Shirley
Traduction par Ch. Romey et A. Rolet.
Shirley et Shirley et Agnès GreyCh. Lahure et Cie (p. 1-13).


CHAPITRE PREMIER.

Le Lévitique.


Dans ces dernières années, une abondante pluie de vicaires est tombée sur le nord de l’Angleterre. Les collines en sont noires : chaque paroisse en a un ou plusieurs ; ils sont assez jeunes pour être très-actifs, et doivent accomplir beaucoup de bien. Mais ce n’est pas de ces dernières années que nous allons parler ; nous remonterons au commencement de ce siècle. Les dernières années, les années présentes, sont poudreuses, brûlées par le soleil, arides ; nous voulons éviter l’heure de midi, l’oublier dans la sieste, nous dérober par le sommeil à la chaleur du jour et rêver de l’aurore.

Si vous pensez, lecteur, après ce prélude, que je vous prépare un roman, jamais vous ne fûtes dans une plus complète erreur. Pressentez-vous du sentiment, de la poésie, de la rêverie ? Attendez-vous de la passion, des émotions, du mélodrame ? Modérez vos espérances et renfermez-les dans des bornes plus modestes. Vous avez devant vous quelque chose de réel, de froid, de solide ; quelque chose d’aussi peu romantique qu’un lundi matin, quand tous ceux qui ont du travail s’éveillent avec le sentiment intime qu’ils doivent se lever, et agissent en conséquence. Nous n’affirmons pas positivement que vous ne serez pas quelque peu excité vers le milieu ou à la fin du repas ; mais il est résolu que le premier plat servi sur la table peut être mangé par un catholique, oui, même un Anglo-catholique, le vendredi saint : ce seront de froides lentilles au vinaigre et sans huile, du pain sans levain et des herbes amères, sans agneau rôti.

Dans ces dernières années, dis-je, une abondante pluie de vicaires est tombée sur le nord de l’Angleterre ; mais, en 1811 ou 1812, cette pluie n’était pas descendue : les vicaires étaient rares alors. Il n’y avait pas encore de sociétés établies pour tendre la main aux recteurs et aux bénéficiers vieux et infirmes, et leur donner le moyen de payer un jeune et vigoureux collègue, frais émoulu des bancs d’Oxford ou de Cambridge. Les présents successeurs des apôtres, disciples du docteur Pusey et instruments de la propagande, étaient à cette époque emprisonnés dans les langes de leur berceau, ou recevaient la régénération du baptême dans une cuvette, par la main de leur nourrice. Vous n’eussiez pas deviné, en voyant l’un d’eux, que la mousseline plissée de son bonnet ceignait le front d’un pré-ordonné et spécialement sanctifié successeur de saint Paul, de saint Pierre ou de saint Jean ; vous n’eussiez pu pressentir, dans les plis de sa longue robe de nuit, le surplis dans lequel il devait par la suite cruellement exercer les âmes de ses paroissiens, et non moins étrangement son vieux recteur, en agitant dans la chaire le surplis qui n’avait jamais flotté plus haut que le pupitre.

Néanmoins, dans ces jours de disette, il y avait des vicaires : la précieuse plante était rare, mais on pouvait la trouver. Un certain district, dans l’ouest du Yorkshire, pouvait se vanter de posséder trois verges d’Aaron, florissant dans un circuit de vingt milles. Vous les verrez, lecteur. Entrez dans cette jolie maison avec jardin, située sur la limite du territoire de M. Whinbury ; avancez dans le parloir, ils sont là à dîner. Permettez-moi de vous les présenter : M. Donne, vicaire de Whinbury ; M. Malone, vicaire de Briarfield ; M. Sweeting, curé de Nunnely. C’est le logement de M Donne ; l’habitation appartient à un certain John Gale, un petit drapier. M. Donne a gracieusement invité ses amis à un régal. Vous et moi allons nous joindre à la réunion, pour voir ce qui se fera et entendre ce qui se dira. Pour le moment, ils mangent ; et, pendant qu’ils mangent, nous allons causer à part.

Ces messieurs sont dans la fleur de la jeunesse ; ils possèdent toute l’activité de cet heureux âge, activité que leurs vieux curés verraient volontiers tournée du côté des fonctions pastorales, exprimant le désir de la voir employée dans une diligente surveillance des écoles et dans de fréquentes visites aux malades de leurs paroisses respectives. Mais les jeunes lévites pensent que c’est là une triste besogne ; ils préfèrent dépenser leur énergie dans une occupation qui, bien qu’à d’autres yeux elle paraisse plus chargée d’ennui, plus monotone que le labeur du tisserand à sa navette, semble leur fournir un inépuisable fonds de divertissements et de plaisirs.

Je veux parler de l’habitude de courir à droite et à gauche, de chez l’un chez l’autre : non un cercle, mais un triangle de visites, qu’ils entretiennent tant que dure l’année, en hiver, au printemps, en été, en automne. Le temps et la saison ne font aucune différence ; avec le même zèle inintelligent ils affrontent la neige et la grêle, le vent et la pluie, la boue et la poussière, pour aller dîner, prendre le thé, ou souper l’un avec l’autre. Ce qui les attire, il serait fort difficile de le dire. Ce n’est point l’amitié ; car toutes les fois qu’ils se rencontrent ils se querellent. Ce n’est pas la religion ; il n’en est jamais question parmi eux ; ils peuvent discuter des points de théologie, mais de piété, jamais. Ce n’est pas l’amour du boire et du manger ; chacun d’eux peut avoir chez lui un dîner aussi succulent que celui qui lui est servi chez son confrère. Mistress Gale, mistress Hogg et mistress Whipp, leurs hôtesses respectives, affirment que ces messieurs n’ont pas d’autre but que de donner de la peine aux gens. Par les gens, ces bonnes dames veulent se désigner elles-mêmes, car elles sont tenues dans une alerte perpétuelle par ce système de mutuelle invasion.

M. Donne et ses convives, ainsi que je l’ai dit, sont à dîner ; mistress Gale les sert, mais une étincelle du feu de sa cuisine brille dans ses yeux. Elle considère que le privilége d’inviter occasionnellement un ami à un repas, sans rien ajouter au prix de la pension (privilége inclus dans les conditions auxquelles elle loue ses logements), a été suffisamment exercé dans ces derniers temps. La présente semaine n’est qu’au jeudi, et, le lundi, M. Malone, le vicaire de Briarfield, vint déjeuner et resta au dîner ; le mardi, M. Malone et M. Sweeting, de Nunnely, vinrent prendre le thé, demeurèrent au souper, occupèrent le lit de réserve et lui firent l’honneur de leur société au déjeuner, le mercredi matin. Aujourd’hui, jeudi, ils sont là tous deux à dîner ; et elle est à peu près certaine qu’ils resteront toute la nuit. « C’en est trop, » dit-elle.

M. Sweeting est occupé à couper en morceaux une tranche de rosbif sur son assiette, et se plaint qu’il est très-dur ; M. Donne trouve la bière plate. Oui, voilà le pire ! S’ils étaient polis encore, mistress Gale n’y ferait pas attention ; s’ils se montraient satisfaits de ce qu’on leur donne, elle n’y regarderait pas de si près ; mais ces jeunes curés sont si hautains, si dédaigneux, ils mettent tout le monde sous leurs pieds ; ils ne la traitent pas même avec civilité, parce qu’elle n’a pas de domestique et qu’elle fait elle-même la besogne de la maison, comme sa mère faisait avant elle. Puis, ils parlent toujours contre le Yorkshire et ses habitants, et, pour mistress Gale, c’est une preuve qu’aucun d’eux n’est un véritable gentleman, un descendant d’une noble race. Les vieux curés valent mieux que cette bande de gamins de collége ; ils savent ce que sont les bonnes manières, et sont bienveillants envers les riches et les humbles.

« Du pain ! » crie M. Malone, dont le ton et l’accent indiquent suffisamment qu’il est né au pays du trèfle et des pommes de terre. Mistress Gale hait M. Malone plus qu’aucun des deux autres, mais elle le craint aussi, car c’est un personnage grand et vigoureusement constitué, avec de vraies jambes et de vrais bras irlandais, et un visage à l’avenant ; non le type du visage d’O’Connell, mais ce visage aux traits vigoureux de l’Indien du nord de l’Amérique, qui appartient à une certaine partie de la noblesse irlandaise, et dont le regard hautain et comme pétrifié convient mieux à un possesseur d’esclaves qu’à un propriétaire dans un pays libre. Le père de M. Malone s’appelait gentleman : il était pauvre, criblé de dettes et arrogant, et son fils lui ressemble.

Mistress Gale lui présente le pain.

« Coupez-le, femme, » dit le convive, et la femme le coupa. Si elle eût pu satisfaire ses inclinations, elle eût coupé le vicaire aussi. Elle était révoltée de sa manière de commander.

Les vicaires avaient bon appétit, et, quoique le bœuf fût dur, ils en mangèrent beaucoup. Ils absorbèrent aussi une assez grande quantité de bière plate, tandis qu’un plat de pouding du Yorkshire et deux plats de légumes disparaissaient comme des feuilles devant les sauterelles. Le fromage aussi reçut des marques distinguées de leur attention, et un gâteau aux épices qui suivit, en guise de dessert, s’évanouit comme une vision et ne put être retrouvé. Son élégie fut chantée dans la cuisine par Abraham, le fils et l’héritier de mistress Gale, jeune garçon de six ans ; il avait compté sur le retour du gâteau, et, quand sa mère rapporta le plat vide, il pleura amèrement.

Les vicaires, pendant ce temps, buvaient à petits coups leur vin, liqueur d’un cru médiocre et modérément estimée. M. Malone eût certainement préféré du whisky ; mais M. Donne, qui était Anglais, ne tenait pas à ce breuvage. En buvant, ils argumentaient non sur la politique, ni sur la philosophie ou la littérature ; ces questions étaient alors, comme toujours, sans intérêt pour eux ; pas même sur la théologie pratique ou doctrinale ; mais sur des points insignifiants de discipline ecclésiastique, frivolités et bagatelles pour tout le monde, excepté pour eux. M. Malone, qui s’arrangeait de façon à avoir deux verres de vin lorsque ses confrères se contentaient d’un seul, arriva peu à peu à l’hilarité qui lui était habituelle ; c’est-à-dire qu’il devint un peu insolent, dit de rudes choses avec un ton de fanfaron, et rit bruyamment de sa propre éloquence.

Chacun de ses compagnons devint à son tour le but de ses saillies. Malone avait à leur service un fonds de railleries qu’il avait coutume de leur décocher en toutes occasions ; il variait rarement son esprit ; il ne se trouvait point monotone, et se mettait fort peu en peine de l’opinion des autres. Pour M. Donne, ce furent des allusions à son extrême maigreur, à son nez en trompette ; de mordants sarcasmes sur un surtout râpé, couleur chocolat, qu’il avait coutume de porter toutes les fois qu’il pleuvait ou menaçait de pleuvoir ; des critiques sur un choix de locutions de cockney, et sur certains modes de prononciation qui appartenaient tout particulièrement à M. Donne, et certainement étaient dignes de remarque pour l’élégance et le fini qu’ils communiquaient à son style.

M. Sweeting fut raillé sur sa stature : c’était un petit homme, un enfant pour la taille et la corpulence, comparé à l’athlétique Malone ; sur son talent musical : il jouait de la flûte et chantait comme un séraphin (selon l’opinion de quelques jeunes dames de la paroisse). Il fut tourné en ridicule comme l’enfant gâté des dames, tourmenté à propos de son affection pour sa mère et sa sœur, dont il lui arrivait de parler de temps à autre en présence de son collègue.

Les victimes recevaient ces attaques chacune à sa manière : M. Donne avec un air de satisfaction intime et un flegme quelque peu chagrin, la seule défense de sa dignité de convention ; M. Sweeting avec l’indifférence d’un homme léger et facile, qui ne croit pas avoir de dignité à maintenir.

Quand la raillerie de Malone devint trop offensive, ce qui arriva bientôt, ils se réunirent pour repousser l’attaque, lui demandant combien de jeunes garçons l’avaient accompagné le matin, le long de la route, avec les cris de : « Pierre l’Irlandais ! » (le nom de Malone) ; s’informant si c’était l’usage en Irlande que les ecclésiastiques portassent des pistolets chargés dans leurs poches et un shillelah dans leur main, en faisant leurs visites pastorales, etc.

Le moyen ne réussit pas. Malone, qui n’était rien moins que doux et flegmatique, était maintenant au comble de l’exaspération. Il vociférait et gesticulait. Donne et Sweeting riaient. De sa bruyante voix celtique, il les traita de Saxons ; ils ripostèrent en lui rappelant qu’il était l’enfant d’un pays conquis. Il menaça de rébellion au nom de son pays, et donna cours à sa haine amère contre la domination anglaise ; ils parlèrent de haillons, de mendicité, de peste. On ne s’entendait plus dans le petit parloir ; on eût dit qu’une lutte allait suivre. Il était étonnant que M. et mistress Gale ne prissent pas l’alarme et n’envoyassent pas chercher un constable pour rétablir la paix. Mais ils étaient accoutumés à de semblables démonstrations ; ils savaient que jamais les vicaires ne dînaient ou ne prenaient le thé ensemble sans un petit exercice de cette sorte, et ils étaient parfaitement tranquilles sur les conséquences ; ils savaient en outre que ces querelles cléricales étaient aussi inoffensives que bruyantes, et que, quels que fussent les termes dans lesquels les vicaires pourraient se quitter le soir, ils étaient sûrs de se retrouver les meilleurs amis du monde le lendemain matin.

Pendant que le digne couple était assis au coin du feu de la cuisine, écoutant le contact sonore et répété du poing de Malone sur la table du parloir, le bruit des verres et des flacons qui en résultait, le rire moqueur des alliés anglais et la déclamation bégayée de l’Irlandais, un bruit de pas se fit entendre, et le marteau de la porte extérieure retentit violemment.

M. Gale alla ouvrir.

« Qui avez-vous là-haut, dans le parloir ? demanda une voix ; voix remarquable, nasale et abrupte.

— Oh ! M. Helstone ! Est-ce vous, monsieur ? Je pouvais à peine vous voir dans l’obscurité, il fait si noir en ce moment. Voulez-vous entrer, monsieur ?

— Je veux savoir d’abord s’il vaut la peine que j’entre. Qui avez-vous en haut ?

— Les vicaires, monsieur.

— Quoi ! tous ?

— Oui, monsieur.

— Ils dînent ici ?

— Oui, monsieur.

— C’est bien. »

En prononçant ces mots, le nouveau venu entra. C’était un homme entre deux âges, vêtu de noir. Il traversa la cuisine, ouvrit une porte, inclina la tête en avant et écouta. Le vacarme était en ce moment à son apogée.

« Eh ! » se dit-il à lui-même ; puis, se tournant vers M. Gale : « Avez-vous souvent cette sorte de chose ? »

M. Gale avait été marguillier, et il était indulgent pour le clergé.

« Ils sont jeunes, vous savez, monsieur, ils sont jeunes, dit-il d’un ton suppliant.

— Jeunes ! ils méritent d’être bâtonnés ! Mauvais drôles ! mauvais drôles ! Et si vous étiez un dissident, John Gale, au lieu d’être un bon partisan de l’Église, ils agiraient de même, ils se compromettraient. Je vais… »

Sans finir sa phrase, il poussa la porte qu’il referma sur lui et monta l’escalier. Arrivé en haut, il écouta encore quelques minutes. Puis, entrant sans frapper, il fut debout devant les vicaires.

Ils ne parlaient plus ; ils semblaient pétrifiés. Lui, un personnage de courte stature, à la taille droite, portant sur de larges épaules une tête de faucon, — bec et œil, — le tout surmonté d’un rheoboam ou chapeau à larges bords, qu’il semblait ne pas croire nécessaire d’ôter en présence de ceux devant lesquels il se trouvait, lui, croisa ses bras sur sa poitrine, et examina ses jeunes amis, si amis ils étaient, tout à loisir.

«  Quoi ! dit-il d’une voix qui n’était plus nasale, mais profonde, plus que profonde, une voix rendue à dessein creuse et caverneuse ; quoi ! est-ce que le miracle de la Pentecôte s’est renouvelé ? Est-ce que les langues de feu sont descendues de nouveau ? Où sont-elles ? leur bruit remplissait il y a un instant toute la maison. J’ai entendu les dix-sept langues en pleine action

les Parthes et les Mèdes, les Élamites, les habitants de la

Mésopotamie, de la Judée, du Pont et de l’Asie, de la Phrygie et de la Pamphylie, de l’Égypte et des parties de la Libye qui avoisinent Cyrène ; étrangers de Rome, Juifs et prosélytes, Crétois et Arabes, tous devaient avoir un représentant dans cette chambre il y a deux minutes.

— Je sollicite votre pardon, monsieur Helstone, dit M. Donne ; prenez un siége, monsieur, je vous prie. Voulez-vous accepter un verre de vin ? »

Ses civilités ne reçurent aucune réponse. Le faucon en habit noir poursuivit :

« Que parlé-je du don des langues ? Je me trompais de chapitre, de livre, de Testament. J’avais pris l’Évangile pour la Loi, les Actes pour la Genèse, la ville de Jérusalem pour la plaine de Shinar. Ce n’est pas le don, mais la confusion des langues qui m’a rendu sourd comme un poteau. Vous, des apôtres ? Quoi, vous trois ! Non, certainement : trois présomptueux maçons babyloniens, ni plus ni moins !

— Je vous assure, monsieur, que nous avions seulement une petite causerie ensemble, en buvant un verre de vin, après un dîner d’amis, mettant à la raison les dissidents.

— Oh ! mettant à la raison les dissidents ! Est-ce que Malone mettait à la raison les dissidents ? Il m’a paru plutôt qu’il mettait à la raison ses coapôtres. Vous vous querelliez et faisiez plus de vacarme, à vous trois, que Moïse Barraclough, le tailleur prédicant, et tous ses auditeurs, n’en font là-bas dans la chapelle méthodiste. Je sais qui est l’auteur de la dispute ; c’est votre faute, Malone.

— Ma faute, monsieur ?

— Votre faute. Donne et Sweeting étaient tranquilles avant votre arrivée, et seraient tranquilles si vous fussiez parti. Lorsque vous avez traversé le canal, vous auriez dû laisser derrière vous vos habitudes irlandaises. Les coutumes des écoliers de Dublin ne conviennent pas ici. Certains procédés qui ne seraient pas remarqués dans le sauvage et montagneux district de Connaught pourraient, dans une décente paroisse anglaise, attirer des désagréments à ceux qui se les permettraient, et, ce qui est pire, nuire à la sainte institution dont vous n’êtes que les humbles membres. »

Il y avait une certaine dignité dans la manière dont M. Helstone réprimandait ces jeunes gens, bien que cette manière ne fût peut-être pas appropriée à la circonstance. M. Helstone, debout, roide comme un piquet, avec son œil perçant comme celui d’un oiseau de proie, en dépit de son chapeau clérical, de son habit noir et de ses guêtres, avait plutôt l’air d’un vieil officier réprimandant ses subalternes, que d’un vénérable prêtre exhortant ses enfants à la foi. La douceur évangélique, la bénignité apostolique, semblaient n’avoir jamais exercé leur influence sur ce visage bronzé et âpre ; mais la fermeté et la sagacité se peignaient sur ses traits.

« J’ai rencontré ce soir Supplehough, continua-t-il, pataugeant dans la boue, et allant prêcher dans la boutique de Mildeau. Comme je vous l’ai dit, j’ai entendu Barraclough beuglant au milieu d’une assemblée comme un taureau en fureur ; et je vous trouve, messieurs, vous amusant sur votre demi-pinte d’épais porto, et vous invectivant comme de vieilles femmes en colère. Il n’est pas étonnant que Supplehough convertisse seize adultes en un jour, ce qu’il a fait il y a une quinzaine ; il n’est pas étonnant que Barraclough, ce coquin hypocrite, attire toutes les filles des tisserands, avec leurs fleurs et leurs rubans, pour voir combien ses poings sont plus durs que les bords de son baquet ; il n’est pas étonnant non plus que, livrés à vous-mêmes, sans vos recteurs, moi, Halt et Boultby, pour vous appuyer, vous accomplissiez trop souvent le service divin de notre Église pour les murs, et lisiez votre lambeau de discours devant le clerc, l’organiste et le bedeau. Mais en voilà assez sur ce sujet ! Je viens pour voir Malone. J’ai une commission pour toi, capitaine !

— Quelle est-elle ? demanda Malone, d’un ton de mauvaise humeur. Il ne peut y avoir de funérailles à accomplir à cette heure du jour.

— Avez-vous des armes sur vous ?

— J’ai les pistolets que vous m’avez donnés. Je ne m’en sépare jamais ; je les place toujours tout amorcés sur une chaise à côté de mon chevet. J’ai mon épine noire.

— Très-bien. Voulez-vous aller à la fabrique de Hollow ?

— Que se passe-t-il à la fabrique de Hollow ?

— Rien encore, et peut-être ne se passera-t-il rien. Mais Moore est là seul. Il a envoyé tous les ouvriers sur lesquels il croit pouvoir compter à Stilbro’ ; il n’est resté que deux femmes à la fabrique. Ce serait une excellente occasion pour quiconque lui porte intérêt de lui faire une visite.

— Je ne suis pas de ceux qui lui portent intérêt, monsieur ; je ne me mets pas en peine de lui.

— Eh ! Malone, auriez-vous peur ?

— Vous savez bien le contraire. Si je pensais réellement qu’il y eût chance de désordre, j’irais ; mais Moore est un homme étrange et circonspect, que je ne prétends aucunement comprendre ; et, pour l’amour de son agréable société, je ne ferais point un pas.

— Mais il y a chance de désordre, si une véritable émeute n’a pas lieu ; aucun signe ne me l’annonce, cependant il est peu probable que cette nuit se passe tranquillement. Vous savez que Moore a résolu d’avoir de nouvelles machines, et il attend ce soir de Stilbro’ deux voitures chargées de métiers et de ciseaux à tondre le drap. Le contre-maître Scott et quelques hommes choisis sont allés les chercher.

— Ils les ramèneront en sûreté et sans encombre, monsieur.

— C’est ce que dit Moore, et il affirme qu’il n’a besoin de personne. Il faut cependant quelqu’un, ne fût-ce que pour porter témoignage, s’il arrivait quelque chose. Je le sais fort indifférent. Il demeure dans son comptoir avec les volets ouverts ; il va de côté et d’autre la nuit, remonte la vallée, se promène sur la pelouse de Fieldhead et à travers les plantations ; on dirait qu’il est l’enfant chéri du voisinage, ou que, détesté comme il l’est, il a sur lui un charme, ainsi qu’ils disent dans les contes. Il ne s’émeut pas du sort de Pearson ni de celui d’Armitage, tués, l’un dans sa propre maison, l’autre sur le marais.

— Cependant il devrait être sur ses gardes et prendre ses précautions, dit M. Sweeting ; et je pense qu’il en prendrait s’il entendait ce que j’entendis l’autre jour.

— Qu’avez-vous entendu, Davy ?

— Vous connaissez Mike Hartley, monsieur ?

— Le tisserand antinomien ? Oui.

— Lorsque Mike a bu pendant quelques semaines, il finit généralement par une visite au presbytère de Nunnely, pour lui dénoncer l’horrible tendance de ses doctrines sur le travail, et pour l’avertir que lui et tous ses auditeurs sont plongés dans les ténèbres extérieures.

— Eh bien ! cela n’a rien de commun avec Moore.

— Outre qu’il est un antinomien, Mike est un violent jacobin et un niveleur, monsieur.

— Je le sais. Lorsqu’il est très-ivre, ses idées sont toutes tournées au régicide. Mike n’ignore point l’histoire. Il est curieux de l’entendre donner la liste des tyrans dont, comme il dit, « le vengeur du sang a obtenu satisfaction. » Cet homme se réjouit étrangement du meurtre commis sur des têtes couronnées ou sur d’autres têtes pour des raisons politiques. J’ai déjà entendu dire qu’il avait une étrange aversion pour Moore. Est-ce là ce que vous voulez dire, Sweeting ?

— Vous n’employez pas le mot propre, monsieur. M. Hall pense qu’il n’a aucune haine personnelle envers Moore ; il dit qu’il aime même à lui parler et à courir après lui, mais il désire qu’il soit choisi pour faire un exemple. Il l’exaltait, l’autre jour, devant M. Hall, comme le marchand de drap qui a le plus de cervelle de tout le Yorkshire, et c’est pour cette raison qu’il affirme qu’il devrait être choisi comme un sacrifice, une oblation de suave odeur. Pensez-vous que Mike Hartley possède sa raison, monsieur ? demanda Sweeting avec simplicité.

— Je ne pourrais le dire, Davy ; il peut être fou, n’être seulement que rusé, ou peut-être un peu l’un et l’autre.

— Il dit qu’il a des visions, monsieur.

— Oui, c’est un vrai Ézéchiel ou un Daniel pour les visions. Vendredi dernier, juste au moment où je venais de me mettre au lit, il vint m’en décrire une qu’il avait eue dans le parc de Nunnely, l’après-midi même.

— Dites-la, monsieur ; quelle était-elle ? demanda Sweeting.

— Davy, tu as dans le crâne un énorme organe de merveilleux ; Malone, que voilà, n’en a aucun ; ni les meurtres ni les visions ne l’intéressent. Vois quel gros et insouciant Saph il paraît en ce moment.

— Saph ! qui était Saph, monsieur ?

— J’étais sûr que vous ne le connaissiez pas ; vous le trouverez. C’est un personnage biblique. Je ne sais absolument de lui que son nom et sa race. Mais, depuis mon enfance, j’ai toujours attaché une personnalité à Saph. Soyez-en sûr, il était honnête, lourd et malheureux. Il trouva la mort à Gob, par la main de Sibbechai.

— Mais la vision, monsieur ?

— Davy, tu l’entendras. Donne est occupé à se mordre les ongles et Malone à bâiller ; aussi je ne la dirai qu’à toi. Mike est sans ouvrage, comme beaucoup d’autres, malheureusement. M. Grame, l’intendant de sir Philip Nunnely, lui donna quelque chose à faire au prieuré. Selon son récit, il était occupé à tailler les haies à une heure avancée de l’après-midi, mais avant la nuit, lorsqu’il entendit ce qu’il crut être une troupe de musiciens, des bugles, des fifres, et les sons d’une trompette ; les sons venaient de la forêt, et il s’étonnait qu’il y eût là de la musique. Il leva les yeux, et, à travers les arbres, il vit des objets mouvants, rouges comme des pavots, ou blancs comme des fleurs de mai : le bois en était plein. Ils sortirent et remplirent le parc. Il vit alors que c’étaient des soldats ; il y en avait des mille et des dizaines de mille, mais ils ne faisaient pas plus de bruit qu’un essaim de cousins dans un soir d’été. Ils se formèrent en ordre, affirmait-il, et marchèrent, régiment après régiment, à travers le parc ; il les suivit jusqu’à la commune de Nunnely ; la musique continuait à se faire entendre doucement dans le lointain. Sur la commune, il les vit faire un grand nombre d’évolutions ; un homme habillé de rouge se tenait au centre et les dirigeait ; ils s’étendaient, disait-il, sur cinquante acres ; ils furent en vue pendant une demi-heure, puis ils disparurent silencieusement. Pendant tout le temps, il n’avait entendu ni une voix ni un pas, rien que la faible musique jouant une marche solennelle.

— Où allaient-ils, monsieur ?

— Vers Briarfield. Mike les suivit ; ils semblaient passer Fieldhead, lorsqu’une colonne de fumée, telle qu’en pourrait vomir un parc d’artillerie, s’étendit sans bruit sur les champs, sur la route, sur la commune, et roula, dit-il, bleue et obscure, jusqu’à ses propres pieds. Lorsqu’elle fut dissipée, il chercha à voir de nouveau les soldats ; mais ils s’étaient évanouis, il ne les vit plus. Mike, comme un sage Daniel qu’il est, non-seulement raconta la vision, mais en donna l’explication. Elle signifie, disait-il, meurtre et guerre civile.

— Y croyez-vous, monsieur ? demanda Sweeting.

— Et vous, Davy ? Mais venez, Malone, pourquoi n’êtes-vous pas encore parti ?

— Je suis surpris, monsieur, que vous ne soyez pas resté vous-même avec Moore ; vous aimez ces sortes de choses.

— C’est ce que j’aurais fait, s’il ne m’était malheureusement arrivé d’engager Coultby à souper avec moi, en revenant du meeting de la Société biblique à Nunnely. Je promis à Moore de vous envoyer comme mon substitut, ce dont il ne me remercia pas. Il eût beaucoup mieux aimé m’avoir que vous, Pierre. S’il y a un réel besoin de secours, je vous joindrai ; la cloche de la fabrique m’avertira. Ainsi, allez ; à moins que, dit-il en se retournant subitement vers MM. Sweeting et Donne, à moins que Davy Sweeting et Joseph Donne ne préfèrent y aller. La commission est honorable, non sans l’assaisonnement d’un réel petit danger, car le pays est dans un singulier état, comme vous le savez tous, et Moore, sa fabrique et ses machines, sont suffisamment haïs. Vous avez des sentiments chevaleresques et un cœur courageux dans votre poitrine, je n’en doute pas. Peut-être suis-je trop partial envers mon favori Pierre ; le petit David sera le champion de l’immaculé Joseph. Malone, vous n’êtes qu’un grand flandrin de Saül, après tout, bon seulement pour prêter votre armure. Allons, donnez vos armes, cherchez votre shillelah ; il est là dans le coin. »

Avec une grimace significative, Malone produisit ses pistolets, en offrant un à chacun de ses frères, qui ne s’empressèrent pas de le saisir. Avec une gracieuse modestie, chacun d’eux recula d’un pas devant l’arme offerte.

« Je ne les touche jamais ; je n’ai jamais touché rien de cette espèce, dit M. Donne.

— Je suis presque un étranger pour M. Moore, murmura Sweeting.

— Si vous n’avez jamais touché un pistolet, eh bien ! essayez maintenant, grand satrape d’Égypte. Quant au petit ménestrel, il préférerait sans doute aller à la rencontre des Philistins sans autres armes que sa flûte. Cherchez leurs chapeaux, Pierre, il faut qu’ils y aillent tous les deux.

— Non, monsieur, non, monsieur Helstone ; ma mère serait fâchée, dit Sweeting.

— Et je me suis fait une règle de ne jamais m’immiscer dans des affaires de ce genre, » observa Donne.

Helstone sourit sardoniquement ; Malone poussa un rire qui ressemblait à un hennissement.

Il replaça ses armes, prit son chapeau et son bâton, et, disant que jamais il ne s’était senti aussi bien disposé pour riposter à une agression, et qu’il voudrait bien qu’une vingtaine de ces graisseux apprêteurs de drap attaquassent la fabrique de Moore cette nuit, il sortit, descendant l’escalier en deux ou trois enjambées, et faisant trembler la maison par la violence avec laquelle il ferma la porte derrière lui.