Seul à travers l’Atlantique/Chapitre VI

Bernard Grasset (p. 71-80).


CHAPITRE VI

Dans les vents alizés.


e 6 juillet je découvrais donc qu’il me restait seulement 50 litres d’eau douce ; j’étais encore à 2.500 milles de New-York ; j’avais couvert en moyenne 50 milles par jour, de sorte que, même avec des vents favorables, il me faudrait au moins un mois pour finir mon voyage, et probablement beaucoup plus longtemps. En fait, ce fut seulement soixante-dix jours plus tard que je jetai l’ancre.

Le temps me sembla très long avant que la pluie tombât en quantité suffisante pour remplir mes réservoirs vides. J’étais obligé de continuer à ne boire qu’un verre d’eau par jour, car je n’osais pas compter sur la pluie et j’étais décidé à ne faire escale nulle part avant la côte américaine.

Dans l’intervalle, j’avais beaucoup de travail, ma grand’voile se décousait constamment lorsque la brise était forte. Maintenant, il n’y a pas une seule de ses coutures que je n’aie recousue au moins une fois.

Voici un exemple d’une journée bien remplie. Je lis le 7 juillet dans mon livre de bord :

« Vent nord-est, forte brise. Route ouest à la boussole. Me rasai, essayai de couper mes cheveux. Nettoyai les cabines. Le bateau se gouverne lui-même sous la voile de cape et les focs. À midi, j’ai couvert 40 milles dans mes dernières vingt-quatre heures. Treize heures, répare la grand’voile. Je répare la balancine de bâbord, qui supporte le gui, quand la grand’voile est abaissée. À 4 heures, le vent tourne vers l’est. Je change ma course vers le sud-ouest. Les sargasses deviennent de plus en plus nombreuses. Le lendemain, mon clinfoc fut déchiré en lambeaux et je dus aller à l’extrémité du beaupré pour sauver ce qui en restait. »

Je courais devant un fort vent d’est et à midi, le 9 juillet, j’avais couvert 72 milles dans les dernières vingt-quatre heures. Ce n’était qu’une moyenne de trois milles par heure, j’étais satisfait pourtant, car le bateau se gouvernait lui-même la plupart du temps.

Je couvris 77 milles le 10 juin. Cette nuit, je dormis dans le poste avant. Je fus éveillé par une vague sur ma figure ; elle entra à travers le panneau que j’avais laissé ouvert pour me donner de l’air.

Je faisais souvent des expériences avec mes voiles afin de découvrir le meilleur moyen pour le Firecrest de se barrer lui-même, sans que ma main fût sur la barre. Avec un vent arrière, j’avais la grand’voile d’un côté et la trinquette-ballon de l’autre. Je faisais une bonne vitesse sous ce gréement, mais devais garder une attention de tous les instants. La nuit, je rentrais la grand’voile et, modifiant la route, je laissais le navire fuir de lui-même devant le vent sous les voiles d’avant.

Chaque fois que le vent atteignait la force d’une tempête, quelque chose se brisait à bord.

Par exemple, si j’amenais la grand’voile pour la réparer et hissais à sa place la voile de cape, j’avais à peine fini de réparer la grand’voile que la voile de cape se déchirait, et je devais accomplir la manœuvre inverse.

Dans l’intervalle, d’autres choses cassaient, et je ne compte plus le nombre de fois que j’eus à réparer ou changer les écoutes de foc ou de trinquette.

Je ne suis pas enclin à la superstition, mais le vendredi 13 juillet fut exceptionnellement mauvais. Le Firecrest roulait effroyablement. Les vagues étaient très hautes et tout cassait à bord depuis le matin. Un grand trou fit son apparition dans la trinquette. Je venais de la rentrer à bord, quand la drisse de foc se brisa et la voile tomba par-dessus bord.

Marchant sur le beaupré pour essayer de la remonter, je mis mon pied sur les arcs-boutants de beaupré, quand l’un des haubans se brisa sous moi et je tombai à la mer. Je fus assez heureux pour attraper la sous-barbe, et regagnai le pont. J’en fus quitte pour un bain forcé de quelques secondes, mais mon navire faisait à ce moment plus de 3 milles à l’heure, et si je n’avais eu la chance de trouver la sous-barbe sous ma main, je restais seul en plein océan. Le pont étroit de mon navire, balayé par les vagues, me parut ensuite extrêmement confortable.

Ce jour, je trouvai que ma position était 27° nord de latitude. Je décidai que j’avais été assez au sud et je changeai ma route du sud-ouest à l’ouest. Selon toute probabilité, si j’en crois ma carte, je dois avoir des vents favorables jusqu’à 32° de latitude nord.

Ayant échappé au danger du vendredi 13, je me sentis prêt à faire face à tout, le jour suivant. C’était la fête nationale, et je hissai les couleurs françaises et le pavillon du Yacht-Club de France, dont je suis membre.

À 10 heures, le Firecrest fuyait devant une très fraîche brise du nord-est, quand un fort coup de vent arriva ; je dus amener la trinquette-ballon pour la sauver et mettre à sa place une voile plus petite.

Des vagues, qui semblaient avoir au moins dix mètres de hauteur, arrivaient en rugissant. Le petit Firecrest plongeait son nez au milieu d’elles et des torrents d’eau balayaient le pont de l’avant à l’arrière. C’était un dur travail de rester sur le pont sans être emporté, et quand la nuit vint j’étais très fatigué.

Laissant le Firecrest se gouverner lui-même, je descendis dans la cabine pendant que la tempête se déchaînait. Je trouvai tout en bas dans un grand désordre, car je n’avais eu le temps de rien nettoyer depuis deux jours. Le bateau roula effroyablement toute la nuit. Si je n’avais pas eu d’autres expériences et si ma confiance en mon navire n’avait pas été aussi entière, j’aurais pu penser qu’il allait chavirer. Le mouvement de roulis était si violent qu’il était extrêmement difficile de rester dans la couchette sans être jeté sur le plancher. Néanmoins, je trouvais toujours le moyen de dormir et de me reposer.

Quand je retournai sur le pont, le lendemain matin, le vaillant petit navire était resté sur sa route comme si ma main avait été au gouvernail toute la nuit. Si les gens de terre savaient, ils ne s’étonneraient pas qu’un marin aime son navire et le considère comme un être vivant intelligent et sensible.

Il y avait des poissons volants sur le pont, aussi je déjeunai de nourriture fraîche, pour la première fois depuis bien des semaines. Le lendemain, ils étaient plus nombreux. Il faut un homme ayant vécu des semaines de biscuit et de bœuf salé pour apprécier pleinement la délicieuse saveur des poissons volants.

Pendant encore deux jours je fuis, poursuivi par la tempête. Le matin du 16 la force du vent diminua et je pus continuer à réparer mes voiles. La trinquette était déchirée. La mer était très forte, il était vraiment dur de manier l’aiguille tandis que le Firecrest était secoué terriblement.

Ce jour-là j’eus plus d’eau à pomper que de coutume, car une grande vague avait déferlé à travers l’écoutille entr’ouverte.

Une période de vents variables, de calme et de rafale suivit ; j’étais toujours très occupé à réparer mes voiles éprouvées par le mauvais temps. Je mis trois jours à réparer la trinquette-ballon, gouvernant la plupart du temps avec un pied pendant que je cousais.