Shirley
Traduction par Ch. Romey et A. Rolet.
Shirley et Shirley et Agnès GreyCh. Lahure et Cie (p. 14-29).
M. Yorke  ►

CHAPITRE II

Les voitures.


La soirée était très-noire : les étoiles et la lune étaient masquées par de gros nuages qui, gris dans le jour, étaient maintenant du noir le plus sombre. Malone n’était pas un homme adonné à l’observation de la nature ; ses changements, pour la plupart, avaient lieu sans qu’il s’en aperçût ; il eût pu marcher pendant plusieurs milles dans les plus variables jours d’avril, sans voir les gracieuses caresses que le ciel fait à la terre, sans remarquer les sommets des verdoyantes collines s’épanouissant sous un baiser du soleil, ou cachant leurs crêtes sous les tresses pendantes et échevelées d’un nuage, lorsqu’une averse pleure sur eux. Il ne remarquait donc pas le contraste du ciel tel qu’il paraissait en ce moment (une voûte sombre et mouvante, noire partout, excepté vers l’est, où les fournaises des forges de Stilbro’ répandaient une lueur blafarde sur l’horizon), avec le même ciel pendant une nuit froide et sans nuage. Il ne se demandait point ce qu’étaient devenues les constellations et les planètes, et ne regrettait pas la sérénité d’azur de cet océan aérien constellé par ces petites îles qu’un autre océan, d’un élément plus lourd et plus dense, qui roulait au-dessous, dérobait à ses yeux. Il poursuivait sa route brutalement, penché en avant et portant son chapeau en arrière de sa tête à la manière irlandaise, faisant résonner la chaussée, lorsque la route en possédait une, ou marchant dans les ornières, lorsque le pavé était remplacé par le gravier. Il ne se préoccupait que de certaines limites : la flèche de l’église de Briarfield, et, plus loin, les lumières de la Maison-Rouge. Celle-ci était une auberge, et, lorsqu’il l’atteignit, la lueur du feu à travers les rideaux à moitié fermés d’une fenêtre, la vue des verres sur une table ronde, et de joyeux convives assis sur un banc de chêne, faillirent détourner le vicaire de sa course. Il lui vint une violente envie de boire un verre de whisky et d’eau ; dans un autre lieu, il eût immédiatement satisfait son désir ; mais les individus réunis dans cette cuisine étaient tous des paroissiens de M. Helstone ; tous le connaissaient ; il poussa un soupir et passa.

Il fallait en ce moment quitter la route, car la distance qui le séparait de la manufacture de Hollow pouvait être considérablement abrégée en traversant les champs qui étaient en plaine. Malone les traversa en ligne droite, escaladant les haies et les murs. Il passa auprès d’un seul bâtiment, large et irrégulier. On apercevait un pignon élevé, puis un front d’une grande longueur, ensuite un pignon peu élevé, puis un amas de grosses cheminées ; derrière se trouvaient quelques arbres. Ce bâtiment était dans une obscurité complète ; aucune lumière ne brillait aux fenêtres : la pluie qui coulait du toit et le vent qui sifflait autour des cheminées étaient les seuls sons que l’on entendît.

Ce bâtiment passé, les champs, qui avaient été plats jusque-là, commençaient à décliner en une rapide descente. Évidemment une vallée se trouvait au-dessous, au travers de laquelle on pouvait entendre le cours d’un ruisseau. Une lumière brillait dans le fond de la vallée. Malone gouverna vers ce phare.

Il arriva à une petite maison blanche (on pouvait voir qu’elle était blanche, même à travers cette dense obscurité), et frappa à la porte. Une domestique au frais visage vint ouvrir ; à la lueur de la chandelle qu’elle tenait, on remarquait un étroit escalier. Deux portes couvertes d’étoffe cramoisie, une bande de tapis de la même couleur sur les marches, contrastant avec les murs peints de couleurs légères et le plancher blanc, faisaient paraître ce petit intérieur frais et propre.

« M. Moore est chez lui, je suppose ?

— Oui, monsieur, mais il n’est pas ici.

— Il n’est pas ici ? où est-il donc ?

— À la fabrique, dans le comptoir. »

En ce moment une des portes cramoisies s’ouvrit.

« Est-ce que les voitures sont arrivées, Sarah ? » demanda une voix féminine : et en même temps une tête de femme apparut. Ce n’était point une tête de déesse ; les papillotes qui ombrageaient chaque tempe défendaient cette supposition ; mais ce n’était pas non plus une tête de Gorgone. C’est cependant l’effet qu’elle parut produire sur Malone. Il se rejeta timidement en arrière, en disant : « Je vais le trouver, » et se précipita tout tremblant, à travers une étroite pelouse et une cour obscure, vers une grosse et noire fabrique.

L’heure du travail était passée ; les ouvriers étaient partis, les machines étaient au repos et la fabrique fermée. Malone en fit le tour ; dans un endroit de ses flancs noirs, il trouva une autre porte, en se servant pour cela du bout de son shillelah, avec lequel il battait le tambour. Une clef tourna ; la porte s’ouvrit.

« Est-ce Joe Scott ? Quelle nouvelle des voitures, Joe ?

— Non, c’est moi. Je suis envoyé par M. Helstone.

— Oh ! monsieur Malone ! » La voix, en prononçant ce nom, trahissait la plus légère inflexion possible de désappointement. Après une pause d’un instant, elle continua : « Je vous prie d’entrer, monsieur Malone. Je regrette extrêmement que M. Helstone ait cru nécessaire de vous déranger, il n’y avait aucune nécessité ; je le lui avais dit. Et par une telle nuit ! Mais avançons. »

À travers un sombre appartement dont il était impossible de distinguer l’aspect, Malone suivit son interlocuteur dans une chambre claire et brillante ; très-claire et très-brillante, assurément, elle semblait aux yeux qui s’efforçaient, un instant auparavant, de percer l’obscurité de la nuit et du brouillard ; mais, à l’exception d’un excellent feu et d’une lampe d’un dessin élégant qui brûlait sur la table, le lieu n’avait rien que de très-ordinaire. Aucun tapis ne recouvrait le plancher de bois ; trois ou quatre chaises à dossier, peintes en vert, qui semblaient avoir autrefois meublé la cuisine d’une ferme ; un bureau de forte et solide construction, la table déjà nommée, et, sur les murs couleur de pierre, quelques feuilles encadrées contenant des plans de maisons, de jardins, des dessins de machines, etc., complétaient l’ameublement du lieu.

Tout simple qu’il était, cet ameublement parut satisfaire M. Malone, qui, lorsqu’il eut ôté et suspendu son surtout et son chapeau mouillés, approcha du foyer une des grandes chaises, et plaça ses genoux presque sur les barreaux de la grille rouge.

« Vous avez là un appartement confortable, monsieur Moore, et surtout fort commode pour vous.

— Oui ; mais ma sœur serait bien aise de vous voir, si vous préfériez entrer dans la maison.

— Oh ! non, les dames seront mieux seules. Je n’ai jamais été le favori des dames. Vous ne me confondez pas avec mon ami Sweeting, n’est-ce pas ?

— Sweeting ? lequel est-ce ? le monsieur au surtout chocolat, ou le petit ?

— Le petit, celui de Nunnely, le cavalier des misses Sykes ; il est amoureux de toutes les six. Ha ! ha !

— Il vaut mieux, il me semble, qu’il les aime toutes en général, que d’en aimer particulièrement une.

— Mais, en outre, il est particulièrement amoureux d’une aussi ; car lorsque Donne et moi le pressions de faire un choix dans le gracieux essaim, il a nommé… devinez qui ? »

Avec un calme et fin sourire, M. Moore répondit : « Dora, peut-être, ou Henriette ?

— Ha ! ha ! vous êtes un excellent devin. Mais qu’est-ce qui vous a fait désigner ces deux-là ?

— Parce qu’elles sont les plus grandes, les plus belles ; et Dora, au moins, est la plus vigoureuse ; et, comme votre ami M. Sweeting est petit et frêle, j’ai conclu que, selon la règle ordinaire en pareil cas, il avait préféré celle qui forme avec lui le plus frappant contraste.

— Vous avez raison, c’est Dora. Mais il n’a aucune chance ; qu’en dites-vous, monsieur Moore ?

— Que possède M. Sweeting, outre sa position de vicaire ? »

Cette question sembla réjouir étonnamment M. Malone ; il rit pendant trois minutes au moins avant d’y répondre.

« Ce que possède Sweeting ? Eh ! David a sa harpe, ou sa flûte, ce qui revient au même. Il a une espèce de montre en similor, un anneau, dito, un lorgnon, dito. Voilà ce qu’il a.

— Comment pourrait-il seulement fournir les robes de sa femme ?

— Ha ! ha ! excellent ! Je lui demanderai cela la première fois que je le verrai. Sans doute il pense que le vieux Christophe Sykes ferait grandement les choses. Il est riche, n’est-ce pas ? Ils habitent une vaste maison.

— Sykes a un commerce fort étendu.

— Donc, il doit être riche.

— Mais il doit savoir parfaitement à quoi employer ses richesses ; et, en ce temps, il songe sans doute autant à retirer son argent du commerce pour constituer des dots à ses filles, que moi à abattre mon petit cottage là-bas, et à construire sur ses ruines une maison aussi grande que Fieldhead.

— Savez-vous, Moore, ce que j’ai entendu l’autre jour ?

— Non ; peut-être que j’étais sur le point d’effectuer de semblables changements ? Vos bavards de Briarfield sont capables de dire cela, et des choses plus sottes encore.

— J’ai entendu dire que vous alliez prendre Fieldhead à bail… Ce soir, en passant auprès, je pensais que c’était une triste résidence… et que votre intention était d’y établir, comme maîtresse, une des misses Sykes, de vous marier, enfin, ha ! ah ! Eh bien, laquelle est-ce ? Dora, j’en suis sûr ; vous avez dit qu’elle était la plus belle.

— Je m’étonne du nombre de fois qu’ils m’ont marié depuis mon arrivée à Briarfield ! Ils m’ont assigné l’une après l’autre toutes les femmes à marier du district. Tantôt c’étaient les deux misses Winns, la première brune, la seconde blonde ; tantôt la rouge miss Armitage et la mûre Anne Pearson. À présent vous me jetez sur les épaules toute la tribu des misses Sykes. Sur quoi reposent ces commérages ? Dieu seul le sait. Je ne vois personne, je recherche la société des femmes à peu près aussi assidûment que vous, monsieur Malone. S’il m’arrive d’aller à Whinbury, c’est seulement pour visiter Sykes et Pearson dans leur comptoir, où nos discussions roulent sur des sujets tout autres que le mariage, et nos pensées sont occupées d’autre chose que de galanterie, d’établissement et de dots. Le drap que nous ne pouvons vendre, les bras que nous ne pouvons occuper, les fabriques que nous ne pouvons faire fonctionner, la marche funeste des événements en général, que nous ne pouvons changer, remplissent assez nos cœurs à présent pour en exclure toute chose frivole.

— Je suis complètement de votre avis, Moore. S’il est une chose que je haïsse par-dessus tout, c’est l’idée du mariage. J’entends le mariage dans le sens vulgaire, et comme pure matière de sentiment : deux fous consentant à unir leur indigence par quelque fantastique lien de sympathie mutuelle, quelle absurdité ! Mais une union formée en vue de solides intérêts n’est pas si mauvaise, qu’en dites-vous ?

— Non, » répondit Moore, d’une manière abstraite.

Le sujet semblait n’avoir aucun intérêt pour lui ; il laissa tomber la conversation. Après avoir quelque temps regardé le feu d’un air préoccupé, il tourna soudainement la tête.

« Écoutez ! dit-il. Avez-vous entendu les roues ? »

Se levant, il alla vers la croisée, l’ouvrit et écouta. Il la referma bientôt.

« C’est seulement le bruit du vent qui s’élève, et le ruisseau un peu gonflé qui se précipite dans la vallée. J’attendais ces voitures à six heures, il en est maintenant près de neuf.

— Sérieusement, supposez-vous que l’établissement de ces nouvelles machines puisse vous menacer de quelque danger ? demanda Malone. Helstone semble le craindre.

— Tout ce que je désire, c’est de voir les machines et les métiers en sûreté ici, dans les murs de cette fabrique. Une fois montés, je défie les briseurs de métiers. Qu’ils me rendent une visite, ils en subiront les conséquences : ma fabrique, c’est ma forteresse.

— On méprise de tels misérables, observa Malone, plongé dans ses réflexions. Je désirerais presque qu’une de leurs bandes vous vînt visiter cette nuit ; mais la route m’a semblé tout à l’heure parfaitement calme.

— Vous êtes venu par la Maison-Rouge ?

— Oui.

— Il ne peut rien y avoir de ce côté ; c’est dans la direction de Stilbro’ qu’est le danger.

— Et vous pensez qu’il y a un danger ?

— Ce que ces hommes ont fait à d’autres, ils peuvent me le faire. Il y a seulement cette différence : le plus grand nombre des manufacturiers semblent paralysés lorsqu’on les attaque. Sykes, par exemple, quand son magasin fut incendié et ses draps déchirés et jetés en morceaux dans les champs, ne fit aucune démarche pour découvrir ou punir les mécréants. Il se comporta absolument comme un lapin sous la mâchoire du furet. Quant à moi, et je crois me connaître, je défendrai mon commerce, ma fabrique, mes machines.

— Helstone dit que ces trois choses-là sont vos dieux, que les Ordres en conseil remplacent pour vous les sept péchés capitaux ; que Castelreagh est votre Antéchrist, et le parti de la guerre sa légion.

— Oui, j’abhorre toutes ces choses, parce qu’elles me ruinent. Elles se dressent sur mon chemin ; à cause d’elles, je ne peux ni avancer ni mettre mes plans à exécution. Je me vois arrêté à chaque pas par leurs déplorables effets.

— Mais vous êtes riche et entreprenant, Moore ?

— Je suis très-riche en draps que je ne puis vendre. Entrez là-bas dans mes magasins, et vous verrez qu’ils en sont remplis jusqu’au toit. Roakes et Pearson sont dans le même cas ; l’Amérique était leur marché, mais les Ordres en conseil le leur ont fermé. »

Malone ne semblait pas préparé à soutenir une conversation de ce genre ; il commença à frapper l’un contre l’autre les talons de ses bottes et à bâiller.

« Et penser, continua Moore, trop absorbé par son idée dominante pour remarquer ces symptômes d’ennui sur le visage de son hôte, penser que ces ridicules commères de Whinbury et de Briarfield vous ennuient sans cesse à propos de mariage ! Comme si l’on n’avait pas autre chose à faire en ce monde que de courtiser quelque jeune lady, comme ils disent, de la conduire à l’église, de passer son temps en visites, puis, je suppose, d’avoir une famille. Oh ! que le diable emporte… » Il abandonna ce cours d’idées dans lequel il venait de se lancer avec une certaine énergie, et ajouta d’un ton plus calme : « Je crois que les femmes ne pensent qu’à ces choses, et elles s’imaginent naturellement que l’esprit de l’homme est occupé de la même manière.

— Certainement, certainement, dit Malone, mais n’y faites pas attention. »

Puis il se mit à siffloter, regardant impatiemment autour de lui et paraissant désirer quelque chose. Moore comprit aussitôt.

« Monsieur Malone, vous avez besoin de vous rafraîchir après la marche que vous venez de faire ; j’oubliais l’hospitalité. »

Il se leva à ces mots et ouvrit un buffet.

— J’ai l’habitude, dit-il, d’avoir toujours quelque chose sous la main, et de ne pas dépendre des femmes qui habitent le cottage là-bas, lorsque je désire manger une bouchée de pain ou bien me rafraîchir. Souvent je passe ici la soirée et je soupe seul, puis je couche, avec Joe Scott, dans la fabrique. Quelquefois je suis mon propre surveillant. Je n’ai pas l’habitude de dormir longtemps, et j’aime, par une belle nuit, à faire une petite promenade dans la vallée avec mon mousquet sous le bras. Monsieur Malone, pouvez-vous faire cuire une côtelette de mouton ?

— Mettez-moi à l’épreuve. Je l’ai fait cent fois lorsque j’étais au collège.

— Voilà des côtelettes et voici le gril. Tournez-les rapidement ; vous savez le secret pour leur faire retenir leur jus ?

— Rapportez-vous-en à moi, vous verrez. Donnez-moi un couteau et une fourchette, je vous prie. »

Le vicaire retroussa ses manches et se mit vigoureusement à la besogne. Le manufacturier plaça sur la table des assiettes, un pain, une bouteille noire et deux gobelets. Il tira du buffet une petite bouilloire en cuivre, la remplit d’eau, la plaça sur le feu, à côté du gril, prit un citron, du sucre et un petit bol à punch en porcelaine ; mais, pendant qu’il préparait le punch, un coup frappé à la porte vint le déranger.

« Est-ce vous, Sarah ?

— Oui, monsieur. Viendrez-vous souper ?

— Non, je n’irai pas ce soir ; je coucherai à la fabrique. Ainsi, fermez les portes et dites à votre maîtresse qu’elle peut se mettre au lit. »

Il revint.

« Votre maison est dans un ordre parfait, observa Malone en retournant les côtelettes. Vous n’êtes pas sous le gouvernement des jupons, comme ce pauvre Sweeting, un homme destiné à subir la domination des femmes. Vous et moi, Moore… — en voilà une bien rissolée et pleine de jus…, — vous et moi n’aurons pas de juments grises dans nos écuries, lorsque nous nous marierons.

— Je ne sais pas, je n’ai jamais pensé à cela ; si la jument grise est belle et traitable, pourquoi non ?

— Les côtelettes sont prêtes ; le punch est-il fait ?

— En voilà un verre, goûtez-le. Quand Joe Scott et ses mignons arriveront, ils en auront leur part, pourvu qu’ils ramènent les métiers intacts. »

Malone devint fort joyeux pendant le souper : il riait à propos de rien, faisait de mauvaises plaisanteries qu’il applaudissait lui-même ; bref, il devint très-bruyant. Son hôte, au contraire, demeurait calme comme auparavant.

Il est temps, lecteur, que vous ayez une idée de ce même hôte : je vais essayer de l’esquisser pendant qu’il est là assis à table.

C’est ce que vous appellerez probablement à première vue un homme d’une étrange apparence ; car il est maigre, brun et pâle, très-singulier d’aspect ; son épaisse chevelure, éparse négligemment sur son front, atteste suffisamment qu’il dépense peu de temps à sa toilette ; il pourrait vraiment l’arranger avec plus de goût. Il semble ignorer la beauté et la symétrie méridionale de ses traits, la coupe régulière de sa figure. Le spectateur ne s’aperçoit d’ailleurs de ces avantages qu’après l’avoir bien examiné, car une expression d’anxiété et quelque chose de hagard et de soucieux empêchent d’abord de remarquer la beauté de ce visage. Ses yeux sont grands et gris : leur expression est grave et méditative ; son regard est plutôt scrutateur que doux, plutôt pensif que joyeux. Lorsque ses lèvres se desserrent dans un sourire, sa physionomie est agréable ; non qu’elle soit même alors franche et gaie, mais on sent l’influence d’un certain charme paisible qui suggère l’idée, vraie ou fausse, d’une nature circonspecte et peut-être bienveillante, d’un cœur capable d’abnégation, d’indulgence et de fidélité. Il est jeune encore, il n’a pas plus de trente ans ; sa taille est haute et élancée, sa manière de parler est déplaisante : il a un accent étranger qui, malgré une négligence étudiée de prononciation et de diction, choque une oreille anglaise, et surtout une oreille du Yorkshire.

M. Moore, il est vrai, n’était Anglais qu’à moitié, tout au plus. Sa mère était étrangère, et lui-même avait vu le jour sur un sol étranger. D’une origine hybride, il avait probablement, sur beaucoup de points, des sentiments hybrides, spécialement sur le patriotisme. Il était incapable de s’attacher à un parti, à une secte, voire même à un climat et à des coutumes. Il est probable qu’il avait une tendance à isoler sa personne de toute communauté dans laquelle il pouvait avoir quelque chose à débattre, et qu’il croyait plus sage de désirer les intérêts de Robert Gérard Moore, à l’exclusion de toute considération de philanthropie et d’intérêt général. Le commerce était la profession héréditaire de Moore. Les Gérard d’Anvers avaient été marchands pendant les deux derniers siècles ; ils avaient possédé une grande fortune ; mais peu à peu les pertes, les spéculations désastreuses, avaient ébranlé les fondements de leur crédit ; leur maison, depuis douze ans, chancelait sur sa base, lorsque le choc de la Révolution française l’entraîna dans une ruine complète. Dans cette chute fut emportée la maison anglaise Moore, du Yorkshire, étroitement liée d’intérêts avec la maison d’Anvers, et dont l’un des associés, nommé Robert, résidant dans cette ville, avait épousé Hortense Gérard, espérant que son épouse hériterait de la part de son père, Constantin Gérard, dans les affaires de la maison. Elle n’hérita, comme nous venons de le voir, que du passif, et ce passif, bien que réglé par un compromis avec les créanciers, on disait que son fils Robert l’avait accepté comme héritage, et qu’il aspirait à l’éteindre un jour et à rétablir la maison Gérard et Moore sur une échelle au moins égale à celle de son ancienne grandeur. On supposait même que le souvenir de ce passé pesait lourdement sur son cœur, et si une enfance écoulée auprès d’une mère attristée, avec la perspective de malheurs futurs, une virilité presque submergée sous l’orage, peuvent affecter péniblement l’esprit, il faut convenir que celui de Moore ne devait pas être imprimé en lettres d’or.

Si Moore avait un grand but à atteindre, il n’était pas en son pouvoir d’employer de grands moyens pour y parvenir. Il était forcé de se contenter de l’époque des petites choses. Quand il arriva dans le Yorkshire, celui dont les ancêtres avaient possédé des magasins dans le port et des manufactures dans le pays, avaient eu maison de ville et maison de campagne, ne vit aucune autre voie ouverte devant lui que de louer une fabrique de drap, dans un endroit ignoré d’un district peu connu, de prendre un cottage à côté pour sa résidence, et d’ajouter à ses possessions, pour faire paître son cheval et étendre ses draps, quelques acres de terre aride bordant le ruisseau qui faisait marcher ses machines. Il tenait tout cela à un prix élevé (car ces temps de guerre étaient durs, et toute chose était chère), des administrateurs du domaine de Fieldhead, alors la propriété d’une mineure.

À l’époque où commence cette histoire, il n’habitait le district que depuis deux ans, pendant lesquels il avait prouvé qu’il possédait au moins de l’activité. Le cottage avait été converti en une résidence propre et de bon goût. Une partie du terrain aride avait été convertie en jardin, qu’il cultivait avec un soin et une exactitude toutes flamandes. Quant à la fabrique, vieil édifice pourvu de machines et de bâtiments surannés, il avait tout d’abord montré, pour sa distribution et son outillage, le plus profond mépris. Son but avait été d’accomplir une réforme radicale, ce qu’il avait exécuté aussi promptement que son capital très-limité le lui avait permis. L’insuffisance de ce capital et le retard que cette insuffisance apportait aux améliorations qu’il avait résolues, voilà ce qui affectait péniblement son esprit, « En avant ! » telle était la devise de Moore ; mais la pauvreté mettait un frein à son ardeur.

D’après cette disposition d’esprit, on ne pouvait attendre qu’il se préoccupât beaucoup de savoir si le progrès, tel qu’il le comprenait, était ou non préjudiciable aux autres. Étranger et habitant le pays depuis peu, il ne songeait pas assez aux pauvres ouvriers que les nouvelles inventions privaient de travail ; il ne s’était jamais demandé où ceux auxquels il ne payait plus le salaire hebdomadaire trouvaient leur pain de chaque jour ; et en cela il ressemblait à des milliers d’autres, aux secours desquels les pauvres affamés du Yorkshire paraissaient avoir des droits plus directs.

L’époque sur laquelle j’écris est une des plus sombres dans l’histoire d’Angleterre, et surtout dans l’histoire des provinces du Nord. La guerre était alors à son apogée, et avait envahi l’Europe entière. L’Angleterre était, sinon fatiguée, du moins épuisée par une longue résistance. La moitié de sa population demandait la paix, à quelque prix que ce fût. L’honneur national n’était plus qu’un mot aux yeux de beaucoup, dont la vue était obscurcie par le brouillard de la famine, et qui auraient vendu leur nationalité pour un morceau de pain.

Les Ordres en conseil, provoqués par les décrets rendus par Napoléon à Milan et à Berlin, et défendant à tous les pouvoirs neutres de faire le commerce avec la France, avaient, en offensant l’Amérique, fermé le principal marché des fabricants de drap du Yorkshire, et les avaient mis à deux doigts de leur ruine. Les petits marchés étrangers étaient remplis, et ne voulaient rien recevoir. Le Brésil, le Portugal, la Sicile, étaient approvisionnés pour deux ans. Lors de cette crise, il s’introduisit, dans les manufactures du Nord, certaines inventions qui enlevèrent le travail à plusieurs milliers d’ouvriers, qu’elles laissèrent sans moyens de gagner leur subsistance. Une mauvaise récolte survint, et la détresse fut à son comble. La souffrance et la misère tendirent la main à la sédition. Tout semblait annoncer une sorte de tremblement de terre moral dans les montagnes des comtés du Nord. Comme toujours, en ces sortes de circonstances, personne n’y fit attention. Lorsqu’une émeute à propos de vivres éclatait dans une ville manufacturière, lorsqu’un moulin à fouler le drap était incendié, la maison d’un manufacturier attaquée, les meubles jetés dans la rue, et la famille obligée de fuir pour échapper à l’assassinat, quelques mesures locales étaient ou n’étaient pas prises par la magistrature de l’endroit. On découvrait un chef, ou plus fréquemment il échappait aux recherches ; on écrivait des articles dans les journaux, puis tout s’arrêtait là. Quant aux malheureux dont le seul héritage était le travail et qui avaient perdu cet héritage, qui ne recevaient plus de salaire et ne pouvaient se procurer du pain, ils étaient condamnés à la souffrance, et peut-être inévitablement ; car il ne fallait pas songer à arrêter les progrès de l’invention, à nuire à la science en décourageant les perfectionnements ; la guerre ne pouvait être terminée ; des secours efficaces ne pouvaient être fournis. Il n’y avait donc rien à faire, et les malheureux subissaient leur destinée, mangeaient le pain et buvaient les eaux de l’affliction.

La misère engendre la haine. Ces malheureux détestaient les machines qui, disaient-ils, leur avaient enlevé leur pain ; ils haïssaient les bâtiments qui contenaient ces machines ; ils haïssaient les manufacturiers qui possédaient ces bâtiments. Dans la paroisse de Briarfield, où nous sommes, la fabrique de Hollow était le lieu le plus détesté ; Gérard Moore, en sa double qualité de demi-étranger et d’ardent progressiste, était l’homme le plus exécré. Son tempérament s’arrangeait peut-être mieux de cette haine générale que d’un autre sentiment, surtout lorsqu’il croyait la chose pour laquelle on le haïssait juste et nécessaire ; aussi, c’était avec une sorte d’excitation agressive que ce soir-là, assis au coin de son feu, il attendait les voitures qui portaient ses métiers. L’arrivée et la compagnie de Malone ne pouvaient que lui être désagréables. Il eût préféré être seul, car il se plaisait dans une silencieuse, sombre et périlleuse solitude ; le mousquet de son gardien eût été une suffisante compagnie pour lui ; le bruit continu du ruisseau eût été le discours le plus agréable pour ses oreilles.

Depuis dix minutes, le manufacturier, avec le plus étrange regard, surveillait le vicaire irlandais qui se permettait toute liberté à l’endroit du punch, lorsque soudain l’expression de cet œil gris changea, comme si une vision se fût interposée entre Malone et lui. Il éleva la main.

« Chut ! » dit-il, comme Malone faisait du bruit avec son verre.

Il écouta un moment, puis se leva, mit son chapeau, sortit et se dirigea vers la porte du comptoir.

La nuit était calme et sombre ; dans le silence, le ruisseau se précipitait avec un bruit égal à celui d’un torrent. L’oreille de Moore, néanmoins, perçut un autre bruit, très-éloigné, mais que l’on ne pouvait confondre avec le premier, le bruit de lourdes roues sur une route pavée. Il retourna au comptoir et alluma une lanterne, avec laquelle il traversa la cour de la fabrique, et se mit en devoir d’ouvrir les portes. Les lourdes voitures approchaient ; on entendait les pieds des chevaux clapoter dans la boue et dans l’eau. Moore les héla.

« Hé ! Joe Scott ! Tout est-il bien ? »

Probablement Joe Scott était à une trop grande distance pour entendre. Il ne répondit point.

« Tout est-il bien ? » demanda de nouveau Moore, lorsqu’un nez d’éléphant, celui du premier cheval, vint presque heurter le sien.

Quelqu’un sauta de la voiture sur la route en criant :

« Oui, oui, tout est bien. Nous les avons mises en pièces. »

Puis on entendit une course. Les voitures restaient immobiles. Elles ne contenaient personne.

« Joe Scott ! » Nul Joe Scott ne répondit. « Murgatroyd ! Pighills ! Sykes ! » Aucune réponse. M. Moore leva sa lanterne et regarda dans les véhicules ; il n’y avait ni hommes, ni machines ; ils étaient vides et abandonnés.

M. Moore aimait ses machines. Il avait risqué son dernier capital pour acheter les métiers qu’il attendait cette nuit ; des spéculations de la plus grande importance pour ses intérêts dépendaient du résultat que devaient produire ces nouveaux instruments : où étaient-ils ?

Ces mots ; « Nous les avons mises en pièces, » résonnaient à son oreille. De quelle manière était-il affecté par cette catastrophe ? À la lumière de la lanterne qu’il tenait à la main, on eût pu voir un étrange sourire errer sur ses traits ; le sourire d’un homme déterminé, arrivé à un moment de la vie où il doit faire appel à sa force, où la lutte est inévitable, où son énergie doit triompher ou se briser. Cependant il demeurait immobile, car en ce moment il ne savait ni quoi faire, ni quoi dire. Il posa à terre sa lanterne et demeura là les bras croisés, le regard fixé sur le sol, et réfléchissant.

Un mouvement de l’un des chevaux lui fit bientôt lever les yeux ; il aperçut un objet blanc attaché au harnais. Approchant sa lanterne, il vit que c’était un papier plié, un billet Il ne portait aucune adresse au dehors, mais en dedans était cette suscription :

« Au diable de la fabrique de Hollow. »

Puis ces lignes :

« Vos infernales machines sont brisées en pièces sur le marais de Stilbro’, et vos hommes sont couchés, pieds et mains liés, dans le fossé qui borde la route. Prenez ceci comme un avertissement de la part d’hommes qui meurent de faim et vont retrouver chez eux, après avoir fait cette action, des femmes et des enfants affamés comme eux. Si vous faites venir de nouvelles machines, vous aurez encore de nos nouvelles. Gare à vous !

— J’aurai encore de vos nouvelles ? Oui, j’en aurai, et vous aurez des miennes. Je vous parlerai tout à l’heure, au marais de Stilbro’. Je vous dirai quelque chose dans un instant. »

Il fit entrer les voitures, et se dirigea vers le cottage. Ouvrant la porte, il adressa rapidement, mais avec calme, quelques mots à deux femmes qui couraient à sa rencontre. Il calma l’alarme apparente de l’une par un récit palliatif de ce qui avait eu lieu ; à l’autre il dit :

« Allez à la fabrique, Sarah ; voilà la clef, et sonnez la cloche aussi fort que vous pourrez ; ensuite vous chercherez une autre lanterne et m’aiderez à éclairer la façade. » ;

Retournant aux chevaux, il les déharnacha, leur donna à manger, s’arrêtant de temps à autre dans cette occupation, comme pour écouter le bruit de la cloche. Elle faisait alors entendre un tintement d’alarme bruyant et irrégulier. Dans cette nuit calme, à cette heure avancée, il devait se faire entendre très-loin à la ronde ; les convives réunis dans la cuisine de la Maison-Rouge furent alarmés par ce bruit, et, déclarant qu’il devait y avoir quelque chose d’extraordinaire à faire à la fabrique de Hollow, ils se procurèrent des lanternes et se hâtèrent de s’y rendre en corps. À peine étaient-ils réunis dans la cour avec leurs lumières vacillantes, que le trot d’un cheval se fit entendre, et qu’un petit homme couvert d’un chapeau à larges bords, monté sur un poney à tous crins, entra, suivi par un aide de camp monté sur un cheval d’une taille plus élevée.

Pendant ce temps, M. Moore avait sellé son cheval, et avec l’aide de Sarah, la servante, avait éclairé la fabrique, dont la façade étendue était maintenant illuminée et jetait sur la cour une clarté suffisante pour éloigner toute crainte de confusion. Déjà on entendait un profond bourdonnement de voix. M. Malone était enfin sorti du comptoir, après avoir pris la précaution de plonger sa tête et sa face dans une jarre d’eau, et cette précaution, jointe à l’alarme soudaine, lui avait presque rendu l’usage de ses sens, que le punch avait un peu dispersés. Il se tenait avec son chapeau en arrière de sa tête, et son bâton dans sa main droite, répondant au hasard aux questions qui lui étaient adressées par ceux qui arrivaient de la Maison-Rouge. M. Moore parut et se trouva en face du large chapeau et du poney.

« Eh bien ! Moore, que nous voulez-vous ? Je pensais que vous auriez besoin de nous ce soir ; moi et l’hetman (caressant le cou du poney), Tom et son cheval. Lorsque j’ai entendu la cloche, je n’ai pu tenir en place, et j’ai laissé Boultby finir de souper seul ; mais où est l’ennemi ? Je ne vois ici ni masque ni figure barbouillée, et il n’y a pas une vitre brisée à vos fenêtres. Avez-vous eu une attaque, ou en attendez-vous une ?

— Oh ! nullement. Je n’en ai eu ni n’en attends, répondit froidement Moore. J’ai seulement ordonné de sonner la cloche, parce que j’ai besoin que deux ou trois voisins restent ici à Hollow, pendant que moi et deux ou trois autres nous irons au marais de Stilbro’.

— Au marais de Stilbro’ ! Pour quoi faire ? Pour aller au-devant des voitures ?

— Les voitures sont arrivées depuis une heure.

— Alors tout va bien. Que voulez-vous de plus ?

— Elles sont revenues vides, et Joe Scott et compagnie ont été laissés sur le marais, ainsi que les métiers. Lisez ce papier. »

M. Helstone prit et parcourut le document dont nous avons déjà donné le contenu.

« Hum ! Ils vous ont traité absolument comme ils traitent les autres. Mais, cependant, ces pauvres diables qui sont dans le fossé doivent attendre du secours avec impatience. La nuit est bien humide pour une semblable couche. Tom et moi nous irons avec vous ; Malone peut rester ici et prendre soin de la fabrique. Mais qu’a-t-il donc ? Les yeux semblent lui sortir de la tête.

— Il a mangé une côtelette de mouton.

— Vraiment ! Pierre-Auguste, tenez-vous sur vos gardes ! ne mangez plus de côtelettes de mouton cette nuit. On vous laisse le commandement de cette fabrique, un poste honorable.

— Quelqu’un restera-t-il avec moi ?

— Choisissez parmi les personnes ici réunies. Mes garçons, combien d’entre vous veulent rester ici, et combien veulent venir avec moi et M. Moore au marais de Stilbro’, pour joindre quelques hommes qui ont été surpris et attaqués par les briseurs de métiers ? »

Trois seulement s’offrirent pour aller, le reste préféra rester. Comme M. Moore montait à cheval, le recteur lui demanda à voix basse s’il avait enfermé les côtelettes, de façon que Pierre-Auguste ne pût les prendre. Le manufacturier fit un signe affirmatif, et la troupe se mit en marche.