Si le grain ne meurt/Partie I/II

Si le grain ne meurt
Éditions de la N.R.F. (p. 51-94).
III  ►


II


J’imagine le dépaysement de ma mère, lorsque, sortant pour la première fois du confortable milieu de la rue de M… elle accompagna mon père à Uzès. Il semblait que le progrès du siècle eût oublié la petite ville ; elle était sise à l’écart et ne s’en apercevait pas. Le chemin de fer ne menait que jusqu’à Nîmes, ou tout au plus à Remoulins, d’où quelque guimbarde achevait le trimballement. Par Nîmes le trajet était sensiblement plus long, mais la route était beaucoup plus belle. Au pont Saint-Nicolas elle traversait le Gardon ; c’était la Palestine, la Judée. Les bouquets des cistes pourpres ou blancs chamarraient la rauque garrigue, que les lavandes embaumaient. Il soufflait par là-dessus un air sec, hilarant, qui nettoyait la route en empoussiérant l’alentour. Notre voiture faisait lever d’énormes sauterelles qui tout à coup déployaient leurs membranes bleues, rouges ou grises, un instant papillons légers, puis retombaient un peu plus loin, ternes et confondues, parmi la broussaille et la pierre.

Aux abords du Gardon croissaient des asphodèles, et, dans le lit même du fleuve, presque partout à sec, une flore quasi tropicale… Ici je quitte un instant la guimbarde ; il est des souvenirs qu’il faut que j’accroche au passage, que je ne saurais sinon où placer. Comme je le disais déjà, je les situe moins aisément dans le temps que dans l’espace, et par exemple ne saurais dire en quelle année Anna vint nous rejoindre à Uzès, que sans doute ma mère était heureuse de lui montrer ; mais ce dont je me souviens avec précision c’est de l’excursion que nous fîmes du pont Saint-Nicolas à tel village non loin du Gardon, où nous devions retrouver la voiture :

Aux endroits encaissés, au pied des falaises ardentes qui réverbéraient le soleil, la végétation était si luxuriante que l’on avait peine à passer. Anna s’émerveillait aux plantes nouvelles, en reconnaissait qu’elle n’avait encore jamais vues à l’état sauvage, — et j’allais dire : en liberté — comme ces triomphants daturas qu’on nomme des « trompettes de Jéricho », dont sont restées si fort gravées dans ma mémoire, auprès des lauriers roses, la splendeur et l’étrangeté. On avançait prudemment à cause des serpents, inoffensifs du reste pour la plupart, dont nous vîmes plusieurs s’esquiver. Mon père musait et s’amusait de tout. Ma mère, consciente de l’heure, nous talonnait en vain. Le soir tombait déjà quand enfin nous sortîmes d’entre les berges du fleuve. Le village était encore loin, dont faiblement parvenait jusqu’à nous le son angélique des cloches ; pour s’y rendre, un indistinct sentier hésitait à travers la brousse… Qui me lit va douter si je n’ajoute pas aujourd’hui tout ceci ; mais non : cet angélus, je l’entends encore ; je revois ce sentier charmant, les roseurs du couchant et, montant du lit du Gardon, derrière nous, l’obscurité envahissante. Je m’amusais d’abord des grandes ombres que nous faisions ; puis tout se fondit dans le gris crépusculaire, et je me laissai gagner par l’inquiétude de ma mère. Mon père et Anna, tout à la beauté de l’heure, flânaient, peu soucieux du retard. Je me souviens qu’ils récitaient des vers ; ma mère trouvait que « ce n’était pas le moment » et s’écriait : — Paul, vous réciterez cela quand nous serons rentrés.

Dans l’appartement de ma grand’mère, toutes les pièces se commandaient ; de sorte que, pour gagner leur chambre, mes parents devaient traverser la salle à manger, le salon, et un autre salon plus petit où l’on avait dressé mon lit. Achevait-on le tour, on trouvait un petit cabinet de toilette, puis la chambre de grand’mère, qu’on gagnait également de l’autre côté, en passant par la chambre de mon oncle. Celle-ci rejoignait le palier, sur lequel ouvraient également la cuisine et la salle à manger. Les fenêtres des deux salons et de la chambre de mes parents regardaient l’esplanade ; les autres ouvraient sur une étroite cour que l’appartement ceinturait ; seule la chambre de mon oncle donnait, de l’autre côté de la maison, sur une obscure ruelle, tout au bout de laquelle on voyait un coin de la place du marché. Sur le rebord de sa fenêtre, mon oncle s’occupait à d’étranges cultures : dans de mystérieux bocaux cristallisaient, autour de tiges rigides, ce qu’il m’expliquait être des sels de zinc, de cuivre ou d’autres métaux ; il m’enseignait que, d’après le nom du métal, ces implacables végétations étaient dénommées arbres de Saturne, de Jupiter, etc. Mon oncle, en ce temps-là, ne s’occupait pas encore d’économie politique ; j’ai su depuis que l’astronomie surtout l’attirait alors, vers quoi le poussaient également son goût pour les chiffres, sa taciturnité contemplative et ce déni de l’individuel et de toute psychologie qui fit bientôt de lui l’être le plus ignorant de soi-même et d’autrui que je connaisse. C’était alors (je veux dire : au temps de ma première enfance) un grand jeune homme aux cheveux noirs, longs et plaqués en mèches derrière les oreilles, un peu myope, un peu bizarre, silencieux et on ne peut plus intimidant. Ma mère l’irritait beaucoup par les constants efforts qu’elle faisait pour le dégeler ; il y avait chez elle plus de bonne volonté que d’adresse, et mon oncle, peu capable ou peu désireux de lire l’intention sous le geste, se préparait déjà à n’être séduit que par des faiseurs. On eût dit que mon père avait accaparé toute l’aménité dont pouvait disposer la famille, de sorte que rien plus ne tempérait, des autres membres, l’air coriace et refrogné.

Mon grand’père était mort depuis assez longtemps lorsque je vins au monde ; mais ma mère l’avait pourtant connu, car je ne vins au monde que six ans après son mariage. Elle m’en parlait comme d’un huguenot austère, entier, très grand, très fort, anguleux, scrupuleux à l’excès, rigide, et poussant la confiance en Dieu jusqu’au sublime. Ancien président du tribunal d’Uzès, il s’occupait alors presque uniquement de bonnes œuvres et de l’instruction morale et religieuse des catéchumènes.

En plus de Paul, mon père, et de mon oncle Charles, Tancrède Gide avait eu plusieurs enfants qu’il avait tous perdus en bas âge, l’un d’une chute sur la tête, l’autre d’une insolation, un autre encore d’un rhume mal soigné ; mal soigné pour les mêmes raisons apparemment qui faisaient qu’il ne se soignait pas lui-même. Lorsqu’il tombait malade, ce qui du reste était peu fréquent, il prétendait ne recourir qu’à la prière ; il considérait l’intervention du médecin comme indiscrète, voire impie, et mourut sans avoir admis qu’on l’appelât.

Certains s’étonneront peut-être qu’aient pu se conserver si tard ces formes incommodes et quasi paléontologiques de l’humanité ; mais la petite ville d’Uzès était conservée tout entière ; des outrances comme celles de mon grand’père n’y faisalent assurément point tache ; tout y était à l’avenant ; tout les expliquait, les motivait, les encourageait au contraire, les faisait sembler naturelles ; et je pense du reste qu’on les eût retrouvées à peu près les mêmes dans toute la région cévenole, encore mal ressuyée des cruelles dissensions religieuses qui l’avaient si fort et si longuement tourmentée. Cette étrange aventure m’en persuade, qu’il faut que je raconte aussitôt, bien qu’elle soit de ma vingtième année :

J’étais parti d’Uzès au matin, répondant à l’invitation de Guillaume Granier, mon cousin, pasteur aux environs d’Anduze. Je passai près de lui la journée. Avant de me laisser partir, il me sermonna, pria avec moi, pour moi, me bénit, ou du moins pria Dieu de me bénir… mais ce n’est point pourquoi j’ai commencé ce récit. — Le train devait me ramener à Uzès pour dîner ; mais je lisais le Cousin Pons. C’est peut-être, de tant de chefs-d’œuvre de Balzac, celui que je préfère ; c’est en tout cas celui que j’ai le plus souvent relu. Or, ce jour-là, je le découvrais. J’étais dans le ravissement, dans l’extase, ivre, perdu…

La tombée de la nuit interrompit enfin ma lecture. Je pestai contre le wagon qui n’était pas éclairé ; puis m’avisai qu’il était en panne ; les employés, qui le croyaient vide, l’avaient remisé sur une voie de garage. — Vous ne saviez donc pas qu’il fallait changer ? dirent-ils On a pourtant assez appelé ! Mais vous dormiez sans doute. Vous n’avez qu’à recommencer, car il ne part plus de train d’ici demain.

Passer la nuit dans cet obscur wagon n’avait rien d’enchanteur ; et puis je n’avais pas dîné. La gare était loin du village et l’auberge m’attirait moins que l’aventure ; au surplus je n’avais sur moi que quelques sous. Je partis sur la route, au hasard, et me décidai à frapper à la porte d’un mas assez grand, d’aspect propre et accueillant. Une femme m’ouvrit, à qui je racontai que je m’étais perdu, que d’être sans argent ne m’empêchait pas d’avoir faim et que peut-être on serait assez bon pour me donner à manger et à boire ; après quoi je regagnerais mon wagon remisé, où je patienterais jusqu’au lendemain.

Cette femme qui m’avait ouvert ajouta vite un couvert à la table déjà servie. Son mari n’était point là ; son vieux père, assis au coin du feu, car la pièce servait également de cuisine, était resté penché vers l’âtre sans rien dire, et son silence, qui me paraissait réprobateur, me gênait. Soudain je remarquai sur une sorte d’étagère une grosse bible, et, comprenant que je me trouvais chez des protestants, je leur nommai celui que je venais d’aller voir. Le vieux se redressa tout aussitôt ; il connaissait mon cousin le pasteur ; même il se souvenait fort bien de mon grand’père. La manière dont il m’en parla me fit comprendre quelle abnégation, quelle bonté pouvait habiter la plus rude enveloppe, aussi bien chez mon grand’père que chez ce paysan lui-même, à qui j’imaginais que mon grand’père avait dû ressembler, d’aspect extrêmement robuste, à la voix sans douceur, mais vibrante, au regard sans caresse, mais droit.

Cependant les enfants rentraient du travail, une grande fille et trois fils ; plus fins, plus délicats que l’aïeul ; beaux, mais déjà graves et même un peu froncés. La mère posa la soupe fumante sur la table, et, comme à ce moment je parlais, d’un geste discret elle arrêta ma phrase, et le vieux dit le bénédicité.

Ce fut pendant le repas qu’il me parla de mon grand’père ; son langage était à la fois imagé et précis ; je regrette de n’avoir pas noté de ses phrases. Quoi ! ce n’est là, me redisais-je, qu’une famille de paysans ! quelle élégance, quelle vivacité, quelle noblesse, auprès de nos épais cultivateurs de Normandie ! Le souper fini, je fis mine de repartir ; mais mes hôtes ne l’entendaient pas ainsi. Déjà la mère s’était levée ; l’aîné des fils coucherait avec un de ses frères ; j’occuperais sa chambre et son lit, auquel elle mit des draps propres, rudes et qui sentaient délicieusement la lavande. La famille n’avait pas l’habitude de veiller tard, ayant celle de se lever tôt ; au demeurant je pourrais rester à lire encore s’il me plaisait. — « Mais, dit le vieux, vous permettrez que nous ne dérangions pas nos habitudes — qui ne seront pas pour vous étonner, puisque vous êtes le petit de Monsieur Tancrède ».

Alors il alla chercher la grosse bible que j’avais entrevue, et la posa sur la table desservie. Sa fille et ses petits-enfants se rassirent à ses côtés devant la table, dans une attitude recueille qui leur était naturelle. L’aïeul ouvrit le livre saint et lut avec solennité un chapitre des évangiles, puis un psaume ; après quoi chacun se mit à genoux devant sa chaise, lui seul excepté, que je vis demeurer debout, les yeux clos, les mains posées à plat sur le livre refermé. Il prononça une courte prière d’action de grâces, très digne, très simple et sans requêtes, où je me souviens qu’il remercia Dieu de m’avoir indiqué sa porte, et cela d’un tel ton que tout mon cœur s’associait à ces paroles. Pour achever, il récita « Notre Père » ; puis il y eut un instant de silence, après quoi seulement chacun des enfants se releva. Cela était si beau, si tranquille, et ce baiser de paix si glorieux, qu’il posa sur le front de chacun d’eux ensuite, que, m’approchant de lui moi aussi, je tendis à mon tour mon front.

Ceux de la génération de mon grand’père gardaient vivant encore le souvenir des persécutions qui avaient martelé leurs aïeux, ou du moins certaine tradition de résistance ; un grand raidissement intérieur leur restait de ce qu’on avait voulu les plier. Chacun d’eux entendait distinctement le Christ lui dire, et au petit troupeau tourmenté : Vous êtes le sel de la terre ; or si le sel perd sa saveur, avec quoi la lui rendra-t-on ?..

Et il faut reconnaître que le culte protestant de la petite chapelle d’Uzès présentait, du temps de mon enfance encore, un spectacle particulièrement savoureux. Oui, j’ai pu voir encore les derniers représentants de cette génération de tutoyeurs de Dieu assister au culte avec leur grand chapeau de feutre sur la tête, qu’ils gardaient durant toute la pieuse cérémonie, qu’ils soulevaient au nom de Dieu, lorsque l’invoquait le pasteur, et n’enlevaient qu’à la récitation de « Notre Père… » Un étranger s’en fût scandalisé comme d’un irrespect, qui n’eût pas su que ces vieux huguenots gardaient ainsi la tête couverte en souvenir des cultes en plein air et sous un ciel torride, dans les replis secrets des garrigues, du temps que le service de Dieu selon leur foi présentait, s’il était surpris, un inconvénient capital.

Puis, l’un après l’autre, ces mégathériums disparurent. Quelque temps après eux, survécurent encore les veuves. Elles ne sortaient plus que le Dimanche, pour l’église ; c’est à dire aussi pour s’y retrouver. Il y avait là ma grand’mère, Madame Abauzit son amie, Madame Vincent et deux autres vieillardes dont je ne sais plus le nom. Un peu avant l’heure du culte, des servantes presque aussi vieilles que leur maîtresse, apportaient les chaufferettes de ces dames, qu’elles posaient devant leur banc. Puis, à l’heure précise, les veuves faisaient leur entrée, tandis que le culte commençait. À moitié aveugles, elles ne se reconnaissaient point avant la porte, mais seulement une fois dans le banc ; tout au plaisir de la rencontre, elles commençaient en chœur d’extraordinaires effusions, mélange de congratulations, de réponses et de questions, chacune, sourde comme un pot, n’entendant rien de ce que lui disait sa commère ; et leurs voix mêlées, durant quelques instants, couvraient complètement celle du malheureux pasteur. Certains s’en seraient indignés qui, en souvenir des époux, excusaient les veuves ; d’autres, moins rigoristes, s’en amusaient ; des enfants s’esclaffaient ; pour moi, un peu gèné, je demandais à n’être point assis à côté de ma grand’mère. Cette petite comédie recommençait chaque dimanche ; on ne pouvait rêver rien de plus grotesque ni de plus touchant.

Jamais je ne saurai dire combien ma grand’mère était vieille. Du plus loin que je la revois, il ne restait rien plus en elle qui permît de reconnaître ou d’imaginer ce qu’elle avait pu être autrefois. Il semblait qu’elle n’eût jamais été jeune, qu’elle ne pouvait pas l’avoir été. D’une santé de fer, elle survécut non seulement à son mari, mais puis à son fils aîné, mon père ; et longtemps encore, ensuite, nous retournions à Uzès, ma mère et moi, aux vacances de Pâques, pour la retrouver d’année en année la même, à peine un peu plus sourde, car pour plus ridée, depuis longtemps cela n’était plus possible.

Certainement la chère vieille se mettait en quatre pour nous recevoir ; mais c’est précisément pourquoi je ne suis pas assuré que notre présence lui fût bien agréable. Au demeurant la question ne se posait pas ainsi ; il s’agissait moins, pour ma mère, de faire plaisir à quelqu’un, que d’accomplir un devoir, un rite — comme cette lettre solennelle à ma grand’mère, qu’elle me contraignait d’écrire au nouvel an et qui m’empoisonnait cette fête. D’abord je tâchais d’esquiver, je discutais :

— Mais qu’est-ce que tu veux que ça lui fasse, à bonne maman, de recevoir ou non une lettre de moi ?

— Là n’est pas la question, disait ma mère ; tu n’as pas tant d’obligations dans la vie ; tu dois t’y soumettre.

Alors je commençais de pleurer.

— Voyons, mon poulot, reprenait-elle, sois raisonnable : songe à cette pauvre grand’mère qui n’a pas d’autre petit-fils.

— Mais qu’est-ce que tu veux que je lui dise ? hurlais-je à travers mes sanglots.

— N’importe quoi. Parle-lui de tes cousines ; de tes petits amis Jardinier.

— Mais puisqu’elle ne les connaît pas.

— Raconte-lui ce que tu fais.

— Mais tu sais bien que ça ne l’amusera pas.

— Enfin, mon petit, c’est bien simple : tu ne sortiras pas d’ici (c’était la salle d’études de la rue de M…) avant d’avoir écrit cette lettre.

— Mais…

— Non, mon enfant ; je ne veux plus discuter.

À la suite de quoi ma mère s’enfermait dans le mutisme. Je lanternais quelque temps encore, puis commençais à me torsionner le cerveau au-dessus de mon papier blanc.

Le fait est que plus rien ne semblait devoir intéresser ma grand’mère. À chaque séjour que nous faisions à Uzès pourtant, par gentillesse je crois pour ma mère qui venait s’asseoir auprès d’elle, sa tapisserie à la main ou un livre, elle faisait un grand effort de mémoire et, de quart d’heure en quart d’heure, rappelant enfin le nom d’un de nos cousins normands :

— Et les Widmer, comment vont-ils ?

Ma mère la renseignait avec une patience infinie, puis repartait dans sa lecture. Dix minutes après :

— Et Maurice Démarest, il n’est toujours pas marié ?

— Si ma mère ; celui qui n’est pas marié, c’est Albert ; Maurice est père de trois enfants ; trois filles. — Eh ! dites-moi, Juliette !.. Cette interjection n’avait rien d’interrogatif ; simple exclamation à tout usage, par laquelle ma grand’mère exprimait l’étonnement, l’approbation, l’admiration, de sorte qu’on l’obtenait en réflexe de quoi que ce fût qu’on lui dît ; et quelque temps après l’avoir jetée, grand’mère restait encore le chef branlant, agité d’un mouvement méditatif de haut en bas ; on la voyait ruminer la nouvelle dans une sorte de mastication à vide qui ravalait et gonflait tour à tour ses pauvres gifles ridées. Enfin, quand tout était bien absorbé, et qu’elle renonçait pour un temps à inventer des questions nouvelles, elle reprenait sur ses genoux le tricot interrompu.

Grand’mère tricotait des bas ; c’est la seule occupation que je lui connusse. Elle tricotait tout le long du jour, à la manière d’un insecte ; mais comme elle se levait fréquemment pour aller voir ce que Rose faisait à la cuisine, elle égarait le bas sur quelque meuble, et je crois bien que personne ne lui en vit jamais achever un. Il y avait des commencements de bas dans tous les tiroirs, où Rose les remisait au matin, en faisant les pièces. Quant aux aiguilles, grand’mère en promenait toujours un faisceau, derrière l’oreille, entre son petit bonnet de tulle enrubanné, et le mince bandeau de ses cheveux gris jaunâtre.

Ma tante Anna, sa nouvelle bru, n’avait point pour grand’mère l’affectueuse et respectueuse indulgence de maman ; tout ce qu’elle désapprouvait, tout ce qui l’irritait chez mon oncle, elle en faisait sa mère responsable. Elle ne vint, je crois bien, qu’une seule fois à Uzès pendant que ma mère et moi y étions ; nous la surprîmes aussitôt qui faisait la rafle des bas.

— Huit ! j’en ai trouvé huit ! disait-elle à ma mère, à la fois amusée et exaspérée par tant d’incurie. Et le soir elle ne se retenait pas de demander à grand’mère pourquoi jamais elle n’en achevait un, une bonne fois ?

La pauvre vieille d’abord tâchait tout de même de sourire, puis tournait son inquiétude vers ma mère :

— Juliette ! Qu’est-ce qu’elle veut, Anna ?

Mais ma mère n’entrait pas dans le jeu, et c’est ma tante qui reprenait plus fort :

— Je demande, ma mère, pourquoi vous n’en achevez pas un, une fois, au lieu d’en commencer plusieurs ?

Alors la vieille, un peu piquée, serrait les lèvres, puis ripostait soudain :

— Achever, achever… Eh ! elle est bonne Anna !.. Il faut le temps !

La continuelle crainte de ma grand’mère était que nous n’eussions pas assez à manger. Elle qui ne mangeait presque rien elle-même, ma mère avait peine à la convaincre que quatre plats par repas nous suffisaient. Le plus souvent elle ne voulait rien entendre, s’échappait d’auprès de ma mère pour avoir avec Rose des entretiens mystérieux. Et dès qu’elle avait quitté la cuisine, ma mère s’y précipitait à son tour et, vite, avant que Rose fût partie au marché ; révisait le menu et décommandait les trois quarts.

— Eh ! bien, Rose ! ces gelinottes ? criait grand’mère, au déjeuner.

— Mais ma mère, nous avions ce matin les côtelettes. J’ai dit à Rose de garder les gelinottes pour demain.

La pauvre vieille était au désespoir.

— Les côtelettes ! Les côtelettes ! répétait-elle, affectant de rire. — Des côtelettes d’agneau ; il en faut six pour une bouchée…

Puis, par manière de protestation, elle se levait enfin, allait quérir dans une petite resserre, au fond de la salle à manger, pour parer à la désolante insuffisance du menu, quelque mystérieux pot de conserves, préparé pour notre venue. C’étaient le plus souvent des boulettes de porc, truffées, confites dans de la graisse, succulentes, qu’on appelait des « fricandeaux ». Ma mère naturellement refusait.

— Té ! le petit en mangera bien, lui !

— Mère, je vous assure qu’il a assez mangé comme ça.

— Pourtant ! vous n’allez pas le laisser mourir de faim ?…

(Pour elle, tout enfant qui n’éclatait pas, se mourait. Quand on lui demandait, plus tard, comment elle avait trouvé ses petits-fils, mes cousins, elle répondait invariablement, avec une moue :

— Bien maigres !)

Une bonne façon d’échapper à la censure de ma mère, c’était de commander à l’hôtel Béchard quelque tendre aloyau aux olives, ou, chez Fabregas le pâtissier, un vol-au-vent plein de quenelles, une floconneuse brandade, ou le traditionnel croûtillon au lard. Ma mère guerroyait aussi, au nom des principes d’hygiène, contre les goûts de ma grand’mère ; en particulier lorsque celle-ci, coupant le vol-au-vent, se réservait un morceau du fond.

— Mais, ma mère, vous prenez justement le plus gras !

— Eh ! faisait ma grand’mère, qui se moquait bien de l’hygiène — la croûte du fond…

— Permettez que je vous serve moi-même.

Et d’un œil résigné la pauvre vieille voyait écarter de son assiette le morceau qu’elle préférait.

De chez Fabregas arrivaient également des entremets, méritoires mais peu variés. À vrai dire on en revenait toujours à la sultane, dont aucun de nous n’était fou. La sultane avait forme de pyramide, que parfois surmontait, pour le faste, un petit ange en je ne sais quoi de blanc qui n’était pas comestible. La pyramide était composée de minuscules choux à la crème, enduits d’un caramel résistant qui les soudait l’un à l’autre et faisait que la cuillère les crevait plutôt que de les séparer. Un nuage de fils de caramel revêtait l’ensemble, l’écartait poétiquement de la gourmandise et poissait tout.

Grand’mère tenait à nous faire sentir que, faute de mieux seulement, elle nous offrait une sultane. Elle faisait la grimace. Elle disait :

— Eh ! Fabregas !.. Fabregas ! Il n’est pas varié !

Ou encore :

— Il se néglige.

Que ces repas duraient longtemps, pour moi toujours si impatient de sortir !

J’aimais passionnément la campagne aux environs d’Uzès, la vallée de la Fontaine d’Eure et, par dessus tout, la garrigue. Les premières années, Marie, ma bonne, accompagnait mes promenades. Je l’entraînais sur le « mont Sarbonnet », un petit mamelon calcaire, au sortir de la ville, où il était si amusant de trouver, sur les grandes euphorbes au suc blanc, de ces chenilles de sphinx qui ont l’air d’un turban défait et qui portent une espèce de corne sur le derrière ; ou, sur les fenouils à l’ombre des pins, ces autres chenilles, celles du machaon ou du flambé qui, dès qu’on les asticotait, faisaient surgir, au dessus de leur nuque, une sorte de trompe fourchue très odorante et de couleur inattendue. En continuant la route qui contourne le Sarbonnet, on gagnait les prés verdoyants que baigne la Fontaine d’Eure. Les plus mouillés d’entre eux s’émaillaient au printemps de ces gracieux narcisses blancs dits « du poète », qu’on appelle là-bas des courbadonnes. Aucun Uzétien ne songeait à les cueillir, ni ne se serait dérangé pour les voir ; de sorte que, dans ces prés toujours solitaires il y en avait une extraordinaire profusion ; l’air en était embaumé loin à la ronde ; certains penchaient leur face au dessus de l’eau, comme dans la fable que l’on m’avait apprise, et je ne voulais pas les cueillir ; d’autres disparaissaient à demi dans l’herbe épaisse ; mais le plus souvent, haut dressé sur sa tige, parmi le sombre gazon, chacun brillait comme une étoile. Marie, en bonne Suissesse, aimait les fleurs ; nous en rapportions des brassées.

La Fontaine d’Eure est cette constante rivière que les Romains avaient captée et amenée jusqu’à Nîmes par l’aqueduc fameux du Pont du Gard. La vallée où elle coule, à demi-cachée par des aulnes, en approchant d’Uzès, s’étrécit. Ô petite ville d’Uzès ! Tu serais en Ombrie, des touristes accourraient de Paris pour te voir ! Sise au bord d’une roche dont le dévalement brusque est occupé en partie par les ombreux jardins du duche ; leurs grands arbres, tout en bas, abritent dans le lacis de leurs racines les écrevisses de la rivière. Des terrasses de la Promenade ou du Jardin public, le regard, à travers les hauts micocouliers du duché, rejoint, de l’autre côté de l’étroite vallée, une roche plus abrupte encore, déchiquetée, creusée de grottes, avec des arcs, des aiguilles et des escarpements pareils à ceux des falaises marines ; puis au dessus, la garrigue rauque, toute dévastée de soleil.

Marie, qui se plaignait sans cesse de ses cors, montrait peu d’enthousiasme pour les sentiers raboteux de la garrigue ; mais bientôt enfin ma mère me laissa sortir seul et je pus escalader tout mon soûl.

On traversait la rivière à la Fon di biau (je ne sais si j’écris correctement ce qui veut dire, dans la langue de Mistral : fontaine aux bœufs) après avoir suivi quelque temps le bord de la roche, lisse et tout usée par les pas, puis descendu les degrés taillés dans la roche. Qu’il était beau de voir les lavandières y poser lentement leurs pieds nus, le soir, lorsqu’elles remontaient du travail, toutes droites, et la démarche comme anoblie par cette charge de linge blanc qu’elles portaient, à la manière antique, sur la tête. Et comme la « Fontaine d’Eure » était le nom de la rivière, je ne suis pas certain que, de même, ces mots « fon di biau » désignassent précisément une fontaine : je revois un moulin, une métairie qu’ombrageaient d’immenses platanes ; entre l’eau libre et l’eau qui travaillait au moulin, une sorte d’îlot où s’ébattait la basse-cour. À l’extrême pointe de cet îlot, je venais rêver ou lire, juché sur le tronc d’un vieux saule et caché par ses branches, surveillant les jeux aventureux des canards, délicieusement assourdi par le ronflement de la meule, le fracas de l’eau dans la roue, les mille chuchotis de la rivière, et plus loin, où lavaient les laveuses, le claquement rythmé de leurs battoirs.

Mais le plus souvent, brûlant la Fon di biau, je gagnais en courant la garrigue, vers où m’entraînait déjà cet étrange amour de l’inhumain, de l’aride qui, si longtemps, me fit préférer à l’oasis le désert. Les grands souffles secs, embaumés, l’aveuglante réverbération du soleil sur la roche nue, sont enivrants comme le vin. Et combien m’amusait l’escalade des roches ; la chasse aux mantes religieuses qu’on appelle là-bas des « prega-Diou », et dont les paquets d’œufs, conglutinés et pendus à quelque brindille, m’intriguaient si fort ; la découverte, sous les cailloux que je soulevais, des hideux scorpions, mille-pattes et scolopendres !

Les jours de pluie, confiné dans l’appartement, je faisais la chasse aux moustiques, ou démontais complètement les pendules de grand’mère, qui toutes s’étaient détraquées depuis notre dernier séjour ; rien ne m’absorbait plus que ce minutieux travail, et combien j’étais fier, après que je les avais remises en mouvement, d’entendre grand’mère s’écrier, en revoyant l’heure :

— Eh ! dites-moi, Juliette ! ce petit…

Mais le meilleur du temps de pluie, je le passais dans le grenier dont Rose me prêtait la clef. (C’est là que plus tard je lus Stello.) De la fenêtre du grenier on dominait les toits voisins ; près de la fenêtre, dans une grande cage en bois recouverte d’un sac, grand’mère engraissait des poulets pour la table. Les poulets ne m’intéressaient pas beaucoup, mais, dès qu’on restait un peu tranquille, on voyait paraître, entre l’encombrement de malles, d’objets sans noms et hors d’usage, d’un tas de poussiéreux débris, ou derrière la provision de bois et de sarments, les frimousses des petits chats de Rose, encore trop jeunes pour préférer, comme leur mère, au capharnaüm du grenier natal, la tiède quiétude de la cuisine, les caresses de Rose, l’âtre et le fumet du rôt tournant devant le feu de sarments.

Tant qu’on n’avait pas vu ma grand’mère on pouvait douter s’il y avait rien au monde de plus vieux que Rose ; c’était merveille qu’elle pût faire encore quelque service ; mais grand’mère en demandait si peu ! et, quand nous étions là, Marie aidait au ménage. Puis Rose enfin prit sa retraite, et avant que ma grand’mère se résignât à aller vivre à Montpellier chez mon oncle Charles, on vit se succéder chez elle les plus déconcertants spécimens ancillaires. L’une grugeait ; l’autre buvait ; la troisième était débauchée. Je me souviens de la dernière : une salutiste, dont, ma foi, l’on commençait d’être satisfait, lorsque ma grand’mère, certaine nuit d’insomnie, s’avisa d’aller chercher, dans le salon, le bas qu’elle achevait éternellement de tricoter. Elle était en jupon de dessous et en chemise ; sans doute flairait-elle quelque chose d’anormal ; elle entr’ouvrait avec précaution la porte du salon, le découvrait plein de lumières… Deux fois par semaine, la salutiste « recevait » ; c’était dans l’appartement de grand’mère d’édifiantes réunions, assez courues car, après le chant des cantiques, la salutiste offrait le thé. On imagine, au milieu de l’assemblée, l’entrée de ma grand’mère dans son accoutrement nocturne !.. C’est peu de temps après, qu’elle quitta définitivement Uzès.


Avant de quitter Uzès avec elle, je veux parler de la porte de la resserre, au fond de la salle à manger. Il y avait, dans cette porte très épaisse, ce qu’on appelle un nœud de bois, ou plus exactement, je crois, l’amorce d’une petite branche qui s’était trouvée prise dans l’aubier. Le bout de branche était parti et cela faisait, dans l’épaisseur de la porte, un trou rond de la largeur du petit doigt, qui s’enfonçait obliquement de haut en bas. Au fond du trou, on distinguait quelque chose de rond, de gris, de lisse, qui m’intriguait fort :

— Vous voulez savoir ce que c’est ? me dit Rose, tandis qu’elle mettait le couvert, car J’étais tout occupé à entrer mon petit doigt dans le trou, pour prendre contact avec l’objet. — C’est une bille, que votre papa a glissée là quand il avait votre âge, et que, depuis, on n’a jamais pu retirer.

Cette explication satisfit ma curiosité, mais tout en m’excitant davantage. Sans cesse je revenais à la bille ; en enfonçant mon petit doigt, je l’atteignais tout juste, mais tout effort pour l’attirer au dehors la faisait rouler sur elle-même, et mon ongle glissait sur sa surface lisse avec un petit grincement exaspérant…

L’année suivante, aussitôt de retour à Uzès, j’y revins. Malgré les moqueries de maman et de Marie, j’avais tout exprès laissé croître démesurément l’ongle de mon petit doigt, que d’emblée je pus insinuer sous la bille ; une brusque secousse, et la bille jaillit dans ma main.

Mon premier mouvement fut de courir à la cuisine et de chanter victoire ; mais, escomptant aussitôt le plaisir que je tirerais des félicitations de Rose, je l’imaginai si mince que cela m’arrêta. Je restai quelques instants devant la porte, contemplant dans le creux de ma main cette bille grise, désormais pareille à toutes les billes, et qui n’avait plus aucun intérêt dès l’instant qu’elle n’était plus dans son gîte. Je me sentis tout bête, tout penaud, pour avoir voulu faire le malin… En rougissant, je fis retomber la bille dans le trou (elle y est probablement encore) et allai me couper les ongles, sans parler de mon exploit à personne.


Il y a quelque dix ans, passant en Suisse, j’allai revoir ma pauvre vieille Marie dans son petit village de Lotzwyl où elle ne se décide pas à mourir. Elle m’a reparlé d’Uzès et de ma grand’mère, ravivant mes souvenirs ternis :

— À chaque œuf que vous mangiez, racontait-elle, votre bonne-maman ne manquait pas de s’écrier, qu’il fût au plat ou à la coque : — Eh ! laisse le blanc, petiton : il n’y a que le jaune qui compte ! — Et Marie, en bonne Suissesse, ajoutait : — Comme si le bon Dieu n’avait pas fait le blanc aussi pour être mangé !

Je ne compose pas ; je transcris mes souvenirs tout comme ils viennent et passe de ma grand’mère à Marie.

Je me souviens avec précision du jour où brusquement je m’avisai que Marie pouvait être jolie : c’était un jour d’été, à la Roque ; (comme il y a longtemps de cela !) nous étions sortis, elle et moi, pour cueillir des fleurs, dans la prairie qui s’étend par devant le jardin ; je marchais devant elle et venais de traverser le ruisseau ; alors je me retournai : Marie était encore sur le petit pont fait d’un tronc d’arbre, dans l’ombre du frêne qui abrite à cet endroit le ruisseau ; encore quelques pas, et soudain elle fut toute enveloppée de soleil ; elle tenait à la main un bouquet de reines-des-prés ; son visage, abrité par un chapeau de paille à larges bords, ne semblait tout entier qu’un sourire ; je m’écriai :

— Pourquoi ris-tu ?

Elle répondit :

— Pour rien. Il fait beau. — Et la vallée aussitôt s’emplit visiblement d’amour et de bonheur.

Dans ma famille on a toujours tenu très serré les domestiques. Ma mère, qui se croyait volontiers une responsabilité morale sur ceux à qui elle s’intéressait, n’aurait souffert aucune intrigue qu’un hymen ne vînt consacrer. C’est sans doute pourquoi Je n’ai jamais connu à Marie d’autre passion que celle que je surpris pour Delphine, notre cuisinière, et que ma mère, certes, n’eût jamais osé soupçonner. Il va sans dire que moi-même je ne m’en rendis point nettement compte au moment même, et que je ne m’expliquai que longtemps ensuite les transports de certaine nuit ; mais pourtant je ne sais quel obscur instinct me retint d’en parler à ma mère :

Rue de Tournon, ma chambre, je l’ai dit, donnait sur la cour, à l’écart ; elle était assez vaste, et, comme toutes les pièces de l’appartement, fort haute ; de sorte que, dans cette hauteur trouvaient place, à côté de ma chambre, au bout d’un couloir qui reliait ma chambre à l’appartement, une sorte d’office qui servait de salle de bains, où je fis plus tard mes expériences de chimie ; et par dessus l’office, la chambre de Marie. On accédait à cette chambre par un petit escalier intérieur qui partait de ma chambre même et s’élevait, derrière une cloison, contre mon lit. L’office et la chambre de Marie avaient d’autre part une sortie sur un escalier de service. Rien de plus difficile ni de plus ennuyeux qu’une description de lieux ; mais celle-ci sans doute était nécessaire pour expliquer ce qui suit… Mais il faut d’abord que je dise que notre cuisinière, qui avait nom Delphine, venait de se fiancer au cocher de nos voisins de campagne. Elle allait quitter notre maison pour toujours. Or, la veille de son départ je fus réveillé, au cœur de la nuit, par les bruits les plus étranges. J’allais appeler Marie, lorsque je m’avisai que les bruits partaient précisément de sa chambre ; du reste ils étaient bien plus bizarres et mystérieux qu’effrayants. On eût dit une sorte de lamentation à deux voix, que je peux comparer aujourd’hui à celle des pleureuses arabes, mais qui, dans ce temps, ne me parut pareille à rien ; une mélopée pathétique, coupée spasmodiquement de sanglots, de gloussements, d’élans, que longtemps j’écoutai, à demi dressé dans le noir. Je sentais inexplicablement que quelque chose s’exprimait là, de plus puissant que la décence, que le sommeil et que la nuit ; mais il y a tant de choses qu’à cet âge on ne s’explique pas, que, ma foi ! je me rendormis, passant outre ; et le lendemain, je rattachai tant bien que mal cet excès au manque de tenue des domestiques en général, dont je venais d’avoir un exemple à la mort de mon oncle Guillaume Démarest :

Ernestine, la bonne des Démarest, — tandis que la famille en deuil, dans le salon, retenait ses pleurs auprès de ma tante, qui, muette, immobile paraissait toute diminuée, — Ernestine, dans la pièce voisine, poussait de grands sanglots dans un fauteuil, criait par intervalles respiratoires :

— Ah ! mon bon maître ! Ah ! maître aimé ! Ah ! maître vénéré ! — se secouait, se trémoussait, faisait tant, qu’il me parut d’abord que tout le chagrin de ma tante pesait sur elle et que ma tante s’en était déchargée sur Ernestine, comme on donne une valise à porter.

Je ne pouvais comprendre à cet âge (j’avais dix ans) que les lamentations d’Ernestine s’adressaient à la galerie, tandis que Marie n’élevait les siennes que parce qu’elle ne les croyait pas entendues. Mais j’étais alors on ne peut moins sceptique, et, de plus, parfaitement ignorant, incurieux même, des œuvres de la chair.

Au musée du Luxembourg, il est vrai, où Marie me menait parfois — et où j’imagine que mes parents m’avaient conduit d’abord, désireux d’éveiller en moi le goût des couleurs et des lignes — j’étais attiré beaucoup moins par les tableaux anecdotiques, malgré le zèle que dépensait Marie à me les expliquer (ou peut-être à cause de cela même) que par l’image des nudités, au grand scandale de Marie, et qui s’en ouvrit à ma mère ; et plus encore par les statues. Devant le Mercure d’Idrac (si je ne fais erreur), je tombais dans des stupeurs admiratives dont Marie ne m’arrachait qu’à grand peine. Mais ni ces images n’invitaient au plaisir, ni le plaisir n’évoquait ces images. Entre ceci et cela, nul lien. Les thèmes d’excitation sexuelle étaient tout autres : le plus souvent une profusion de couleurs ou de sons extraordinairement aigus et suaves ; parfois aussi l’idée de l’urgence de quelque acte important, que je devrais faire, sur lequel on compte, qu’on attend de moi, que je ne fais pas, qu’au lieu d’accomplir, j’imagine ; et c’était aussi, toute voisine, l’idée de saccage, sous forme d’un jouet aimé que je détériorais : au demeurant nul désir réel, nulle recherche de contact. N’y entend rien, qui s’en étonne : sans exemple et sans but, que deviendra la volupté ? au petit bonheur, elle commande au rêve des dépenses de vie excessives, des luxes niais, des prodigalités saugrenues… Mais pour dire à quel point l’instinct d’un enfant peut errer, je veux indiquer plus précisément deux de mes thèmes de jouissance : l’un m’avait été fourni bien innocemment par George Sand, dans ce conte charmant de Gribouille, qui se jette à l’eau, un jour qu’il pleut beaucoup, non point pour se garer de la pluie, ainsi que ses vilains frères ont tenté de le faire croire, mais pour se garer de ses frères qui se moquaient. Dans la rivière, il s’efforce et nage quelque temps, puis s’abandonne ; et dès qu’il s’abandonne, il flotte ; il se sent alors devenir tout petit, léger, bizarre, végétal ; il lui pousse des feuilles par tout le corps ; et bientôt l’eau de la rivière peut coucher sur la rivière le délicat rameau de chêne que notre ami Gribouille est devenu. — Absurde ! — Mais c’est bien là précisément pourquoi je le raconte ; c’est la vérité que je dis, non point ce qui me fasse honneur. Et sans doute la grand’mère de Nohant ne pensait guère écrire là quelque chose de débauchant ; mais je témoigne que nulle page d’Aphrodite ne put troubler nul écolier autant que cette métamorphose de Gribouille en végétal ne fit le petit ignorant que j’étais.

Il y avait aussi, dans une stupide piécette de Madarne de Ségur : Les dîners de Mademoiselle Justine, un passage où les domestiques profitent de l’absence des maîtres pour faire bombance ; ils fouillent dans tous les placards ; ils se gobergent ; puis voici, tandis que Justine se penche et qu’elle enlève une pile d’assiettes du placard, en catimini le cocher vient lui pincer la taille ; Justine, chatouilleuse, lâche la pile ; patatras ! toute la vaisselle se brise. Le dégât me faisait pâmer.


En ce temps venait travailler chez ma mère une petite couturière, que je retrouvais également chez ma tante Démarest. Elle avait nom Constance. C’était un petit avorton au teint allumé, à l’œil fripon, à la démarche claudicante, très adroite de ses mains, de langage réservé devant ma mère, mais fort libre dès que ma mère avait le dos tourné. Par commodité, c’est dans ma chambre qu’on l’installait, où Constance trouvait la plus abondante lumière ; elle restait là des demi-journées, et je restais des heures près d’elle. Comment ma mère, si scrupuleuse, si attentive, et dont l’inquiète sollicitude me devait même bientôt excéder, comment sa vigilance ici s’endormait-elle ?

Les propos de Constance, s’ils étaient peu décents, j’étais du reste trop niais pour les entendre, et je ne m’étonnais même pas de ce qui faisait parfois Marie pouffer dans son mouchoir. Mais Constance parlait beaucoup moins qu’elle ne chantait ; elle avait une voix agréable et singulièrement ample pour son petit corps ; elle en était d’autant plus vaine qu’elle n’avait raison de l’être que de cela. Elle chantait tout le long du jour ; elle disait qu’elle ne pouvait bien coudre qu’en chantant ; elle n’arrêtait pas de chanter. Quelles chansons, Seigneur ! Constance aurait pu protester qu’elles n’avaient rien d’immoral. Non, ce qui me souillait le cerveau, c’est leur bêtise. Que n’ai-je pu les oublier ! Hélas ! tandis qu’échappent à ma mémoire les trésors les plus gracieux, ces rengaines misérables, je les entends aussi net que le premier jour. Quoi ! tandis que Rousseau sur le tard s’attendrit encore au souvenir des aimables refrains par quoi sa tante Gancera avait bercé son enfance, devrai-je jusqu’à ma fin entendre la voix grasseyante de Constance me chanter sur un air de valse :

Maman — dis-moi,
Connaissons-nous c’jeune homme,
Qu’a l’air — si doux,
Qu’a l’air d’une boul’ de gomme ?

— Voici bien du bruit pour un inoffensif fredon !

— Parbleu ! ce n’est pas à la chanson que j’en ai ; c’est à l’amusement que j’y pris ; où je vois déjà s’éveiller un goût honteux pour l’indécence, la bêtise et la pire vulgarité.

Je ne me charge point. Je suis prêt à dire bientôt quels éléments en moi, inaperçus encore, devaient rallier la vertu. Cependant mon esprit désespérément restait clos. En vain cherché-je dans ce passé quelque lueur qui pût permettre d’espérer quoi que ce fût de l’enfant obtus que j’étais. Autour de moi, en moi, que ténèbres. J’ai déjà raconté ma maladresse à reconnaître la sollicitude d’Anna. Un autre souvenir de la même époque peindra mieux encore l’état larvaire où je traînais.

Mes parents m’avaient donc fait entrer à l’Ecole Alsacienne. J’avais huit ans. Je n’étais pas entré dans la dixième classe, celle des plus petits bambins, à qui Monsieur Grisier inculquait les rudiments ; mais aussitôt dans la suivante, celle de Monsieur Vedel, un brave méridional tout rond, avec une mèche de cheveux noirs qui se cabrait en avant du front et dont le subit romantisme jurait étrangement avec l’anodine placidité du reste de sa personne. Quelques semaines ou quelques jours avant ce que je vais raconter, mon père m’avait accompagné pour me présenter au directeur. Comme les classes avaient déjà repris et que j’étais retardataire, les élèves, dans la cour, rangés pour nous laisser passer, chuchotaient : « Oh ! un nouveau ! un nouveau ! » et, très ému, je me pressais contre mon père. Puis j’avais pris place auprès des autres, de ces autres que je devais bientôt perdre de vue pour les raisons que j’aurai à dire ensuite. — Or ce jour-là, Monsieur Vedel enseignait aux élèves qu’il y a parfois dans les langues plusieurs mots qui, indifféremment, peuvent désigner un même objet, et qu’on les nomme alors des synonymes. C’est ainsi, donnait-il en exemple, que le mot « coudrier » et le mot « noisetier » désignent à la fois le même arbuste. Et faisant alterner suivant l’usage, et pour animer la leçon, l’interrogation et l’enseignement, Monsieur Vedel pria l’élève Gide de répéter ce qu’il venait de dire…

Je ne répondis pas. Je ne savais pas répondre. Mais Monsieur Vedel était bon : il répéta sa définition avec la patience des vrais maîtres, proposa de nouveau le même exemple ; mais quand il me demanda de nouveau de redire après lui le mot synonyme de « coudrier », de nouveau je demeurai coi. Alors il se fâcha quelque peu, pour la forme, et me pria d’aller dans la cour répéter vingt fois de suite que « coudrier » est synonyme de « noisetier », puis de revenir le lui dire.

Ma stupidité avait mis en joie toute la classe. Si j’avais voulu me tailler un succès, il m’eût été facile, au retour de ma pénitence, lorsque Monsieur Vedel, m’ayant rappelé, me demanda pour la troisième fois le synonyme de « coudrier », de répondre « chou-fleur » ou « citrouille ». Mais non, je ne cherchais pas le succès, et il me déplaisait de prêter à rire ; simplement j’étais stupide. Peut-être bien aussi que je m’étais mis dans la tête de ne pas céder ? — Non, pas même cela : en vérité, je crois que je ne comprenais pas ce que l’on me voulait, ce que l’on attendait de moi.

Les pensums n’étant pas de règle à l’école, M. Vedel dut se contenter de m’infliger un « zéro de conduite ». La sanction, pour rester morale, n’en était pas moins rigoureuse. Mais cela ne m’affectait guère. Toutes les semaines j’obtenais mon zéro de « tenue, conduite », ou d’ « ordre, propreté » ; parfois les deux. C’était couru. Inutile d’ajouter que j’étais un des derniers de la classe. Je le répète : je dormais encore ; j’étais pareil à ce qui n’est pas encore né.

C’est peu de temps ensuite, que je fus renvoyé de l’Ecole, pour des motifs tout différents que je vais tâcher d’oser dire.