Seul à travers l’Atlantique/Chapitre VII

Bernard Grasset (p. 81-94).


CHAPITRE VII

La soif. — Les Daurades.


l faisait très chaud. Au milieu du jour, le soleil était presque à la verticale au-dessus de ma tête, et j’avais toujours très soif, mais je devais me contenter d’un verre d’eau par jour. Ce fut seulement plus de trois semaines après la découverte de ma perte d’eau potable que je pus attraper un tout petit peu d’eau dans mes voiles. Dans la nuit du 17 juillet, une petite pluie tomba, et je pus recueillir environ un litre d’eau. Je pris un bain sous la pluie dont je goûtai fort la fraîcheur.

Dans le jour, sous le soleil torride des tropiques, je m’aspergeais fréquemment d’eau de mer avec un seau de toile, mais l’effet passait très vite et j’avais bientôt aussi soif qu’avant.

Je venais de réparer la trinquette-ballon, quand la grand’voile se déchira le long d’une couture sur une longueur de plus de cinq mètres. Il n’y avait rien à faire d’autre que d’amener la grand’voile, la réparer et mettre à sa place la voile de cape. Cela voulait dire au moins vingt-quatre heures de travail avec le fil et les aiguilles.

Ce fut alors que je commençai à souffrir de la gorge. Le jour suivant, ma gorge enfla si fort que je ne pus rien avaler qu’un peu d’eau et de lait condensé. Pendant quatre jours, ce mal continua. Le 26 juillet, j’étais si faible et fiévreux que j’amenai tout sauf les voiles d’avant et me couchai dans la cabine, laissant le Firecrest prendre soin de lui-même.

Des poissons volants tombaient de temps en temps sur le pont, mais ils m’intéressaient peu. Je souffrais trop pour pouvoir manger, et la chaleur était si forte qu’il était très pénible de rester sur le pont, même étendu.

La lumière des tropiques m’éblouissait et, lorsque je regardais vers l’horizon, il me semblait souvent voir la terre : mirage qui se dissipait presque aussitôt.

Le soir, des petits nuages apparaissaient souvent à l’horizon et prenaient à mes yeux l’apparence trompeuse de voiles blanches.

Mon mal augmentait ma soif ; il était dur pour moi de ne pas dépasser ma ration d’un verre d’eau par jour.

Le matin du 29 juillet, j’étais un peu mieux, mais extrêmement faible après quatre jours de diète. Le maniement de mes voiles me prenait quatre fois plus de temps que de coutume en raison de ma faiblesse. Je fis route droit vers l’ouest ce jour-là et la nuit je pus trouver un sommeil réparateur, car le vent était tombé, la mer calme.

Pendant une semaine, des jours calmes et très chauds se succédèrent et il me semblait que mon cerveau brûlait.

Ma situation, à ce moment, n’était guère enviable ; de vieilles voiles en mauvais état qui demandaient des réparations constantes, de l’eau mauvaise, la fièvre et pas de vent. Ce n’était pas entièrement plaisant, mais cela me donnait une sorte de satisfaction d’avoir à rencontrer et à surmonter ces obstacles ; j’avais confiance et je savais qu’avant d’atteindre la côte américaine je trouverais suffisamment de vent, prévision qui fut justifiée par la suite. Je lis dans mon livre de bord, à cette époque :

« Très chaud et terriblement soif. Aimerais nager autour de mon bateau mais, en raison de la fièvre dont je souffre, j’abandonne ce projet. J’ai certainement perdu les vents alizés. Pour la seconde fois, le vent est exactement à l’opposé de ce qu’il devrait être d’après la carte. Je suis seulement au 29e degré de latitude et le Firecrest roule dans un calme plat. Sans les promesses mensongères de la carte des vents, je serais allé beaucoup plus au sud et j’aurais rencontré des vents favorables. »

Comme on l’a vu, rien ne se passe, dans cette croisière, selon les prévisions ordinaires ; aucune de celles qu’on admet comme probables ne s’est réalisée.

Il y en a une, en tout cas, que je n’avais pas faite ; c’est que mon baril de bœuf salé pourrirait si vite. Le dernier jour de juillet, je me vois obligé de le jeter par-dessus bord. Sous la chaleur des tropiques, je ne pouvais en supporter plus longtemps ni le goût, ni l’odeur.

Jouant autour de mon bateau, il y avait un grand nombre de petits poissons dont j’ignore le nom. Ils avaient d’énormes têtes, en comparaison de leurs corps, et une bouche minuscule. J’essayai en vain de les attraper avec une ligne, ils ne voulaient pas mordre. Je parvins à harponner l’un d’eux. Mais je trouvai qu’il ne donnait presque aucune chair mangeable.

Le 1er août, ma gorge était mieux et je considérai que je pouvais prendre un bain. L’eau était calme, fraîche et transparente comme celle d’un lac et le Firecrest roulait paresseusement dans une longue ondulation ; aussi je plongeai par-dessus bord dans la fraîcheur de l’océan.

Tout le jour avait été calme et le coucher du soleil fut merveilleux. Quelques petites bandes de nuages apparaissaient vers l’ouest, floconneuses comme une toison de mouton. Quand le soleil disparut dans l’Océan, ses rayons le teintèrent de rouge, jusqu’à ce que toute la partie ouest du ciel devînt extrêmement brillante.

J’admirai ce magnifique spectacle, jusqu’à ce que le jour tombât. La nuit vint et Vénus apparut à l’horizon.

Au-dessus de moi étincelait Véga et, plus à l’ouest, Altaïr, tandis que dans le sud j’apercevais le Poisson austral.

Ce n’était pas trop de venir de 3.000 milles pour admirer un tel spectacle.

Pendant deux jours j’eus un très fort vent du nord. Mes voiles, usées, continuèrent à se déchirer et j’eus à nouveau à recommencer mon travail avec le fil et l’aiguille.

Malgré les vents debout, je faisais lentement un chemin ouest, et, le 2 août, cinquante-quatre jours de mer, j’étais par 54° de longitude ouest et 29°30 de latitude nord. J’étais à environ 1.700 milles de New-York. J’avais l’intention de passer au sud des îles Bermudes, mais j’avais encore plus de 1.000 milles à couvrir avant d’être dans leur




voisinage. Contre ce fort vent et la forte mer, le Firecrest faisait peu de chemin. La pluie tomba à torrents, mais il était impossible d’en recueillir parmi les tourbillons d’écume de mer qui volaient partout.

Je n’avais pas le temps d’être paresseux maintenant, j’étais trop occupé à réparer mes voiles et mes cordages.

Le Firecrest portait deux balancines. La corne de la grand’voile devait être hissée entre elles et, comme elles sont seulement à quelques centimètres de distance, c’était un travail difficile quand le navire roulait dans une mer très dure.

La place de l’équipage, en hissant la grand’voile, est près du mât, mais j’avais constamment, tout en hissant la voile, à courir en arrière pour guider l’extrémité de la corne entre les deux balancines.

Il faisait toujours chaud et le temps était beau. Le bateau se gouvernait lui-même et j’étais allongé, un jour, sur le pont regardant par-dessus bord, essayant de percer les insondables profondeurs : plus de 6.000 mètres. C’est alors que je remarquai, pour la première fois, trois formes suivant mon bateau. Nageant à quelques mètres de la surface, dans l’ombre du Firecrest, était un trio de daurades qui sont d’énormes poissons du genre maquereaux dépassant souvent un mètre de longueur.

Deux semaines auparavant j’avais jeté mon bœuf salé. Je n’avais pas goûté de nourriture fraîche depuis mon départ de Gibraltar et, seuls, quelques poissons volants m’avaient permis de changer mon régime. Et là, nageant près de moi, il y avait plusieurs kilogrammes de poisson frais.

Sortant un hameçon et une ligne, j’essayai d’en attraper un, employant comme appât un petit poisson volant, mais ils n’y firent aucune attention. Et pourtant, en avant de mon bateau, les poissons volent et les daurades sautent après. Les gros sont rapides comme l’éclair et les poissons volants n’ont qu’une très faible chance d’échapper, car au-dessus d’eux les albatros les guettent du haut des airs.

Si les daurades se nourrissent de poissons volants, pourquoi ne mordent-elles pas les miens ? Cette extrême timidité de la daurade avait été remarquée par deux de mes amis dans leur traversée de l’Atlantique.

Et pourtant je désire ces poissons et j’ai besoin d’en prendre un, mais comment ? J’essaie de les tirer à la carabine, mais ils coulent si rapidement que même si le bateau ne remuait pas je ne pourrais pas les attraper en plongeant.

Je me demande si je pourrai en prendre un avec mon harpon à trois branches, mais ils restent toujours hors de mon atteinte.

Découragé, j’abandonnai mon projet et je m’assis sur le bord de mon navire, plongeant les pieds nus dans l’eau. C’est alors que l’inattendu arriva : trois daurades se précipitèrent vers mes pieds. Elles furent rapides, mais je fus plus rapide encore. J’en perçai une de mon harpon et bientôt j’avais un poisson de près d’un mètre sur le pont.

C’était de la nourriture fraîche à profusion et je savais maintenant la manière de m’en procurer.

Je connaissais la curiosité des daurades et savais que pour en attraper je devais attirer leur attention. Mais bientôt elles furent accoutumées à voir mes pieds le long du bord. J’eus à trouver quelque chose de nouveau et découvris qu’une assiette blanche tournoyant dans l’eau excitait leur curiosité. Je pris alors plus de poisson que je n’en pouvais manger.

Les couleurs de ces animaux, comme ils gisaient mourants sur le pont du Firecrest, étaient étonnantes. Leurs corps bleu électrique, avec de longues queues d’or, passaient par toutes les nuances de l’arc-en-ciel, pour se fixer finalement au vert avec des points dorés. C’était une des nombreuses merveilles de la mer que je connaissais par mes livres, mais que je n’avais jamais vue auparavant.

Les daurades sont d’excellents poissons, mais elles n’ont pas la saveur délicieuse de leurs frères ailés dont elles se nourrissent presque exclusivement. Souvent je trouvais dans leur estomac les restes de nombreux poissons volants.

Ce fut à cette époque que je découvris une curieuse espèce d’algues sur les flancs de mon bateau ; elles avaient l’apparence de fleurs noires et blanches attachées à la coque par une longue tige flexible. Ceci m’explique pourquoi tant de poissons suivaient le Firecrest ; en mer, ils escortent toujours les navires dont la carène est sale.

J’avais maintenant suffisamment à manger, mais presque rien à boire. J’avais à filtrer tout ce que je buvais à travers un linge et le goût de l’eau était très mauvais.