Shirley
Traduction par Ch. Romey et A. Rolet.
Shirley et Shirley et Agnès GreyCh. Lahure et Cie (p. 48-63).
◄  M. Yorke
Coriolan  ►


CHAPITRE IV.

Le cottage de Hollow.


Moore avait conservé sa gaieté lorsqu’il se leva le lendemain matin. Sim et Joe Scott avaient passé la nuit à la fabrique.

Le maître, toujours matinal, fut debout plus tôt que d’habitude ; il éveilla son contre-maître par une chanson française, en procédant à sa toilette.

« Vous n’êtes donc pas découragé, maître ? dit Joe.

— Pas le moins du monde, mon garçon ; levez-vous, et nous irons faire un tour à la fabrique avant l’arrivée des ouvriers ; je vous expliquerai mes plans pour l’avenir. Nous aurons les machines, Joseph ; vous n’avez jamais entendu parler de Bruce, peut-être ?

— Et l’araignée ? Je la connais. J’ai lu l’histoire d’Écosse, et j’en connais là-dessus aussi long que vous. Vous voulez dire que vous persévérez dans votre dessein.

— Oui.

— Avez-vous quelque fortune personnelle dans votre pays ? demanda Joe, pliant et faisant disparaître son lit de circonstance.

— Dans mon pays ? Et quel est mon pays ?

— Eh bien, la France ! N’est-ce pas la France ?

— Non, certes ! La circonstance de la prise d’Anvers, où je suis né, ne m’a point rendu Français.

— La Hollande ? alors.

— Je ne suis pas un Hollandais. Voilà que vous confondez Anvers avec Amsterdam.

— La Flandre ?

— Je méprise l’insinuation, Joe. Moi, Flamand ! Ai-je donc le visage flamand, le nez grossier et proéminent, le front déprimé et fuyant en arrière, les yeux bleu pâle à fleur de tête ? Suis-je donc tout buste et sans jambes comme un Flamand ? Joe, je suis un Anversois ; ma mère était une Anversoise, quoique d’origine française ; c’est pourquoi je parle français.

— Mais votre père était né dans le Yorkshire, ce qui vous rend bien un peu Yorkshirien aussi ; et tout le monde peut voir que vous êtes comme nous âpre au gain et hardi dans vos entreprises.

— Joe, vous êtes un effronté coquin ; mais j’ai été accoutumé à cette espèce d’insolence depuis ma jeunesse. Les classes ouvrières, en Belgique, se conduisent brutalement envers ceux qui les emploient.

— Dans ce pays, nous avons l’habitude de dire toujours notre façon de penser ; les jeunes curés et les élégants de Londres se scandalisent souvent de ce qu’ils appellent notre incivilité, et nous n’en sommes pas fâchés, car nous nous amusons à les voir tourner en haut le blanc de leurs yeux et lever au ciel leurs espèces de mains, disant : « Mon Dieu ! mon Dieu ! quels sauvages ! Comme ils sont grossiers ! »

— C’est que vous êtes aussi des sauvages. Vous n’avez sans doute pas la prétention de vous croire civilisé, Joe ?

— Quelque peu, quelque peu, maître. J’espère que nous autres, garçons manufacturiers du Nord, sommes autrement intelligents et instruits que vos garçons de ferme du Midi. Le commerce aiguise l’esprit, et ceux qui, comme moi, vivent avec les machines, sont forcés de penser. Vous savez que, lorsque je remarque un effet, j’en recherche aussitôt la cause, et il est rare que je ne mette pas la main dessus. J’aime aussi la lecture et suis curieux de savoir ce que nos gouvernants font et projettent pour nous, et je ne suis pas le seul. Il y en a plus d’un, parmi ces graisseux apprêteurs et ces teinturiers à la peau bleue et noire, qui ont une forte tête, et peuvent parler d’une loi aussi bien que vous ou le vieux Yorke, et un peu mieux que Christophe Sykes de Whinbury, ou que ce grand arrogant d’Irlandais, le vicaire Helstone.

— Vous vous croyez un garçon remarquable, je le sais, Scott.

— J’en conviens. Je peux distinguer le fromage de la craie, et je sais que j’ai profité des occasions que j’ai eues de m’instruire quelque peu mieux que beaucoup qui sont au-dessus de moi. Mais il en est des milliers dans le Yorkshire qui me valent, et deux sur trois qui sont meilleurs que moi.

— Vous êtes un grand homme ! vous êtes un sublime compère ; mais vous êtes un impertinent et un infatué nigaud, avec tout cela, Joe. Vous ne devez pas croire que, parce que vous avez appris un peu de calcul, et pêché quelques éléments de chimie au fond d’une cuve à teinture, vous êtes un savant incompris ; vous ne devez pas supposer, parce que les sentiers du commerce sont quelquefois raboteux, et que vous et vos pareils manquez quelquefois de travail et de pain, que votre classe est martyre, et que la forme du gouvernement sous lequel vous vivez est mauvaise. De plus, vous ne devez pas insinuer que les vertus se sont réfugiées dans les chaumières et ont tout à fait déserté les châteaux. Permettez-moi de vous dire que je déteste particulièrement ces billevesées ; car je sais que la nature humaine est partout la même, que sous la tuile ou le chaume, et dans tout être humain qui respire, le vice et la vertu sont alliés en plus petite ou plus grande proportion, et que cette proportion n’est pas déterminée par le rang. J’ai vu des scélérats qui étaient riches, j’ai vu des scélérats qui étaient pauvres, et j’en ai vu qui n’étaient ni pauvres ni riches, mais qui avaient réalisé le vœu d’Agar, et qui possédaient l’honnête et modeste nécessaire. Mais l’horloge va marquer six heures ; en voilà assez avec vous, Joe ; allez sonner la cloche. »

On était alors dans le milieu de février ; à six heures l’aurore commençait à pénétrer avec ses pâles rayons la noire obscurité de la nuit, et donnait une demi-transparence à ses ombres épaisses. Ce matin-là, les rayons de l’aurore étaient particulièrement pâles. Aucune rougeur ne teignait l’orient. L’aspect de ce matin était glacial. Un vent âpre chassait la masse des nuages, qui en se retirant découvraient non le ciel bleu, mais un ciel chargé d’une pâle vapeur formant un anneau argenté tout autour de l’horizon.

La pluie avait cessé ; mais la terre était détrempée, et les ruisseaux débordaient.

Les fenêtres de la fabrique étaient ouvertes ; la cloche sonnait bruyamment, et les petits enfants arrivaient en courant, en trop grande hâte, nous l’espérons, pour ressentir beaucoup l’inclémence du vent. D’ailleurs, la température, ce jour-là, devait leur paraître plutôt favorable qu’autrement ; car ils s’étaient souvent rendus à leurs travaux, pendant cet hiver, à travers la neige, la pluie et la gelée.

M. Moore se tenait sur la porte pour les voir passer ; il les comptait à mesure qu’ils entraient ; à ceux qui venaient tard il adressait un mot de réprimande, répété un peu plus rudement par Joe Scott quand les retardataires étaient entrés dans la salle de travail. Ni le maître ni le surveillant ne parlaient d’une manière barbare ; ni l’un ni l’autre n’étaient inhumains, bien qu’ils parussent être fort rigides, car ils mirent à l’amende un délinquant qui s’était trop attardé. M. Moore lui fit payer son penny avant d’entrer, et l’avertit que la prochaine infraction lui coûterait deux pence.

Sans doute des règlements sont nécessaires ; mais des maîtres durs et cruels font souvent des règlements durs et cruels, et de tels maîtres n’étaient pas rares dans les temps dont nous parlons. Cependant, bien que les caractères que je trace ne soient rien moins que parfaits (tous les caractères de ce livre seront trouvés plus ou moins imparfaits), il n’entre pas dans mon plan d’en montrer de dégradés ou d’infâmes. Je livre ceux qui torturent les enfants, comme des conducteurs d’esclaves, entre les mains des geôliers.

Donc, au lieu d’attrister l’âme du lecteur par des descriptions de peines et de tortures, je suis heureux de lui apprendre que jamais Moore ni son contre-maître ne frappaient un enfant dans la fabrique. Joe avait, il est vrai, une fois fouetté vigoureusement un de ses propres enfants qui avait menti et persistait opiniâtrement dans son mensonge ; mais, comme son maître, Joe était un homme trop flegmatique, trop calme, trop raisonnable pour faire de la punition corporelle des enfants autre chose que l’exception.

M. Moore se promena dans la fabrique, dans la cour, dans la teinturerie et dans les magasins, jusqu’au lever du soleil. À huit heures, les lampes furent éteintes et la cloche donna le signal du déjeuner. Les enfants, quittant pour une demi-heure leur travail, s’emparèrent du petit bidon de fer-blanc qui renfermait leur café, et du petit panier qui contenait leur pain. Espérons que tous peuvent donner satisfaction à leur appétit ; il serait trop douloureux de penser autrement.

Enfin M. Moore quitta la cour de la fabrique et se dirigea vers sa demeure, située à peu de distance. C’était une petite maison toute blanche, dont la porte était surmontée d’un porche vert. Quelques rares tiges brunes s’élevaient dans le jardin autour de ce porche, et aussi au-dessous des fenêtres, tiges maintenant sans feuilles et sans fleurs, mais qui promettaient des voûtes de verdure pour les jours d’été. Une pelouse bordée de plates-bandes s’étendait au-devant de la maison. Les plates-bandes montraient seulement leur terreau noir, excepté dans quelque coin abrité, où les premières pousses du voilier d’hiver et du crocus s’élançaient du sol, vertes comme des émeraudes. Le printemps était retardé ; l’hiver avait été rude et prolongé ; les dernières neiges avaient disparu seulement sous la pluie de la veille, et, sur les collines, des plaques blanches couronnaient encore les pics. La pelouse n’était pas verdoyante, mais blanchâtre. Trois arbres, groupés avec grâce, s’élevaient à côté du cottage ; ils n’étaient pas grands, mais, n’ayant pas de rivaux, ils produisaient un assez bon effet. Telle était la demeure de M. Moore, un réduit charmant pour le repos et la contemplation, mais dans lequel l’activité et l’ambition ne pouvaient se résigner à replier longtemps leurs ailes. Son air de modeste confort ne paraissait pas avoir une bien grande attraction pour son possesseur ; car, au lieu d’entrer, il alla prendre une bêche dans un petit hangar, et se mit à travailler dans le jardin. Pendant environ un quart d’heure, il bêcha sans être interrompu ; à la fin, cependant, une fenêtre s’ouvrit, et une voix de femme se fit entendre :

« Eh bien ! tu ne déjeunes pas, ce matin ?

— Est-ce que le déjeuner est prêt, Hortense ?

— Certainement, depuis une demi-heure.

— Alors, je suis prêt à y faire honneur ; j’ai une faim canine. »

Il jeta sa bêche et entra dans la maison ; un étroit corridor le conduisit dans une petite pièce où était servi un déjeuner composé de café, de pain et de beurre, avec l’accompagnement peu anglais de poires à l’étuvée. La table était présidée par la dame que nous avons entendue parler de la fenêtre. Je dois la décrire avant d’aller plus loin.

Elle paraissait un peu plus âgée que M. Moore ; peut-être pouvait-elle avoir trente-cinq ans. Elle était d’une taille élevée et bien prise. Elle avait des cheveux très-noirs, en ce moment emprisonnés dans ses papillotes, des joues colorées, un nez petit et une paire de petits yeux noirs. La partie inférieure de son visage était large, comparée à la partie supérieure. Son front était petit et un peu ridé. L’expression de son visage était chagrine, mais non méchante ; il y avait dans l’ensemble de sa personne quelque chose dont on se sentait disposé à s’irriter et à rire en même temps. Ce qu’il y avait de plus étrange était son accoutrement : une jupe d’étoffe de laine et une camisole de coton rayé. La jupe était courte, et laissait voir parfaitement un pied et une cheville qui laissaient beaucoup à désirer sous le rapport de la symétrie.

Vous allez croire, lecteur, que j’ai esquissé une personne d’une remarquable négligence ; nullement. Hortense Moore (elle était la sœur de Moore) était une personne remplie d’ordre et d’économie : la jupe, la camisole et les papillotes étaient son costume du matin, dans lequel elle avait été habituée à vaquer aux soins domestiques dans son propre pays. Obligée de vivre en Angleterre, elle n’en avait pas voulu perdre les habitudes ; elle tenait à ses vieilles modes belges, et était bien persuadée qu’il y avait pour elle quelque mérite à agir ainsi.

Mlle Moore avait une excellente opinion d’elle-même, opinion qui n’était pas entièrement imméritée, car elle possédait quelques bonnes et précieuses qualités ; mais elle estimait trop haut le degré et le genre de ces qualités, et laissait hors de compte une multitude de petits défauts qui les accompagnaient. Vous ne lui eussiez jamais persuadé qu’elle avait des préjugés et l’esprit étroit, qu’elle était trop susceptible à l’endroit de sa dignité et de son importance, et trop prompte à s’offenser à propos de bagatelles ; et cependant tout cela était vrai. Toutefois, elle pouvait se montrer suffisamment bonne et aimable dans toutes les circonstances où ses prétentions à la distinction et ses préjugés n’étaient point en jeu. Elle était fort attachée à ses deux frères (car, outre Robert, il y avait un autre Gérard Moore). Comme seuls représentants survivants de la famille, ces deux frères étaient presque sacrés à ses yeux. Elle connaissait cependant moins Louis que Robert. Louis avait été envoyé en Angleterre lorsqu’il n’était encore qu’un enfant, et avait reçu son éducation dans une école anglaise. Soit que son éducation ne le rendît pas propre au négoce, soit que son inclination ne le poussât pas de ce côté, lorsque la ruine de ses espérances était venue le forcer à faire son chemin dans le monde, il avait choisi la carrière ardue et modeste de professeur. On le disait en ce moment précepteur dans une famille. Toutes les fois qu’elle parlait de Louis, Hortense avait coutume de dire qu’il avait des moyens, mais qu’il était trop timide et trop paisible. Son opinion sur Robert était d’un tout autre genre : elle était fière de lui ; elle le regardait comme le plus grand homme de l’Europe ; tout ce qu’il disait et faisait était remarquable à ses yeux, et elle voulait qu’il fût remarquable pour tout le monde ; rien ne pouvait être plus irrationnel, plus monstrueux, plus infâme qu’une opposition à Robert, excepté cependant une opposition à elle-même.

Aussi, Robert n’eut pas plutôt pris place à table, qu’après lui avoir servi une portion de poires cuites et lui avoir façonné une bonne grosse tartine belge, elle laissa déborder un flot d’exclamations d’étonnement et d’horreur sur l’événement de la nuit, la destruction des métiers.

Quelle idée ! les détruire ! Quelle action honteuse ! On voyait bien que les ouvriers de ce pays étaient à la fois bêtes et méchants. C’était absolument comme les domestiques anglais, les servantes surtout : rien d’insupportable comme cette Sarah, par exemple !

« Mais elle paraît propre et industrieuse, observa M. Moore.

— Elle paraît ? Ah ! je ne sais pas ce qu’elle paraît, et je ne prétends pas dire qu’elle soit sale ni paresseuse ; mais elle est d’une insolence ! Elle s’est disputée hier pendant un quart d’heure à propos de la manière de cuire le bœuf ; elle disait que je le fais bouillir en charpie, qu’il serait impossible aux Anglais de manger un plat tel que notre bouilli, que le bouillon n’était autre chose que de l’eau chaude grasse, et, quant à la choucroute, elle affirme qu’elle n’y pourrait toucher ! Vous savez, le baril que nous avons dans la cave, délicieusement préparé de mes propres mains, elle l’appelle un baquet de lavures, ce qui signifie de la nourriture pour les cochons ! Je suis harassée de cette fille, et cependant je ne puis m’en séparer sans tomber sur une pire. Vous êtes dans la même position avec vos ouvriers, pauvre cher frère !

— Je crains que vous ne soyez pas heureuse en Angleterre, Hortense.

— C’est mon devoir d’être heureuse où vous êtes, mon frère ; mais autrement, il y a certainement mille choses qui me font regretter notre ville natale. Tout le monde ici me paraît mal élevé. Ils tournent en ridicule mes habitudes. Si une jeune fille de votre fabrique vient à la cuisine et me trouve en jupon et en camisole préparant le dîner (car vous savez que je ne peux confier à Sarah la préparation d’un seul plat), elle rit d’un air moqueur. Si j’accepte une invitation à prendre le thé dehors, ce qui m’est arrivé une ou deux fois, je m’aperçois que l’on me relègue toujours au dernier rang ; on n’a pas pour moi les attentions qui me sont dues. Les Gérard, comme vous le savez, sont d’une excellente famille, et aussi les Moore ! ils ont le droit d’exiger un certain respect, et de se sentir blessés lorsqu’on le leur refuse. À Anvers, j’étais toujours traitée avec distinction ; ici, on dirait que, lorsque j’ouvre la bouche en compagnie, je parle l’anglais avec un accent ridicule, tandis que je suis persuadée que je le prononce parfaitement.

— Hortense, à Anvers on nous savait riches ; en Angleterre, nous n’avons jamais été connus que pauvres.

— Précisément, et ainsi le genre humain est mercenaire. En outre, cher frère, dimanche dernier, si vous vous en souvenez, il faisait très-humide ; en conséquence, j’allai à l’église avec mes jolis sabots noirs, objets que l’on ne porterait pas dans une ville élégante, mais que j’ai toujours eu coutume de porter à la campagne pour marcher dans les chemins boueux. Eh bien ! le croiriez-vous ? lorsque je traversais la nef, grave et calme, comme c’est mon habitude, quatre ladies et autant de gentlemen se sont mis à rire en se cachant le visage derrière leur livre de prières.

— Bien, bien ! Ne mettez plus de sabots, alors ; je vous ai déjà dit que je pensais que ce n’était pas ce qui convenait en ce pays.

— Mais, mon frère, ce ne sont pas des sabots communs comme en portent les paysans. Ce sont des sabots noirs, très-propres, très-convenables. À Mons, à Leuze, villes peu éloignées de l’élégante capitale, de Bruxelles, il est très-rare que les gens les plus respectables portent autre chose pendant l’hiver. Que quelqu’un essaye donc de piétiner dans la boue des chaussées flamandes avec des brodequins de Paris, et il m’en dira des nouvelles.

— Laissez là Mons et les chaussées flamandes ; faites à Rome ce que font les Romains ; quant à la camisole et au jupon, je n’ai pas d’opinion là-dessus. Je n’ai jamais vu une lady porter de semblables vêtements. Demandez à Caroline Helstone.

— Caroline ! Que je demande à Caroline ? Que je la consulte sur ma toilette ? Mais c’est elle qui devrait me consulter sur tous les points ; c’est une enfant.

— Elle a dix-huit ans, ou tout au moins dix-sept ; elle est d’âge à savoir tout ce qui concerne les robes, les jupes et les chaussures.

— Ne gâtez pas Caroline, je vous en prie, mon frère ; ne lui donnez pas plus d’importance qu’elle n’en doit avoir. À présent, elle est modeste, sans prétentions ; gardons-la ainsi.

— De tout mon cœur ! Viendra-t-elle ce matin ?

— Elle viendra à dix heures, comme d’habitude, prendre sa leçon de français.

— Elle se moque de vous, elle ?

— Non, certes ; elle m’apprécie mieux que qui que ce soit ; mais elle a plus d’occasions de me connaître intimement ; elle voit que j’ai de l’éducation, de l’intelligence, des manières, des principes ; bref, tout ce qui appartient à une personne bien née et bien élevée.

— L’aimez-vous tout de bon ?

— Pour l’aimer, je ne pourrais le dire. Je ne suis pas de celles qui s’enflamment aisément, et, en conséquence, on peut davantage compter sur mon amitié. J’ai de l’attachement pour elle comme ma parente ; sa position aussi m’inspire de l’intérêt, et sa conduite comme mon élève a été jusqu’ici plus susceptible d’accroître que de diminuer l’attachement qui provenait d’autres causes.

— Elle se conduit parfaitement bien aux leçons ?

— Envers moi, elle se comporte très-bien ; mais vous savez, mon frère, que j’ai une manière de repousser la trop grande familiarité, de gagner l’estime et de commander le respect. Néanmoins, avec ma pénétration, je vois clairement que Caroline n’est pas parfaite ; elle laisse beaucoup à désirer.

— Donnez-moi une dernière tasse de café, et, pendant que je la prendrai, vous m’amuserez avec le détail de ses défauts.

— Mon cher frère, je suis heureuse de vous voir déjeuner de bon appétit après la nuit fatigante que vous avez passée. Caroline, donc, a des défauts ; mais entre mes mains, et grâce à mes soins maternels, elle s’en corrigera. Il y a en elle quelque chose, une réserve, je pense, que je n’aime pas tout à fait, parce qu’elle n’est pas suffisamment enfantine et soumise ; il y a dans sa nature des éclairs d’impatience qui me déroutent. Néanmoins, elle est ordinairement fort tranquille, trop triste et trop rêveuse quelquefois. Avec le temps, certainement, je la rendrai uniformément calme et bienséante, et elle cessera d’être bizarre et pensive. Je désapprouve toujours ce que je ne puis comprendre.

— Je ne vous comprends pas : qu’entendez-vous par éclairs d’impatience, par exemple ?

— Un exemple vous fera peut-être mieux comprendre ce que je veux vous dire. Vous savez que de temps à autre je lui fais lire de la poésie française, pour l’exercer dans la prononciation. Elle a, dans le cours de ses leçons, beaucoup lu Corneille et Racine, avec un sobre et ferme esprit que j’approuve. De temps à autre elle montrait, pendant la lecture de ces auteurs estimés, une langueur qui tenait plus de l’apathie que de la sobriété, et l’apathie est ce que je ne peux souffrir chez ceux qui ont le bonheur de recevoir mes leçons ; de plus, on ne doit pas se montrer apathique à la lecture de chefs-d’œuvre. L’autre jour, je lui mis entre les mains un volume de poésies fugitives ; je l’envoyai à la fenêtre pour en apprendre une par cœur, et, lorsque je levai les yeux sur elle, je la vis tourner les feuillets avec impatience, en faisant une mine dédaigneuse, comme si elle parcourait le petit poëme sans attention. Je la grondai. « Ma cousine, me répondit-elle, tout cela m’ennuie à la mort. » Je lui dis que ce n’était pas là un langage convenable. « Dieu ! s’écria-t-elle, il n’y a donc pas deux lignes de poésie dans toute la littérature française ? » Je lui demandai ce que cela voulait dire ; elle me demanda pardon avec soumission. Un instant après, elle était tranquille. Je la vis se sourire à elle-même ; elle commença à apprendre avec ardeur. Au bout d’une demi-heure, elle vint à moi, me présenta le livre, joignit les mains comme je lui commande toujours de le faire, et commença à me réciter la Jeune Captive, de Chénier. Si vous aviez pu entendre la manière dont elle récita ce morceau, et dont elle prononça quelques commentaires après qu’elle eut fini, vous auriez compris ce que je voulais dire par éclairs d’impatience. On eût pu croire Chénier plus émouvant que Racine et Corneille. Vous conviendrez, mon frère, vous qui avez tant de sagacité, que cette appréciation singulière dénote un esprit fort mal réglé. Heureusement qu’elle est entre bonnes mains ; je lui donnerai un système, une méthode pour fixer ses pensées et ses opinions. Je lui apprendrai à contrôler et à régler ses sentiments.

— N’y manquez pas, Hortense ; la voici qui vient. C’est son ombre qui vient de passer devant la fenêtre, je crois.

— Ah ! vraiment, elle est trop matinale ; elle est venue une demi-heure avant l’heure. Mon enfant, qu’est-ce qui vous amène avant que j’aie déjeuné ? »

La question s’adressait à une personne qui entrait en ce moment, à une jeune fille enveloppée dans un manteau d’hiver, dont les plis étaient rassemblés avec grâce autour d’une taille élancée.

« Je suis venue en hâte m’informer comment vous alliez et comment allait Robert. J’étais sûre que vous seriez fort affligés de ce qui est arrivé hier. Je n’ai appris cela que ce matin ; mon oncle me l’a dit à déjeuner.

— Ah ! c’est inouï ! Vous sympathisez avec nous ? Votre oncle sympathise avec nous ?

— Mon oncle est fort irrité ; mais il était avec Robert, je crois ; n’est-il pas vrai, Robert ? Est-ce qu’il ne vous a pas accompagné au marais de Stilbro’ ?

— Oui, nous étions partis dans un attirail passablement guerrier, Caroline ; mais les prisonniers que nous allions délivrer nous ont rencontrés à mi-chemin.

— D’ailleurs, personne n’a été blessé ?

— Non ; Joe Scott a seulement les poignets un peu endoloris pour avoir été liés trop serré derrière son dos.

— Vous n’étiez pas là ? Vous n’étiez pas avec les voitures lorsqu’elles ont été attaquées ?

— Non ; on n’a jamais la bonne fortune d’être présent dans les circonstances auxquelles on désirerait le plus assister.

— Où allez-vous ce matin ? J’ai vu Murgatroyd seller votre cheval dans la cour.

— À Whinbury ; c’est aujourd’hui jour de marché.

— M. Yorke y va aussi ; je l’ai rencontré dans son cabriolet. Revenez-vous-en avec lui.

— Et pourquoi ?

— Deux valent mieux qu’un, et personne ne hait M. Yorke ; au moins, les pauvres ne le détestent pas.

— Alors M. Yorke sera une protection pour moi, qui suis haï ?

— Vous êtes incompris ; c’est probablement le mot. Resterez-vous tard ? rentrera-t-il tard, cousine Hortense ?

— C’est très-probable ; il a souvent beaucoup d’affaires à traiter à Whinbury. Avez-vous apporté votre livre d’exercices, mon enfant ?

— Oui. À quelle heure reviendrez-vous, Robert ?

— Je reviens généralement à sept heures. Désirez-vous que je sois plus tôt à la maison ?

— Tâchez d’être de retour à six heures. Il n’est pas absolument nuit à six heures ; mais à sept heures le jour a tout à fait disparu.

— Et quel danger est à craindre, Caroline, lorsque le jour a tout à fait disparu ? Quel péril concevez-vous pour moi dans les ténèbres ?

— Je ne puis définir mes craintes ; mais à présent nous éprouvons une certaine anxiété à l’endroit de nos amis. Mon oncle appelle ces temps dangereux ; il dit aussi que les propriétaires de fabriques sont impopulaires.

— Et moi un des plus impopulaires, n’est-ce pas ? Vous n’osez me parler clairement ; mais, dans votre cœur, vous me croyez exposé au sort de ce pauvre Pearson, qui reçut une balle, non à la vérité de derrière une haie, mais dans sa propre maison, à travers sa fenêtre, comme il allait se mettre au lit.

— Anne Pearson m’a montré la balle dans la chambre à coucher, dit gravement Caroline en se débarrassant de son manteau et de son manchon. Vous savez, continua-t-elle, qu’il y a une haie tout le long de la route d’ici à Whinbury, et qu’il faut aussi passer les plantations de Fieldhead. Mais vous serez de retour à six heures, ou plus tôt ?

— Certainement, affirma Hortense. Et maintenant, mon enfant, préparez vos leçons pendant que je vais mettre tremper les pois pour la purée du dîner. »

Puis elle sortit.

« Vous me soupçonnez donc beaucoup d’ennemis, Caroline ? dit M. Moore ; et sans doute vous me savez destitué d’amis ?

— Non pas tout à fait, Robert. Vous avez votre sœur, votre frère Louis que je n’ai jamais vu ; il y a M. Yorke, mon oncle, et puis bien d’autres. »

Robert sourit.

« Vous seriez bien embarrassée de nommer vos bien d’autres, dit-il. Mais montrez-moi votre livre d’exercice ». Quelle peine extrême vous prenez à votre écriture ! C’est ma sœur, je suppose, qui exige ce soin. Elle veut vous former en tout d’après le modèle d’une écolière flamande. À quelle existence êtes-vous destinée, Caroline ? Que ferez-vous de votre français, de votre dessin et de vos autres talents, lorsque vous les aurez acquis ?

— Vous faites bien de dire : lorsque je les aurai acquis ; car, vous le savez, avant qu’Hortense entreprît mon éducation, je savais peu de chose. Pour ce qui est de l’existence à laquelle je suis destinée, je ne peux le dire : je suppose que c’est à tenir la maison de mon oncle, jusque… »

Elle hésita.

« Jusqu’à quand ? Jusqu’à sa mort ?

— Non ! Pourquoi prononcer ce mot ? Je n’ai jamais pensé à sa mort ; il n’a que cinquante-cinq ans. Mais jusque… jusqu’à ce que les événements m’offrent d’autres occupations.

— Une perspective remarquablement vague ! En êtes-vous contente ?

— Je m’en contentais autrefois. Les enfants, vous le savez, n’ont que peu de réflexion, et leurs réflexions se portent vers l’idéal. Il y a des moments, maintenant, où je ne suis pas entièrement satisfaite.

— Pourquoi ?

— Je n’amasse pas d’argent, je ne gagne rien.

— Vous arrivez au fait, Lina ; vous aussi, alors, vous voulez gagner de l’argent ?

— Oui. J’aimerais une occupation ; et, si j’étais un garçon, il ne me serait pas fort difficile d’en trouver une. Je vois un si aisé, un si agréable moyen d’apprendre un commerce, de me frayer un chemin dans la vie !

— Continuez ; voyons, quel est ce moyen ?

— Je pourrais apprendre votre commerce, le commerce des draps. Je l’apprendrais près de vous, car nous sommes parents. Je ferais le travail du comptoir, je tiendrais les livres, j’écrirais les lettres, pendant que vous iriez au marché. Je sais que vous désirez beaucoup être riche, afin de payer les dettes de votre père. Peut-être pourrais-je vous aider à faire votre fortune.

— M’aider ? Mais vous devriez penser à vous-même.

— Je pense aussi à moi ; mais doit-on toujours ne penser qu’à soi-même ?

— À qui donc pensé-je, moi ? Est-ce que j’oserais penser à quelqu’un autre que moi ? Les pauvres ne doivent pas avoir de grandes sympathies ; leur devoir est d’être égoïstes.

— Non, Robert.

— Oui, Caroline ! la pauvreté est nécessairement égoïste, contrainte, rampante, anxieuse. De temps à autre, le cœur d’un pauvre homme, visité par certains rayons et rafraîchi par une bienfaisante rosée, peut se gonfler, comme la végétation de ce jardin là-bas, un jour de printemps, peut se sentir mûre pour développer son feuillage, peut-être ses fleurs ; mais il ne doit pas encourager cet agréable élan : pour le réprimer, il doit invoquer la prudence, glacée comme le vent du nord.

— Aucun cottage ne peut être heureux, alors ?

— Quand je parle de pauvreté, je n’entends pas la pauvreté naturelle et habituelle de l’ouvrier, mais la pénurie embarrassée de l’homme plongé dans les dettes, du commerçant gêné, dévoré de soucis et se débattant contre la ruine.

— Abandonnez-vous à l’espérance, et non à l’anxiété. Certaines idées ont pris trop de fixité dans votre esprit. C’est peut-être de la présomption de ma part, mais il me semble que vous vous trompez dans votre manière d’envisager le bonheur, comme aussi dans…

— Je suis tout oreilles, Caroline.

— Dans… oh ! que j’aie le courage de dire la vérité… dans… vos manières… remarquez que je dis seulement vos manières… dans vos manières d’être vis-à-vis de ces ouvriers du Yorkshire.

— Vous avez souvent désiré me dire cela, n’est-ce pas ?

— Oui, souvent, très-souvent.

— Le seul tort de mes manières est, je crois, d’être négatives. Je ne suis pas fier. De quoi serait fier un homme dans ma position ? Je pourrais agir envers eux en homme bienveillant, mais agir n’est pas mon fort. Je les trouve déraisonnables, pervers ; ils me retiennent lorsque je veux m’élancer en avant. En les traitant avec justice, je remplis tous mes devoirs envers d’eux.

— Vous n’attendez pas alors qu’ils vous aiment ?

— Ni ne le désire.

— Ah ! » dit la jeune fille en hochant la tête et poussant un profond soupir.

Puis elle se pencha sur sa grammaire et se mit à chercher les exercices du jour.

« Je ne suis pas un homme affectionné, Caroline ; l’attachement d’un très-petit nombre de personnes me suffit.

— S’il vous plaît, Robert, voulez-vous me tailler une ou deux plumes avant votre départ ?

— D’abord, laissez-moi régler votre livre, car vous avez coutume de tracer les lignes de travers… Voilà… Maintenant, passons aux plumes : vous les aimez très-fines, je crois.

— Telles que vous les préparez ordinairement pour moi et Hortense ; non votre large pointe.

— Si j’avais la vocation de Louis, je pourrais demeurer à la maison, et consacrer cette matinée à vous et à vos études ; tandis que je dois la passer dans le magasin de laines de M. Sykes.

— Vous allez gagner de l’argent.

— Bien plus probablement en perdre. »

Comme il finissait de tailler les plumes, un cheval sellé et bridé fut amené à la porte du jardin.

« Voilà Fred qui est prêt ; il faut partir. Auparavant, je veux voir l’effet du printemps dans la plate-bande du sud. »

Il quitta la chambre et se dirigea dans le jardin derrière la fabrique. Une charmante frange de jeune verdure et de fleurs commençait à s’épanouir ; des voiliers d’hiver, des crocus et des primevères brillaient au soleil, à l’abri du mur de la fabrique. Moore cueillit çà et là une fleur et une feuille, jusqu’à ce qu’il eût rassemblé un petit bouquet ; il retourna au parloir, prit une aiguillée de soie dans la corbeille à ouvrage de sa sœur, lia les fleurs et les déposa sur le pupitre de Caroline.

« Maintenant, au revoir.

— Merci, Robert ; il est très-joli ; on dirait des rayons du soleil dans un ciel d’azur. Au revoir. »

Robert se dirigea vers la porte, s’arrêta, ouvrit les lèvres comme pour parler, resta muet et s’éloigna. Il traversa le guichet et monta à cheval : une seconde après, il avait remis pied à terre, transféré les rênes à Murgatroyd, et était rentré dans le cottage.

« J’avais oublié mes gants, » dit-il en paraissant prendre quelque chose sur la console. Puis, comme obéissant à une pensée soudaine : « Vous n’avez pas d’engagement pour aujourd’hui chez votre oncle, Caroline ?

— Je n’en ai jamais : quelques chaussons d’enfants, que mistress Ramsden m’a commandés, à tricoter pour la Corbeille des Juifs, mais ils attendront.

— Que la Corbeille des Juifs soit… vendue ! jamais ustensile ne fût mieux nommé. On ne peut rien concevoir de plus juif que ce meuble, les objets qu’il renferme, et leur prix. Mais je vois là, dans le coin de votre lèvre, une petite moue qui me dit que vous connaissez le mérite de la Corbeille des Juifs aussi bien que moi. Oubliez la Corbeille des Juifs, alors, et passez la journée ici. Votre oncle ne mourra pas de votre absence.

— Oh ! non, dit-elle en souriant.

— Le vieux cosaque ! oh ! je crois que non ! murmura Moore. Alors restez à dîner avec Hortense ; elle sera enchantée de votre compagnie. Je serai de retour de bonne heure. Nous lirons un peu ce soir : la lune se lève à huit heures et demie, et à neuf heures je vous reconduirai en me promenant jusqu’au presbytère. Voulez-vous ? »

Elle fit de la tête un signe d’assentiment, et la joie étincela dans ses yeux.

Moore resta encore deux minutes : il se pencha sur le pupitre de Caroline et jeta un coup d’œil sur sa grammaire ; il prit sa plume et joua avec son bouquet ; son cheval piaffait d’impatience ; Frédéric Murgatroyd toussait violemment à la porte, s’étonnant de ce que son maître pouvait faire.

« Au revoir ! » répéta Moore, et il s’éloigna rapidement.

Hortense, entrant dix minutes après, trouva, à sa grande surprise, que Caroline n’avait pas encore commencé ses exercices.