, repasser à l’encre les tracés discrets. L’effort de l’enfant était considérablement épargné ; grâce à quoi il ne retenait plus rien. Je ne me souviens que des doigts en spatule de M. Huart, extraordinairement plats, larges et carrés du bout, qu’il promenait sur ces cartes. Je reçus en cadeau de nouvel an, cet hiver, un appareil à copier ; je ne sais plus le nom de cette machine rudimentaire, qui n’était en somme qu’un plateau de métal couvert d’une substance gélatineuse, sur laquelle on appliquait d’abord la feuille qu’on venait de couvrir d’écriture, puis la série des feuilles à impressionner. L’idée d’un journal naquit-elle de ce cadeau ? ou au contraire le cadeau vint-il pour répondre à un projet de journal ? Peu importe. Toujours est-il qu’une petite gazette, à l’usage des proches, fut fondée. Je ne pense pas avoir conservé les quelques numéros qui parurent : je vois bien qu’il y avait de la prose et des vers de mes cousines ; quant à ma collaboration, elle consistait uniquement dans la copie de quelques pages des grands auteurs : par une modestie que je renonce à qualifier, je m’étais persuadé que les parents trouveraient plus de plaisir à lire « L’écureuil est un gentil petit animal… » de Buffon et des fragments d’épîtres de Boileau, que n’importe quoi de mon cru — et qu’il était séant qu’il en fût ainsi.

Mon oncle Henri Rondeaux dirigeait une fabrique de rouenneries au Houlme, à quatre ou cinq kilomètres de la ville. Nous y allions assez souvent en voiture. Il y avait primitivement, contre l’usine, une maison rectangulaire, petite, modeste, insignifiante au point de n’avoir laissé aucune trace en mon esprit ; que mon oncle fit abattre, pour bâtir, sinon à la place, du moins un peu plus loin, bien en face de ce qui devait devenir le jardin, une habitation prétentieuse et cossue qui tenait du châlet de bains de mer et de la maison normande.

. . . . . . . . . . . . . . .

Mon oncle Henri était la crême des hommes : doux, paterne, même un peu confit ; son visage non plus n’avait aucun caractère ; j’ai dit n’est-ce pas qu’il s’était fait catholique, vers l’âge de dix-huit ans je crois ; ma grand’mère, en ouvrant une armoire dans la chambre de son fils, tombait à la renverse évanouie : c’était un autel à la Vierge.

Les Henri Rondeaux recevaient le Tri-boulet, journal humouristique ultra, créé pour déboulonner Jules Ferry ; cette feuille était pleine d’immondes dessins dont tout l’esprit consistait à instrumenter en trompe le nez du « Tonkinois », ce qui faisait la joie de mon cousin Robert. Les numéros du Triboulet, à côté de ceux de la Croix, traînaient au Houlme sur les tables du salon ou du billard, tout ouverts, comme par défi, et mettaient mal à l’aise ceux des hôtes qui ne partageaient pas les opinions de la maison ; les parents Démarest et ma mère affectaient de ne rien voir ; Albert s’indignait sourdement. Malgré les divergences politiques et confessionnelles, ma mère était trop conciliante pour ne s’entendre pas avec son frère aîné ; mais plus volontiers encore avec sa belle-sœur Lucile. Personne d’ordre, de grand bon-sens et de grand cœur, ma tante doublait exactement son mari ; et pourtant on la jugeait supérieure ; car il faut à l’homme beaucoup d’intelligence pour ne pas, avec d’égales qualités morales, rester sensiblement au-dessous de la femme. C’est ma tante et non Robert qui prit la direction de la fabrique, à la mort de mon oncle Henri, l’an qui suivit celui où mon récit est parvenu, et qui tint tête aux ouvriers, certain jour qu’ils s’étaient mis en grève.

La fabrique du Houlme était alors une des plus importantes usines de Rouen, dont le commerce était encore prospère. On n’y fabriquait point les tissus ; on les imprimait seulement. Mais cette impression s’accompagnait d’une quantité d’opérations complémentaires, et occupait un peuple d’ouvriers.

Il y avait, un peu à l’écart dans la prairie, un hangar de séchage tout en hauteur : l’air qui passait entre les claires-voies agitait constamment les toiles dont bruissaient les mystérieux frôlements ; un escalier en zigzags s’élevait en tremblant au travers d’une multitude de petits paliers, de couloirs et de passerelles qui vous perdaient parmi les infinis lacis verticaux des blanches banderoles fraîches, tranquilles et palpitantes. Contre la rivière, un petit pavillon toujours clos, où se fabriquaient en secret les couleurs, exhalait une odeur bizarre et que l’on finissait par aimer. Dans la salle des machines, je serais volontiers resté des heures, à contempler le passage des toiles sous les rouleaux de cuivre brillant qui les chargeaient de couleur et de vie ; mais il ne nous était pas permis, à nous enfants, d’y aller seuls. En revanche, nous entrions sans demander la permission dans le grand magasin, chaque fois que nous en trouvions la porte ouverte. C’était un vaste bâtiment où s’empilaient en ordre les pièces d’étoffe imprimée, enroulées et prêtes à être livrées au commerce. À chacun des étages, des wagonnets, sur trois lignes de rails couraient d’un bout à l’autre des salles, le long de trois couloirs parallèles, entre les rayons vides ou pleins. Suzanne, Louise et moi, chacun sur un des wagonnets, nous organisions de pathétiques courses. Emmanuèle ne nous accompagnait pas dans le magasin, parce qu’il n’y avait que trois wagons, qu’elle n’aimait pas les aventures et surtout qu’elle n’était pas bien sûre que ce fût permis.

À côté de l’usine s’étalait la ferme, avec une basse-cour modèle et une grange immense où mon cousin Robert s’amusait à l’élevage d’une race particulière de lapins ; des fascines entassées suppléaient les terriers ; là je passais des heures assis ou couché sur la paille en l’absence de mes amies, à contempler les ébats de ce peuple fantasque.

Le jardin était resserré entre le mur bordant la route, et la rivière. Au centre une pièce d’eau dont l’exiguité contournée eût fait rêver Flaubert. Un ridicule joujou de pont de métal la traversait. Le fond du bassin était cimenté, et sur ce fond, semblables à des débris végétaux, quantité de larves de phryganes se traînaient dans leur bizarre fourreau de brindilles. J’en élevais dans une cuvette, mais dus quitter le Houlme avant d’avoir pu assister à leur transformation.

Je doute si jamais livres, musiques ou tableaux me ménagèrent plus tard autant de joies, ni d’aussi vives, que ne faisaient dès ces premiers temps les jeux de la matière vivante. J’étais parvenu à faire partager à Suzanne ma passion pour l’entomologie ; du moins me suivait-elle dans mes chasses et ne répugnait-elle pas trop à retourner avec moi bouses et charognes à la recherche des nécrophores, des géotrupes et des staphylins. Il faut croire que ma famille finit par prendre en considération mon zèle car, si enfant que je fusse encore, c’est à moi que l’on fit revenir toute la collection d’insectes de feu Félix Archimède Pouchet, cousin germain de ma grand’mère. Le vieux savant, théoricien buté, avait eu son heure de célébrité pour avoir soutenu contre Pasteur l’aventureuse thèse de l’hétérogénie ou génération spontanée. Il n’est pas donné à beaucoup d’avoir un cousin qui s’appelle Archimède. Que je voudrais l’avoir connu ! Je raconterai plus tard mes relations avec son fils Georges, professeur au Museum.

Ce don de vingt-quatre boîtes à fond de liège, pleines de coléoptères, classés, rangés, étiquetés, certes je fus flatté d’en avoir été jugé digne ; mais je n’ai pas souvenir qu’il m’ait fait un bien énorme plaisir. Ma pauvre collection particulière, auprès de ce trésor, paraissait trop humiliée ; et combien m’y étaient plus précieux chacun de ces insectes que j’y avais épinglés moi-même, après les avoir moi-même capturés. Ce que j’aimais, ce n’était pas la collection, c’était la chasse.

Je rêvais aux heureux coins de France hantés de capricornes et cerfs-volants, qui sont les plus gros coléoptères de nos climats ; à La Roque on n’en trouvait point ; mais, au pied d’un antique tas de sciure, à côté de la scierie de Blancmesnil, J’avais surpris une colonie de rhynocéros, c’est-à-dire d’oryctes nasicornes. Ces beaux insectes d’acajou vernissé, presque aussi gros que les lucanes, portent, entre les deux yeux, la corne retroussée à laquelle ils doivent leur nom. Je fus comme fou la première fois que je les vis.

En creusant la sciure, on découvrait aussi leurs larves, d’énormes vers blancs semblables aux turcs ou larves des hannetons. On découvrait encore d’étranges chapelets ou paquets d’œufs blanchâtres et mous, gros comme des mirabelles, collés les uns aux autres, qui m’intriguaient d’abord étrangement. On ne pouvait briser ces œufs, qui n’avaient à proprement parler pas de coquille, et même avait-on quelque mal à déchirer l’enveloppe souple, et parcheminée — d’où s’échappait alors, ô stupeur ! une délicate couleuvre.

Je rapportai à La Roque quantité de larves d’oryctes que j’élevai dans une caisse pleine de sciure ; mais qui moururent toujours avant de parvenir à la nymphose, pour cette raison, je crois, qu’il leur faut s’enfoncer en terre pour se métamorphoser.

Lionel de R… m’aidait dans ces chasses. Nous étions exactement du même âge. Orphelin, il habitait, ainsi que sa sœur, à Blancmesnil, chez son oncle, gendre de Ch…, dont il était le petit fils. J’allais à Blancmesnil tous les dimanches. Quand mes cousines étaient là, nos bonnes nous y menaient en bande. La route était plaisante, mais nous étions endimanchés ; la visite était une corvée. Entre Lionel et moi, l’intimité, qui devait devenir bientôt très étroite, ne s’était pas encore établie et je ne voyais alors en lui qu’un garçonnet turbulent, rageur, autoritaire, aux molets de cog, aux cheveux en poils de goupillon, toujours en nage, et ponceau dès qu’il s’agitait. Son sport favori consistait à s’emparer de mon beau chapeau de panama tout neuf et à le jeter dans une corbeille de dahlias où il était défendu d’entrer ; ou encore d’exciter contre nous « Mousse », un énorme terre-neuve, qui nous culbutait. Parfois des parentes plus agées étaient là ; alors c’était très gai : on jouait aux « barres anglaises » ; mais, après le goûter, quand on commençait de vraiment s’amuser, les bonnes nous appelaient : il était temps de rentrer. Je me souviens particulièrement d’un de ces retours :

Un orage épouvantable s’éleva presque subitement ; le ciel s’emplit de nuages violâtres ; on pressentait avec angoisse foudre, grêle, bourrasque et damnation. Nous pressions le pas pour rentrer. Mais l’orage gagnait sur nous ; il semblait nous poursuivre ; nous nous sentions visés, oui, menacés directement, Alors, selon notre coutume, repassant ensemble notre conduite, l’un l’autre nous nous interrogions, tâchant de reconnaître à qui le terrifiant Zeus en avait. Puis comme nous ne parvenions pas à nous découvrir de gros péchés récents, Suzanne s’écriait :

— C’est pour les bonnes !

Aussitôt nous piquions de l’avant, au galop, abandonnant ces pécheresses au feu du ciel.


Cette année 1881, ma douzième, ma mère qui s’inquiétait un peu du désordre de mes études et de mon désœuvrement à La Roque, fit venir un précepteur. Je ne sais trop qui put lui recommander M. Gallin. C’était un tout jeune gandin, un étudiant en théologie je crains bien, myope et niais, que les leçons qu’il donnait semblaient embêter encore plus que moi, ce qui n’était pourtant pas peu dire. Il m’accompagnait dans les bois, mais sans cacher qu’il ne goûtait pas la campagne. J’étais ravi quand une branche de coudre, au passage, faisait sauter son pince-nez. Il chantait du bout des lèvres, avec affectation, un air des Cloches de Corneville, où revenaient ces paroles :

… « Des amourettes,
Qu’on n’aime pas. »

La complaisante affectation de sa voix mièvre m’exaspérait ; je finis par déclarer que je ne comprenais pas qu’il pût trouver plaisir à chanter de pareilles inepties.

— Vous trouvez cela stupide parce que vous êtes trop jeune, répliqua-t-il avec suffisance. Vous aimerez cela plus tard. C’est au contraire très fin.

Il ajouta que c’était un air très vanté d’un opéra très en vogue… Tout alimentait muon mépris.

J’admire qu’une instruction si brisée ait malgré tout pu réussir en moi quelque chose : l’hiver suivant ma mère m’emmena dans le midi. Sans doute cette décision fut-elle le résultat de longues méditations, de patients débats chaque action de maman était toujours très raisonnée. S’inquiétait-elle de mon médiocre état de santé ? Cédait-elle à des objurgations de ma tante Charles Gide, qui s’obstinait volontiers à ce qu’elle estimait le préférable ? Je ne sais. Les raisons des parents sont impénétrables.

Les Charles Gide occupaient alors à Montpellier, au bout en cul de sac de la rue Salle L’Evêque, le second et dernier étage de l’hôtel particulier des Castelneau. Ceux-ci ne s’étaient réservé que le premier et le rez-de-chaussée beaucoup plus vaste, de plain pied avec un jardin où nous avions gracieux accès. Le jardin n’était en lui-même, autant qu’il m’en souvient, qu’un fouillis de chênes-verts et de lauriers, mais sa position était admirable ; en terrasse d’angle au dessus de l’Esplanade, dont il dominait l’extrêmité, ainsi que les faubourgs de la ville, jetant le regard jusqu’au lointain pic Saint Loup, que mon oncle contemplait également des fenêtres de son cabinet de travail.

Est-ce par discrétion que ma mère et moi nous ne logeâmes pas chez les Charles Gide ? ou simplement parce qu’ils n’avaient pas la place de nous héberger ? car nous avions Marie avec nous. Peut-être aussi ma mère en deuil souhaitait-elle la solitude. Nous descendîmes d’abord à l’hôtel Nevet, avant de chercher dans un quartier voisin un appartement meublé où nous installer pour l’hiver.

Celui sur lequel s’arrêta le choix de ma mère était dans une rue en dépente qui partait de la grand’place, à l’autre bout de l’Esplanade, en contre-bas de celle-ci, de sorte qu’elle n’avait de maisons que d’un côté. À mesure qu’elle descendait, s’éloignant de la grand’place, la rue se faisait plus sombre et plus sale. Notre maison était vers le milieu.

L’appartement était petit, laid, misérable ; son mobilier était sordide. Les fenêtres de la chambre de ma mère et de la pièce qui servait à la fois de salon et de salle à manger, donnaient sur l’Esplanade, c’est-à-dire que le regard butait sur le mur de soutènement. Ma chambre et celle de Marie prenaient jour sur un jardinet sans gazon, sans arbres, sans fleurs, et que l’on eût appelé cour, n’eussent été deux buissons sans feuilles sur lesquels la lessive de la propriétaire s’épanouissait hebdomadairement. Un mur bas séparait ce jardin d’une courette voisine, sur laquelle ouvraient d’autres fenêtres : il y avait là des cris, des chants, des odeurs d’huile, des langes qui séchaient, des tapis qu’on secouait, des pots de chambre qu’on vidait, des enfants qui piaillaient, des oiseaux qui s’égosillaient dans leurs cages. On voyait errer de cour en cour nombre de chats faméliques que, dans le désœuvrement des dimanches, le fils de la propriétaire et ses amis, grands galopins de dix-huit ans, poursuivaient à coups de débris de vaisselle. Nous dînions tous les deux ou trois jours chez les Charles Gide ; leur cuisine était excellente et contrastait avec la ratatouille que nous apportait le reste du temps un traiteur. La hideur de notre installation me donnait à penser que la mort de mon père avait entraîné notre ruine ; mais je n’osais questionner maman la dessus. Si lugubre que fût l’appartement, c’était un paradis pour qui revenait du lycée.

Je doute s’il avait beaucoup changé depuis le temps de Rabelais. L’entrée des classes était si peu protégée, que le jeu des élèves était d’attirer les chiens de la rue. Non ; je dois me tromper ; la classe n’ouvrait tout de même pas directement sur le dehors. En tout cas je me souviens fort bien que, par la porte que Monsieur Nadaud laissait volontiers ouverte, un jour un chien entra ; après tout, c’était peut-être le chien du concierge… Comme il n’y avait de patères nulle part où pouvoir accrocher ses effets, ceux-ci servaient de coussins de siège ; et aussi de coussins de pieds pour le voisin d’au-dessus, car on était sur des gradins. On écrivait sur ses genoux, il me semble.

Deux factions divisaient la classe, et divisaient tout le lycée : il y avait le parti des catholiques et le parti des protestants. À mon entrée à l’Ecole Alsacienne j’avais appris que j’étais protestant ; dès la première récréation, les élèves, m’entourant, m’avaient demandé :

— T’es catholique, toi ? ou protescul ?

Parfaitement interloqué, entendant pour la première fois de ma vie ces mots baroques — car mes parents s’étaient gardés de me laisser connaître que la foi de tous les Français pouvait ne pas être la même, et l’entente qui régnait à Rouen entre mes parents m’aveuglait sur leurs divergences confessionnelles — je répondis que je ne savais pas ce que tout cela voulait dire. Il y eut un camarade obligeant qui se chargea de m’expliquer :

— Les catholiques, sont ceux qui croient à la sainte Vierge.

Sur quoi je m’écriai qu’alors j’étais sûrement protestant. Il n’y avait pas de juifs parmi nous, par miracle ; mais un petit gringalet, qui n’avait pas encore parlé, s’écria soudain :

— Mon père, lui, est athée. — Ceci, dit d’un ton supérieur, qui laissa les autres perplexes. Je retins le mot pour en demander l’explication à ma mère :

— Qu’est ce que cela veut dire : athée ?

— Cela veut dire : un vilain sot.

Peu satisfait, j’interrogeai derechef, je pressai ; enfin maman, lassée, coupa court à mon insistance, comme elle faisait souvent par un :

— Tu n’as pas besoin de comprendre cela maintenant, ou : — Tu comprendras cela plus tard. (Elle avait un grand choix de réponses de ce genre, qui m’enrageaient.)

S’étonnera-t-on que des mioches de dix à douze ans se préoccupassent déjà de ces choses ? Mais non ; il n’y avait là que ce besoin inné du Français de prendre parti, d’être d’un parti, qui se retrouve à tous les âges et du haut en bas de la société française.

Un peu plus tard, me promenant au Bois avec Lionel de R. et mon cousin Octave Join-Lambert, dans la voiture des parents de celui-ci, je me fis chanter pouilles par les deux autres : ils m’avaient demandé si J’étais royaliste ou républicain, et j’avais répondu :

— Républicain parbleu ! ne comprenant pas encore, puisque nous étions en république, qu’on pût être autre que républicain. Lionel et Octave m’étaient tombé dessus à bras raccourcis. Sitôt de retour :

— Ça n’est donc pas ça que j’aurais dû dire ? avais-je demandé naïvement.

— Mon enfant, m’avait répondu ma mère après un petit temps de réflexion, lorsqu’on te demandera ce que tu es, dis que tu es pour une bonne représentation constitutionnelle. Tu te souviendras ? Elle m’avait fait répéter ces mots surprenants.

— Mais… qu’est ce que ça veut dire ?

— Eh bien ! précisément, mon petit : les autres ne comprendront pas plus que toi, et alors ils te laisseront tranquille.

À Montpellier la question confessionnelle importait peu ; mais comme l’aristocratie catholique envoyait ses enfants chez les frères, il ne restait guère au lycée, en regard des protestants qui presque tous cousinaient entre eux, qu’une plèbe souvent assez déplaisante et qu’animait contre nous des sentiments nettement haineux.

Je dis « nous » car presque aussitôt j’avais fait corps avec mes coréligionnaires, enfants de ceux que fréquentaient mon oncle et ma tante, et auprès de qui j’avais été introduit. Il y avait là des Westphal, des Leenhardt, des Castelneau, des Bazile, parents les uns des autres et des plus accueillants. Tous n’étaient pas dans ma classe, mais on se retrouvait à la sortie. Les deux fils du docteur Leenhardt étaient ceux avec qui je frayais le plus. Ils étaient de naturel ouvert, franc, un peu taquin, mais foncièrement honnête ; malgré quoi je n’éprouvais qu’un médiocre plaisir à me trouver avec eux. Je ne sais quoi de positif dans leurs propos, de déluré dans leur allure, me rencognait dans ma timidité, qui s’était entre temps beaucoup accrue. Je devenais triste, maussade et ne fréquentais mes camarades que parceque je ne pouvais faire autrement. Leurs jeux étaient bruyants autant que les miens eussent été calmes et je me sentais pacifique autant qu’ils se montraient belliqueux. Non contents des tripotées au sortir des classes, ils ne parlaient que de canons, de poudre et de « pois fulminants ». C’était une invention que nous ne connaissions heureusement pas à Paris ; un peu de fulminate, un peu de fin gravier ou de sable, le tout enveloppé dans un papier à papillottes, et cela pétait ferme quand on le lançait sur le trottoir entre les jambes d’un passant. Aux premiers pois que les fils Leenhardt me donnèrent, je n’eus rien de plus pressé que de les noyer dans ma cuvette, sitôt rentré dans notre infect appartement. L’argent de poche qu’ils pouvaient avoir passait en achats de poudre dont ils bourraient jusqu’à la gueule des petits canons de cuivre ou d’acier qu’on venait de leur donner pour leurs étrennes et qui positivement me terrifiaient. Ces détonnations me tapaient sur les nerfs, m’étaient odieuses et je ne comprenais pas quelle sorte de plaisir infernal on y pouvait prendre. Ils organisaient des feux de file contre des armées de soldats de plomb. Moi aussi j’avais eu des soldats de plomb ; moi aussi je jouais avec ; mais c’était à les faire fondre. On les posait tout droits sur une pelle qu’on faisait chauffer ; alors on les voyait chanceler soudain sur leur base, piquer du nez, et bientôt s’échappait de leur uniforme terni une petite âme brillante, ardente et dépouillée… Je reviens au lycée de Montpellier :

Le régime de l’Ecole Alsacienne amendait celui du lycée ; mais ces améliorations, pour sages qu’elles fussent, tournaient à mon désavantage. Ainsi l’on m’avait appris à réciter à peu près décemment les vers, ce à quoi déjà m’invitait un goût naturel ; tandis qu’au lycée (du moins celui de Montpellier) l’usage était de réciter indifféremment vers ou prose d’une voix blanche, le plus vite possible et sur un ton qui enlevât au texte, je ne dis pas seulement tout attrait, mais tout sens même, de sorte que plus rien n’en demeurait qui motivât le mal qu’on s’était donné pour l’apprendre. Rien n’était plus affreux ; ni plus baroque ; on avait beau connaître le texte, on n’en reconnaissait plus rien ; on doutait si l’on entendait du français. Quand mon tour vint de réciter (je voudrais me rappeler quoi), je sentis aussitôt que, malgré le meilleur vouloir, je ne pourrais me plier à leur mode, et qu’elle me répugnait trop. Je récitai donc comme J’eusse récité chez nous.

Au premier vers ce fut de la stupeur, cette sorte de stupeur que soulèvent les vrais scandales ; puis elle fit place à un immense rire général. D’un bout à l’autre des gradins, du haut en bas de la salle, on se tordait ; chaque élève riait comme il n’est pas souvent donné de rire en classe ; on ne se moquait même plus ; l’hilarité était irrésistible au point que Monsieur Nadaud lui-même y cédait ; du moins souriait-il, et les rires alors, s’autorisant de ce sourire, ne se retinrent plus. Le sourire du professeur était ma condamnation assurée ; je ne sais pas où je pus trouver la constance de poursuivre jusqu’au bout du morceau que, Dieu merci, je possédais bien. Alors, à mon étonnement et à l’ahurissement de la classe, on entendit la voix très calme, auguste même, de Monsieur Nadaud, qui souriait encore après que les rires enfin s’étaient tus :

— Gide, dix. (C’était la note la plus haute). Cela vous fait rire, Messieurs ; eh bien ! permettez-moi de vous le dire : c’est comme cela que vous devriez tous réciter.

J’étais perdu. Ce compliment, en m’opposant à mes camarades, eut pour résultat le plus clair de me les mettre tous à dos. On ne pardonne pas, entre condisciples, les faveurs subites, et Monsieur Nadaud, s’il avait voulu m’accabler, ne s’y serait pas pris autrement. Ne suffisait-il pas déjà qu’ils me trouvassent poseur, et ma récitation ridicule ? Ce qui achevait de me compromettre, c’est qu’on savait que je prenais avec Monsieur Nadaud des leçons particulières. Et voici pourquoi j’en prenais :

Une des réformes de l’École Alsacienne portait sur l’enseignement du latin, qu’elle ne commençait plus qu’en sixième. De la sixième au baccalauréat ses élèves auraient le temps, prétendait-elle, de rejoindre ceux du lycée qui, dès la neuvième, ânonnaient : rosa, rosæ. On partait plus tard, mais pour n’arriver pas moins tôt ; les résultats l’avaient prouvé. Oui, mais moi qui prenais la course en écharpe, j’étais handicapé ; malgré les fastidieuses répétitions de Monsieur Nadaud je perdis vite tout espoir de rattraper jamais ceux qui déjà traduisaient Virgile. Je sombrai dans un désespoir affreux Ce stupide succès de récitation, et la réputation de poseur qui s’ensuivit déchaînèrent l’hostilité de mes camarades ; ceux qui d’abord m’avaient entouré me renoncèrent ; les autres s’enhardirent dès qu’ils ne me virent plus soutenu. Je fus moqué, rossé, traqué. Le supplice commençait au sortir du lycée ; pas aussitôt pourtant, car ceux qui d’abord avaient été mes compagnons ne m’auraient tout de même pas laissé brimer sous leurs yeux ; mais au premier détour de la rue. Avec quelle appréhension j’attendais la fin de la classe ! Et sitôt dehors, je me glissais, je courais. Heureusement nous n’habitions pas loin ; mais eux s’embusquaient sur ma route : alors, par peur des guet-apens, j’inventais d’énormes détours ; ce que les autres ayant compris, ce ne fut plus de l’affût, ce devint de la chasse à courre ; pour un peu ç’aurait pu devenir amusant ; mais je sentais chez eux moins l’amour du jeu que la haine du misérable gibier que j’étais. Il y avait surtout le fils d’un entrepreneur forain, d’un directeur de cirque, un nommé Lopez, ou Tropez, ou Gomez, un butor de formes athlétiques, sensiblement plus âgé qu’aucun de nous, qui mettait son orgueil à rester dernier de la classe, dont je revois le mauvais regard, les cheveux ramenés bas sur le front, plaqués, luisants de pommade, et la La Vallière couleur sang ; il dirigeait la bande et celui-là vraiment voulait ma mort. Certains jours je rentrais dans un état pitoyable, les vêtements déchirés, pleins de boue, saignant du nez, claquant des dents, hagard. Ma pauvre mère se désolait. Puis enfin je tombai sérieusement malade, ce qui mit fin à cet enfer. On appela le docteur : J’avais la petite vérole. Sauvé !

Bien soignée la maladie suivit son cours normal ; c’est-à-dire que j’allais être bientôt remis sur pied. Mais à mesure qu’avançait la convalescence et qu’approchait l’instant où je devrais reprendre le licol, je sentais une affreuse angoisse, faite du souvenir de mes misères, une angoisse sans nom m’envahir. Dans mes rêves je revoyais Gomez le féroce ; je haletais poursuivi par sa meute ; j’essuyais à nouveau contre ma joue l’abominable contact du chat crevé qu’un jour il avait ramassé dans le ruisseau pour m’en frictionner le visage, tandis que d’autres me tenaient les bras ; je me réveillais en sueur, mais c’était pour retrouver mon épouvante en songeant à ce que le docteur Leenhardt avait dit à ma mère : — dans peu de jours je pourrais rentrer au lycée — alors je sentais le cœur me manquer. Au demeurant ce que j’en dis n’est nullement pour excuser ce qui va suivre. Dans la maladie nerveuse qui succéda à ma variole, je laisse aux neurologues à démêler la part qu’y prit la complaisance.

Voici, je crois, comment cela commença : Au premier jour qu’on me permit de me lever, un certain vertige faisait chanceler ma démarche, comme il est naturel après trois semaines de lit. Si ce vertige était un peu plus fort, pensai-je, puis-je imaginer ce qui se passerait ? Oui, sans doute : ma tête, je la sentirais fuir en arrière ; mes genoux fléchiraient (j’étais dans le petit couloir qui menait de ma chambre à celle de ma mère) et soudain je croûlerais à la renverse. Oh ! me disais-je, imiter ce qu’on imagine ! Et tandis que j’imaginais, déjà je pressentais quelle détente, quel répit je goûterais à céder à l’invitation de mes nerfs. Un regard en arrière, pour m’assurer de l’endroit où ne pas me faire trop de mal en tombant… Dans la pièce voisine, j’entendis un cri. C’était Marie ; qui accourut. Je savais que ma mère était sortie ; un reste de pudeur, ou de pitié, me retenait encore devant elle ; mais je comptais qu’il lui serait tout rapporté. Après ce coup d’essai, presqu’étonné d’abord qu’il réussit, promptement enhardi, devenu plus habile et plus décidément inspiré, je hasardai d’autres mouvements, que tantôt j’inventais saccadés, et brusques, que tantôt je prolongeais au contraire, répétais et rythmais en danses. J’y devins fort expert et possédai bientôt un répertoire assez varié : celle-ci se sautait presque sur place ; cette autre nécessitait le peu d’espace de la fenêtre à mon lit, sur lequel, tout debout, à chaque retour, je me lançais : en tout trois bonds bien exactement réussis ; et cela près d’une heure durant. Une autre enfin que j’exécutais couché, les couvertures rejetées, consistait en une série de ruades en hauteur, scandées, comme celles des jongleurs japonais.

Maintes fois par la suite je me suis indigné contre moi-même, doutant où je pusse trouver le cœur, sous les yeux de ma mère, de mener cette comédie ? Mais avouerai-je qu’aujourd’hui cette indignation ne me paraît pas bien fondée : Ces mouvements que je faisais, s’ils étaient conscients, n’étaient qu’à peu près volontaires. C’est-à-dire que, tout au plus, j’aurais pu les retenir un peu. Mais j’éprouvais le plus grand soulas à les faire. Ah ! que de fois, longtemps ensuite, souffrant des nerfs, ai-je pu déplorer de n’être plus à un âge où quelques entrechats…


Dès les premières manifestations de ce mal bizarre, le docteur Leenhardt appelé avait pu rassurer ma mère : les nerfs, rien que les nerfs, disait-il ; mais comme tout de même je continuais de gigoter, il jugea bon d’appeler à la rescousse deux confrères. La consultation eut lieu, je ne sais comment ni pourquoi, dans une chambre de l’hôtel Nevet[1]. Ils étaient là, trois docteurs, Leenhardt, Theulon et Boissier ; ce dernier, médecin de Lamalou-les-Bains, où il était question de m’envoyer. Ma mère assistait, silencieuse.

J’étais un peu tremblant du tour que prenait l’aventure ; ces vieux Messieurs, dont deux à barbe blanche, me retournaient dans tous les sens, m’auscultaient, puis parlaient entre eux à voix basse. Allaient-ils me percer à jour ? dire, l’un d’eux, M. Theulon à l’œil sévère :

— Une bonne fessée, Madame, voilà ce qui convient à cet enfant… ?

Mais non ; et plus ils m’examinent, plus semble les pénétrer le sentiment de l’authenticité de mon cas. Après tout, puis-je prétendre en savoir sur moi-même plus long que ces Messieurs ? En croyant les tromper, c’est sans doute moi que je trompe.

La séance est finie.

Je me rhabille. Theulon paternellement se penche, veut m’aider ; Boissier aussitôt l’arrête ; je surprends de lui à Theulon un petit geste, un clin d’œil, et suis averti qu’un regard malicieux, fixé sur moi, m’observe, veut m’observer encore, alors que je ne me sache plus observé, qu’il épie le mouvement de mes doigts, ce regard, tandis que je reboutonne ma veste. « Avec le petit vieux que voilà, s’il m’accompagne à Lamalou, il va falloir jouer serré », pensaije, et, sans en avoir l’air, je lui servis quelques grimaces de supplément, du bout des doigts trébuchant dans les boutonnières.

Quelqu’un qui ne prenait pas au sérieux ma maladie, c’était mon oncle ; et comme je ne savais pas encore qu’il ne prenait au sérieux les maladies de personne, j’étais vexé. J’étais extrêmement vexé, et résolus de vaincre cette indifférence en jouant gros. Ah ! quel souvenir misérable ! Comme je sauterais par dessus, si j’acceptais de rien omettre ! — Me voici dans l’anti-chambre de l’appartement, rue Salle L’Evêque ; mon oncle vient de sortir de sa bibliothèque et je sais qu’il va repasser ; je me glisse sous une console, et, quand il revient, j’attends d’abord quelques instants, si peut-être il m’apercevra de lui-même, car l’antichambre est vaste et mon oncle va lentement ; mais il tient à la main un journal qu’il lit tout en marchant ; encore un peu et il va passer outre… Je fais un mouvement ; je pousse un gémissement ; alors il s’arrête, soulève son lorgnon et de pardessus son journal : — Tiens ! Qu’est ce que tu fais là ? Je me crispe, me contracte, me tords et dans une espèce de sanglot que je voudrais irrésistible :

— Je souffre, dis-je.

Mais tout aussitôt j’eus la conscience du fiasco : mon oncle remit le lorgnon sur son nez, son nez dans son journal, rentra dans sa bibliothèque dont il referma la porte de l’air le plus quiet. O honte ! Que me restait-il à faire, que me relever, secouer la poussière de mes vêtements, et détester mon oncle ; à quoi je m’appliquai de tout mon cœur.


Les rhumatisants s’arrêtaient à Lamalou-le-bas ; ils trouvaient là, auprès de l’établissement thermal, un bourg, un casino, des boutiques. À quatre kilomètres en amont, Lamalou-le-haut, ou le-vieux, le Lamalou des ataxiques, n’offrait que sa sauvagerie. L’établissement des bains, l’hôtel, une chapelle et trois villas, dont celle du Docteur Boissier : c’était tout ; encore l’établissement se dérobait-il aux regards, en contrebas dans une faille ravineuse ; celle-ci, brusquement, coupait le jardin de l’hôtel et glissait, ombreusement, furtivement, vers la rivière. À l’âge que j’avais alors, le charme le plus proche est extrême ; une sorte de myopie désintéresse des plans lointains ; on préfère le détail à l’ensemble ; au pays qui se livre, le pays qui se dissimule et qu’on découvre en avançant.

Nous venions d’arriver. Pendant que maman et Marie s’occupaient à défaire les malles, j’échappai. Je courus au jardin ; je pénétrai dans cet étroit ravin ; par-dessus les parois schisteuses, de hauts arbres penchés formaient voûte ; un ruisselet fumant, qui traversait l’établissement thermal, chantait au bord de mon sentier ; son lit était tapissé d’une épaisse rouille floconneuse ; j’étais transi de surprise, et, pour exagérer mon ravissement, je me souviens que j’avançais les bras levés, à l’orientale, ainsi que j’avais vu faire à Sindbad dans le Vallon des Pierreries, sur une image de mes chères Mille et une Nuits. La faille aboutissait à la rivière, qui faisait coude à cet endroit et dont l’eau rapide, en venant buter contre la falaise schisteuse, l’avait profondément creusée ; le haut de la falaise était frangé par l’inculte prolongement des jardins de l’hôtel : yeuses, cistes, arbousiers et, courant d’un arbuste à l’autre puis retombant en chevelure dans le vide hésitant au-dessus des eaux, le smilax aimé des bacchantes. La limpidité de la rivière éteignait aussitôt l’ardeur ferrugineuse des sources ; des troupeaux de goujons jouaient parmi les débris ardoisés faits du délitement des roches ; celles-ci ne s’abaissaient qu’un peu plus loin, en aval, où plus lentement coulaient des eaux plus profondes ; en amont, l’étrécissement de la rivière en précipitait le cours ; il y avait des remous, des bondissements, des cascades, des vasques fraîches où l’imagination se baignait ; par endroits lorsqu’un avancement de la falaise barrait la route, de grandes dalles espacées permettaient de passer sur l’autre rive ; par endroits les falaises des deux rives à la fois se rapprochaient : force était de gravir, quittant le bord des eaux, quittant l’ombre. On retrouvait, au-dessus des falaises, un terrain où quelques cultures fanaient sous un ardent soleil ; plus loin, aux premières pentes des monts, commençaient d’immenses forêts de châtaigniers séculaires.

La piscine de Lamalou-le-haut prétendait je crois, remonter au temps des Romains ; elle était du moins primitive, et je l’aimais pour cela ; petite, mais il importait peu, puisqu’il était prescrit d’y demeurer tout immobile afin de permettre à l’acide carbonique d’opérer. L’eau, d’une opaque couleur de rouille n’était point si chaude qu’en y plongeant on ne s’y sentît d’abord frissonner ; puis bientôt, si l’on ne bougeait point, venaient vous taquiner des myriades de petites bulles, qui se fixaient sur vous, vous piquaient, interposaient à la fraîcheur de l’eau une cuisson mystérieuse par quoi les centres nerveux fussent décongestionnés ; le fer agissait de son côté, ou de connivence, avec le concours d’on ne sait quels éléments subtils, et tout cela mêlé faisait l’extraordinaire efficacité de la cure. On sortait du bain la peau cuite et les os gelés. Un grand feu de sarments flamboyait, que le vieil Antoine activait encore, et au-dessus duquel il faisait ballonner ma chemise de nuit ; car ensuite on se recouchait : par un interminable couloir on regagnait l’hôtel, et sa chambre, et son lit que bassinait en votre absence un « moine » — c’est ainsi qu’on appelle là-bas un réchaud qu’un ingénieux système d’arceaux suspend entre les draps écartés.

L’assemblée des docteurs, à la suite de cette première cure reconnut que Lamalou m’avait fait du bien (oui, décidément, ce dut être cette consultation qui se tint à l’hotel Nevet) et conclut à l’opportunité d’une nouvelle cure en automne ; ce qui servait tous mes désirs. Entre temps l’on m’envoyait prendre des douches à Gérardmer.

Je renonce à copier ici les pages où je racontais d’abord Gérardmer, ses forêts, ses vallons, ses chaumes, la vie oisive que j’y menai. Elles n’apporteraient rien de neuf et j’ai hâte de sortir enfin des ténèbres de mon enfance.

Lorsqu’après dix mois de jachère ma mère me ramena à Paris et me remit à l’Ecole Alsacienne, j’avais complètement perdu le pli. Je n’y étais pas depuis quinze jours que j’ajoutais à mon répertoire de troubles nerveux les maux de tête, d’usage plus discret, et, partant, plus pratique en classe. Ces maux de tête m’ayant complètement quitté à partir de la vingtième année, et plus tôt même, je les ai jugés très sévèrement par la suite, les accusant d’avoir été, sinon tout à fait feints, du moins grandement exagérés. Mais à présent qu’ils reparaissent, je les reconnais, ceux de la quarante sixième année[2], exactement pareils à ceux de la treizième et admets qu’ils aient pu décourager mon effort. En vérité je n’étais pas paresseux ; et de toute mon âme j’applaudissais en entendant mon oncle Émile déclarer :

— André aimera toujours le travail.

Mais c’était également lui qui m’appelait : l’irrégulier. Le fait est que je ne m’astreignais qu’à grand peine ; à cet âge déjà, l’obstination laborieuse je la mettais dans la reprise à petits coups d’un effort que je ne pouvais pas prolonger. Il me prenait des fatigues soudaines, des fatigues de tête, des sortes d’interruptions de courant, qui persistèrent après que les migraines eurent cessé, ou qui plus proprement les remplacèrent, et qui se prolongeaient des jours, des semaines, des mois. Indépendemment de tout cela, ce que je ressentais alors c’était un dégoût sans nom pour tout ce que nous faisions en classe, pour la classe elle-même, le régime des cours, les examens, les concours, les récréations même ; et l’immobilité sur les bancs, les lenteurs, les insipidités, les stagnances. Que mes maux de tête vinssent fort à propos, cela est sûr ; il m’est impossible de dire dans quelle mesure j’en jouai.

Brouardel, que nous avions d’abord comme docteur, était cependant devenu si célèbre que ma mère reculait à le demander, toute empêchée par je ne sais quelle vergogne, que certainement j’héritai d’elle et qui me paralyse également en face des gens arrivés. Avec Monsieur Lizart, qui l’avait remplacé près de nous, rien de pareil n’était à craindre ; on pouvait être bien assuré que la célébrité jamais ne se saisirait de lui, car il n’offrait aucune prise : un être débonnaire, blond et niais, à la voix caressante, au regard tendre, au geste mou ; inoffensif en apparence ; mais rien n’est plus redoutable qu’un sot. Comment lui pardonner ses ordonnances et le traitement qu’il m’indiqua ? Dès que je me sentais, ou prétendais, nerveux : du bromure ; dès que je ne dormais pas : du chloral. Pour un cerveau qui se formait à peine ! Toutes mes défaillances de mémoire ou de volonté, plus tard, c’est lui que j’en fais responsable. Si l’on plaidait contre les morts, je lui intenterais procès. J’enrage à me remémorer que, durant des semaines, chaque nuit, un verre à demi plein d’une solution de chloral (j’avais la libre disposition du flacon, plein de petits cristaux d’hydrate et dosais à ma fantaisie) de chloral, dis-je, attendait au chevet de mon lit le bon plaisir de l’insomnie ; que, durant des semaines, des mois, je trouvais en me mettant à table, à côté de mon assiette, une bouteille de « sirop Laroze — d’écorces d’oranges amères, au bromure de potassium » ; que je sirotais à petits coups ; dont il me fallait prendre, à chacun des repas, une, puis deux, puis trois cuillerées — et de cuillère non pas à café, mais à soupe — puis recommencer, rythmant ainsi par triades le traitement, qui durait, durait et qu’il n’y avait aucune raison d’interrompre avant l’abrutissement complet du patient naïf que j’étais. D’autant qu’il avait fort bon goût, ce sirop ! Je ne comprends encore pas comment j’en ai pu revenir.

Décidément le diable me guettait ; j’étais tout cuisiné pour l’ombre, et rien ne laissait pressentir par où pût me toucher un rayon. C’est alors que survint l’angélique intervention que je vais dire, pour me disputer au malin. Evènement d’infiniment modeste apparence, mais important dans ma vie autant que les révolutions pour les empires ; première scène d’un drame qui n’a pas achevé de se jouer.

  1. À bien y réfléchir, je crois qu’il faut placer cette consultation entre mes deux séjours à Lamalou, et c’est ce qui expliquerait que nous fussions à l’hôtel.
  2. Ecrit en 1916.