Seul à travers l’Atlantique/Chapitre XIV

Bernard Grasset (p. 176-197).


CHAPITRE XIV

Premiers jours à terre. — L’esprit
d’aventure.


’avais jeté l’ancre devant un fort américain. Au petit jour, des soldats m’aidèrent à amarrer le Firecrest le long d’une jetée. Presque aussitôt un grand nombre de curieux, de photographes et de reporters montèrent à bord. Tous furent très surpris d’apprendre que je venais de France. Le vapeur grec que j’avais rencontré


IX


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en mer avait bien signalé mon arrivée ; mais on avait cru à une farce d’un bateau de pêche français égaré sur les bancs. Quelques-uns aussi me soupçonnèrent de me livrer à la contrebande de l’alcool. Moi qui n’avais pas parlé depuis trois mois, je dus répondre pendant toute une journée aux interminables questions des journalistes. Je dus aussi me prêter aux fantaisies des photographes, et il me fallut même, alors que je n’avais pas dormi depuis trois jours, monter plusieurs fois au haut du mât pour satisfaire aux exigences des opérateurs cinématographistes.

Je n’étais plus chez moi à bord, et mon domaine était constamment envahi par une foule de visiteurs. Je dus de nouveau me soumettre aux tyrannies de la vie civilisée. Entre autres choses, je me souviens qu’il me fut très pénible de me remettre à porter des souliers.

Je passai après mon arrivée par une grande période de dépression. Le succès me laissait complètement indifférent. J’avais vécu trop longtemps dans un monde d’idéal et de rêve et toutes les exigences de la vie quotidienne dans une grande ville me blessaient profondément. Je pensais sans cesse à mes jours heureux sur l’océan : à peine arrivé, je ne songeais plus qu’à repartir.

Et pourtant que de souvenirs charmants je conserve de mon séjour à New-York. Je ne trouve pas de mots pour dire ce que je dois au capitaine et Mme Snidow, une Française venue la première à bord, qui s’ingénièrent à me rendre le séjour de Fort Tottem le plus agréable possible.

Les yachtmen américains me traitèrent comme un frère. Bill Nutting, héros d’une fameuse traversée transatlantique, devint un de mes meilleurs amis.

Je garderai toujours un souvenir ému d’une conférence que je fis à l’Académie militaire de West-Point, quand deux Cadets s’approchèrent de moi et me dirent qu’ils avaient l’intention de quitter leur carrière militaire pour parcourir le monde à deux sur un bateau.

Dès le lendemain de mon arrivée, les journaux de New-York s’étaient emparés de mon aventure. Il m’était pénible de voir tous les incidents de mon voyage déformés par les reporters. Chaque journal voulait avoir la primeur d’un événement sensationnel. Je fus ainsi très surpris de lire que j’étais resté évanoui pendant trois jours.

Je devins célèbre du jour au lendemain et les lettres et télégrammes commencèrent à me parvenir de toutes les parties du monde en si grand nombre que plusieurs secrétaires m’auraient été nécessaires pour répondre.

Nombreuses étaient les lettres d’amis, amis sincères réellement joyeux de ma réussite, amis envieux qui auraient mieux fait de ne pas m’écrire. Plus nombreuses encore étaient les lettres d’inconnus, qui savaient que j’allais repartir et me proposaient de m’accompagner dans un prochain voyage, lettres d’excentriques cherchant la publicité, lettres de jeunes gens et d’hommes mûrs attirés par le mirage de l’aventure.

Très originale cette Californienne de vingt-deux ans qui m’écrit :

« Je suis apte à faire tout ce qui sort de l’ordinaire. Au récit de votre traversée, j’ai senti que je devais faire moi-même quelque chose. Vous savez qu’un homme est supposé avoir plus de courage qu’une femme. Je suis à peine femme, n’ayant que vingt ans, et je viens d’arriver ici à pied de Los Angeles ayant couvert seule la distance de 3.600 kilomètres et traversé un désert. Plus la nuit est sombre, plus j’aime être seule. J’aime entendre hurler les coyotes la nuit quand je suis seule…, je ne sais pas ce que c’est que d’avoir peur. Un jour, j’espère aller en Afrique. Je ne sais pas ce que j’y ferai ; mais je ferai tout ce que le monde a peur de faire. »

Elle termine en me disant qu’un emploi de garçon de cabine comblerait ses rêves les plus chers.

Une autre jeune fille américaine a certainement une conception assez fantaisiste de mon existence à bord ; car, après m’avoir longuement démontré que je ne pouvais repartir seul, elle me dit être la personne la plus qualifiée pour venir à bord et que n’importe quel emploi de garçon de cabine à secrétaire mondain lui conviendrait.

Très sincère semble être la jeune fille, qui me dit avoir gâché les vingt-cinq premières années de sa vie, regrettant d’être née une fille et pas un garçon. Aussi, me dit-elle, je vais agir dorénavant comme si j’étais un garçon. Être un marin et faire voile vers les îles du Pacifique a toujours été mon idéal. Évidemment je sais que partir seule avec vous ne semblera pas très comme il faut ; mais pourquoi ferions-nous attention aux conventions, si nous faisons ce que nous jugeons être bien. Si vous n’avez aucun sens de l’humour, conclut-elle, vous me jugerez peut-être folle ; si vous en avez un vous penserez peut-être de même.

Charmante, la lettre de cette jeune Française qui m’écrit d’un restaurant et se propose pour m’accompagner, cuire mes repas et recoudre mes voiles. Elle m’offre sa photographie et termine par un post-scriptum d’une touchante naïveté.

D’Australie je reçois une lettre écrite par un Français capitaine au long cours, lettre contenant une seule phrase de 5.000 mots, sur 16 pages d’une écriture très serrée avec de nombreuses additions entre les lignes. Un médecin pourrait y découvrir tous les signes de l’aliénation mentale. Je n’ai jamais pu lire cette lettre jusqu’au bout. Ce malheureux dément me dit être persécuté par le consul de France et, après m’avoir conté de nombreux épisodes de sa vie en mer, il me dit qu’il est inadmissible que les îles de la Manche, si proches de la côte française, ne nous appartiennent pas. Il me suggère d’écrire au roi d’Angleterre en lui demandant de restituer ces îles à la France, et m’affirme qu’après mon bel exploit Georges V ne pourrait refuser ma demande. Il me propose aussi une de ses inventions pour augmenter la course et la vélocité des navires, invention qui lui aurait été volée par le consul de France.

Je reçois aussi de nombreux poèmes sur ma traversée, où l’intention est en général très supérieure à l’exécution.

Invraisemblable la lettre qui m’arrive de Genève et dont je dois citer quelques extraits :

« Je suis d’un âge mûr, mais très robuste. J’ai quarante-huit ans, j’ai forte instruction. Je suis minéralogiste, connais toutes les lois de la nature et j’aimerais explorer régions inconnues. Alors comme le journal dit que vous pensez visiter les îles vierges, je serais votre homme. »

Cette lettre est signée :

Un bon Suisse !

Toutes les lettres ne sont pas des lettres de volontaires. Beaucoup d’enfants m’envoient leurs félicitations, et ce sont ces lettres les plus émouvantes, celles que l’on conserve précieusement et qui vous donnent le sentiment d’avoir fait œuvre utile, en élevant l’idéal de la jeunesse.

Un enfant de huit ans me conseille de ne pas aller dans le Pacifique qu’il sait très dangereux, car il a peur que je fasse naufrage.

La plus jolie est la lettre d’un écolier américain qui me dit avoir pensé à moi en voyant un aéroplane passer au-dessus de sa fenêtre. Je vais, me confie-t-il, travailler pour gagner beaucoup d’argent, acheter un bateau et comme vous parcourir le monde ; mais je dois vous quitter pour apprendre mes leçons.

Un professeur de sciences transcendentales me propose de me prédire tout ce qui m’arrivera dans mes prochaines croisières, offre que je ne puis accepter ; car en supprimant l’imprévu de l’aventure elle lui enlèverait son principal attrait.

Un sourcier se fait fort, moyennant la remise du grand prix de l’Académie des Sports, de m’initier aux secrets de sa science, qui me permettra dans ma prochaine croisière de découvrir les trésors enfouis jadis par les pirates dans les îles lointaines.

Un inventeur me décrit un moyen de propulsion par une hélice au lieu d’une voile et espère que je l’emploierai.

Toutes ces lettres extraordinaires ne sont cependant que l’exception. La plupart sont des lettres très sérieuses de gens tentés par l’aventure, voulant lâcher leur situation pour courir des risques — lettres de gens appartenant à tous les milieux, de matelots, d’artisans, de collégiens, d’industriels et de désœuvrés. La plupart veulent tout abandonner et ne me demandent rien. Ce sont toutes ces offres qu’il me coûte le plus de refuser.

Un Français lieutenant de vaisseau, commandant un aviso, veut donner sa démission pour s’embarquer et servir sous mes ordres, offre qui me comble de fierté, mais que je ne puis accepter.

Un ancien commandant de la marine impériale russe me demande de le prendre à mon bord comme simple matelot.

D’une concision émouvante est la lettre de ce volontaire qui m’écrit : « Je suis un vieux loup de mer, natif de Norvège, âgé de cinquante ans, actif comme un jeune garçon. Je peux faire bien deux choses : mener un bateau à voile et faire la cuisine. Pouvez-vous m’employer ? »

Un volontaire que je n’aurais jamais pu accepter est l’ancien marin qui se croit qualifié pour me joindre, car il est un grand malheureux, désespéré de la vie et cela par sa faute. Il désire m’accompagner dans une croisière dangereuse, espérant y rester.

Certes il avait pleine conscience de sa valeur le mécanicien de vingt ans qui m’écrivit :

« Je n’ai peur de rien et possède un rare sang-froid. Vous pourrez disposer de ma vie comme vous l’entendrez. Examinez bien ma proposition car elle en vaut la peine. »

Il y avait aussi le « lycéen retraité » de dix-sept ans, qui donne de lui une longue et complète description :

« Depuis de longues années, je m’étais senti le goût de l’aventure. J’étais jeune encore que je rêvais de voyages et de naufrages. J’ai laissé mes études car je ne me sens aucune disposition pour un métier sédentaire. J’étudie donc seul l’anglais et les mathématiques en attendant l’occasion de satisfaire mes goûts de sauvage. J’adore la mer, les pampas, les aventures avec ce qu’elles ont d’imprévu, de pittoresque. Voulez-vous de moi ? Malheureusement je ne peux vous donner une fortune pour votre entreprise ; mais je vous apporterai mon instruction, ma bonne volonté et mon amitié. »

Encore un ancien matelot, ce polyglotte remarquable, actuellement garçon de café ignoré dans un restaurant Duval et qui connaît la navigation, sait réparer les voiles et affirme parler couramment le français, l’anglais, l’allemand, l’italien, l’espagnol, le norvégien, le suédois, le danois et l’américain !

Peut-être aurait-il été un excellent compagnon l’ouvrier mouleur qui avoue ne rien connaître aux choses de la mer, mais pratique un peu la course à pied et beaucoup le vélo. Il met a ma disposition tout ce qu’il possède : deux mille francs et sa santé.

Un autre volontaire avoue posséder, quand il le veut, un talent d’écrivain, qui pourrait m’être utile dans la rédaction de mon livre.

Et bien que ma décision de ne pas accepter de volontaires soit prise, je pense aux grandes choses que j’aurais pu faire avec cet inscrit maritime qui navigue depuis l’âge de quinze ans sur des navires à voile, ne me demande pas de gages et veut me suivre jusqu’à la mort.

Encore un ancien matelot, le volontaire âgé de trente ans qui a traversé douze fois la ligne sur des trois-mâts barques. Après m’avoir fait un tableau impressionnant des dangers du Pacifique, d’un cyclone aux îles Tonga, des mangeurs d’hommes aux Salomon, il me dit vouloir m’accompagner et ne me rendre responsable de rien quoi qu’il arrive.

J’ai beaucoup aimé la lettre très américaine de cet enfant de dix-sept ans qui m’écrit :

« J’aimerais partir avec vous. J’ai été en mer à bord de vapeurs et j’ai travaillé sur une goélette pendant deux mois. Naturellement j’ai des papiers pour le prouver. Je suis âgé de dix-huit ans, mesure 5 pieds dix pouces et pèse 150 livres. Je suis fort, jeune, plein de bonne volonté et ne suis pas effrayé par le travail. Si vous avez besoin d’argent, je pense pouvoir vous en donner, mais naturellement, à mon âge, je ne peux pas encore être très riche. »

Quelle grande valeur dans des pays neufs que ce quartier-maître de la marine, qui navigue à voile depuis l’âge de dix-sept ans, a doublé quatre fois le cap Horn, a fait des traversées de 123 jours, sait faire le point et me dit :

« Prenez-moi avec vous. Je n’ai peur de rien ; je vous obéirai toujours. Revenus plus tard en France nous pourrions enseigner aux Français à aimer la mer. Si vous le voulez, je suis vôtre corps et âme pour une grande œuvre. »

Un Anglais de vingt-cinq ans, vendeur dans une grande firme d’automobiles, voulait lâcher sa situation pour m’accompagner. Il aurait été, j’en suis sûr, un auxiliaire précieux :

« Quoique j’aie une belle situation, je gâche ma vie quand la mer et l’aventure m’appellent de plus en plus fort chaque jour. Pendant la guerre, j’ai servi dans la marine croisant sur des bateaux à peine plus gros que le vôtre le long de la côte nord de l’Écosse. J’ai soif d’aventures et de voir les îles où vous allez justement. Pouvez-vous m’emmener aux conditions que vous voudrez. Je suis préparé à tout endurer pour l’amour de l’entreprise. Si j’avais de l’argent, je vous donnerais tout ce que je possède. »

J’ai longuement hésité à désappointer le mousse irlandais de treize ans qui me supplie de l’emmener et me dit :

« Vous me trouverez très utile quand ; des choses devront être faites fort vite. Je ne voudrais pas de gages. »

La lettre est signée : « Respectivement vôtre ! »

En relisant toutes ces lettres que je garderai toujours, je pense que mon geste ne fut pas vain, quand tant d’hommes forts et énergiques n’attendent qu’un mot de moi pour me suivre et m’obéir. Peut-être rendrais-je, en les emmenant, plus de services à mon pays ; mais alors ma croisière ne serait plus mienne et je n’aurais plus la satisfaction d’être le seul matelot de mon navire. Si je prenais quelqu’un avec moi, ce serait pour avoir un compagnon. J’aimerais qu’il ne me rende que peu de services et je voudrais faire moi-même tout le travail du bord.

En lisant certaines lettres, je reste triste et rêveur, car je devine que leurs auteurs aiment réellement la mer. Je pense à ma tristesse d’être à terre. Je les comprends et les aime comme des frères. Lorsque j’ai refusé la demande de cet ancien matelot, j’ai été fort triste :

« Je regrette la mer, je voudrais parcourir encore ses flots immenses. Je voudrais encore vivre cette vie de matelot avec ses angoisses et ses peines ; c’est pourquoi je vous supplie de m’emmener avec vous. Je supporterai à vos côtés sans me plaindre les angoisses des tempêtes, je voudrais être avec vous pour cette vie sans lendemain. Je ne vous demande rien, je n’emporterai rien, je ne veux rien rapporter. Je vous supplie de me prendre à votre service. »

Cette lettre dont je supprime certains passages trop élogieux pour moi est une lettre admirable. Je ne peux la relire sans être ému jusqu’aux larmes. Dans ma bibliothèque de bord elle aura sa place à côté de mes poètes préférés, à côté des ballades de John Masefield et des contes de Bill Adams. C’est une lettre écrite par un vrai marin qui sut décrire simplement son amour de la mer.

L’esprit d’aventure maritime qui avait poussé les Normands nos aïeux à la conquête du monde existe toujours. Je serais heureux si mes prochaines croisières pouvaient faire connaître nos belles colonies à tous ces jeunes et audacieux Français qui pourraient là mieux qu’en France satisfaire librement à leur amour de l’aventure.