Seul à travers l’Atlantique/Chapitre XV

Bernard Grasset (p. 198-202).


CHAPITRE XV

L’appel de la mer.


ientôt une année aura passé depuis mon arrivée à New-York. Dans une petite ville au bord de la mer, je viens de terminer ce livre. Je me promène le long du rivage, les yeux tournés vers le large, et je suis joyeux car je sais que je pourrai bientôt repartir.

Je pense à tous les incidents de ma traversée, à ma vie rude sur mer, à mon




confort actuel, et je me demande ce qui me pousse à reprendre la mer…

La vie était très dure pendant ma traversée. J’eus à supporter d’abord toutes les souffrances de la soif, puis la pluie des ouragans vint torrentielle. Constamment exposée aux intempéries, la peau de mon corps et de mes mains devint si molle qu’il était extrêmement pénible de manœuvrer mon navire. J’avais à peine achevé de réparer mes voiles que la tempête les déchirait à nouveau. Quand les jours de gros temps se suivaient sans accalmie, je ne pouvais ni me reposer, ni réparer les voiles et cordages aussi vite qu’ils cassaient.

Cette lutte perpétuelle de son intelligence et de sa force physique contre la tempête constitue la vie du marin.

Ayant commencé ma vie avec tous les avantages de la fortune, j’aime maintenant cette existence simple du matelot, avec ses souffrances et ses angoisses.

Ceux qui crurent que ma tentative était un exploit sportif destiné à conquérir la célébrité se sont trompés :
Ils ne comprirent, rien à ce grand songe,
Qui charma la mer de son voyage,
Puisqu’il n’était pas le même mensonge
Qu’on enseignait dans leur village.

Au milieu de mes amis, joyeux de me revoir, je pourrais jouir en paix d’un succès que je n’ai pas cherché ; mais je ne suis pas complètement heureux sur terre, je pense sans cesse à la forte odeur du goudron, à l’âpre brise marine, à mon Firecrest qui m’attend là-bas de l’autre côté de la mer océane.

Il y a trois ans, pour la première fois, à bord de mon navire, j’avais pris la mer ; maintenant je sais qu’elle m’a pris pour toujours. Quoi qu’il advienne, je retournerai vers elle et je pense au jour heureux, maintenant très proche, où le Firecrest et moi nous repartirons ensemble vers le Pacifique et ses îles de beauté, et les vers du poète anglais hantent ma mémoire :

Je dois reprendre la mer,
car l’appel de la marée montante est un appel clair
et c’est un appel sauvage
auquel on ne peut qu’obéir.
Et tout ce que je demande
est un jour de vent
avec les nuages blancs qui volent,
la vague déferlante, l’écume jaillissante et les goëlands criards.