Seul à travers l’Atlantique/Chapitre V

Bernard Grasset (p. 57-70).


CHAPITRE V

Découvertes alarmantes.


ans cette première période de vents alizés, j’avais fait d’assez bonnes moyennes, mais le 18 juin la brise devint légère et le vent variable. Je rencontrai une forte proportion de vents du sud-ouest, ce qui est tout à fait exceptionnel pour cette région de l’Atlantique et cette période de l’année.

En fait, ma carte des vents montre que mille observations ont été prises dans cette région en juin et juillet et pas une fois un vent du sud-ouest n’a été constaté. Or, j’eus plus de huit jours de vent debout.

Un autre fait étrange était la complète absence de toute vie. Ni marsouins, ni dauphins, ni poissons volants. Autour de moi, de l’eau, rien que de l’eau, et le Firecrest. Je suis seul, absolument seul. Les récits de croisière qui sont dans ma bibliothèque de bord mentionnent tous un grand nombre de poissons volants au nord de Madère. J’attends avec impatience ces curieux échantillons de la faune marine dont la chair est si vantée. Je suis bien au sud de Madère et, depuis le lendemain de mon départ de Gibraltar, je n’ai pas aperçu un seul poisson volant.

Pendant cette période de vents légers, je fis des expériences, cherchant un équilibre pour que le Firecrest puisse rester de lui-même sur sa course vent arrière.

En réduisant la surface de ma voilure et en utilisant, au lieu de ma grand’voile, la voile de cape, qui est une voile triangulaire, sans corne et sans gui, je découvris que mon navire pouvait rester sur sa course de lui-même, vent grand largue. Naturellement, sous cette voilure réduite, la vitesse était moindre mais je n’avais plus besoin de rester constamment à la barre et pouvais employer tout mon temps à réparer les voiles ou faire la cuisine, et la distance couverte en vingt-quatre heures se trouvait à peu près la même. En fait, les jours de beau temps, j’avais même des heures libres pour relire longuement tous mes auteurs favoris.

Ce fut dorénavant une vie moins dure, et si j’avais eu plus de chance avec les vents, j’aurais pu faire la traversée entière dans ma cabine, le Firecrest se gouvernant de lui-même, comme fit une fois le Spray du capitaine Slocum, qui resta près de quarante-deux jours de suite sans sortir de sa cabine.

Je pris bien vite l’habitude de dormir d’un sommeil très léger. Allongé sur ma couchette, la tête contre les parois du bateau, l’eau à quelques centimètres de mes oreilles, je pouvais apprécier la vitesse du navire par le bruit de l’eau contre ses flancs.

Par le mouvement du navire, la proportion de tangage ou de roulis, je savais immédiatement que le Firecrest avait changé sa position par rapport au vent, et je venais sur le pont modifier l’angle de la barre du gouvernail.

22 juin. — Bonne brise N. cap. W. S. W., froid et nuageux. Suis sur les grandes profondeurs et la Fosse de Monaco plus de 6.000 mètres. À midi, au loch, 80 milles et demi. Position par calcul d’heure et ex-méridien. Latitude 30° 41′ N., longitude 21° 3′ W., calme toute la journée et la nuit. M’occupe tout l’après-midi à trouver les solutions des problèmes d’échecs du journal anglais le Field.

23 juin. — Légère brise nord. Cap sud-sud-ouest, Firecrest se gouverne lui-même depuis quatre jours. Voile de cape se déchire, hisse grand’voile et en gouvernant avec le pied passe tout l’après-midi à réparer l’avarie. Mes voiles s’usent si rapidement que je me demande si j’aurai assez de fil, d’aiguilles et de toile pour les réparer. Mais qu’importe !… J’utiliserai mes couvertures et je souris malgré moi en pensant à la stupéfaction des New-Yorkais s’ils voyaient entrer dans leur port un petit yacht français ayant, en place de voiles, des couvertures de toutes les couleurs. Au loch, à midi, 37 milles un quart.

24 juin. — Nuit très calme, légère brise du nord-ouest, monté en haut du mât pour changer la poulie d’une balancine. Très occupé, ce dimanche, par des travaux de propreté et le nettoyage du bateau ; essayai les pompes, et constatai que le Firecrest n’avait pas fait d’eau depuis mon départ. Me rasai avec de la crème sans employer d’eau ni de savon. C’était le premier jour depuis Gibraltar, et je passai un dimanche fort agréable, travaillant sans vêtement sur le pont, me baignant dans le chaud soleil de juin.

25 juin. — Légère brise du nord, route W.-S.-W. J’aperçois de nombreuses méduses tricolores que les Anglais appellent portugese men of war. Ce sont des masses gélatineuses qui portent à leur partie supérieure un écran en guise de voiles.

Je suis maintenant à dix-neuf jours de Gibraltar et j’ai couvert plus du quart de la distance vers New-York.

26 juin. — Légère brise nord-est ; utilise ma trinquette-ballon comme un spinnaker et barre toute la journée. Le soleil est presque au zénith, à midi, et vers le soir je souffre d’un violent mal de tête, commencement d’insolation. Au loch, à midi, 62 milles.

27 juin. — Légère brise N.-E., je répare deux trinquettes déchirées. Calme presque plat tout l’après-midi. Le Firecrest fait à peine un nœud, mais je ne m’en soucie guère. La vie est belle, allongé sur le pont, sous le soleil des tropiques.

28 juin. — Légère brise E. Je remarque, pour la première fois, trois gros poissons dans le sillage du navire. Ce sont des daurades (coryphoenae hippuris des naturalistes) que les Portugais appellent dorado et les pêcheurs anglais improprement dolphins. J’admire leurs couleurs éblouissantes, qui changent du bleu électrique au vert.

1er, 2 et 3 juillet. — Forts vents du sud et sud-ouest, pluie, nombreux grains ; la mer est très dure et hachée et me rappelle le golfe du Lion. Je fais route plein sud cherchant à retrouver les vents alizés.

Le 4 juillet fut fort mouvementé. Montant sur le pont à 2 heures du matin pour parer à un très fort grain du sud-ouest et prendre plusieurs ris dans ma grand’voile et ma trinquette, je découvris sur le pont deux poissons volants mesurant une dizaine de centimètres de long. Peu après ils sautaient dans ma poêle à frire et je pouvais apprécier leur délicate saveur.

Toute la journée, mer très dure, forte tempête du sud-ouest ; je fais route au plus près sous voilure réduite. Des lames déferlent à bord toute la journée. La mer est très heurtée, le Firecrest tangue fortement et plonge constamment son long beaupré dans les vagues.

La direction des vents pourrait faire croire à la mousson du sud-ouest, mais mes instructions nautiques disent qu’on ne rencontre pas la mousson du sud-ouest au nord du cap Vert et je suis par 29° de latitude nord. Tout se passe décidément d’une manière anormale pendant cette traversée.

Dans l’après-midi du 5 juillet, la tempête devint moins forte et j’en profitai pour raccourcir mon beaupré. Le lendemain, je retrouvai enfin les vents alizés. La mer était toujours forte, je remplaçai ma sous-barbe de beaupré qui s’était brisée dans la tempête et réparai ma grand’voile et ma voile de cape. Je roidis aussi mes étais qui avaient pris du mou.

De nombreuses algues flottaient tout autour de mon navire, ce qui ne me surprit pas, car mes cartes m’apprenaient que je venais d’entrer dans la mer des Sargasses. J’aperçus aussi un morceau de bois rongé par les vers et incrusté de coquillages, peut-être l’épave d’un naufrage au milieu de l’Atlantique.

Je suis heureux, le ciel est de nouveau clair, j’ai retrouvé les vents alizés et me vois déjà près de la côte d’Amérique, quand je fais soudain une découverte alarmante. La plus grande partie de ma réserve d’eau douce est devenue imbuvable.

À mon départ de Gibraltar, j’emportais trois cents litres d’eau douce contenus dans deux réservoirs en fer galvanisé et trois barils de chêne. Ayant épuisé l’eau de mes réservoirs en fer, je découvris que l’eau de mes deux barils de chêne avait pris une teinte rouge sombre, était devenue saumâtre et, même bouillie et filtrée, absolument imbuvable. Ces deux barils étaient construits en bois trop neuf et l’acide tannique du chêne avait complètement corrompu l’eau.

Il me restait environ 50 litres d’eau et j’étais à 2.500 milles de New-York. Si j’avais fait cette découverte trois jours plus tôt, il pleuvait à torrents et j’aurais pu laver et remplir mes barils avec de l’eau de pluie. J’étais maintenant presque sous les tropiques et pouvais fort bien rester plus d’un mois sans pluie.

J’estimai le nombre maximum de jours que pouvait durer ma traversée et décidai de ne boire dorénavant qu’un verre d’eau par jour et de faire toute la cuisine possible à l’eau de mer.

Je possède bien un petit appareil à distiller, mais mon combustible m’est nécessaire pour cuire mes repas. Le soleil, à midi, est presque au zénith et ses rayons me brûlent. Tout est maintenant sec à

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bord, ma gorge me fait très mal et j’ai constamment soif.

Je scrute anxieusement l’horizon cherchant des nuages de pluie, mais le ciel est clair et le baromètre très haut. Ne pleuvra-t-il jamais ?

Quelques albatros suivent mon navire et les vers du fameux poème de Coleridge hantent ma mémoire :

De l’eau, de l’eau tout autour
Et rien, rien à boire.

Le 7 juillet, je me rasai, toujours sans eau ni savon, et me coupai les cheveux. Je réparai encore ma grand’voile dont les coutures ne tenaient plus. Ce jour, une de mes balancines cassa dans la forte brise du nord-est. Le lendemain, mon clinfoc part en lambeaux dans un coup de vent. Mes écoutes cassent les unes après les autres et je dois les changer ; mes voiles s’usent de plus en plus. Ma provision de fil à voile diminue trop vite à mesure que je répare.

Les sargasses sont de plus en plus nombreuses et s’enroulent autour de mon loch. Les poissons volants ont complètement disparu. Il fait chaud, trop chaud ; ma soif augmente ; j’ai la fièvre et ma gorge est très enflée. Du baril de bœuf salé monte une odeur insupportable. Vais-je aussi manquer de viande ?