Shirley
Traduction par Ch. Romey et A. Rolet.
Shirley et Shirley et Agnès GreyCh. Lahure et Cie (p. 378-397).


CHAPITRE XXIII.

La vallée de la Mort.


L’avenir semble quelquefois sangloter un sourd avertissement des événements qu’il nous apporte, de même qu’un orage qui se prépare, et qui, par les gémissements du vent, les combats des nuages au ciel, annonce une tempête assez violente pour couvrir la mer de débris, ou pour apporter dans le brouillard sur les îles de l’Ouest les exhalaisons empoisonnées de l’Orient, obscurcissant les fenêtres des maisons de l’Angleterre avec le souffle de la peste indienne. D’autres fois l’avenir s’offre soudainement, comme si un rocher se déchirant découvrait un tombeau d’où sortirait un corps enseveli. Avant que vous soyez revenu de votre étonnement, vous vous trouvez face à face avec une calamité à laquelle vous ne songiez pas, qui sort de son suaire comme un nouveau Lazare.

Caroline Helstone crut s’en retourner du cottage de Hollow en bonne santé. En s’éveillant le lendemain matin, elle se sentit oppressée par une langueur inaccoutumée : à déjeuner et à tous les repas du jour suivant, elle avait perdu tout appétit ; toute nourriture avait pour elle l’insipidité de la cendre.

« Suis-je malade ? » se demandait-elle en se regardant dans son miroir. Ses yeux étaient plus brillants, leur pupille était plus dilatée, ses joues semblaient plus roses et plus pleines que de coutume, « J’ai bonne mine, disait-elle ; pourquoi ne puis-je pas manger ? »

Elle sentait son pouls battre plus fort dans ses tempes ; elle éprouvait aussi dans son cerveau une étrange activité. Son imagination était exaltée ; mille pensées actives et rompues, mais brillantes, remplissaient son esprit.

Puis vint une nuit brûlante et sans sommeil. Une soif inextinguible la torturait. Vers le matin, un rêve terrible la saisit comme ferait un tigré : en s’éveillant, elle sentit et vit qu’elle était malade.

Comment elle avait gagné la fièvre (car c’était la fièvre), elle ne pouvait le dire. Probablement, dans sa dernière promenade du cottage à la rectorerie, quelque brise empoisonnée et chargée de douce rosée et de miasmes avait passé dans ses poumons et dans ses veines, et, trouvant déjà là une fièvre d’excitation mentale, et une langueur produite par de longs tourments et une habituelle tristesse, avait fait jaillir la flamme de l’étincelle qui couvait, et avait laissé derrière elle un feu bien allumé.

Ce feu cependant paraissait assez bénin : après deux jours brûlants et deux nuits sans repos, il n’y eut plus aucune violence dans les symptômes, et ni son oncle, ni Fanny, ni le docteur, ni miss Keeldar, lorsqu’elle vint lui rendre visite, n’eurent aucune crainte pour sa vie. Tous croyaient que quelques jours suffiraient à la rétablir.

Les quelques jours se passèrent, et, quoique l’on crût toujours que la guérison ne se ferait pas attendre, la convalescence n’avait pas commencé. Mistress Pryor, qui l’avait visitée chaque jour, étant dans sa chambre un matin, quinze jours après le début de la maladie, l’examina attentivement pendant quelques minutes : elle prit sa main, appuya son doigt sur le poignet ; puis, quittant tranquillement la chambre, elle alla dans le cabinet de M. Helstone, où elle demeura enfermée avec lui la moitié de la matinée. En revenant auprès de sa jeune malade, elle déposa son châle et son chapeau. Elle s’assit un instant à côté du lit, une main placée dans l’autre, se berçant doucement de côté et d’autre, dans une attitude et avec un mouvement qui lui étaient habituels. À la fin elle dit :

« J’ai envoyé Fanny me chercher à Fieldhead quelques petites choses dont j’aurai besoin pendant un court séjour ici : je désire demeurer avec vous jusqu’à ce que vous alliez mieux. Votre oncle veut bien me permettre de vous donner mes soins. Le permettrez-vous aussi, Caroline ?

— Je suis fâchée que vous preniez une telle peine. Je ne me sens pas très-malade, mais je ne peux refuser absolument : ce sera une si grande consolation pour moi de savoir que vous êtes dans la maison, de vous voir quelquefois dans ma chambre ! mais ne vous séquestrez pas à cause de moi, chère mistress Pryor. Fanny me soigne fort bien. »

Mistress Pryor, se penchant sur la pâle petite malade, arrangeait ses cheveux sous son bonnet et relevait doucement son oreiller. Pendant qu’elle accomplissait cet office, Caroline, souriant, leva son visage pour l’embrasser.

« Ne souffrez-vous plus ? Êtes-vous bien à votre aise ? demanda d’une voix douce et émue la garde-malade volontaire, en se prêtant à la caresse.

— Je crois que je suis presque heureuse.

— Vous désirez boire ? Vos lèvres sont desséchées. »

Elle lui présenta un verre rempli d’une boisson rafraîchissante.

« Avez-vous mangé quelque chose aujourd’hui, Caroline ?

— Je ne peux pas manger.

— Mais votre appétit reviendra bientôt ; il faut qu’il revienne. C’est-à-dire, je prie Dieu qu’il revienne. »

En la replaçant de nouveau sur sa couche, elle l’entoura de nouveau de ses bras ; et, par un mouvement qui semblait à peine volontaire, elle l’attira sur son cœur, et l’y tint pressée un instant.

« Je désire à peine aller mieux, afin de pouvoir vous conserver toujours près de moi, » dit Caroline.

Mistress Pryor ne sourit point à cette parole : elle était en proie à un tremblement que pendant quelques minutes elle s’efforça de réprimer.

« Vous êtes plus accoutumée à Fanny qu’à moi, dit-elle bientôt ; je suis portée à penser que mon assistance officieuse doit vous paraître étrange.

— Non : tout à fait naturelle, au contraire, et très-agréable. Vous devez avoir été habituée à soigner des malades, madame. Vous marchez si doucement dans la chambre, vous parlez si tranquillement et me touchez si gentiment !

— Je ne suis adroite en rien, ma chère. Vous me trouverez souvent gauche, mais jamais négligente. »

Et elle n’était pas négligente en effet. De ce moment, Fanny et Élisa devinrent des zéros dans la chambre de la malade. Mistress Pryor en fit son domaine ; elle faisait tout ce qu’il y avait à faire ; elle y demeurait le jour et la nuit. La malade s’y opposa, faiblement, cependant, au commencement, puis plus du tout : la solitude et la tristesse étaient en ce moment bannies de son chevet, où s’étaient installées à leur place la protection et la consolation. Elle et sa garde-malade s’entendaient à merveille. Caroline était ordinairement affligée de demander ou de recevoir beaucoup de soins ; mistress Pryor, dans les circonstances ordinaires, n’avait ni l’habitude ni l’art d’accomplir les petits détails du service : mais maintenant tout se passait avec tant d’aisance, si naturellement, que la malade avait autant de plaisir à se laisser choyer que la garde avait de propension à la soigner. Aucun signe de fatigue chez la dernière ne venait rappeler à la première qu’elle devait la ménager. Il n’y avait, en vérité, aucuns devoirs bien durs à accomplir ; mais une mercenaire les eût trouvés rudes.

Avec tous ces soins, il semblait étrange que la jeune malade n’allât pas mieux : et cependant il en était ainsi. Elle fondait comme une guirlande de neige au dégel ; elle se fanait comme une fleur dans la sécheresse. Miss Keeldar, dont le danger de la mort occupait rarement les pensées, n’avait d’abord éprouvé aucune crainte pour son amie ; mais la voyant changer et dépérir d’une visite à l’autre, l’alarme la saisit au cœur. Elle alla trouver M. Helstone, et s’exprima avec tant d’énergie, que ce gentleman fut bien obligé, quoique à regret, d’admettre l’idée que sa nièce avait quelque chose de plus qu’une migraine ; et, quand mistress Pryor vint réclamer l’assistance d’un médecin, il lui dit qu’elle en pouvait faire appeler deux si elle le voulait. Il en vint un seul, mais celui-là était un oracle : il débita un obscur discours dont l’avenir seul pouvait éclaircir le mystère, écrivit quelques prescriptions, donna quelques avis, le tout avec un air d’écrasante autorité, empocha les honoraires et partit. Probablement savait-il suffisamment qu’il ne pouvait faire aucun bien ; mais il n’aimait pas l’avouer.

Cependant aucune rumeur de maladie sérieuse ne s’était répandue dans le voisinage. Au cottage de Hollow on pensait que Caroline avait seulement un violent rhume, car elle avait écrit dans ce sens à Hortense ; et mademoiselle s’était contentée de lui envoyer deux pots de conserves de groseille, une recette de tisane, et un avis écrit.

Mistress Yorke, ayant appris qu’un médecin avait été appelé, se moqua des fantaisies hypocondriaques du riche et de l’oisif, qui, n’ayant autre chose à faire qu’à s’occuper de lui-même, fait appeler un docteur pour un petit mal de doigt.

Cependant « le riche et l’oisif, » représenté par Caroline, tombait dans un état de prostration et de débilité qui étonnait tout le monde, excepté une seule personne : car cette personne réfléchissait combien une constitution minée est sujette à tomber tout à coup en ruine.

Les gens malades ont souvent des caprices inexplicables pour ceux qui les approchent d’ordinaire, et Caroline en avait un que même sa tendre garde-malade ne put tout d’abord s’expliquer. À un certain jour de la semaine, et à une certaine heure, elle désirait, qu’elle fût mieux ou plus mal, être levée, habillée et assise dans sa chaise près de la fenêtre. Elle demeurait là jusqu’à ce que midi fût passé. Quel que fût le degré d’épuisement ou de débilité qui se trahît sur son visage dévasté, elle repoussait doucement toutes les propositions qui lui étaient faites de chercher du repos dans son lit, jusqu’à ce que la cloche eût sonné le milieu du jour : les douze heures sonnées, elle devenait docile et se laissait faire. Retournée à sa couche, elle enfonçait ordinairement sa face profondément dans son oreiller et s’enveloppait entièrement de ses couvertures, comme pour se séparer du soleil et du monde dont elle était fatiguée ; plus d’une fois, lorsqu’elle était ainsi couchée, une légère convulsion, agitait le lit et un faible sanglot rompait le silence. Ces choses n’échappèrent pas à mistress Pryor.

Un mardi matin, comme de coutume, elle avait demandé la permission de se lever, et elle était assise enveloppée dans sa blanche robe de nuit, se penchant sur le devant de sa chaise et regardant fixement et patiemment de la fenêtre. Mistress Pryor était assise un peu en arrière, faisant semblant de tricoter, mais en réalité observant la jeune malade. Un changement s’opéra sur son front pâle et triste qui s’anima soudain ; un éclair jaillit de ses yeux languissants. Elle se leva à demi et regarda avidement dehors. Mistress Pryor, s’approchant doucement d’elle, regarda par-dessus son épaule. De cette fenêtre on apercevait le cimetière, et au delà, la route, sur laquelle apparut, allant à grande vitesse, un cavalier. Il n’était pas encore fort éloigné ; mistress Pryor avait de bons yeux, elle reconnut M. Moore. Au moment même où une légère éminence le dérobait à la vue, l’horloge sonna midi.

« Puis-je retourner au lit ? » demanda aussitôt Caroline.

Sa garde l’aida à se recoucher. Après avoir tiré le rideau, elle s’assit à côté du lit et prêta l’oreille. La petite couche tremblait, le sanglot troublait le silence. Les traits de mistress Pryor se contractèrent comme sous une profonde angoisse ; elle se tordit les mains : un gémissement étouffé s’échappa de ses lèvres. Elle se rappelait maintenant que le mardi était jour de marché à Whinbury ; ces jours-là, M. Moore en s’y rendant devait passer avant midi auprès de la rectorerie.

Caroline portait continuellement autour de son cou une mince tresse de soie à laquelle était attaché certain colifichet. Mistress Pryor avait vu briller l’or, mais elle n’avait pu voir encore ce qu’était cet objet. Sa malade ne s’en séparait jamais. Lorsqu’elle était habillée, il était caché sur son sein ; lorsqu’elle était couchée, elle le tenait dans sa main. L’après-midi de ce mardi, l’assoupissement, plus semblable à la léthargie qu’au sommeil, qui abrégeait quelquefois les longs jours, s’était appesanti sur elle : il faisait très-chaud ; en se retournant dans une agitation fébrile, elle avait rejeté ses couvertures ; mistress Pryor se pencha pour les replacer ; la petite main amaigrie et inerte de la jeune fille, étendue sur sa poitrine, tenait comme de coutume son précieux trésor : ses doigts, dont l’émaciation faisait peine à voir, étaient en ce moment desserrés pendant le sommeil. Mistress Pryor enleva doucement la tresse, en pressant sur un petit ressort. C’était un bien modeste bijou, et proportionné à la petite bourse de celle qui l’avait acheté ; sous sa face de cristal paraissait une boucle de cheveux noirs, trop courts et trop frisés pour des cheveux enlevés à la tête d’une femme.

Un mouvement agité occasionna un tiraillement du cordon de soie ; la dormeuse tressaillit et s’éveilla. Ses pensées étaient en ce moment ordinairement flottantes lorsqu’elle s’éveillait, ses regards généralement errants. Se levant à moitié comme frappée de terreur, elle s’écria :

« Ne me l’enlevez pas, Robert, ne me l’enlevez pas ! C’est ma dernière consolation, laissez-la-moi ! Je n’ai jamais dit à personne de qui sont ces cheveux ; je ne les ai jamais montrés à personne. »

Mistress Pryor avait déjà disparu derrière le rideau ; appuyée très en arrière sur la grande chaise de repos à côté du lit, elle n’était pas en vue. Caroline regarda à travers la chambre ; elle la crut vide. Comme ses idées vagabondes revenaient lentement, repliant leurs ailes débiles ainsi que des oiseaux épuisés sur une côte aride, apercevant le vide et le silence autour d’elle, elle se crut seule. Le délire ne l’avait pas quittée ; peut-être la saine possession d’elle-même et la conscience de ses actions l’avaient-elles abandonnée pour toujours ; peut-être ce monde dans lequel vivent les forts et les heureux avait-il déjà roulé sous ses pieds pour la dernière fois. C’est du moins ce qu’il semblait souvent. En santé, elle n’avait jamais eu l’habitude de penser tout haut ; mais en ce moment les paroles s’échappaient de ses lèvres sans qu’elle y fît attention.

« Oh ! je voudrais le voir une fois encore avant que tout fût fini ! Le ciel devrait m’accorder cette faveur ! s’écriait-elle. Mon Dieu, accordez-moi cette consolation avant de quitter cette vie.

« Mais il ne saura pas que je suis malade avant que je ne sois morte ; et il viendra lorsqu’ils m’auront déposée froide et insensible dans le cercueil.

« Que pourra ressentir alors mon âme ? Peut-elle voir ou savoir ce qui arrive à la chair ? Les esprits ont-ils quelque moyen de communiquer avec les vivants ? Les morts peuvent-ils visiter ceux qu’ils ont laissés ? Peuvent-ils traverser les éléments ? Le vent, l’eau, le feu, me frayeront-ils un passage pour arriver à Moore ?

« Est-ce pour rien que le vent semble quelquefois soupirer des paroles articulées ; qu’il chante la nuit comme je l’ai entendu récemment, ou qu’il traverse les fenêtres en sanglotant, comme s’il annonçait des malheurs à venir ? Est-ce que rien ne l’habite, rien ne l’inspire ?

« Et pourtant, il me fit entendre une nuit certaines paroles ; il me dit un chant que j’aurais pu écrire : seulement j’étais effrayée, et je n’osai pas me lever pour aller chercher des plumes et du papier à la faible lueur de ma lampe de nuit.

« Qu’est-ce donc que cette électricité dont ils parlent, dont les changements nous apportent la santé ou la maladie, dont le manque ou l’excès tue, dont l’équilibre lui-même fait revivre ? Que sont donc ces influences répandues dans l’atmosphère autour de nous, qui jouent sur nos nerfs comme des doigts sur un instrument à cordes, et en tirent tantôt une douce note, tantôt une plainte, tantôt la plus douce mélodie, tantôt la plus triste cadence ?

« Où est l’autre monde ? En quoi l’autre vie consistera-t-elle ? Pourquoi le demandé-je ? n’ai-je pas raison de penser que l’heure s’approche trop vite où le voile se déchirera pour moi ? ne sais-je pas que le grand mystère va probablement se révéler à moi prématurément ? Grand Esprit ! dans la bonté duquel je place ma confiance ; toi que, comme mon père, j’ai invoqué nuit et jour depuis ma tendre enfance, viens au secours de la faible créature sortie de tes mains ! Soutiens-moi dans l’épreuve que je crains et que je dois subir ! Donne-moi la force ! Donne-moi la patience ! Donne-moi… oh ! donne-moi la foi ! »

Elle retomba sur son oreiller. Mistress Pryor trouva le moyen de se glisser sans bruit hors de la chambre : elle rentra bientôt après, aussi calme en apparence que si elle n’eût pas entendu cet étrange colloque.

Le lendemain vinrent plusieurs visites. Le bruit s’était répandu que miss Helstone allait plus mal. M. Hall et sa sœur arrivèrent ; tous deux sortirent en pleurs de la chambre de la malade : ils l’avaient trouvée plus changée qu’ils ne s’y attendaient. Hortense Moore vint aussi. Caroline parut stimulée par sa présence ; elle l’assura, en souriant, qu’elle n’était pas dangereusement malade ; elle lui parla d’une voix faible, mais avec enjouement. Pendant le temps que sa cousine demeura auprès d’elle, l’excitation colora son visage ; elle paraissait mieux.

« Comment va M. Robert ? demanda mistress Pryor, au moment où Hortense se préparait à sortir.

— Il allait très-bien lorsqu’il est parti !

— Lorsqu’il est parti ! il n’est donc pas à la maison ? »

Hortense expliqua alors que des nouvelles de la police touchant les émeutiers l’avaient forcé de se rendre le matin même à Birmingham, et qu’une quinzaine s’écoulerait probablement avant qu’il fût de retour.

« Il ne sait donc pas que miss Helstone est très-malade ?

— Oh ! non. Il pensait, comme moi, qu’elle avait seulement un mauvais rhume. »

Après cette visite, mistress Pryor eut soin de ne pas approcher la couche de Caroline pendant plus d’une heure. Elle l’entendit pleurer, et n’osa pas regarder couler ses larmes.

Comme la nuit approchait, elle lui apporta un peu de thé. Caroline, ouvrant les yeux après un court assoupissement, ne reconnut pas sa garde-malade.

« J’ai respiré les chèvrefeuilles dans la vallée ce matin, lorsque j’étais debout à la fenêtre du comptoir, » dit-elle.

D’étranges paroles comme celles-là percent plus cruellement que l’acier le cœur de la personne aimante qui les entend. Elles paraissent peut-être romantiques dans un livre ; dans la vie réelle, elles sont accablantes.

« Ma chère, me reconnaissez-vous ? dit mistress Pryor.

— Je suis entrée peur appeler Robert à déjeuner : je suis allée avec lui au jardin ; il m’avait priée de l’accompagner. Une forte rosée a rafraîchi les fleurs ; les pêches mûrissent.

— Ma chérie ! ma chérie ! répéta de nouveau la garde-malade.

— Je pensais qu’il faisait jour, que le soleil était levé depuis longtemps : il fait sombre ; est-ce que la lune n’est pas couchée ? »

Cette lune, qui venait de se lever, brillait sur elle de sa lumière pleine et douce ; flottant dans l’espace azuré et sans nuage, elle semblait veiller la malade.

« Alors ce n’est pas le matin ? je ne suis pas au cottage ? Qui est là ? Je vois quelqu’un à mon chevet.

— C’est moi, c’est votre amie, votre garde, votre… Appuyez votre tête sur mon épaule ; revenez à vous. (À demi-voix :) Oh ! mon Dieu, ayez pitié d’elle ! donnez-lui la vie et à moi la force. Envoyez-moi le courage, inspirez mes paroles. »

Quelques minutes se passèrent dans le silence ; la malade reposait muette et immobile dans les bras tremblants, sur le cœur agité de la garde.

« Je suis mieux maintenant, murmura à la fin Caroline, beaucoup mieux ; je sens où je suis : c’est mistress Pryor qui est près de moi. Je rêvais ; je parle lorsque je m’éveille de mes songes : c’est souvent l’habitude des malades. Comme votre cœur bat fort, madame ! Ne vous alarmez pas.

— Ce n’est pas la crainte, mon enfant ; mais seulement un peu d’anxiété, qui se passera. Je vous ai apporté un peu de thé, Cary ; votre oncle l’a préparé lui-même. Vous savez qu’il se dit capable de préparer une tasse de thé mieux que la plus habile ménagère. Goûtez-le. Il est affligé d’apprendre que vous mangez si peu : il serait heureux de vous voir un meilleur appétit.

— J’ai soif ; donnez-moi à boire. »

Elle but avidement.

« Quelle heure est-il, madame ? demandait-elle.

— Neuf heures passées.

— Pas plus tard ? oh ! j’ai encore devant moi une longue nuit ; mais le thé m’a donné des forcés : je veux me lever. »

Mistress Pryor la souleva et arrangea son oreiller.

« Grâce au ciel, je ne suis pas toujours également malheureuse, malade et sans espoir. L’après-midi a été mauvaise depuis le départ d’Hortense ; peut-être la soirée sera-t-elle meilleure. Il fait une belle nuit, je pense. La lune brille d’un vif éclat.

— Très-belle ; Une vraie nuit d’été. La vieille tour de l’église brille comme si elle était d’argent.

— Est-ce que le cimetière paraît paisible ?

— Oui, et le jardin aussi ; la rosée brille sur le feuillage.

— Voyez-vous de longues herbes et des orties entre les tombes, ou vous paraissent-elles couvertes de gazon ou de fleurs ?

— Je vois des marguerites brillant comme des perles sur quelques tertres. Thomas a fauché les feuilles d’oseille et les mauvaises herbes, et les a enlevées.

— J’aime toujours à voir faire cela ; cela soulage l’âme de voir ce lieu en ordre, et je suis sûre que dans l’église, la lune brille en ce moment d’un éclat aussi doux que dans ma chambre. Sa lumière doit tomber en plein, à travers la fenêtre de l’Est, sur le monument de la famille Helstone. Quand je ferme les yeux, il me semble voir, en lettres noires sur le marbre blanc, l’épitaphe de mon pauvre père. Il y a au-dessus beaucoup de place pour d’autres inscriptions.

— William Farren est venu ce matin voir vos fleurs ; il craignait, maintenant que vous ne pouvez leur donner vos soins, de les trouver négligées. Il a emporté deux de vos plantes favorites chez lui pour les soigner.

— Si je fais un testament, je laisserai toutes mes plantes à William ; à Shirley mes colifichets, à l’exception d’un seul, qui ne doit pas être enlevé de mon cou, et à vous, madame, mes livres. (Après une pause :) Mistress Pryor, j’ai une ardente envie de quelque chose.

— De quoi, Caroline ?

— Vous savez que j’éprouve toujours un vif plaisir à vous entendre chanter : chantez-moi donc l’hymne qui commence ainsi : « Notre Dieu, etc. »

Mistress Pryor se mit à chanter.

Il n’était pas étonnant que Caroline aimât à l’entendre chanter : sa voix, même en parlant, était douce et argentine ; lorsqu’elle chantait, elle semblait presque divine. Ni la flûte ni le tympanon n’avaient des sons si purs. Mais le son était secondaire, comparé à l’expression qui l’animait : la tendre vibration d’un cœur ému.

Les serviteurs, entendant de la cuisine, se glissèrent au pied de l’escalier pour écouter ; le vieux Helstone lui-même, qui se promenait dans le jardin, réfléchissant sur l’incompréhensible et faible nature de la femme, s’arrêta tout à coup au milieu de ses allées pour saisir plus distinctement la triste mélodie. Lui rappelait-elle sa femme morte ? lui faisait-elle plus vivement déplorer la jeunesse flétrie de Caroline ? c’est ce qu’il n’eût pu dire. Mais il fut bien aise de se souvenir qu’il avait promis de faire ce soir-là une visite à Wynne le magistrat. Il avait en profonde aversion la tristesse et les sombres pensées ; lorsqu’elles venaient l’assaillir, il trouvait toujours le moyen de s’en débarrasser au plus vite. Le chant le suivit faiblement pendant qu’il traversait la campagne : il hâta son pas ordinairement rapide, afin de ne plus être à la portée de l’entendre.

L’hymne finie, Caroline demanda une chanson écossaise.

Mistress Pryor obéit encore, ou essaya d’obéir. À la fin de la première stance elle s’arrêta ; elle ne pouvait plus continuer ; son cœur débordait.

« La tristesse de cette mélodie vous fait pleurer : venez ici, je vous consolerai, » dit Caroline d’une voix émue.

Mistress Pryor s’approcha ; elle s’assit sur le bord du lit de la malade, et lui permit d’entourer son cou avec ses bras amaigris.

« Vous me soulagez souvent, laissez-moi vous soulager à mon tour, murmura la jeune fille en baisant ses joues. J’espère, ajouta-t-elle, que ce n’est pas à cause de moi que vous pleurez ? »

Mistress Pryor ne répondit pas.

« Croyez-vous que je n’irai pas mieux ? Je ne me sens pas très-malade ; je me sens seulement faible.

— Mais votre esprit, Caroline, votre esprit est écrasé, votre cœur est brisé. Vous avez été si négligée, si repoussée ! on vous a laissée si longtemps désolée !

— Je crois que le chagrin est et a toujours été le plus vif aliment de ma maladie. Je pense quelquefois qu’un peu de bonheur me ferait promptement revivre.

— Désirez-vous vivre ?

— Rien ne me rattache à la vie.

— M’aimez-vous, Caroline ?

— Beaucoup, sincèrement, quelquefois d’une façon inexprimable. En ce moment même, je voudrais pouvoir confondre mon cœur avec le vôtre.

— Je vais revenir à l’instant, ma chérie, » dit mistress Pryor, en reposant Caroline sur son oreiller.

Elle se glissa légèrement vers la porte, tourna doucement la clef dans la serrure, s’assura qu’elle était fermée, et revint auprès du lit. Elle écarta le rideau pour laisser arriver plus librement la lumière de la lune, et regarda fixement Caroline.

« Alors, si vous m’aimez, dit-elle avec volubilité et d’une voix altérée, si vous désirez confondre votre cœur avec le mien, vous n’éprouverez ni choc ni douleur en apprenant que ce cœur est la source qui a rempli le vôtre ; que de mes veines est issue la vie qui coule dans les vôtres ; que vous êtes à moi, ma fille, ma propre enfant…

— Mistress Pryor !

— Ma propre enfant.

— C’est-à-dire… cela signifie… que vous m’avez adoptée ?

— Cela signifie que, si je ne vous ai donné rien d’autre, je vous ai donné au moins la vie, que je vous ai portée dans mon sein, que je vous ai nourrie, que je suis votre véritable mère. Aucune autre femme ne peut réclamer ce titre ; il est le mien.

— Mais mistress James Helstone, mais la femme de mon père, que je ne me rappelle pas avoir jamais vue, elle est ma mère ?

— Elle est votre mère. James Helstone fut mon époux. Je l’ai prouvé. Je pensais que peut-être vous étiez toute à lui, ce qui eût été une cruelle affliction pour moi. Je trouve qu’il n’en est pas ainsi. Dieu m’a permis d’être la mère de l’esprit de mon enfant : il m’appartient ; c’est ma propriété, mon droit. Ces traits sont les propres traits de James. Il avait un beau visage, lorsqu’il était jeune et non dégradé par le vice. Papa, ma chérie, vous a donné vos yeux bleus et vos soyeux cheveux bruns ; il vous a donné l’ovale du visage et la régularité des traits ; il vous a conféré l’extérieur ; mais le cœur et le cerveau sont à moi. Leurs germes sont les miens, et ils se sont développés et améliorés jusqu’à la perfection. J’estime et j’approuve mon enfant autant que je l’aime.

— Ce que j’entends est-il vrai ? N’est-ce point un rêve ?

— Je voudrais qu’il fût aussi vrai que l’embonpoint et les couleurs vont revenir à vos joues.

— Ma propre mère ! Mais est-ce une personne pour laquelle je puisse avoir autant d’amour que j’en ai pour vous ? Elle n’était pas aimée généralement, autant du moins qu’on me l’a donné à entendre.

— On vous a dit cela ? Eh bien, votre mère vous dit en ce moment que, n’ayant pas le don de plaire aux gens en général, elle se soucie peu de leur approbation ; ses pensées et son affection sont concentrées sur son enfant. Son enfant va-t-elle l’accueillir ou la rejeter ?

— Mais si vous êtes ma mère, le monde est entièrement changé pour moi. Assurément, je puis vivre ; j’aimerais à recouvrer la santé.

— Vous la recouvrerez. Vous avez tiré la vie et la force de mon sein lorsque vous étiez une petite, une belle enfant, sur les yeux bleus de laquelle j’avais coutume de pleurer, craignant de voir dans votre beauté même le signe de qualités qui étaient entrées dans mon cœur comme un fer, et avaient percé mon âme comme une épée. Ma fille ! nous avons été longtemps séparées : je reviens maintenant pour vous chérir de nouveau. »

Elle l’éleva contre son sein, elle la pressa dans ses bras ; elle la berça doucement, comme on fait pour endormir un jeune enfant.

« Ma mère ! ma chère mère ! »

La fille se pressa contre la mère ; celle-ci la serra plus vivement encore dans ses bras ; elle la couvrit de baisers, en murmurant sur elle des paroles de tendresse.

Le silence régna dans la chambre pendant longtemps.

« Mon oncle sait-il ce que je viens d’apprendre ?

— Votre oncle le sait : je le lui ai dit lorsque je suis venue demeurer ici avec vous.

— M’avez-vous reconnue la première fois que vous m’avez rencontrée à Fieldhead ?

— Comment en eût-il été autrement ? M. et miss Helstone ayant été annoncés, j’étais préparée à voir mon enfant.

— C’est donc ce qui vous troubla ? je vous vis tout émue.

— Vous ne vîtes rien, Caroline : je puis maîtriser mes émotions. Vous ne pourriez jamais dire quel siècle d’étranges sensations j’ai traversé pendant les deux minutes qui se sont écoulées entre l’annonce de votre nom et votre entrée. Vous ne pourriez jamais dire l’impression que produisirent sur moi votre air, votre mine, votre démarche.

— Pourquoi ? Fûtes-vous désappointée ?

— « À qui ressemblera-t-elle ? » m’étais-je demandé ; et, quand je vis à qui vous ressembliez, je fus près de m’évanouir.

— Pourquoi, maman ?

— Je tremblais en votre présence. Je me dis : « Je ne la posséderai jamais ; jamais elle ne me connaîtra. »

— Mais je ne dis et ne fis alors rien de remarquable. J’éprouvais un peu de timidité à la pensée de mon introduction chez des étrangers, voilà tout.

— Je vis bientôt que vous étiez timide : ce fut la première chose qui me rassura. Eussiez-vous été rustique, gauche, empruntée, j’aurais été contente.

— Vous m’étonnez.

— J’avais mes raisons de craindre un charmant extérieur, de me défier d’une démarche aisée, de frissonner devant la distinction, la grâce, la courtoisie. La beauté et l’affabilité s’étaient montrées sur mon chemin lorsque j’étais recluse, désolée, jeune et ignorante : une pauvre gouvernante minée par le travail, périssant sous un labeur ingrat, et brisée avant le temps. Quand elles me sourirent, Caroline, je les pris pour des anges ! Je les suivis, et, lorsqu’entre leurs mains j’eus remis sans réserve toute ma chance de bonheur à venir, ce fut mon partage de voir une transfiguration du foyer domestique : le masque fut levé, le brillant déguisement mis de côté ; en face de moi s’assit… Oh ! Dieu ! combien j’ai souffert ! »

Sa tête tomba sur l’oreiller.

« Combien j’ai souffert ! nul ne l’a vu, nul ne l’a su : il n’y avait nulle sympathie, nul espoir, nul soulagement.

— Prenez courage, ma mère : c’est passé maintenant.

— C’est passé, et non sans fruit : je demandai à Dieu la patience ; il me soutint pendant mes jours d’angoisses. J’étais accablée de terreur et de trouble ; à travers la plus grande tribulation, il m’a conduite au salut qui vient de se révéler. La crainte me torturait, il l’a dissipée. Il m’a donné à sa place l’amour parfait… mais, Caroline…

— Ma mère !

— Je vous commande, lorsque vous regarderez le monument de votre père, de respecter le nom qui y est buriné. À vous il ne fit que du bien. Il vous a conféré le trésor complet de ses beautés, et il n’y a pas ajouté le moindre défaut. Tout ce que vous tenez de lui est excellent. Vous lui devez de la gratitude. Laissez entre lui et moi le règlement de nos comptes mutuels ; ne vous en mêlez pas : Dieu est l’arbitre. Les lois du monde sont-elles jamais venues à mon secours ? Jamais ! N’étaient-elles pas impuissantes comme un roseau pourri pour me protéger, inefficaces comme un babil d’idiot pour le réfréner ? Comme vous venez de le dire, tout est fini maintenant : le tombeau nous sépare. Il dort là, dans cette église : je dis ce soir à sa cendre ce que je ne lui avais jamais dit auparavant : « James, reposez en paix ! voyez ! votre terrible dette est effacée ! regardez ! j’anéantis de ma propre main le long et noir compte que j’avais à vous demander ! James, votre enfant expie pour vous. Cette vivante image de vous-même, ce visage sur lequel est empreinte la perfection de vos traits, cette seule joie que vous m’ayez donnée, se presse affectueusement sur mon cœur et m’appelle tendrement sa mère. Mon époux, soyez pardonné. »

— Ma chère mère, c’est bien, cela ! l’esprit de papa peut-il nous entendre ? est-il consolé de savoir que nous l’aimons encore ?

— Je n’ai point parlé d’amour, j’ai parlé de pardon. Ne vous faites pas illusion, enfant ; je n’ai point parlé d’amour ! Sur le seuil de l’éternité, fût-il là pour me voir entrer, je maintiendrai ce que j’ai dit.

— Oh ! mère ! combien vous devez avoir souffert !

— Mon enfant, le cœur humain peut souffrir. Il peut contenir plus de larmes que l’Océan ne renferme d’eau. Nous ne savons jamais combien il est profond, combien il est étendu, avant que le malheur ait déchaîné sur lui ses nuages et l’ait rempli de son impétueuse obscurité.

— Ma mère, oubliez.

— Oublier ! dit-elle avec un rire étrange. Le pôle Nord se précipitera sur le Sud, les terres de l’Europe seront enfermées dans les baies de l’Australie, avant que j’oublie.

— Chut ! ma mère ! calmez-vous ! »

Et la fille berça doucement la mère comme la mère avait bercé la fille. À la fin, mistress Pryor pleura ; puis elle devint plus calme. Elle reprit ces tendres soins que l’agitation avait en ce moment interrompus. Replaçant sa fille sur sa couche, elle arrangea l’oreiller et étendit les draps. Elle réunit ses cheveux dont les boucles étaient éparses ; elle rafraîchit son front humide de sueur avec une fraîche et odorante essence.

« Maman, dites-leur d’apporter une lumière, afin que je vous puisse voir ; et priez mon oncle de monter dans ma chambre à l’instant même : j’ai besoin de lui entendre dire que je suis votre fille. Et vous, maman, soupez ici, ne me quittez pas ce soir une minute.

— Oh ! Caroline ! que votre amabilité est puissante ! vous me direz : « Allez, » et j’irai ; « Venez, » et je viendrai ; « Faites ceci, » et je le ferai. Vous, vous avez hérité de certaines manières aussi bien que de certains traits. Vos ordres seront toujours irrésistibles, quoique formulés avec une grande douceur, Dieu merci. Et, ajouta-t-elle à voix basse, il parlait aussi avec douceur, quelquefois, comme une flûte soupirant de tendres modulations ; puis, lorsque le monde n’était pas là pour l’entendre, sa voix avait un son à déchirer les nerfs et à glacer le sang, une expression à rendre fou.

— Il semble si naturel, maman, de vous demander ceci et cela ! Je n’ai pas besoin que personne autre que vous soit près de moi ou fasse quelque chose pour moi ; mais ne me permettez pas d’être importune ; réprimez-moi, si je vais trop loin.

— Vous ne devez pas compter sur moi pour vous réprimer ; vous devez faire attention à vous. J’ai peu de courage moral ; c’est là mon principal défaut. C’est ce qui m’a rendu une mère dénaturée, ce qui m’a tenue éloignée de mon enfant pendant les dix ans qui se sont écoulés depuis que la mort de mon mari m’aurait permis de la réclamer ; c’est ce qui a énervé mes bras et a permis que l’enfant que j’aurais pu conserver plus longtemps fût enlevée à leurs embrassements.

— Comment cela, ma mère ?

— Je vous laissai partir enfant, parce que vous étiez jolie, et que je redoutais votre gentillesse, la regardant comme le sceau de la perversité. Ils m’envoyèrent votre portrait, fait à l’âge de huit ans : ce portrait confirma mes terreurs. S’il m’eût montré un enfant aux traits rustiques, lourds, hébétés et vulgaires, je me serais hâtée de vous réclamer ; mais sous le papier argenté je vis s’épanouir la délicatesse d’une fleur aristocratique ; chacun de vos traits annonçait une petite lady. J’avais trop récemment gémi sous le joug du beau gentleman auquel j’avais échappé meurtrie, paralysée, mourante, pour oser affronter sa belle et presque féerique image. Ma douce petite lady me frappa de terreur. Son air d’élégance native glaça la moelle de mes os. Dans mon expérience, je n’avais pas rencontré la vérité, la modestie, les bons principes accompagnant la beauté, « Une forme si régulière et si belle, me dis-je, doit couvrir une âme méchante et cruelle. » Je n’avais que peu de confiance en l’éducation pour redresser une âme semblable ; ou plutôt, je me croyais complètement inhabile à cette tâche. Je n’osais entreprendre de vous élever, et je résolus de vous laisser entre les mains de votre oncle. Je savais que, si Matthewson Helstone était un homme austère, c’était aussi un homme droit. Lui et tout le monde jugèrent sévèrement mon étrange et peu maternelle résolution, et je méritais d’être mal jugée.

— Maman, pourquoi vous fîtes-vous appeler mistress Pryor ?

— C’était un nom qui appartenait à la famille de ma mère. Je le pris afin de vivre sans être inquiétée. Le nom de mon mari rappelait trop vivement ma vie passée. Je ne pouvais le souffrir. D’ailleurs, des menaces me furent faites de me forcer à retourner dans mon esclavage ; cela ne se pouvait : j’eusse préféré une bière pour lit, un tombeau pour demeure. Mon nouveau nom me protégea ; je repris sous son abri mon occupation d’institutrice. D’abord elle me procura à peine les moyens de vivre ; mais combien la faim me semblait savoureuse, lorsque je jeûnais en paix ! Combien me paraissaient sûrs l’obscurité et le froid d’un foyer sans feu, lorsqu’aucune lueur livide de terreur n’en venait rougir la désolation ! Combien était sereine la solitude, lorsque je ne craignais pas d’y voir faire irruption le vice et la violence !

— Mais, maman, vous étiez venue déjà dans ce pays ; comment, lorsque vous y avez reparu avec miss Keeldar, n’avez-vous pas été reconnue ?

— J’y fis seulement une courte visite comme fiancée, il y a une vingtaine d’années ; alors, j’étais bien différente de ce que je suis aujourd’hui ; j’étais svelte, presque aussi svelte que l’est ma fille : mon teint, mes traits même ne sont plus les mêmes ; mes cheveux, la coupe de mes vêtements, tout est changé. Vous figurez-vous votre mère mince et frêle, vêtue de mousseline blanche, les bras nus, avec des colliers et des bracelets, et les cheveux disposés en boucles rondes à la grecque au-dessus du front ?

— Vous devez vraiment avoir été bien différente. Maman, j’entends la porte d’entrée s’ouvrir. Si c’est mon oncle qui rentre, priez-le de monter l’escalier et de me donner l’assurance que je suis bien éveillée et que je n’ai pas le délire. »

Le recteur, de son propre mouvement, montait l’escalier, et mistress Pryor l’appela dans la chambre de sa nièce.

« Elle ne va pas plus mal, j’espère ? demanda-t-il avec empressement.

— Je pense qu’elle est mieux ; elle est disposée à causer ; elle semble plus forte.

— Bien ! dit-il en arpentant rapidement la chambre. Ah ! Cary ! comment allez-vous ? Avez-vous bu ma tasse de thé ? Je l’avais préparée pour vous comme je l’aime.

— Je l’ai bue jusqu’à la dernière goutte ; elle m’a fait du bien. Je désire avoir de la société, et j’ai prié mistress Pryor de vous appeler auprès de moi. »

Le respectable ecclésiastique paraissait à la fois content et embarrassé. Il était assez disposé à accorder sa compagnie à sa nièce malade, puisque c’était son caprice ; mais comment employer ces dix minutes, il n’en savait rien. Il toussait, il s’agitait.

« Vous serez debout dans un instant, dit-il afin de dire quelque chose. Cette petite faiblesse sera bientôt passée ; et alors vous boirez du porto, une pipe, si vous le pouvez, et vous mangerez du gibier et des huîtres ; je m’en procurerai pour vous, s’il est possible d’en avoir quelque part. S’il plaît à Dieu, nous vous rendrons bientôt aussi forte que Samson.

— Qui est cette lady, mon oncle, qui est debout à côté de vous au pied de mon lit ?

— Bon Dieu ! s’écria-t-il ; est-ce que sa raison voyage encore, madame ? »

Mistress Pryor sourit.

« Je voyage dans un agréable monde, dit Caroline d’une voix douce et heureuse, et j’ai besoin que vous me disiez si c’est une réalité ou une vision. Quelle est cette lady ? donnez-lui un nom, mon oncle.

— Il faut faire appeler de nouveau le docteur Riles, ou plutôt encore Marc Turck : il est moins charlatan. Il faut que Thomas selle le poney et aille le chercher.

— Non, je n’ai pas besoin de docteur, mon oncle ; maman sera mon seul médecin. Maintenant, comprenez-vous, mon oncle ? »

M. Helston remonta ses lunettes de son nez à son front, prit sa tabatière et s’administra une partie de son contenu. Ainsi fortifié, il répondit brièvement ;

« Je vois clair. Vous le lui avez donc dit, madame ?

— Et cela est-il vrai ? demanda Caroline se levant de dessus son oreiller. Est-elle réellement ma mère ?

— Vous ne pleurerez pas, vous ne ferez pas une scène, vous ne vous évanouirez pas si je vous réponds oui ?

— Pleurer ! Je pleurerais si vous disiez non. Il serait terrible d’être désappointée à présent. Mais donnez-lui un nom. Comment l’appelez-vous ?

— J’appelle cette grosse lady dans un singulier vêtement noir, qui paraît assez jeune pour porter de beaucoup plus gais habits si elle le voulait, je l’appelle Agnès Helstone ; elle était mariée avec mon frère James Helstone et elle est sa veuve.

— Et ma mère ?…

— Quelle petite incrédule vous faites ; regardez son pauvre petit visage, mistress Pryor, à peine plus grand que la paume de la main, animé de finesse et d’ardeur. (À Caroline :) Elle a eu la peine de vous mettre au monde, tout au moins. Faites attention que vous lui devez de vous rétablir promptement et de réparer les ravages de ces joues. Tudieu, elle avait l’habitude d’être grasse ; qu’a-t-elle fait de son embonpoint ? c’est ce qu’il m’est impossible de deviner.

— Si le désir de guérir a quelque influence sur moi, je ne serai pas longtemps malade. Ce matin encore je n’avais ni la raison ni la force de le vouloir. »

En ce moment Fanny était à la porte et annonça que le dîner était servi.

« Mon oncle, s’il vous plaît, envoyez-moi un peu à souper quelque chose que vous aimez, de votre propre assiette. Cela est plus sage que de tomber en des attaques de nerfs, n’est-ce pas ?

— C’est parler comme un sage, Cary. Vous verrez si je ne choisis pas judicieusement. Quand les femmes sont sensées et se font comprendre, je peux marcher avec elles. Ce sont seulement les sensations vagues et quintessenciées, les idées raffinées à l’extrême, qui me déroutent. Qu’une femme me demande un plat ou un vêtement, fût-ce un œuf de roc ou le pectoral d’Aaron, une portion des sauterelles ou du miel dont se nourrissait saint Jean, ou la ceinture de cuir dont il ceignait ses reins, je puis au moins comprendre ce qu’elle veut ; mais lorsqu’elles soupirent après je ne sais quoi, la sympathie, le sentiment et autres abstractions incompréhensibles, je ne puis rien pour elles ; je ne connais pas cela, et ne peux le leur donner. Madame, veuillez accepter mon bras. »

Mistress Pryor dit qu’elle entendait demeurer avec sa fille le reste de la soirée. En conséquence, Helstone les laissa ensemble. Il reparut bientôt, portant une assiette dans sa main consacrée.

« Ceci est du poulet, dit-il, mais nous aurons du perdreau demain. Asseyez-la sur son lit et jetez un châle sur elle. Sur ma parole, je m’entends à soigner un malade. Maintenant, voici la même petite fourchette d’argent dont vous vous serviez lorsque vous vîntes la première fois à la rectorerie ; voilà ce que vous pouvez appeler une heureuse pensée, une délicate attention. Prenez cela, Cary, et mangez bien. »

Caroline fit de son mieux. Son oncle fut étonné de lui voir si peu d’appétit : il prophétisa néanmoins de grandes choses pour l’avenir ; et, comme elle louait le morceau qu’il lui avait apporté et lui souriait gracieusement, il se pencha sur son oreiller, l’embrassa et lui dit d’un accent rude et entrecoupé :

« Bonsoir, petite ; Dieu te bénisse ! »

Caroline jouit cette nuit-là d’un si paisible repos, entourée des bras de sa mère et la tête appuyée sur sa poitrine, qu’elle oublia de désirer une autre destinée ; et, bien que plus d’un songe fiévreux vînt encore agiter son sommeil, lorsqu’elle s’éveilla oppressée, un sentiment d’heureuse satisfaction s’empara d’elle et fit disparaître à l’instant toute trace d’agitation.

Quant à la mère, elle passa cette nuit comme Jacob à Péniel. Jusqu’à la pointe du jour elle lutta contre Dieu avec d’ardentes prières.