Si le grain ne meurt/Partie I/III

Si le grain ne meurt
Éditions de la N.R.F. (p. 94-137).
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III


Il était bien spécifié que mon renvoi de l’École n’était que provisoire. Monsieur Brunig, le directeur des basses classes, me donnait trois mois pour me guérir de ces « mauvaises habitudes, » que Monsieur Vedel avait surprises d’autant plus facilement que je ne prenais pas grand soin de m’en cacher, n’ayant pas bien compris qu’elles fussent à ce point répréhensibles ; car je vivais toujours (si l’on peut appeler cela : vivre) dans l’état de demi-sommeil et d’imbécillité que j’ai peint.

Mes parents avaient donné la veille un dîner ; j’avais bourré mes poches des friandises du dessert ; et, ce matin-là, sur mon banc, tandis que s’évertuait Monsieur Vedel, je faisais alterner le plaisir avec les pralines.

Tout à coup je m’entendis interpeller :

— Gide ! Il me semble que vous êtes bien rouge ? Venez donc me dire deux mots.

Le sang me monta au visage plus encore, tandis que je gravissais les quatre marches de la chaire, et que mes camarades ricanaient.

Je ne cherchai pas à nier. À la première question que Monsieur Vedel me posa, à voix basse, penché vers moi, je fis de la tête un signe d’acquiescement ; puis regagnai mon banc plus mort que vif. Pourtant il ne me venait pas à l’idée que cet interrogatoire pourrait avoir des suites ; Monsieur Vedel, avant de poser sa question, ne m’avait-il pas promis de n’en rien dire ? N’empêche que, le soir même, mon père recevait une lettre du sous-directeur, l’invitant à ne m’envoyer plus à l’Ecole avant trois mois.

La tenue morale, les bonnes mœurs, étaient la spécialité de l’Ecole Alsacienne, la renommée de la maison. La décision prise ici par M. Brunig n’avait donc rien de surprenant. Ma mère m’a dit plus tard que mon père avait pourtant été outré par cette lettre et par la brusquerie de cette exécution. Il me cacha naturellement sa colère, mais me découvrit son chagrin. Il eut avec ma mère de graves délibérations, à la suite desquelles on décida de me mener au médecin.

Le médecin de mes parents, dans ce temps, n’était autre que le docteur Brouardel, qui bientôt devait acquérir une grande autorité comme médecin légiste. Je pense que ma mère n’attendait de cette consultation, en plus de quelques conseils peut-être, qu’un effet tout moral. Après qu’elle eut causé quelques instants seule avec Brouardel, celui-ci me fit entrer dans son cabinet, tandis qu’en sortait ma mère :

— Je sais ce dont il s’agit, dit-il en grossissant la voix, et n’ai besoin, mon petit, ni de t’examiner ni de t’interroger aujourd’hui. Mais si ta mère, d’ici quelque temps, voyait qu’il est nécessaire de te ramener, c’est-à-dire si tu ne n’étais pas corrigé, eh bien (et ici sa voix se faisait terrible) voici les instruments auxquels il nous faudrait recourir, ceux avec lesquels on opère les petits garçons dans ton cas ! — Et sans me quitter des yeux, qu’il roulait sous ses sourcils froncés, il indiquait, à bout de bras, derrière son fauteuil, une panoplie de fers de lances touaregs.

L’invention était trop apparente pour que je prisse cette menace au sérieux. Mais le souci que je voyais qu’avait ma mère, mais ses objurgations, mais le chagrin silencieux de mon père, pénétrèrent enfin ma torpeur, qu’avait assez fort secouée déjà l’annonce de mon renvoi de l’Ecole. Ma mère exigea de moi des promesses ; Anna et elle s’ingénièrent à me distraire. La grande exposition universelle était sur le point de s’ouvrir ; nous allions, auprès des palissades, admirer les préparatifs…

Trois mois plus tard, je reparus sur les bancs de l’Ecole : j’étais guéri ; du moins à peu près autant qu’on peut l’être. Mais, peu de temps après, j’attrapai la rougeole, qui me laissa passablement affaibli ; mes parents, prenant alors le parti de me faire redoubler, l’an suivant, une classe où j’avais si peu profité, m’emmenèrent à La Roque sans attendre le commencement des vacances.


Lorsque en 1900 je fus amené à vendre La Roque, je renfonçai tous mes regrets, par crânerie, confiance en l’avenir, que j’étayais d’une inutile haine du passé, où se mêlait passablement de théorie ; on dirait aujourd’hui : par futurisme. À dire vrai, mes regrets furent sur le moment beaucoup moins vifs qu’ils ne devinrent par la suite. Ce n’est point tant que le souvenir de ces lieux s’embellisse : j’eus l’occasion de les revoir et de pouvoir apprécier mieux, ayant voyagé davantage, le charme enveloppant de cette petite vallée dont, à l’âge où me gonflaient trop de désirs, je sentais surtout l’étroitesse

Et le ciel trop petit sur les arbres trop grands

— ainsi que dira Jammes dans une des élégies qu’il y composa.

C’est cette vallée que j’ai peinte et c’est notre maison, dans l’Immoraliste. Le pays ne m’a pas seulement prêté son décor ; à travers tout le livre j’ai poursuivi profondément sa ressemblance ; mais il ne s’agit pas de cela pour l’instant.

La propriété fut achetée par mes grands parents. Une plaque de marbre noir, sur la poterne porte cette inscription :


CONDIDIT A 1577 NOB. DOM. FRANCISCUS
LABBEY DO ROQUÆ.
MAGNAM PARTEM DESTRUXIT A 1792

SCELESTE TUMULTUANTIUM TURBA
REFECIT A 1803 CONDITORIS AT NEPOS
NOBILIS DOMINUS PETRUS ELIAS MARIA
LABBEY DO ROQUÆ, MILES

J’ai transcrit tel quel, et donne ce latin pour ce qu’il vaut.

Quoi qu’il en fût, il sautait aux yeux que le corps de logis principal était de construction bien plus récente, sans autre attrait que le manteau de glycine qui le vêtait. Le bâtiment de la cuisine, par contre, et la poterne, de proportions menues mais exquises, présentaient une agréable alternance de briques et de chaînes de pierre, selon le style de ce temps. Des douves entouraient l’ensemble, suffisamment larges et profondes, qu’alimentait et avivait l’eau détournée de la rivière ; un ruisselet fleuri de myosotis amenait celle-ci et la déversait en cascade. Comme sa chambre en était voisine, Anna l’appelait « ma cascade » ; toute chose appartient à qui sait en jouir.

Au chant de la cascade se mêlaient les chuchotis de la rivière, et le murmure continu d’une petite source captée qui jaillissait hors de l’île, en face de la poterne ; on y allait cueillir pour les repas une eau qui paraissait glacée et, l’été, couvrait de sueur les carafes.

Un peuple d’hirondelles sans cesse tournoyait autour de la maison ; leurs nids d’argile s’abritaient sous le rebord des toits, dans l’embrasure des fenêtres, d’où l’on pouvait surveiller les couvées. Quand je pense à La Roque, c’est d’abord leurs cris que j’entends ; on eût dit que l’azur se déchirait à leur passage. J’ai souvent revu ailleurs des hirondelles ; mais jamais nulle part ailleurs je ne les ai entendu crier comme ici ; je crois qu’elles criaient ainsi en repassant à chaque tour devant leurs nids. Parfois elles volaient si haut que l’œil s’éblouissait à les suivre, car c’était dans les plus beaux jours ; et quand le temps changeait, leur vol s’abaissait barométriquement. Anna m’expliquait que, suivant la pesanteur de l’air, volent plus ou moins haut les menus insectes que leur course poursuit. Il arrivait qu’elles passassent si près de l’eau qu’un coup d’aile hardi parfois en tranchait la surface :

— Il va faire de l’orage, disaient alors ma mère et Anna.

Et soudain le bruit de la pluie s’ajoutait à ces bruits mouillés du ruisseau, de la source, de la cascade ; elle faisait sur l’eau de la douve un clapotis argentin. Accoudé à l’une des fenêtres qui s’ouvraient au dessus de l’eau, je contemplais interminablement les petits cercles par milliers se former, s’élargir, s’intersectionner, se détruire, avec parfois une grosse bulle éclatante au milieu.

Lorsque mes grands parents entrèrent dans la propriété, on y accédait à travers prés, bois et cours de fermes. Mon grand père et Monsieur Ch… son voisin firent tracer la route qui, s’amorçant à La Boissière sur celle de Caen à Lisieux, vint desservir Blancmesnil d’abord où le ministre d’État s’était retiré, puis La Roque. Et quand la route eut relié La Roque au reste du monde et que ma famille eut commencé d’y habiter, mon grand père fit remplacer par un pont de briques le petit pont levis du château, couteux à entretenir, et que du reste on ne relevait plus. Qui dira l’amusement, pour un enfant, d’habiter une île, une île toute petite, et dont il peut du reste s’échapper quand il veut ? Un mur de briques, en manière de parapet l’encerclait, reliant exactement l’un à l’autre chacun des corps de bâtiments ; à l’intérieur épaissement tapissé de lierre, il était assez large pour qu’on le pût arpenter sans imprudence ; mais, pour pêcher à la ligne, on était alors trop en vue des poissons, et mieux valait se pencher simplement par dessus ; la surface extérieure et plongeante s’ornait de-ci de-là de plantes pariétales, valérianes, fraisiers, saxifrages, parfois même un petit buisson, que maman regardait d’un mauvais œil parce qu’il dégradait la muraille, mais qu’Anna obtenait qu’elle ne fît pas enlever, parce qu’une mésange y nichait.

Une cour devant la maison, entre la poterne et le bâtiment de la cuisine, laissait le regard, par dessus le parapet de la douve et par delà le jardin, s’enfoncer infiniment dans la vallée ; on l’eût dite étroite si les collines qui l’enclosaient eussent été plus hautes. Sur la droite, à flanc de coteau, une route menait à Cambremer et à Léaupartie, puis à la mer ; une de ces haies continues, qui dans ce pays bordent les prés, dérobait presque constamment cette route à la vue et faisait, réciproquement, que, de la route, La Roque n’était visible que par soudaines échappées, aux barrières par exemple, qui, rompant la continuité de la haie, donnaient accès dans les près dont le mol dévalement rejoignait la rivière. Epars, quelques beaux bouquets d’arbres offrant leur ombre au tranquille bétail, ou quelques arbres isolés, au bord de la route ou de la rivière, donnaient à la vallée entière l’aspect aimable et tempéré d’un parc.

L’espace, à l’intérieur de l’île, que j’appelle cour, faute d’un autre nom, était semé de gravier, que maintenaient à distance quelques corbeilles de géraniums, de fuchsias et de rosiers nains, devant les fenêtres du salon et de la salle à manger. Par derrière, une petite pelouse triangulaire d’où s’élevait un immense acacia sophora qui dominait de beaucoup la maison. C’est au pied de cet unique arbre de l’île que nous nous réunissions d’ordinaire durant les beaux jours de l’été. La vue ne s’étendait qu’en aval, c’est-à-dire : que par devant la maison ; là seulement s’ouvrait la vallée, au confluent de deux ruisseaux, l’un qui venait, à travers bois, de Blancmesnil, l’autre, à travers prés, du hameau de La Roque à deux kilomètres de là. De l’autre côté de la douve, dans la direction de Blanemesnil, s’élevait en pente assez rapide le pré qu’on appelait « le Rouleux », que ma mère, quelques années après la mort de mon père, réunit au jardin ; qu’elle sema de quelques massifs d’arbres, et à travers lequel, après longue étude, elle traça deux allées qui s’élevaient, en serpentant selon des courbes savantes, jusqu’à la petite barrière par où l’on entrait dans le bois. On plongeait aussitôt dans un tel mystère que, d’abord, le cœur en la franchissant me battait un peu. Ces bois dominaient la colline, se prolongeaient sur une assez grande étendue, et ceux de Blancmesnil y faisaient suite. Il n’y avait, du temps de mon père, que peu de sentiers tracés, et d’être si difficilement pénétrables, ces bois me paraissaient plus vastes. Je fus bien désolé le jour où maman, tout en me permettant de m’y aventurer, me montra sur une carte du cadastre leur limite, et qu’au delà, les près et les champs recommençaient. Je ne sais plus trop ce que j’imaginais au delà des bois ; et peut-être que je n’imaginais rien ; mais si j’avais imaginé quelque chose, j’aurais voulu pouvoir l’imaginer différent. De connaître leur dimension, leur limite, diminua pour moi leur attrait ; car je me sentais à cet âge moins de goût pour la contemplation que pour l’aventure, et prétendais trouver partout de l’inconnu.

Pourtant ma principale occupation, à La Roque, ce n’était pas l’exploration, c’était la pêche. Ô sport injustement décrié ! ceux-là seuls te dédaignent qui t’ignorent, ou que les maladroits. C’est pour avoir pris tant de goût à la pêche, que la chasse eut pour moi plus tard si peu d’attraits, qui ne demande, dans nos pays du moins, guère d’autre adresse sans doute que celle qui consiste à bien viser. Tandis que pour pêcher la truite, que d’habilité, que de ruse ! Théodomir, le neveu de notre vieux garde Bocage, m’avait appris dès mon plus jeune âge à monter une ligne et à appâter l’hameçon comme il faut ; car si la truite est le plus vorace, c’est aussi le plus méfiant des poissons. Naturellement je pêchais sans flotteur et sans plomb, plein de mépris pour ces aide-niais, qui ne servent que d’épouvantails. Par contre j’usais de « crins de Florence », qui sont glandes de vers-à-soie tréfilées ; légèrement bleutés, ils ont cet avantage d’être à peu près invisibles dans l’eau ; avec cela d’une résistance remarquable, à l’épreuve des truites de la douve, aussi lourdes que des saumons. Je pêchais plus volontiers dans la rivière où les truites étaient de chair plus délicate, et surtout plus farouches, c’est-à-dire : plus amusantes à attraper. Ma mère se désolait de me voir tant de goût pour un amusement qui me faisait prendre, à son avis, trop peu d’exercice. Alors je protestais contre la réputation qu’on faisait à la pêche d’être un sport d’empoté, pour lequel l’immobilité complète était de règle : cela pouvait être vrai dans les grandes rivières, ou dans les eaux dormantes et pour des poissons somnolents ; mais la truite, dans les très petits ruisseaux où je péchais, il importait de la surprendre précisément à l’endroit qu’elle hantait et dont elle ne s’écartait guère ; dès qu’elle apercevait l’appât, elle se lançait dessus goulûment ; et si elle ne le faisait point aussitôt, c’est qu’elle avait distingué quelque chose de plus que la sauterelle : un bout de ligne, un bout d’hameçon, un bout de crin, l’ombre du pêcheur, ou avait entendu celui-ci approcher : dès lors, inutile d’attendre, et plus on insistait, plus on compromettait la partie ; mieux valait revenir plus tard, en prenant plus de précautions que d’abord, en se glissant, en rampant, en se subtilisant parmi les herbes, et jetant la sauterelle du plus loin, pour autant que le permettaient les branches des arbres, des coudres et des osiers qui bordaient presque continuement la rivière, ne cédant la rive qu’aux grands épilobes ou lauriers de Saint-Antoine, et dans lesquels, si par malchance le fil de la ligne ou l’hameçon se prenait, on en avait pour une heure, sans parler de l’effarouchement définitif du poisson. Il y avait à La Roque un grand nombre de « chambres d’amis » ; mais elles restaient toujours vides, et pour cause : Mon père frayait peu avec la société de Rouen ; ses collègues de Paris avaient leur famille, leurs habitudes… En fait d’hôtes, je ne me souviens que de Monsieur Dorval, qui vint à La Roque, pour la première fois je crois, cet été qui suivit mon renvoi de l’École. Il y revint encore une ou deux fois après la mort de mon père ; et je doute si ma mère n’estimait pas faire quelque chose d’assez osé en continuant à le recevoir, une fois veuve, bien qu’à chaque fois pour un temps assez court. Rien n’était plus bourgeois que le milieu de ma famille, et Monsieur

Dorval, pour n’être rien moins

qu’un bohême, était tout de même un artiste ; c’est-à-dire qu’il n’était pas « de notre monde » du tout — un musicien, un compositeur, un ami d’autres musiciens plus célèbres, de Gounod par exemple, ou de Stephen Heller, qu’il allait voir à Paris. Car Monsieur Dorval habitait Rouen, où il tenait à Saint-Ouen les grandes orgues que venait de livrer Cavaillé-Coll. Très clérical, très religieux, et protégé par le clergé, il comptait des élèves dans les familles les meilleures et les mieux pensantes, la mienne en particulier, où il jouissait d’un grand prestige sinon d’une parfaite considération. Il avait le profil dur et énergique, d’assez beaux traits, d’abondants cheveux noirs très bouclés, une barbe carrée, le regard rêveur ou soudain fougueux, la voix harmonieuse, onctueuse mais sans vraie douceur, le geste caressant mais dominateur. Dans toutes ses paroles, dans toutes ses manières respirait je ne sais quoi d’égoïste et de magistral. Ses mains particulièrement étaient belles, à la fois molles et puissantes. Au piano, une animation quasi céleste le transfigurait ; son jeu semblait plutôt celui d’un organiste que d’un pianiste et manquait parfois de subtilité, mais il était divin dans les andantes, en particulier ceux de Mozart pour qui il professait une prédilection passionnée. Il avait coutume de dire en riant :

— Pour les allegros, je ne dis pas ; mais dans les mouvements lents, je vaux Rubinstein.

Il disait cela d’un ton si bonhomme qu’on ne pouvait y voir vanterie ; et en vérité je ne crois pas que ni Rubinstein, dont je me souviens à merveille, ni qui que ce soit au monde, pût jouer la fantaisie en ut mineur de Mozart, par exemple, ou tel largo d’un concerto de Beethoven, avec une plus tragique noblesse, avec plus de chaleur, de poésie, de puissance et de gravité. J’eus dans la suite maintes raisons de m’exaspérer contre lui : il reprochait aux fugues de Bach de se prolonger parfois sans surprise ; s’il aimait la bonne musique, il ne détestait pas suffisamment la mauvaise ; il partageait avec son ami Gounod une monstrueuse et obstinée méconnaissance de César Franck, etc. ; mais, en ce temps où je naissais au monde des sons, il en était pour moi le grand-maître, le prophète, le magicien. Chaque soir, après le dîner, il offrait à mon ravissement sonates, opéras, symphonies ; et maman, d’ordinaire intraitable sur les questions d’heure et qui m’envoyait coucher tambour battant, permettait que je prolongeasse outre-temps la veillée.

Je n’ai pas de prétention à la précocité et crois bien que le vif plaisir que je prenais à ces séances musicales il faut le placer principalement et presque uniquement lors des dernières visites de Monsieur Dorval, deux et trois ans après la mort de mon père. Entre temps, et sur ses indications, maman m’avait mené à quantité de concerts, et pour montrer que je profitais, tout le long du jour je chantais ou sifflais des bribes de symphonies. Alors Monsieur Dorval, commença d’entreprendre mon éducation. Il me faisait mettre au piano, et à chaque morceau qu’il m’enseignait, il inventait une sorte d’affabulation continue, qui le doublât, l’expliquât, l’animât : tout devenait dialogue ou récit. Encore qu’un peu factice, la méthode, avec un jeune enfant, peut je crois n’être pas mauvaise, si toutefois le récit surajouté n’est pas trop niais ou trop inadéquat. Il faut songer que je n’avais guère plus de douze ans.

Après midi, Monsieur Dorval composait ; Anna, dressée à écrire sous la dictée musicale, lui servait parfois de secrétaire ; il avait recours à elle aussi bien pour ménager sa vue, qui commençait à faiblir, que par besoin d’exercer son despotisme, à ce que prétendait ma mère. Anna était à sa dévotion. Elle l’escortait dans ses promenades matinales, portait son pardessus s’il avait trop chaud et tenait ouverte devant lui, pour protéger ses regards du soleil, une ombrelle. Ma mère protestait à ces complaisances ; le sans-gêne de Monsieur Dorval l’indignait ; elle prétendait lui faire payer ce prestige, auquel elle ne pouvait elle-même se dérober, par une pluie de menues épigrammes dont elle tentait de le larder, mais qu’elle appointait et dirigeait assez mal, de sorte que lui ne faisait que s’en amuser. Longtemps après qu’il était devenu presque aveugle, elle mettait encore en doute, ainsi que beaucoup d’autres, cette nuit envahissante ; ou du moins accusait Monsieur Dorval d’en jouer, et de n’être « pas si aveugle que ça ». Elle le trouvait obséquieux, entrant, retors, intéressé, féroce ; il était un peu tout cela ; mais il était musicien. Parfois, aux repas, son regard, à demi voilé déjà derrière ses lunettes, se perdait ; ses puissantes mains, posées, comme sur un clavier, sur la table, s’agitaient ; et quand on lui parlait, revenant à vous soudain, il répondait :

— Pardon ! J’étais en mi bémol.

Mon cousin Albert Démarest — pour qui je ressentais déjà une sympathie des plus vives, malgré qu’il eût vingt ans de plus que moi — s’était particulièrement lié avec celui qu‘il appelait cordialement : le père Dorval. Albert, seul artiste de la famille, aimait passionnément la musique et jouait lui-même fort agréablement du piano ; la musique était leur seul terrain d’entente ; partout ailleurs ils s’opposaient. À chaque défaut du père Dorval correspondait, dans le caractère d’Albert, un relief. Celui-ci était aussi droit, aussi franc, que l’autre était retors et papelard ; aussi généreux que l’autre cupide ; et tout ainsi ; mais par bonté, par indiscipline, Albert savait mal se conduire dans la vie ; il soignait peu ses propres intérêts et, souvent, ce qu’il entreprenait tournait à son désavantage, de sorte que, dans la famille, on ne le prenait pas tout à fait au sérieux. Monsieur Dorval l’appelait toujours « ce gros Bert », avec une indulgence protectrice où perçait un peu de pitié. Albert, lui, admirait le talent de Monsieur Dorval ; quant à l’homme, il le méprisait. Plus tard il me raconta qu’un jour il avait surpris Dorval embrassant Anna. Il avait d’abord feint de ne rien voir, par respect pour Anna ; mais dès qu’il s’était retrouvé seul avec Dorval :

— Qu’est-ce que tu t’es permis, tout à l’heure ?…

Cela se passait dans le salon de la rue de M…. Albert était très grand et très fort ; il poussait contre le mur de la pièce le maëstro qui balbutiait :

— Qu’il est bête, ce gros Bert ! Tu vois bien que je plaisantais.

— Misérable ! s’écriait Albert. Si je te reprends à plaisanter de cette manière, je…

— J’étais si indigné, ajoutait-il : s’il avait dit un mot de plus, je crois que je l’aurais étranglé.


C’est peut-être au retour de ces vacances qui suivirent mon renvoi, qu’Albert Démarest commença à faire attention à moi. Que pouvait-il bien discerner en moi qui attirât sa sympathie ? Je ne sais ; mais sans doute lui fus-je reconnaissant de cette attention d’autant plus que, précisément, je sentais que je la méritais moins. Et tout aussitôt je m’efforçai d’en être un petit peu moins indigne. La sympathie peut faire éclore bien des qualités somnolentes ; je me suis souvent persuadé que les pires gredins sont ceux auxquels d’abord les sourires affectueux ont manqué. Sans doute est-il étrange que ceux de mes parents n’eussent pas suffi ; mais il est de fait que je devins aussitôt beaucoup plus sensible à l’approbation ou à la désapprobation d’Albert, qu’à la leur.

Je me souviens avec précision du soir d’automne où il me prit à part, après dîner, dans un coin du cabinet de mon père tandis que mes parents taillaient un bezigue avec ma tante Démarest et Anna. Il commença de me dire à voix basse qu’il ne voyait pas bien à quoi d’autre je m’intéressais dans la vie, qu’à moi-même ; que c’était là le propre des égoïstes, et que je lui faisais tout l’effet d’en être un.

Albert n’avait rien d’un censeur. C’était un être d’apparence très libre, fantasque, plein d’humour et de gaieté : sa réprobation n’avait rien d’hostile ; au contraire, je sentais qu’elle n’était vive qu’en raison de sa sympathie ; c’est ce qui me la rendait pressante. Jamais encore on ne m’avait parlé ainsi ; les paroles d’Albert pénétraient en moi à une profondeur dont il ne se doutait certes pas, et que moi-même je ne pus sonder que plus tard. Ce que j’aime le moins dans l’ami, d’ordinaire, c’est l’indulgence ; Albert n’était pas indulgent. On pouvait au besoin, près de lui, trouver des armes contre soi-même. Et, sans trop le savoir, j’en cherchais.


Mes parents me firent redoubler une neuvième, où j’avais presque tout le temps manqué ; ce qui me permit d’avoir sans peine de bonnes places ; ce qui tout à coup me donna le goût du travail.


L’hiver fut rigoureux et se prolongea longtemps cette année. Ma mère eut le bon esprit de me faire apprendre à patiner. Jules et Julien Jardinier, les fils d’un collègue de mon père, dont le plus jeune était mon camarade de classe, apprenaient avec moi ; c’était à qui mieux mieux ! et nous devînmes assez promptement d’une gentille force. J’aimais passionnément ce sport, que nous pratiquions sur le bassin du Luxembourg d’abord, puis sur l’étang de Villebon dans les bois de Meudon, ou sur le grand canal de Versailles. La neige tomba si abondamment et il y eut un tel verglas par dessus, que je me souviens d’avoir pu, de la rue de Tournon, gagner l’École Alsacienne — qui se trouvait rue d’Assas, c’est-à-dire à l’autre extrémité du Luxembourg — sans enlever mes patins ; et rien n’était plus amusant et plus étrange que de glisser ainsi muettement dans les allées du grand jardin, entre deux hautes banques de neige. Depuis, il n’a plus fait d’hiver pareil.

Je n’avais de véritable amitié pour aucun des deux Jardinier. Jules était trop âgé ; Julien d’une rare épaisseur. Mais nos parents qui, pour l’amitié, semblaient avoir les idées de certaines familles sur les mariages de convenance, ne manquaient pas une occasion de nous réunir. Je voyais Julien déjà chaque jour en classe ; je le retrouvais en promenade, au patinage. Mêmes études, mêmes ennuis, mêmes plaisirs ; là se bornait la ressemblance ; pour l’instant, elle nous suffisait. Certes, il était, sur les bancs de la neuvième, quelques élèves vers qui plus d’affinité m’eût porté ; mais leur père, hélas, n’était pas professeur à la Faculté.


Tous les mardis, de 2 à 5, l’École Alsacienne emmenait promener les élèves (ceux des basses classes du moins) sous la surveillance d’un professeur, qui nous faisait visiter la Sainte-Chapelle, Notre-Damne, le Panthéon, le Musée des Arts et Métiers — où, dans une petite salle obscure, se trouvait un petit miroir sur lequel, par un ingénieux jeu de glaces, venait se refléter, en petit, tout ce qui se passait dans la rue ; cela faisait un tableautin des plus plaisants avec des personnages animés, à l’échelle de ceux de Téniers, qui s’agitaient ; tout le reste du musée distillait un ennui morne ; — les Invalides, le Louvre, et un extraordinaire endroit, situé tout contre le parc de Montsouris, qui s’appelait le Géorama Universel : c’était un misérable jardin, que le propriétaire, un grand lascar vêtu d’alpaga, avait aménagé en carte de géographie. Les montagnes y étaient figurées par des rocailles ; les lacs, bien que cimentés, étaient à sec ; dans le bassin de la Méditerranée naviguaient quelques poissons rouges comme pour accuser l’exiguité de la botte italienne. Le professeur nous invitait à lui désigner les Karpathes, cependant que le lascar, une longue baguette à la main, soulignait les frontières, nommait des villes, dénonçait un tas d’ingéniosités indistinctes et saugrenues, exaltait son œuvre, insistant sur le temps qu’il avait fallu pour la mener à bien ; et, comme alors le professeur, au départ, le félicitait sur sa patience, il répliquait, d’un ton doctoral :

— La patience n’est rien sans l’idée.

Je suis curieux de savoir si tout cela existe encore ?


Parfois Monsieur Brunig lui-même, le sous-directeur, se joignait à nous, doublant Monsieur Vedel, qui s’effaçait alors avec déférence. C’est au Jardin des Plantes que Monsieur Brunig nous conduisait immanquablement ; et immanquablement, dans les sombres galeries des animaux empaillés (le nouveau muséum n’existait pas encore) il nous arrêtait devant la tortue luth qui, sous vitrine à part, occupait une place d’honneur ; il nous groupait en cercle autour d’elle et disait :

— Eh bien ! mes enfants. Voyons ! Combien a-t-elle de dents, la tortue ? (Il faut dire que la tortue, avec une expression naturelle et comme criante de vie, gardait, empaillée, la gueule entr’ouverte). Comptez bien. Prenez votre temps. Y êtes-vous ?

Mais on ne pouvait plus nous la faire ; nous la connaissions, sa tortue. N’empêche que, tout en pouffant, nous faisions mine de chercher ; on se bousculait un peu pour mieux voir. Dubled s’obstinait à ne distinguer que deux dents ; mais c’était un farceur. Le grand Wenz, les yeux fixés sur la bête, comptait à haute voix sans arrêter, et ce n’est que lorsqu’il dépassait soixante que Monsieur Brunig l’arrêtait avec ce bon rire spécial de celui qui sait se mettre à la portée des enfants, et, citant La Fontaine :

— « Vous n’en approchez point. » Plus vous en trouvez, plus vous êtes loin de compte. Il vaut mieux que je vous arrête. Je vais beaucoup vous étonner. Ce que vous prenez pour des dents ne sont que des petites protubérances cartilagineuses. La tortue n’a pas de dents du tout. La tortue est comme les oiseaux : elle a un bec.

Alors tous nous faisions : — Oooh ! par bienséance.


J’ai assisté trois fois à cette comédie. Nos parents, à Julien et à moi, donnaient deux sous à chacun, ces jours de sortie. Ils avaient discuté ensemble ; Maman n’aurait pas consenti à me donner plus que Madame Jardinier ne donnait à Julien ; comme leur situation était plus modeste que la nôtre, c’était à Madarmne Jardinier de décider.

— Qu’est-ce que vous voulez que ces enfants fassent avec cinquante centimes ? s’était-elle écriée. Et ma mère accordait que deux sous étaient « parfaitement suffisants. »

Ces deux sous étaient dépensés d’ordinaire à la boutique du Père Clément. Installée dans le jardin du Luxembourg, presque contre la grille d’entrée la plus voisine de l’École, ce n’était qu’une petite baraque de bois peinte en vert, exactement de la couleur des bancs. Le Père Clément, en tablier bleu, tout pareil aux anciens portiers des lycées, vendait des billes, des hannetons, des toupies, du coco, des bâtons de sucre à la menthe, à la pomme ou à la cerise, des cordonnets de réglisse enroulés sur eux-mêmes à la façon des ressorts de montre, des tubes de verre emplis de grains à l’anis blancs et roses, maintenus à chaque extrémité par de l’ouate rose et par un bouchon ; les grains d’anis n’étaient pas fameux, mais le tube, une fois vide, pouvait servir de sarbacane. C’est comme les petites bouteilles qui portaient des étiquettes : cassis, anisette, curacao, et qu’on n’achetait guère que pour le plaisir, ensuite, de se les suspendre à la lèvre comme des ventouses ou des sangsues. Julien et moi d’ordinaire nous partagions nos emplettes ; aussi l’un n’achetait-il jamais rien sans consulter l’autre.

L’année suivante, Madame Jardinier et ma mère estimèrent qu’elles pouvaient porter à cinquante centimes leurs libéralités hebdomadaires — largesse qui me permit enfin d’élever des vers à soie ; ceux-ci ne coûtaient pas si cher que les feuilles de mûrier pour leur nourriture, que je devais aller prendre deux fois par semaine chez un herboriste de la rue Saint-Sulpice. Julien, que les chenilles dégoûtaient, déclara que désormais il achèterait ce qui lui plaisait, de son côté et sans m’en rien dire. Cela jeta un grand froid entre nous, et, dans les sorties du mardi où il fallait aller deux par deux, chacun chercha un autre camarade.

Il y en avait un pour qui je m’étais épris d’une véritable passion. C’était un Russe. Il faudra que je recherche son nom sur les registres de l’École. Qui me dira ce qu’il est devenu ? Il était de santé délicate, pâle extraordinairement ; il avait les cheveux très blonds, assez longs, les yeux très bleus ; sa voix était musicale, que rendait chantante un léger accent. Unie sorte de poésie se dégageait de tout son être, qui venait je crois de ce qu’il se sentait faible et cherchait à se faire aimer. Il était peu considéré par les copains et participait rarement à leurs jeux ; pour moi, dès qu’il me regardait, je me sentais honteux de m’amuser avec les autres, et je me souviens de certaines récréations où, surprenant tout à coup son regard, je quittais tout net la partie pour venir auprès de lui. On s’en moquait. J’aurais voulu qu’on l’attaquât, pour avoir à le défendre. Aux classes de dessin, où il est permis de parler un peu à voix basse, nous étions l’un à côté de l’autre ; il me disait alors que son père était un grand savant très célèbre ; et je n’osais pas l’interroger sur sa mère ni lui demander pour quelles raisons il se trouvait à Paris. Un beau jour il cessa de venir, et personne ne sut me dire s’il était tombé malade ou reparti en Russie ; du moins une sorte de pudeur ou de timidité me retint de questionner les maîtres qui peut-être auraient pu me renseigner, et je gardai secrète une des premières et des plus vives tristesses de ma vie.


Ma mère prenait grand soin que rien, dans les dépenses qu’elle faisait pour moi, ne me vînt avertir que notre situation de fortune était sensiblement supérieure à celle des Jardinier. Mes vêtements, en tout point pareils à ceux de Julien, venaient comme les siens de la Belle Jardinière. J’étais extrêmement sensible à l’habit, et souffrais beaucoup d’être toujours hideusement fagoté. En costume marin avec un béret, ou bien en complet de velours, j’eusse été aux anges ! Mais le genre « marin » non plus que le velours ne plaisait à Madame Jardinier. Je portais donc de petits vestons étriqués, des pantalons courts, serrés aux genoux et des chaussettes à raies ; chaussettes trop courtes, qui formaient tulipe et retombaient désolément, ou rentraient se cacher dans les chaussures. J’ai gardé pour la fin le plus horrible : c’était la chemise empesée. Il m’a fallu attendre d’être presque un homme déjà pour obtenir qu’on ne m’empesât plus mes devants de chemise.

C’était l’usage, la mode, et l’on n’y pouvait rien. Et si j’ai fini pourtant par obtenir satisfaction, c’est tout bonnement parce que la mode a changé. Qu’on imagine un malheureux enfant qui, tous les jours de l’année, pour le jeu comme pour l’étude, porte, à l’insu du monde et cachée sous sa veste, une espèce de cuirasse blanche et qui s’achevait en carcan ; car la blanchisseuse empesait également, et pour le même prix sans doute, le tour-du-cou contre quoi venait s’ajuster le faux-col ; pour peu que celui-ci, un rien plus large ou plus étroit, n’appliquât pas exactement sur la chemise (ce qui neuf fois sur dix était le cas) il se formait des plis cruels ; et pour peu que l’on suât, le plastron devenait atroce. Allez donc faire du sport dans un accoutrement pareil ! Un ridicule petit chapeau-melon complétait l’ensemble… Ah ! les enfants d’aujourd’hui ne connaissent pas leur bonheur !

Pourtant j’aimais courir, et, après Adrien Monod, j’étais le champion de la classe. À la gymnastique, j’étais même meilleur que lui pour grimper au mât et à la corde ; j’excellais aux anneaux, à la barre fixe, aux barres parallèles ; mais je ne valais plus rien au trapèze, qui me donnait le vertige. Les beaux soirs d’été, j’allais retrouver quelques camarades dans une grande allée du Luxembourg, celle qui s’achevait à la boutique du père Clément ; on jouait au ballon. Ce n’était pas encore, hélas ! le foot-ball ; le ballon était tout pareil, mais les règles étaient sommaires, et, tout au contraire du foot-ball, il était défendu de se servir des pieds. Tel qu’il était, ce jeu nous passionnait.

Mais je n’en avais pas fini avec la question du costume : À la mi-carême, chaque année, le Gymnase Pascaud donnait un bal aux enfants de sa clientèle ; c’était un bal costumé. Dès que je vis que ma mère me laisserait y aller, dès que j’eus cette fête en perspective, l’idée de devoir me déguiser me mit la tête à l’envers. Je tâche à m’expliquer ce délire. Quoi ! se peut-il qu’une dépersonnalisation puisse déjà promettre une telle félicité ? À cet âge déjà ? Non : Le plaisir plutôt d’être en couleur, d’être brillant, d’être baroque, de jouer à paraître qui l’on n’est pas… Ma joie fut infiniment rafraîchie lorsque j’entendis Madame Jardinier déclarer que, quant à Julien, elle le mettrait en pâtissier.

— Ce qui importe, pour ces enfants, expliquait-elle à ma mère (et ma mère aussitôt acquiesçait) c’est d’être costumés, n’est-ce pas ? Peu leur importe le costume.

Dès lors je savais ce qui m’attendait ; car ces deux dames, consultant un catalogue de la Belle Jardinière, découvraient que le costume de « pâtissier » — tout au bas d’une liste qui commençait par le « petit marquis », et continuait decrescendo en passant par le « cuirassier », le « polichinelle », le « spahis », le « lazzarone » — de « pâtissier », dis-je, était « vraiment pour rien ».

Avec mon tablier de calicot, mes manches de calicot, ma barrette de calicot, j’avais l’air d’un mouchoir de poche. Je paraissais si triste que maman voulut bien me prêter une casserole de la cuisine, une vraie casserole de cuivre, et qu’elle glissa dans ma ceinture une cuillère à sauce, pensant relever un peu par ces attributs l’insipidité de mon travestissement prosaïque. Et, de plus, elle avait empli de croquignoles la poche de mon tablier : « pour que je puisse en offrir ».

Sitôt entré dans la salle de bal, je pus constater que les « petits pâtissiers » étaient au nombre d’une vingtaine ; on aurait dit un pensionnat. La casserole trop grande me gênait beaucoup ; j’en étais empêtré ; et pour achever ma confusion, voici que, tout à coup, je tombai amoureux, oui, positivement amoureux d’un garçonnet un peu plus âgé que moi, qui devait me laisser un souvenir ébloui de sa sveltesse, de sa grâce et de sa volubilité.

Il était costumé en diablotin, ou en clown, c’est-à-dire qu’un maillot noir pailleté d’acier moulait exactement son corps gracile. Tandis qu’on se pressait pour le voir, lui sautait, cabriolait, faisait mille tours, comme ivre de succès et de joie ; il avait l’air d’un sylphe ; je ne pouvais déprendre de lui mes regards. J’eusse voulu attirer les siens, et tout à la fois je les craignais, à cause de mon accoutrement ridicule ; et je me sentais laid, misérable. Entre deux pirouettes, il souffla, s’approcha d’une dame qui devait être sa mère, lui demanda un mouchoir et, pour s’éponger, car il était en nage, souleva le serre-tête noir qui fixait sur son front deux petites cornes de chevreau ; je m’approchai de lui et gauchement lui offris quelques croquignoles. Il dit : Merci ; en prit une distraitement et tourna les talons aussitôt. Je quittai le bal peu après, la mort dans l’âme, et, de retour à la maison, il me prit une telle crise de désespoir, que ma mère me promit, pour l’an prochain, un costume de « lazzarone ». Oui, ce costume du moins me convenait ; peut-être qu’il plairait au clown… Au bal suivant, je fus donc en « lazzarone » ; mais lui, le clown, n’était plus là.


Je ne cherche plus à comprendre pour quelles raisons ma mère, quand je commençai ma huitième, me mit pensionnaire. L’Ecole Alsacienne, qui s’élevait contre l’internat des lycées, n’avait pas de dortoirs ; mais elle encourageait ses professeurs à prendre, chacun, un petit nombre de pensionnaires. C’est chez Monsieur Vedel que j’entrai, bien que je ne fusse plus dans sa classe. Monsieur Vedel habitait la maison de Sainte-Beuve, de qui le buste, au fond d’un petit couloir-vestibule, m’intriguait. Il présentait à mon étonnement cette curieuse sainte sous l’aspect d’un vieux Monsieur, l’air paterne et le chef couvert d’une toque à gland. Monsieur Vedel nous avait bien dit que Sainte-Beuve était un grand critique ; mais il y a des bornes à la crédulité d’un enfant.

Nous étions cinq ou six pensionnaires, dans deux ou trois chambres. Je partageais une chambre du second avec un grand être apathique, exsangue et de tout repos, qui s’appelait Roseau. Des autres camarades je ne me souviens guère… Si : de Barnett l’Américain, pourtant, que j’avais admiré sur les bancs de la classe quand, au lendemain de son entrée à l’Ecole, il s’était fait des moustaches avec de l’encre. Il portait une vareuse flottante et de larges pantalons courts ; son visage était grêlé, mais extraordinairement ouvert et rieur ; tout son être éclatait de joie, de santé et d’une espèce de turbulence intérieure qui le faisait inventer sans cesse quelque excentricité pleine de risques, par quoi il s’auréolait de prestige à mes yeux, et positivement m’enthousiasmait. Il essuyait toujours sa plume à ses cheveux en broussaille. Le premier jour qu’il entra chez Vedel, dans le petit jardin derrière la maison, où nous prenions notre récréation après les repas, il se campa tout au milieu, le torse glorieusement rejeté en arrière et, sous nos yeux à tous, en hauteur, il pissa. Nous étions consternés par son cynisme.

Ce petit jardin fut le théâtre d’un pugilat. À l’ordinaire j’étais calme, plutôt trop doux et je detestais les peignées, convaincu sans doute que j’y aurais toujours le dessous. Je gardais cuisant encore le souvenir d’une aventure qu’il faut que je raconte ici : En rentrant de l’Ecole à travers le Luxembourg et passant, contrairement à mon habitude, par la grille en face du petit jardin, ce qui ne me déroutait pas beaucoup, j’avais croisé un groupe d’élèves, de l’Ecole Communale sans doute, pour qui les élèves de l’Ecole Alsacienne représentaient de haïssables aristos. Ils étaient à peu près de mon âge, mais sensiblement plus costaux. Je surpris au passage des ricanements, des regards narquois ou chargés de fiel, et continuais ma route du plus digne que je pouvais ; mais voici que le plus gaillard se détache du groupe et vient à moi. Mon sang tombait dans mes talons. Il se met devant moi. Je balbutie :

— Qu’est-ce… qu’est-ce que vous me voulez ?

Il ne répond rien, mais emboîte le pas à ma gauche.

Je gardais, tout en marchant, les yeux fichés en terre, mais sentais son regard qui me braquait ; et, dans mon dos je sentais le regard des autres. J’aurais voulu m’asseoir. Tout à coup :

— Tiens ! Voilà ce que je veux ! dit-il en m’envoyant son poing dans l’œil.

J’eus un éblouissement et m’en allai dinguer au pied d’un marronnier, dans cet espace creux réservé pour l’arrosement des arbres ; d’où je sortis plein de boue et de confusion. L’œil poché me faisait très mal. Je ne savais pas encore à quel point l’œil est élastique et croyais qu’il était crevé. Comme les larmes en jaillissaient avec abondance : « C’est cela, pensais-je : il se vide. » — Mais ce qui m’était plus douloureux encore, c’étaient les rires des autres, leurs quolibets, et les applaudissements qu’ils adressaient à mon agresseur.

Au demeurant je n’aurais pas plus aimé donner des coups que je n’aimais d’en recevoir. Tout de même, chez Vedel, il y avait un grand sacré rouquin au front bas, dont le nom m’est heureusement sorti de la mémoire, qui abusait un peu trop de mon pacifisme. Deux fois, trois fois, j’avais supporté ses sarcasmes ; mais voilà que, tout à coup, la sainte rage me prit ; je sautai sur lui, l’empoignai ; les autres cependant se rangeaient en cercle. Il était passablement plus grand et plus fort que moi ; mais j’avais pour moi sa surprise ; et puis je ne me connaissais plus ; ma fureur décuplait mes forces ; je le cognai, le bousculai, le tombai tout aussitôt. Puis, quand il fut à terre, ivre de mon triomphe je le traînai à la manière antique, ou que je croyais telle, je le traînai par la tignasse, dont il perdit une poignée. Et même je fus un peu dégoûté de ma victoire, à cause de tous ces cheveux gras qu’il me laissait entre les doigts ; mais stupéfait d’avoir pu vaincre ; cela me paraissait auparavant si impossible qu’il avait bien fallu que j’eusse perdu la tête pour m’y risquer. Le succès me valut la considération des autres et m’assura la paix pour longtemps. Du coup je me persuadai qu’il est bien des choses qui ne paraissent impossible que tant qu’on ne les a pas tentées.


Nous avions passé une partie du mois de septembre aux environs de Nîmes, dans la propriété du beau-père de mon oncle Charles Gide qui venait de se marier. Mon père avait rapporté de là une indisposition qu’on affectait d’attribuer aux figues. De vrai, le désordre était dû à de la tuberculose intestinale ; et ma mère, je crois, le savait ; mais la tuberculose est une maladie qu’en ce temps on espérait guérir en ne la reconnaissant pas. Au reste mon père était sans doute déjà trop atteint pour qu’on pût espérer triompher du mal. Il s’éteignit assez doucement le 28 octobre de cette année (1880).

Je n’aï pas souvenir de l’avoir vu mort ; mais peu de jours avant sa fin, sur le lit qu’il ne quittait plus. Un gros livre était devant lui, sur les draps, tout ouvert, mais retourné, de sorte qu’il ne présentait que son dos de basane ; mon père avait dû le poser ainsi au moment où j’étais entré. Ma mère m’a dit plus tard que c’était un Platon. J’étais chez Vedel. On vint me chercher ; je ne sais plus qui ; Anna peut-être. En route j’appris tout. Mais mon chagrin n’éclata que lorsque je vis ma mère en grand deuil. Elle ne pleurait pas ; elle se contenait devant moi ; mais je sentais qu’elle avait beaucoup pleuré. Je sanglotai dans ses bras. Elle craignait pour moi un ébranlement nerveux trop fort et voulut me faire prendre un peu de thé. J’étais sur ses genoux ; elle tenait la tasse, en levait une cuillerée qu’elle me tendait, et je me souviens qu’elle disait, en prenant sur elle de sourire :

— Voyons ! celle-ci va-t-elle arriver à bon port ?

Et je me sentis soudain tout enveloppé par cet amour, qui désormais se refermait sur moi.

Quant à la perte que j’avais faite, comment l’eussé-je réalisée ? Je parlerais de mes regrets, mais hélas ! j’étais surtout sensible à l’espèce de prestige dont ce deuil me revêtait aux yeux de mes camarades. Songez donc ! Chacun d’eux m’avait écrit, tout comme avait fait chacun des collègues de mon père après qu’il avait été décoré ! Puis j’appris que mes cousines allaient venir ! Ma mère avait décidé que je n’assisterais pas à la cérémonie funèbre ; pendant que mes oncles et mes tantes, avec maman, suivraient le char, Emmanuèle et Suzanne resteraient à me tenir compagnie. Le bonheur de les revoir l’emportait presque, ou tout à fait, sur mon chagrin. Il est temps que je parle d’elles.