Shirley
Traduction par Ch. Romey et A. Rolet.
Shirley et Shirley et Agnès GreyCh. Lahure et Cie (p. 63-83).


CHAPITRE V.

Coriolan.


Mlle Moore avait ce matin-là une élève fort distraite. Plusieurs fois Caroline oublia les explications qui venaient de lui être données. Cependant elle supportait avec une inaltérable sérénité les réprimandes que lui attirait son inattention. Assise au soleil près de la fenêtre, elle paraissait recevoir, avec la chaleur de l’astre, une bienfaisante influence qui la rendait à la fois heureuse et bonne. Dans cette disposition d’esprit, Caroline paraissait avec tous ses avantages ; elle était alors charmante et agréable à voir.

Le don de la beauté ne lui avait pas été dénié. Il n’était pas absolument nécessaire de la connaître pour l’aimer ; elle était assez bien pour plaire à première vue ; sa taille convenait à son âge ; elle était enfantine, légère et flexible ; chaque courbe était nette, chaque membre proportionné : son visage était gracieux et expressif ; ses yeux étaient beaux, et lançaient par moments des rayons qui allaient irrésistiblement au cœur, avec un langage qui parlait doucement aux affections ; sa bouche était très-jolie ; elle avait la peau délicate, et de magnifiques cheveux qu’elle savait arranger avec goût. Les boucles, dont elle avait une profusion toute pittoresque, encadraient merveilleusement son visage. Sa façon de se vêtir annonçait un goût achevé. Ses habits, peu recherchés sous le rapport de la mode et du prix de l’étoffe, étaient toujours de la couleur qui s’adaptait le mieux à sa complexion, et de la coupe qui faisait le mieux ressortir les avantages de sa personne. La robe d’hiver qu’elle portait en ce moment était en mérinos, d’un brun tendre, comme celui de ses cheveux. Le petit collet reposait sur un ruban rose et était attaché par un nœud également rose. Elle ne portait aucun autre ornement.

Voilà pour le physique de Caroline Helstone : quant à son caractère et à son intelligence, ils parleront eux-mêmes en temps utile.

Sa parenté n’est pas longue à expliquer. Elle était l’enfant de parents séparés, peu de temps après sa naissance, par raison d’incompatibilité d’humeur. Sa mère était la demi-sœur du père de M. Moore ; ainsi, bien qu’il n’y eût aucun mélange de sang, elle était, dans un certain sens, la cousine de Robert, de Louis et d’Hortense. Son père, le frère de M. Helstone, était un de ces hommes dont on n’aime point à rappeler la mémoire, même lorsque la mort est venue régler leur compte ici-bas. Il avait rendu sa femme malheureuse. Les bruits trop vrais qui avaient couru sur lui avaient contribué à donner un air de probabilité à ceux que l’on avait fait circuler faussement contre son frère, qui ne lui ressemblait en rien sous le rapport des principes. Caroline n’avait jamais connu sa mère, à laquelle on l’avait enlevée depuis son enfance, et qu’elle n’avait jamais revue. Son père était mort jeune, et son oncle le recteur avait été depuis son seul gardien. On sait combien, par sa nature et par ses habitudes, M. Helstone était peu propre à élever une jeune fille. Aussi n’avait-il pas pris grand’peine à son éducation, et peut-être n’en eût-il pris aucune, si la jeune fille, se sentant négligée, n’avait de temps à autre réclamé un peu d’attention et les moyens d’acquérir l’instruction qui lui était indispensable. Cependant, elle avait le pénible sentiment d’être inférieure, par son éducation, aux jeunes filles de son âge et de sa condition, et elle avait accepté avec bonheur l’offre que lui avait faite sa cousine Hortense, peu après son arrivée à la fabrique de Hollow, de lui apprendre le français et de délicats travaux d’aiguille. Mlle Moore, pour sa part, était enchantée d’une tâche qui lui donnait de l’importance. Elle aimait à régner sur cette docile mais vive élève. Elle avait pris Caroline pour ce qu’elle se donnait : une jeune fille sans méthode et même ignorante ; et, lorsqu’elle lui vit faire des progrès rapides et étonnants, ce n’est point aux bonnes dispositions et à l’application de l’écolière qu’elle les attribua, mais bien à son excellente méthode d’enseignement ; lorsqu’elle remarqua que Caroline, inhabile dans la routine, possédait une instruction à elle, instruction inconstante mais variée, la découverte ne lui causa aucune surprise, car elle était persuadée que c’était dans sa conversation que, sans s’en apercevoir, la jeune fille avait glané ces trésors. Elle conserva cette pensée même après qu’elle eut été forcée de reconnaître que sa jeune élève en savait beaucoup sur des sujets touchant lesquels elle-même ne savait que peu de chose : l’idée n’était pas logique, mais Hortense avait dans cette idée une foi parfaite.

Mademoiselle, qui se vantait de posséder un esprit positif et d’avoir une préférence marquée pour les études arides, retenait autant qu’elle le pouvait sa jeune cousine dans la même voie. Elle l’appliquait sans relâche à l’étude de la grammaire française, lui assignant comme les exercices les plus utiles qu’elle pût imaginer d’interminables analyses logiques. Ces analyses n’avaient rien de particulièrement attrayant pour Caroline, qui pensait que l’on pouvait fort bien, sans leur secours, apprendre la langue française, et regrettait le temps perdu à réfléchir sur les propositions principales et incidentes ; à distinguer l’incidente déterminative de l’incidente explicative ; à examiner si la proposition était pleine, elliptique ou implicite. Quelquefois elle se perdait dans ce labyrinthe, et alors, pendant qu’Hortense retournait ses tiroirs à l’étage supérieur, occupation dans laquelle elle passait une partie de sa journée, rangeant, dérangeant, réarrangeant et contre-arrangeant, elle portait son livre à Robert qui la tirait d’embarras. M. Moore possédait un cerveau lucide et calme. Il n’avait pas plutôt jeté les yeux sur les difficultés qui embarrassaient Caroline, que ces difficultés disparaissaient comme par enchantement ; en deux minutes il expliquait tout ; en deux mots il lui donnait la clef de l’énigme. « Si Hortense pouvait enseigner ainsi, pensait-elle, combien n’apprendrais-je pas plus vite ! » Le payant par un sourire d’admiration et de reconnaissance, elle quittait la fabrique à regret pour retourner au cottage, et là, en complétant l’exercice ou en résolvant le problème (car Mlle Moore lui enseignait aussi l’arithmétique), elle regrettait que la nature ne lui eût pas donné l’autre sexe, afin qu’elle pût être le commis de Robert et demeurer avec lui dans le comptoir, au lieu d’être assise avec Hortense dans le parloir.

De temps à autre, mais rarement, elle passait la soirée au cottage de Hollow. Quelquefois, durant ces visites, Moore était dehors, assistant à un marché ; quelquefois il était allé rendre visite à M. Yorke ; souvent il était occupé avec un visiteur dans une autre pièce ; mais quelquefois aussi il était à la maison, sans engagement, et libre de causer avec Caroline. Ces jours-là, les heures de la soirée fuyaient avec la rapidité de l’éclair. Il n’y avait pas en Angleterre de place plus agréable que ce petit parloir lorsqu’il était occupé par les trois cousins. Hortense, lorsqu’elle n’était pas occupée à enseigner, à gronder ou à faire la cuisine, était loin d’être maussade ; elle se relâchait ordinairement vers le soir, et devenait tout à fait aimable avec sa jeune parente.

Si M. Moore, délivré du fardeau des affaires, n’était pas d’une gaieté entraînante, au moins il se montrait enchanté de la vivacité de Caroline, écoutait avec complaisance son babil, et répondait complaisamment à ses questions. Il lui arrivait parfois de s’animer et de se montrer tout à fait aimable et affectueux.

Malheureusement, le lendemain, il était sûr de retomber dans sa froideur habituelle ; et, quelque plaisir qu’il parût éprouver dans ces soirées intimes, il lui arrivait rarement de chercher à les renouveler. Cette circonstance déroutait la tête inexpérimentée de sa jeune cousine. « Si j’avais ainsi à ma disposition un moyen d’être heureuse, pensait-elle, je l’emploierais souvent ; je le tiendrais brillant par l’usage, et ne le laisserais pas inactif pendant des semaines jusqu’à ce qu’il devînt rouillé. »

Cependant, elle avait bien soin de ne point mettre en pratique sa propre théorie. Quoiqu’elle aimât beaucoup ses visites du soir au cottage, elle n’en faisait jamais sans être priée. Souvent même, pressée de venir par Hortense, elle refusait, parce que Robert n’appuyait pas ou n’appuyait que faiblement la requête. Ce matin, pour la première fois, il lui avait, de son propre mouvement, adressé une invitation. Puis il lui avait parlé si affectueusement, qu’elle avait éprouvé à l’entendre un sentiment de bonheur suffisant pour la rendre joyeuse pendant toute la journée.

La matinée s’écoula comme de coutume. Mademoiselle, toujours affairée, la passa en allées et venues de la cuisine au parloir, tantôt réprimandant Sarah, tantôt examinant les exercices de Caroline et lui faisant répéter ses leçons. Quelque parfaits que fussent ces exercices, jamais il ne lui échappait un mot d’éloge : c’était une de ses maximes, que la louange est incompatible avec la dignité du maître, et que le blâme, à tort ou à raison, est indispensable. Elle croyait une incessante réprimande, sérieuse ou légère, tout à fait nécessaire au maintien de son autorité ; et s’il était impossible de trouver une erreur dans la leçon, c’était le maintien de l’élève, son air, sa toilette, sa mine, qui réclamaient la correction.

Le tumulte habituel eut lieu à propos du dîner, que Sarah jeta plutôt qu’elle n’apporta sur la table, avec un regard qui signifiait clairement : « Je n’ai jamais de ma vie mis dans un plat semblable drogue ! » Nonobstant le mépris de Sarah, le repas était assez savoureux. La soupe était une espèce de purée de pois secs que mademoiselle avait préparée, en se lamentant amèrement de ce que, dans cette contrée désolée d’Angleterre, il était impossible de se procurer des haricots. Puis venait un plat de viande, d’une nature inconnue, assaisonné avec force mie de pain et cuit dans un moule ; mets singulier, mais non désagréable ; des herbages singulièrement hachés composaient le service de légumes, et un pâté de fruits, conservé d’après une recette inventée par Mme Gérard Moore grand’mère, et dont le goût rendait probable la substitution de la mélasse au sucre, complétait le dîner.

Caroline n’avait aucune objection contre cette cuisine belge ; bien plus elle l’aimait pour le changement, et fort heureusement pour elle : car, si elle se fût permis de manifester le moindre dégoût, c’en était fait pour toujours des bonnes grâces de mademoiselle ; un crime positif lui eût été plus facilement pardonné qu’un mouvement de dégoût pour ces comestibles étrangers.

Aussitôt après le diner, Caroline se mit en devoir d’attirer sa cousine dans la chambre du premier étage pour faire sa toilette. Cette manœuvre demandait des ménagements. Donner à entendre à mademoiselle que le jupon, la camisole et les papillotes étaient d’odieux objets, ou même que cet accoutrement n’était pas des plus convenables, c’était le moyen de les lui faire garder toute la journée. Évitant soigneusement les rochers et les écueils, Caroline, sous le prétexte de changer de scène, réussit à amener sa cousine dans sa chambre à coucher, et, une fois là, elle lui persuada que ce n’était pas la peine d’avoir à y revenir une seconde fois, et qu’elle ferait aussi bien de procéder à l’instant même à sa toilette ; puis, pendant que mademoiselle lui adressait une solennelle homélie sur le mépris qu’elle professait pour les vulgaires frivolités de la mode, Caroline lui enlevait prestement sa camisole, la revêtait d’une robe décente, arrangeait son col, ses cheveux, etc., et la rendait tout à fait présentable. Mais Hortense voulait elle-même donner la dernière touche, et cette dernière touche consistait en un fichu épais roulé autour du cou et en un grand tablier noir qui gâtaient tout. Pour rien au monde, mademoiselle ne se fût montrée sans le fichu et le volumineux tablier ; du premier elle faisait une question de décence : il n’était pas convenable de se montrer sans fichu ; le second, selon elle, dénotait une bonne ménagère. Elle avait de ses propres mains fait et présenté à Caroline un semblable équipement, et la seule querelle sérieuse qu’elles eussent eue, et qui eût laissé un peu d’aigreur chez Hortense, était venue du refus qu’avait fait Caroline d’accepter cet élégant cadeau et de s’en servir.

« Je porte une robe montante et un col, avait dit Caroline ; j’étoufferais si j’y ajoutais encore un fichu, et mon petit tablier fait aussi bien qu’un plus long. J’aime mieux ne rien changer. »

Cependant Hortense, à force de persévérance, fût bien certainement arrivée à son but, si M. Moore, entendant un jour la querelle sur ce sujet, n’eût décidé que le petit tablier de Caroline était suffisant, et que, dans son opinion, comme elle n’était encore qu’une enfant, elle pouvait d’autant mieux se dispenser du fichu, que ses boucles étaient très-longues et touchaient presque à ses épaules.

Contre l’opinion de Robert il n’y avait pas d’appel, et Hortense fut obligée de céder. Mais elle n’en désapprouvait pas moins vivement la piquante élégance du costume de Caroline et sa gracieuse désinvolture. Quelque chose de plus solide et de moins recherché lui eût semblé beaucoup plus convenable.

L’après-midi fut consacrée à la couture. Mademoiselle, comme la plupart des dames belges, était très-habile à l’aiguille. Elle ne regardait pas comme perdues les longues heures consacrées à la délicate broderie, au point de dentelle destructeur de la vue, aux merveilleux ouvrages exécutés au crochet et à l’aiguille.

Lorsqu’elle avait passé une journée à rentraire deux trous dans un bas, elle croyait avoir accompli une noble mission. C’était un des tourments de Caroline d’être condamnée à apprendre cette manière étrangère de rentrayage, qui était exécuté maille par maille, de façon à imiter parfaitement le tricot du bas lui-même ; travail fastidieux, mais considéré par Hortense Gérard et par ses ancêtres féminins, depuis longues générations, comme un des premiers devoirs de la femme. On lui avait mis entre les mains, à elle aussi, une aiguille, du coton et un bas affreusement déchiré, lorsqu’elle portait encore une coiffe d’enfant sur sa petite tête noire ; ses hauts faits dans la science du rentrayage avaient été exhibés devant la compagnie lorsqu’elle n’avait pas six ans ; et, quand elle avait découvert l’ignorance profonde de Caroline dans ce talent si essentiel, elle avait été sur le point de pleurer de pitié sur cette enfant si misérablement négligée.

Sans perdre de temps, elle avait pris une mauvaise paire de bas dont les talons étaient complètement absents, et l’avait mise entre les mains de la jeune Anglaise, afin qu’elle réparât la brèche. La tâche était commencée depuis deux ans, et Caroline avait encore les bas dans son sac à ouvrage. Elle faisait quelques mailles chaque jour, comme pénitence pour l’expiation de ses péchés. M. Moore, qui l’avait vue plusieurs fois soupirer sur ces malheureux bas, lui avait proposé de les brûler secrètement dans le comptoir ; la proposition souriait à Caroline, qui cependant n’avait pas cru prudent de l’accepter. Le résultat, pensait-elle, ne pourrait être que de faire remplacer les bas détruits par d’autres en plus mauvais état ; et elle avait préféré s’en tenir au mal qu’elle connaissait.

Ce travail d’aiguille assidu des deux cousines avait fini par fatiguer à la fois les yeux, les doigts et les esprits de l’une d’elles. Depuis le dîner, le ciel s’était assombri ; la pluie avait recommencé à tomber violemment ; Caroline commençait à craindre que Robert n’eût été persuadé par M. Sykes ou par M. Yorke de demeurer à Whinbury jusqu’à ce que l’averse eût cessé, ce que l’on ne pouvait guère espérer en ce moment. Cinq heures avaient sonné, le temps passait ; les nuages continuaient à se changer en torrents ; le vent faisait entendre ses notes plaintives dans les arbres, le jour tombait, et le feu du parloir répandait dans l’âtre brillant une lueur d’un ronge pâle.

« Il ne fera pas beau avant le lever de la lune, dit Mlle Moore, et je suis assurée que mon frère ne reviendra pas avant ce moment ; vraiment, je serais fâchée qu’il revînt plus tôt ; nous allons prendre le café ; il serait inutile de l’attendre.

— Je suis lasse ; puis-je maintenant quitter mon travail, cousine ?

— Oui, puisqu’il fait trop nuit pour y voir. Pliez-le et mettez-le soigneusement dans votre sac, puis montez à la cuisine et dites à Sarah de nous apporter le goûter, ou le thé, comme vous l’appelez.

— Mais six heures ne sont pas encore sonnées ; il peut encore venir.

— Il ne viendra pas, je vous le dis. Je peux calculer ses mouvements ; je connais mon frère. »

L’incertitude est désagréable, le désappointement amer : tout le monde l’a éprouvé. Caroline, obéissant aux ordres d’Hortense, passa dans la cuisine. Sarah, assise auprès de la table, se confectionnait une robe.

« Vous allez apporter le café, » dit la jeune fille d’un ton abattu.

Puis elle appuya sa tête et sa main contre la cheminée, et resta là négligemment penchée sur le feu.

— Comme vous semblez triste, miss ! mais c’est parce que votre cousine vous tient si longtemps au travail. C’est une honte !

— Ce n’est pas cela, Sarah, répondit brièvement Caroline.

— Oh ! je sais que c’est cela. Vous êtes en ce moment sur le point de pleurer, parce que vous avez été assise immobile pendant toute la journée. Être enfermée comme cela ! il y aurait de quoi rendre triste un jeune chat.

— Sarah, est-ce que votre maître revient souvent de bonne heure du marché, lorsqu’il pleut ?

— Jamais ; mais aujourd’hui, pour quelque raison, il a changé ses habitudes.

— Que voulez-vous dire ?

— Il est revenu. Je suis certaine d’avoir vu Murgatroyd conduire son cheval dans la cour par l’allée de derrière, lorsque je suis allée chercher de l’eau à la pompe il y a cinq minutes. Il était dans le comptoir avec Joe Scott, je crois.

— Vous vous trompez !

— Et pourquoi me tromperais-je ? Je connais son cheval, peut-être !

— Mais vous ne l’avez pas vu lui-même ?

— Je l’ai entendu parler cependant. Il disait à Joe qu’il avait pris ses mesures, qu’avant une semaine de nouveaux métiers seraient installés dans la fabrique, et qu’il aurait soin de demander quatre soldats à la caserne de Stilbro’ pour accompagner les voitures.

— Sarah, est-ce que c’est une robe que vous faites ?

— Oui ; est-elle belle ?

— Charmante. Préparez le café ; je vais finir de couper cette manche pour vous, et je vous donnerai quelques garnitures. J’ai du ruban de satin d’une couleur parfaitement assortie.

— Vous êtes bien aimable, miss.

— Dépêchez-vous ; mais d’abord mettez les souliers de votre maître près du foyer ; il ôtera ses bottes en arrivant. Je l’entends, il vient.

— Miss, vous coupez l’étoffe de travers !

— C’est vrai ; mais ce n’est qu’un petit morceau : il n’y a pas de mal. »

La porte de la cuisine s’ouvrit ; M. Moore entra, mouillé et transi. Caroline leva un instant la tête de dessus son travail, mais elle la baissa aussitôt. Penchée sur la robe de Sarah, sa figure était cachée. Elle essaya, mais inutilement, de voiler l’expression de ses traits ; quand elle rencontra le regard de M. Moore, elle était rayonnante.

« Nous ne vous attendions plus ; ils assuraient que vous ne viendriez pas.

— Mais j’avais promis de revenir de bonne heure. Vous m’attendiez, vous, je suppose ?

— Non, Robert ; je n’osais espérer que vous reviendriez par une pluie semblable. Mais vous êtes mouillé ; changez tous vos vêtements. Si vous preniez froid, je… nous nous blâmerions jusqu’à un certain point…

— Je ne suis pas mouillé complètement ; mes vêtements sont imperméables. Des souliers secs sont tout ce qu’il me faut. Il fait bon voir le feu, lorsqu’on vient d’affronter le vent glacé et la pluie pendant plusieurs milles. »

Il demeura debout devant la cheminée, auprès de Caroline. Les yeux tournés vers les ustensiles de cuivre qui luisaient sur un rayon au-dessus de lui, il jouissait de la bienfaisante chaleur du foyer. Son regard, venant à se baisser, tomba sur un visage souriant, heureux, encadré de boucles soyeuses et éclairé par des yeux charmants. Sarah avait porté le thé au parloir, où la retenait une mercuriale de sa maîtresse. Moore posa un moment sa main sur l’épaule de sa cousine, se pencha et déposa un baiser sur son front.

« Oh ! dit-elle, comme si ce baiser lui eût descellé les lèvres, j’étais malheureuse lorsque je pensais que vous ne viendriez pas ; maintenant je suis trop heureuse. Êtes-vous heureux, Robert ?

— Je crois que je le suis, ce soir, du moins.

— Êtes-vous bien sûr de n’être pas tourmenté par vos métiers, vos affaires, la guerre ?

— Pas maintenant.

— Ne trouvez-vous pas le cottage de Hollow trop petit pour vous, mesquin, triste ?

— En ce moment, non.

— Pourriez-vous affirmer que vous n’avez pas le cœur aigri parce que les riches et les grands vous oublient ?

— Trêve de questions. Vous vous trompez si vous pensez que je recherche avec anxiété la faveur des riches et des grands. Je désire seulement des moyens d’existence, une position, une carrière.

— Que votre propre talent et votre bonté ne peuvent manquer de vous gagner. Vous êtes né pour être grand, vous serez grand !

— Si vous parlez du fond de votre cœur, j’aimerais à savoir quelle recette vous me conseilleriez d’employer pour acquérir cette grandeur. Mais je la connais, mieux que vous ne la connaissez vous-même. Serait-elle efficace ? réussirait-elle ? Oui ! pauvreté, misère, banqueroute. Oh ! la vie n’est pas ce que vous pensez, Lina.

— Mais vous êtes ce que je pense, vous ?

— Non.

— Vous êtes meilleur, alors ?

— Bien pire.

— Non, bien meilleur. Je sais que vous êtes bon.

— Comment le savez-vous ?

— Vous le paraissez, et je sens que vous l’êtes.

— Où le sentez-vous ?

— Dans mon cœur.

— Ah ! vous me jugez avec votre cœur, Lina ; vous devriez me juger avec votre tête.

— Je le fais, et je suis fière de vous. Robert, vous ne pouvez imaginer quelles sont mes pensées à votre égard. »

La sombre figure de Moore changea de couleur. Ses lèvres sourirent et cependant demeurèrent comprimées ; la joie brillait dans ses yeux, quoiqu’il fronçât résolument le sourcil.

« Ne me tenez pas en si grande estime, Lina, dit-il. Les hommes, en général, sont une espèce d’écume, bien différents de tout ce dont vous vous faites une idée ; je n’ai aucune prétention à être meilleur que mes semblables.

— Si vous en aviez, je ne vous estimerais pas autant ; c’est parce que vous êtes modeste que j’ai une telle confiance en votre mérite.

— Est-ce que vous voulez me flatter ? demanda-t-il en se tournant brusquement vers elle, et scrutant son visage d’un œil pénétrant.

— Non, » dit-elle doucement, riant de sa soudaine vivacité.

Elle ne crut pas nécessaire de repousser autrement l’accusation.

« Peu vous importe que je pense que vous me flattez ou non ?

— Peu m’importe, en effet.

— Vous êtes sûre de vos propres intentions ?

— Je le suppose.

— Quelles sont-elles, Caroline ?

— Seulement de soulager mon esprit en exprimant une partie de ce que je pense, puis de vous rendre plus content de vous-même.

— En m’assurant que ma cousine est ma sincère amie ?

— Justement. Je suis votre sincère amie, Robert.

— Et moi je suis ce que le hasard et le changement feront de moi, Lina.

— Pas mon ennemi, cependant ? »

La réponse fut coupée court par Sarah et sa maîtresse entrant avec agitation dans la cuisine. Le temps que Moore et Caroline avaient employé dans leur dialogue, elles l’avaient passé dans une dispute au sujet du café au lait, que Sarah disait être la plus étrange drogue qu’elle eût jamais vue, un gaspillage des dons du bon Dieu, la nature du café étant d’être bouilli dans l’eau ; que mademoiselle, au contraire, affirmait être un breuvage royal, mille fois trop bon pour la vile personne qui le méprisait.

Moore et Caroline se retirèrent alors dans le parloir. Avant qu’Hortense les y suivît, Caroline eut seulement le temps de répéter cette question :

« Pas mon ennemi, Robert ? »

À laquelle Moore avait répondu :

« Le pourrais-je ? »

Puis, s’asseyant à table, il avait placé Caroline à côté de lui.

Caroline entendit à peine l’explosion de la colère de mademoiselle lorsqu’elle les rejoignit ; sa longue déclamation, touchant « la conduite indigne de cette méchante créature, » retentissait à ses oreilles aussi confusément que le cliquetis de la porcelaine. Robert rit un peu ; puis, engageant poliment sa sœur à se calmer, il lui dit, que si cela pouvait lui être agréable, elle n’avait qu’à choisir une des jeunes filles employées à la manufacture pour remplacer Sarah ; seulement, il ajouta qu’il doutait fort qu’aucune pût lui convenir, car elles étaient toutes complètement ignorantes des travaux du ménage, et que Sarah, si impertinente et si entêtée qu’elle fût, n’était peut-être pas pire que la majorité des femmes de sa classe.

Mademoiselle admit la vérité de cette conjecture ; selon elle, « ces paysannes anglaises étaient toutes insupportables. » Que n’eût-elle pas donné pour avoir « quelque bonne cuisinière anversoise, » avec le haut bonnet, le jupon court et les sabots propres de sa classe ? quelque chose de mieux, certes, qu’une insolente coquette avec une robe à falbalas, et sans aucune espèce de bonnet ! Car Sarah, il paraît, ne partageait pas l’opinion de saint Paul, qui dit qu’il est honteux pour une femme d’aller la tête découverte ; mais, professant une doctrine toute contraire, elle refusait résolument d’emprisonner dans la mousseline ses abondantes tresses jaunes, qu’elle avait l’habitude d’attacher élégamment derrière la tête avec un peigne, et qu’elle portait bouclées les dimanches.

« Voulez-vous que je vous procure une jeune fille d’Anvers ? demanda Moore qui, austère en public, était en définitive très-gracieux dans l’intimité.

— Merci du cadeau ! Une jeune fille d’Anvers ne resterait pas ici huit jours, en butte qu’elle serait aux railleries de toutes vos coquines de la fabrique. »

Puis se radoucissant :

« Vous êtes bien bon, cher frère ; excusez ma pétulance. Mais, en vérité, mes épreuves domestiques sont rudes à soutenir. Néanmoins, telle est probablement ma destinée, car je me rappelle que notre mère révérée eut les mêmes tourments à endurer, quoiqu’elle eût le choix des serviteurs d’Anvers ; les domestiques, dans tous les pays, sont une engeance perverse et indisciplinée. »

Moore avait aussi certaines réminiscences touchant les tourments de sa mère révérée. Elle avait été pour lui une bonne mère, et il honorait sa mémoire ; mais il se rappelait qu’elle était dans sa cuisine, à Anvers, ce qu’était dans la sienne sa sœur dévouée en Angleterre. Il laissa donc tomber ce sujet, et, lorsque le service fut enlevé, il entreprit de consoler Hortense en lui apportant son livre de musique et sa guitare ; puis, lui ayant passé autour du cou le ruban de l’instrument, avec cette douce affection fraternelle qu’il savait toute-puissante à calmer ses plus noires humeurs, il la pria de lui redire une des chansons favorites de leur mère.

Rien n’épure comme l’affection. Les querelles de famille rendent vulgaire ; l’union élève. Hortense, contente de son frère, et reconnaissante envers lui, paraissait, s’accompagnant de la guitare, presque gracieuse, presque belle. Son air refrogné de chaque jour avait disparu et fait place à un sourire plein de bonté. Elle chanta avec sentiment les chansons que son frère lui avait demandées : elles lui rappelaient une mère qu’elle avait tendrement aimée ; elles la reportaient aux jours de sa jeunesse. Elle observait aussi que Caroline l’écoutait avec un naïf intérêt ; cela augmenta sa bonne humeur, et l’exclamation poussée par la jeune fille à la fin des chansons : « Que je voudrais pouvoir chanter et jouer comme Hortense ! » acheva l’œuvre et la rendit charmante pour toute la soirée.

Il est vrai qu’il s’ensuivit une petite leçon à Caroline sur la vanité des souhaits, et le devoir de faire des efforts. De même que Rome, lui fut-il dit, n’avait pas été bâtie en un jour, de même l’éducation de Mlle Gérard Moore n’avait pas été complétée en une semaine, et par le simple désir d’être habile. C’était l’effort qui avait accompli ce grand travail ; elle avait toujours été remarquable pour sa persévérance et sa facilité ; ses maîtres avaient coutume de répéter que c’était plaisir de rencontrer tant de talent uni à tant de solidité, et ainsi de suite. Une fois sur le thème de ses propres mérites, mademoiselle ne pouvait plus s’arrêter.

Bercée dans cette bienheureuse satisfaction d’elle-même, elle prit son tricot et se mit tranquillement à l’œuvre. Les rideaux tirés, le feu clair, la lampe répandant une douce lumière, donnaient au petit parloir un charme inexprimable. Il est probable que les trois personnes présentes sentaient ce charme : elles paraissaient toutes trois heureuses.

« Qu’allons-nous faire maintenant, Caroline ? demanda M. Moore, tournant son siége vers sa cousine.

— Qu’allons-nous faire, Robert ? répéta-t-elle joyeusement. Décidez.

— Nous n’allons pas jouer aux échecs ?

— Non.

— Ni aux dames, ni au trictrac ?

— Non, non : nous détestons tous deux les jeux silencieux qui tiennent seulement les mains employées, n’est-ce pas ?

— Je crois que oui. Alors, parlerons-nous scandale ?

— De qui médirions-nous ? Quelqu’un nous intéresse-t-il assez pour que nous prenions plaisir à mettre en lambeaux sa réputation ?

— Voilà une question qui vient au fait. Pour ma part, quelque peu aimable qu’elle me paraisse, je dois répondre non.

— Et moi aussi. Mais c’est étrange, quoique nous ne sentions nul besoin d’autres êtres vivants parmi nous, tant nous sommes égoïstes dans notre bonheur, quoique nous n’éprouvions nul désir de nous occuper du monde actuel, il serait agréable de faire une excursion dans le passé, d’entendre des peuples qui depuis des générations dorment dans des tombeaux qui ne sont peut-être plus des tombeaux, mais des jardins et des champs, nous parler, nous dire leurs pensées, nous communiquer leurs idées.

— Quel sera l’orateur ? Quelle langue parlera-t-il ? le français ?

— Vos ancêtres français n’ont pas la parole si douce, si solennelle, si pathétique que vos ancêtres anglais, Robert. Ce soir vous serez entièrement anglais : vous lirez un livre anglais.

— Un vieux livre anglais ?

— Oui, un vieux livre anglais, un livre que vous aimez. Et je choisirai un passage de ce livre tout à fait en harmonie avec ce qui se passe en vous : il éveillera votre nature, remplira votre âme d’une douce musique ; il passera comme une main habile sur votre cœur, et en fera vibrer les cordes. Votre cœur est une lyre, Robert ; mais votre lot n’a pas été de rencontrer un ménestrel capable de la faire résonner, et souvent elle demeure silencieuse. Laissez approcher le glorieux William, et vous verrez comme il tirera de ses cordes la force et la mélodie.

— Je dois lire Shakspeare ?

— Vous devez évoquer son esprit devant vous ; vous devez entendre sa voix avec l’oreille de votre intelligence ; vous devez faire passer quelque chose de son âme dans la vôtre.

— Dans le but de me rendre meilleur, il faut que Shakspeare produise sur moi l’effet d’un sermon ?

— Dans le but de vous remuer, de vous donner de nouvelles sensations ; pour vous faire sentir fortement la vie, non-seulement le côté vertueux de votre nature, mais aussi le côté vicieux et pervers.

— Dieu ! que dit-elle ? s’écria Hortense qui, jusque-là occupée à compter les mailles de son tricot, n’avait pas prêté beaucoup d’attention à la conversation, mais dont l’oreille venait d’être frappée par les deux derniers mots.

— Ne faites pas attention, ma sœur ; laissez-la parler ; laissez-lui dire ce soir tout ce qu’il lui plaira. Elle aime à tomber de temps à autre rudement sur votre frère ; cela m’amuse : laissez-la faire. »

Caroline qui, montée sur une chaise, avait bouleversé la bibliothèque, revint avec un livre.

« Voilà Shakspeare, dit-elle, et voilà Coriolan. Maintenant, lisez, et découvrez, par les sensations que cette lecture va éveiller en vous, combien vous êtes à la fois bas et élevé.

— Asseyez-vous à côté de moi, et corrigez-moi si je prononce mal.

— Je serai le maître, alors, et vous l’élève.

— Ainsi soit-il !

— Et Shakspeare est notre science, puisque nous allons étudier ?

— Il le paraît.

— Vous n’allez pas être Français, sceptique, moqueur ? Vous n’allez pas croire que le refus d’admiration est un signe de sagesse ?

— Je ne sais pas.

— Si vous le faites, Robert, j’emporte Shakspeare ; je me renferme en moi-même, je mets mon chapeau et retourne à la maison.

— Asseyez-vous ; je commence.

— Une minute, s’il vous plaît, mon frère, interrompit mademoiselle ; quand le chef d’une famille lit, les dames doivent toujours être occupées à l’aiguille. Caroline, ma chère enfant, prenez votre broderie ; vous pouvez l’avancer beaucoup ce soir. »

Caroline parut contrariée.

« Je ne peux broder à la lumière, mes yeux sont fatigués, et ne peux faire bien deux choses à la fois : si je couds, je ne peux écouter ; si j’écoute, je ne peux coudre.

— Fi donc ! quel enfantillage ! » dit Hortense.

M. Moore, comme de coutume, s’interposa doucement.

« Permettez-lui de négliger pour ce soir sa broderie ; je désire qu’elle fixe toute son attention sur mon accent, et, pour cela, elle doit suivre la lecture des yeux ; il faut qu’elle regarde sur le livre. »

Dès la première scène de Coriolan, Moore se sentit vivement touché, et alla s’échauffant à mesure qu’il avançait dans sa lecture. Il dit avec onction la harangue hautaine de Caïus Marchas aux citoyens affamés ; il ne dit pas qu’il trouvait juste cet orgueil aveugle, mais il paraissait le penser. Caroline le regarda avec un singulier sourire.

« Voilà déjà un point vicieux touché, dit-elle : vous sympathisez avec ce fier patricien qui n’a aucune pitié de ses concitoyens affamés et les insulte. Continuez. »

Il continua. Les passages belliqueux ne lui causèrent pas une grande impression. Il dit que tout cela était ou paraissait être hors de saison, que l’esprit déployé était barbare ; cependant le combat singulier entre Marcius et Tullus Aufidius lui plut. À mesure qu’il avançait, il oublia de critiquer ; il était évident qu’il appréciait la puissance, la vérité de chaque partie ; puis, sortant de la route étroite des préjugés, il commença à entrer dans cette vaste peinture de la nature humaine, et à sentir la réalité imprimée à chacun des personnages qui parlait dans la page ouverte devant lui.

Il ne lisait pas bien les scènes comiques, et Caroline, lui prenant le livre des mains, les lisait elle-même. Dites par elle, ces scènes avaient pour lui un tout autre attrait, et vraiment elle les rendait avec un esprit qu’on n’eût point attendu d’elle, avec une vérité d’expression dont elle semblait douée sur-le-champ, et pour l’instant seulement. Il est bon de remarquer en passant que le caractère général de sa conversation, ce soir-là, sérieux et enjoué, grave ou gai, avait quelque chose d’inétudié, d’intuitif, de capricieux, qui, une fois passé, ne pouvait pas plus être reproduit que le rayon rapide d’un météore, la teinte d’une perle de rosée, la couleur ou la forme d’un nuage doré par le soleil couchant, la fugitive et brillante ondulation qui agite le cours d’un ruisseau.

Coriolan glorieux, Coriolan dans le malheur, Coriolan exilé, passèrent tour à tour devant ses yeux comme des ombres gigantesques. Devant la vision du banni, l’esprit de Moore parut faire une pause. Il se crut au foyer d’Aufidius face à face avec cette grandeur déchue, plus grande dans sa chute que dans sa prospérité ; il vit cette « figure effrayante, » ce « sombre visage qui semblait encore commander, » ce « noble vaisseau désemparé. » Moore sympathisait parfaitement avec la vengeance de Caïus Marcius ; il n’en était point scandalisé, et Caroline murmura de nouveau :

« Encore un sentiment de fraternité mal entendue. »

La marche sur Rome, les supplications de la mère, la longue résistance, le triomphe final du bien sur les mauvaises passions, qui doit avoir lieu dans toute noble nature, la rage d’Aufidius en présence de ce qu’il considère comme une faiblesse de son allié, la mort de Coriolan, la douleur de son grand ennemi, toutes ces scènes pleines de vérité et de force se succédèrent et emportèrent dans leur cours profond et rapide le cœur et l’âme du lecteur et de l’auditeur.

« Eh bien ! avez-vous senti Shakspeare ? demanda Caroline, environ dix minutes après qu’il eut fermé le livre.

— Je le crois.

— Avez-vous trouvé quelque analogie entre Coriolan et vous ?

— C’est possible.

— N’était-il pas rempli de défauts aussi bien qu’il était grand ?

Moore fit un signe de tête affirmatif.

« Et quels étaient ses défauts ? Pourquoi fut-il haï de ses concitoyens ? Pourquoi fut-il banni de son pays ?

— Pourquoi ? quelle est votre opinion ?

— Je le demande encore :

Soit que ce fût l’orgueil
Qui devant l’homme heureux souvent dresse un écueil ;
Soit que, défectueuse et vaine, sa prudence
Ne sût à son profit faire tourner la chance ;
Que sa nature enfin lui refusât le don
De changer au besoin de langage et de ton ;
Que du camp au forum inhabile à descendre,
Pour réclamer le calme, on le vit souvent prendre
L’austère et rude voix du sombre général ?…

— Eh bien ! répondez vous-même, sphinx.

— C’était un mélange de tout cela : et vous ne devez pas être fier envers vos ouvriers ; vous ne devez pas négliger les chances de les adoucir ; vous ne devez pas être d’une inflexible nature, donnant à une requête la même autorité qu’à un commandement.

— Voilà la morale que vous attachez à cette tragédie. Qu’est-ce qui vous a mis de telles idées dans la tête ?

— Le désir de votre bien, le soin de votre sûreté, cher Robert, et la crainte, causée par beaucoup de choses que j’ai entendues tout récemment, qu’il ne vous arrive un malheur.

— Qui vous a dit ces choses ?

— J’ai entendu mon oncle parler de vous : il loue votre âme ferme, la trempe décidée de votre esprit, votre mépris pour de vils ennemis, votre résolution de ne pas être le jouet de la populace, comme il dit.

— Et vous, voudriez-vous me voir ramper devant elle ?

— Non, pour tout au monde ; je ne veux pas que jamais vous vous abaissiez. Mais je ne puis m’empêcher de penser qu’il y a quelque chose d’injuste à comprendre tous les pauvres ouvriers sous l’expression générale et insultante de populace, à les regarder et à les traiter continuellement avec hauteur.

— Vous êtes une petite démocrate, Caroline. Si votre oncle le savait, que dirait-il ?

— Je parle rarement à mon oncle, comme vous savez, et jamais sur de semblables sujets ; il pense que tout ce qui n’est pas l’aiguille et la cuisine est au-dessus de l’intelligence des femmes, et ne les regarde point.

— Et croyez-vous comprendre les sujets sur lesquels vous me donnez des conseils ?

— Aussi loin qu’ils vous concernent, je les comprends. Je sais qu’il vaudrait mieux pour vous être aimé que d’être haï de vos ouvriers, et je suis sûre que la bienveillance est plus propre que l’orgueil à vous gagner leur affection. Si vous étiez fier et froid pour moi et pour Hortense, est-ce que nous vous aimerions ? Quand vous êtes froid envers moi, ce qui vous arrive quelquefois, est-ce que j’ose être affectueuse ?

— Eh bien ! Lina, j’ai eu ma leçon de langage et de morale, avec une touche de politique. C’est votre tour. Hortense m’a dit que vous aviez été fort touchée d’une petite pièce de poésie que vous avez apprise l’autre jour, une pièce de ce pauvre André Chénier, la Jeune Captive ; vous la rappelez-vous encore ?

— Je le pense.

— Répétez-la, alors. Prenez votre temps, et faites attention à votre accent. Surtout pas d’iou anglais. »

Caroline, commençant d’une voix faible et tremblante, mais prenant courage à mesure qu’elle avançait, répéta les doux vers de Chénier ; elle récita très-bien les dernières stances :

Mon beau voyage encore est si loin de sa fin !
Je pars, et des ormeaux qui bordent le chemin
J’ai passé les premiers à peine.
Au banquet de la vie, à peine commencé,
Un instant seulement mes lèvres ont pressé
La coupe en mes mains encor pleine.

Je ne suis qu’au printemps, je veux voir la moisson ;
Et, comme le soleil, de saison en saison,
Je veux achever mon année.
Brillante sur ma tige, et l’honneur du jardin,
Je n’ai vu luire encor que les feux du matin,
Je veux achever ma journée !

Moore écouta d’abord les yeux baissés, mais bientôt il les releva furtivement : renversé dans sa chaise, il pouvait voir Caroline sans qu’elle s’aperçût que ses regards étaient fixés sur elle. Les joues de la jeune fille avaient une couleur, ses yeux un éclat, son visage une expression, ce soir-là, qui eussent embelli les traits les plus vulgaires. Mais la vulgarité n’était pas le défaut de ce visage. Le rayon de soleil ne tombait pas sur une terre rude et aride, mais sur la tendre fleur. Chaque linéament de ce visage était tourné avec grâce. L’ensemble en était charmant. En ce moment, animée, émue, touchée, on l’eût trouvée belle. Une telle figure devait inspirer non-seulement le sentiment calme de l’estime, celui de l’admiration, mais quelque sentiment plus tendre, plus doux, plus intime : l’amitié, peut-être l’affection, l’intérêt. Lorsqu’elle eut fini, elle se tourna vers Moore et rencontra ses yeux.

« Est-ce passablement récité ? demanda-t-elle comme une heureuse et docile enfant.

— Je ne sais réellement pas.

— Comment, vous ne savez pas ? vous n’avez donc pas écouté ?

— Je vous demande pardon… et j’ai regardé. Vous aimez la poésie, Lina ?

— Quand je rencontre la vraie poésie, je n’ai pas de repos que je ne l’aie apprise par cœur, en quelque sorte rendue mienne. »

M. Moore garda le silence pendant quelques minutes. Neuf heures sonnèrent. Sarah entra et dit que la domestique de M. Helstone était venue chercher Caroline.

« Alors la soirée est passée, observa-t-elle, et de longtemps, je suppose, je n’en passerai une autre ici. »

Depuis longtemps Hortense dormait sur son travail : elle ne fit aucune réponse à la remarque de Caroline.

« Est-ce que vous ne voudriez pas venir plus souvent passer la soirée ici ? demanda Robert, qui avait pris le manteau sur la table où il était placé, et en enveloppait soigneusement la jeune fille.

— J’aime à venir ici ; mais je n’ai nulle envie de devenir importune. Je ne dis pas cela pour me faire inviter, vous comprenez.

— Oh ! je le comprends, enfant… Vous me grondez quelquefois de ce que je désire être riche, Lina ; mais, si j’étais riche, vous demeureriez toujours ici ; vous vivriez avec moi, en quelque lieu que fût mon habitation.

— Ce serait agréable ; et si vous étiez pauvre, même bien pauvre ! ce serait agréable encore. Bonsoir, Robert.

— J’ai promis de vous reconduire jusqu’au presbytère.

— Je sais que vous l’avez promis ; mais je pensais que vous l’aviez oublié, et je ne savais comment vous le rappeler, quoique j’en eusse bien envie. Mais voudriez-vous venir ? La nuit est bien froide ; et, comme Fanny est ici, je ne vois pas la nécessité…

— Voilà votre manchon ; n’éveillez pas Hortense, venez. »

Le demi-mille qui séparait Hollow du presbytère fut bientôt franchi. Ils se séparèrent dans le jardin, sans un baiser, à peine avec une pression de mains. Cependant Robert quitta sa cousine excitée et joyeusement troublée. Il avait été singulièrement aimable avec elle ce jour-là, non-seulement en paroles, en compliments, mais en manières, en regards, en accents doux et tendres.

Pour lui, il revint grave, presque morose. Appuyé contre la porte de la cour, méditant à l’humide clarté de la lune, seul, avec le silencieux et sombre monument de la fabrique devant lui, environné de collines de toutes parts, il s’écria tout à coup :

« C’est impossible ! c’est une faiblesse ! Une ruine complète est au bout. »

Puis il ajouta d’une voix plus calme :

« La folie n’est que temporaire. Je la connais bien ; je l’ai éprouvée déjà. Demain l’accès sera passé. »