Servitude et grandeur militaires/III/7

Société des amis des livres (p. 250-253).

CHAPITRE VII

réception

Ici le capitaine Renaud s’étant interrompu, je regardai l’heure à ma montre. Il était deux heures après minuit. Il se leva et nous marchâmes au milieu des grenadiers. Un silence profond régnait partout. Beaucoup s’étaient assis sur leurs sacs et s’y étaient endormis. Nous nous plaçâmes à quelques pas de là, sur le parapet, et il continua son récit après avoir rallumé son cigare à la pipe d’un soldat. Il n’y avait pas une maison qui donnât signe de vie.

Dès que je fus arrivé à Paris, je voulus voir l’Empereur. J’en eus occasion au spectacle de la cour, où me conduisit un de mes anciens camarades, devenu colonel. C’était là-bas, aux Tuileries. Nous nous plaçâmes dans une petite loge, en face de la loge impériale, et nous attendîmes. Il n’y avait encore dans la salle que les Rois. Chacun d’eux, assis dans une loge, aux premières, avait autour de lui sa cour, et devant lui, aux galeries, ses aides de camp et ses généraux familiers. Les Rois de Westphalie, de Saxe et de Wurtemberg, tous les princes de la confédération du Rhin, étaient placés au même rang. Près d’eux, debout, parlant haut et vite, Murat, Roi de Naples, secouant ses cheveux noirs, bouclés comme une crinière, et jetant des regards de lion. Plus haut, le Roi d’Espagne, et seul, à l’écart, l’ambassadeur de Russie, le prince Kourakim, chargé d’épaulettes de diamants. Au parterre, la foule des généraux, des ducs, des princes, des colonels et des sénateurs. Partout en haut, les bras nus et les épaules découvertes des femmes de la cour.

La loge que surmontait l’aigle était vide encore ; nous la regardions sans cesse. Après peu de temps, les Rois se levèrent et se tinrent debout. L’Empereur entra seul dans sa loge, marchant vite ; se jeta vite sur son fauteuil et lorgna en face de lui, puis se souvint que la salle entière était debout et attendait un regard, secoua la tête deux fois, brusquement et de mauvaise grâce, se retourna vite, et laissa les Reines et les Rois s’asseoir. Ses Chambellans, habillés de rouge, étaient debout, derrière lui. Il leur parlait sans les regarder, et, de temps à autre, étendant la main pour recevoir une boîte d’or que l’un d’eux lui donnait et reprenait. Crescentini chantait les Horaces, avec une voix de séraphin qui sortait d’un visage étique et ridé. L’orchestre était doux et faible, par ordre de l’Empereur ; voulant peut-être, comme les Lacédémoniens, être apaisé plutôt qu’excité par la musique. Il lorgna devant lui, et très souvent de mon côté. Je reconnus ses grands yeux d’un gris vert, mais je n’aimai pas la graisse jaune qui avait englouti ses traits sévères. Il posa sa main gauche sur son œil gauche, pour mieux voir, selon sa coutume ; je sentis qu’il m’avait reconnu. Il se retourna brusquement, ne regarda que la scène, et sortit bientôt. J’étais déjà sur son passage. Il marchait vite dans le corridor, et ses jambes grasses, serrées dans des bas de soie blancs, sa taille gonflée sous son habit vert, me le rendaient presque méconnaissable. Il s’arrêta court devant moi, et, parlant au colonel qui me présentait, au lieu de m’adresser directement la parole :

— Pourquoi ne l’ai-je vu nulle part ? encore lieutenant ?

— Il était prisonnier depuis 1804.

— Pourquoi ne s’est-il pas échappé ?

— J’étais sur parole, dis-je à demi-voix.

— Je n’aime pas les prisonniers, dit-il ; on se fait tuer. — Il me tourna le dos. Nous restâmes immobiles en haie ; et, quand toute sa suite eut défilé :

— Mon cher, me dit le colonel, tu vois bien que tu es un imbécile, tu as perdu ton avancement, et on ne t’en sait pas plus de gré.