Servitude et grandeur militaires/III/6

Société des amis des livres (p. 218-249).


CHAPITRE VI

UN HOMME DE MER


Sitôt que l’Empereur fut sorti de l’appartement, deux ecclésiastiques vinrent auprès du Saint-Père, et l’emmenèrent en le soutenant sous chaque bras, atterré, ému et tremblant.

Je demeurai jusqu’à la nuit dans l’alcôve d’où j’avais écouté cet entretien. Mes idées étaient confondues, et la terreur de cette scène n’était pas ce qui me dominait. J’étais accablé de ce que j’avais vu ; et sachant à présent à quels calculs mauvais l’ambition toute personnelle pouvait faire descendre le génie, je haïssais cette passion qui venait de flétrir, sous mes yeux, le plus brillant des Dominateurs, celui qui donnera peut-être son nom au siècle pour l’avoir arrêté dix ans dans sa marche. — Je sentis que c’était folie de se dévouer à un homme, puisque l’autorité despotique ne peut manquer de rendre mauvais nos faibles cœurs ; mais je ne savais à quelle idée me donner désormais. Je vous l’ai dit, j’avais dix-huit ans alors, et je n’avais encore en moi qu’un instinct vague du Vrai, du Bon et du Beau, mais assez obstiné pour m’attacher sans cesse à cette recherche. C’est la seule chose que j’estime en moi.

Je jugeai qu’il était de mon devoir de me taire sur ce que j’avais vu ; mais j’eus lieu de croire que l’on s’était aperçu de ma disparition momentanée de la suite de l’Empereur, car voici ce qui m’arriva. Je ne remarquai dans les manières du maître aucun changement à mon égard. Seulement, je passai peu de jours près de lui, et l’étude attentive que j’avais voulu faire de son caractère, fut brusquement arrêtée. Je reçus un matin l’ordre de partir sur-le-champ pour le camp de Boulogne, et à mon arrivée, l’ordre de m’embarquer sur un des bateaux plats que l’on essayait en mer.

Je partis avec moins de peine que si l’on m’eût annoncé ce voyage avant la scène de Fontainebleau. Je respirai en m’éloignant de ce vieux château et de sa forêt, et à ce soulagement involontaire je sentis que mon Séidisme était mordu au cœur. Je fus attristé d’abord de cette première découverte, et je tremblai pour l’éblouissante illusion qui faisait pour moi un devoir de mon dévouement aveugle. Le grand égoïste s’était montré à nu devant moi ; mais à mesure que je m’éloignai de lui je commençai à le contempler dans ses œuvres, et il reprit encore sur moi, par cette vue, une partie du magique ascendant par lequel il avait fasciné le monde. — Cependant ce fut plutôt l’idée gigantesque de la guerre qui désormais m’apparut, que celle de l’homme qui la représentait d’une si redoutable façon, et je sentis à cette grande vue un enivrement insensé redoubler en moi pour la gloire des combats, m’étourdissant sur le maître qui les ordonnait, et regardant avec orgueil le travail perpétuel des hommes qui ne me parurent tous que ses humbles ouvriers.

Le tableau était homérique, en effet, et bon à prendre des écoliers par l’étourdissement des actions multipliées. Quelque chose de faux s’y démêlait pourtant et se montrait vaguement à moi, mais sans netteté encore, et je sentais le besoin d’une vue meilleure que la mienne qui me fît découvrir le fond de tout cela. Je venais d’apprendre à mesurer le Capitaine, il me fallait sonder la guerre. — Voici quel nouvel événement me donna cette seconde leçon ; car j’ai reçu trois rudes enseignements dans ma vie, et je vous les raconte après les avoir médités tous les jours. Leurs secousses me furent violentes, et la dernière acheva de renverser l’idole de mon âme.

L’apparente démonstration de conquête et de débarquement en Angleterre, l’évocation des souvenirs de Guillaume le Conquérant, la découverte du camp de César, à Boulogne, le rassemblement subit de neuf cents bâtiments dans ce port, sous la protection d’une flotte de cinq cents voiles, toujours annoncée ; l’établissement des camps de Dunkerque et d’Ostende, de Calais, de Montreuil et de Saint-Omer, sous les ordres de quatre maréchaux ; le trône militaire d’où tombèrent les premières étoiles de la Légion d’honneur, les revues, les fêtes, les attaques partielles, tout cet éclat réduit, selon le langage géométrique, à sa plus simple expression, eut trois buts : inquiéter l’Angleterre, assoupir l’Europe, concentrer et enthousiasmer l’armée.

Ces trois points dépassés, Bonaparte laissa tomber pièce à pièce la machine artificielle qu’il avait fait jouer à Boulogne. Quand j’y arrivai, elle jouait à vide comme celle de Marly. Les généraux y faisaient encore les faux mouvements d’une ardeur simulée dont ils n’avaient pas la conscience. On continuait à jeter encore à la mer quelques malheureux bateaux dédaignés par les Anglais et coulés par eux de temps à autre. Je reçus un commandement sur l’une de ces embarcations, dès le lendemain de mon arrivée.

Ce jour-là, il y avait en mer une seule frégate anglaise. Elle courait des bordées avec une majestueuse lenteur ; elle allait, elle venait, elle virait, elle se penchait, elle se relevait, elle se mirait, elle glissait, elle s’arrêtait, elle jouait au soleil comme un cygne qui se baigne. Le misérable bateau plat de nouvelle et mauvaise invention s’était risqué fort avant avec quatre autres bâtiments pareils ; et nous étions tout fiers de notre audace, lancés ainsi depuis le matin, lorsque nous découvrîmes tout à coup les paisibles jeux de la frégate. Ils nous eussent sans doute paru fort gracieux et poétiques vus de la terre ferme, ou seulement si elle se fût amusée à prendre ses ébats entre l’Angleterre et nous ; mais c’était, au contraire, entre nous et la France. La côte de Boulogne était à plus d’une lieue. Cela nous rendit pensifs. Nous fîmes force de nos mauvaises voiles et de nos plus mauvaises rames, et pendant que nous nous démenions, la paisible frégate continuait à prendre son bain de mer et à décrire mille contours agréables autour de nous, faisant le manège, changeant de main comme un cheval bien dressé, et dessinant des S et des Z sur l’eau de la façon la plus aimable. Nous remarquâmes qu’elle eut la bonté de nous laisser passer plusieurs fois devant elle sans tirer un coup de canon, et même tout d’un coup, elle les retira tous dans l’intérieur et ferma tous ses sabords. Je crus d’abord que c’était une manœuvre toute pacifique et je ne comprenais rien à cette politesse. — Mais un gros vieux marin me donna un coup de coude et me dit : Voici qui va mal. En effet, après nous avoir bien laissés courir devant elle comme des souris devant un chat, l’aimable et belle frégate arriva sur nous à toutes voiles sans daigner faire feu, nous heurta de sa proue comme un cheval du poitrail, nous brisa, nous écrasa, nous coula, et passa joyeusement par dessus nous, laissant quelques canots pêcher les prisonniers, desquels je fus, moi dixième, sur deux cents hommes que nous étions au départ. La belle frégate se nommait la Naïade, et pour ne pas perdre l’habitude française des jeux de mots, vous pensez bien que nous ne manquâmes jamais de l’appeler depuis la Noyade.

J’avais pris un bain si violent que l’on était sur le point de me rejeter comme mort dans la mer, quand un officier qui visitait mon portefeuille y trouva la lettre de mon père que vous venez de lire et la signature de lord Collingwood. Il me fit donner des soins plus attentifs ; on me trouva quelques signes de vie, et quand je repris connaissance, ce fut, non à bord de la gracieuse Naïade, mais sur la Victoire ( the Victory ). Je demandai qui commandait ce navire. On me répondit laconiquement : « Lord Collingwood. » Je crus qu’il était fils de celui qui avait connu mon père ; mais quand on me conduisit à lui, je fus détrompé. C’était le même homme.

Je ne pus contenir ma surprise quand il me dit, avec une bonté toute paternelle, qu’il ne s’attendait pas à être le gardien du fils après l’avoir été du père, mais qu’il espérait qu’il ne s’en trouverait pas plus mal ; qu’il avait assisté aux derniers moments de ce vieillard, et qu’en apprenant mon nom il avait voulu m’avoir à son bord ; il me parlait le meilleur français avec une douceur mélancolique dont l’expression ne m’est jamais sortie de la mémoire. Il m’offrit de rester à son bord, sur parole de ne faire aucune tentative d’évasion. J’en donnai ma parole d’honneur, sans hésiter, à la manière des jeunes gens de dix-huit ans, et me trouvant beaucoup mieux à bord de la Victoire que sur quelque ponton ; étonné de ne rien voir qui justifiât les préventions qu’on nous donnait contre les Anglais, je fis connaissance assez facilement avec les officiers du bâtiment, que mon ignorance de la mer et de leur langue amusait beaucoup, et qui se divertirent à me faire connaître l’une et l’autre, avec une politesse d’autant plus grande que leur amiral me traitait comme son fils. Cependant une grande tristesse me prenait quand je voyais de loin les côtes blanches de la Normandie, et je me retirais pour ne pas pleurer. Je résistais à l’envie que j’en avais, parce que j’étais jeune et courageux ; mais ensuite, dès que ma volonté ne surveillait plus mon cœur, dès que j’étais couché et endormi, les larmes sortaient de mes yeux malgré moi et trempaient mes joues et la toile de mon lit au point de me réveiller.

Un soir surtout, il y avait eu une prise nouvelle d’un brick français ; je l’avais vu périr de loin, sans que l’on pût sauver un seul homme de l’équipage, et, malgré la gravité et la retenue des officiers, il m’avait fallu entendre les cris et les hourras des matelots qui voyaient avec joie l’expédition s’évanouir et la mer engloutir goutte à goutte cette avalanche qui menaçait d’écraser leur patrie. Je m’étais retiré et caché tout le jour dans le réduit que lord Collingwood m’avait fait donner près de son appartement, comme pour mieux déclarer sa protection, et, quand la nuit fut venue, je montai seul sur le pont. J’avais senti l’ennemi autour de moi plus que jamais, et je me mis à réfléchir sur ma destinée sitôt arrêtée, avec une amertume plus grande. Il y avait un mois déjà que j’étais prisonnier de guerre, et l’amiral Collingwood, qui, en public, me traitait avec tant de bienveillance, ne m’avait parlé qu’un instant en particulier, le premier jour de mon arrivée à son bord ; il était bon, mais froid, et, dans ses manières, ainsi que dans celles des officiers anglais, il y avait un point où tous les épanchements s’arrêtaient et où la politique compassée se présentait comme une barrière sur tous les chemins. C’est à cela que se fait sentir la vie en pays étranger. J’y pensais avec une sorte de terreur en considérant l’abjection de ma position qui pouvait durer jusqu’à la fin de la guerre, et je voyais comme inévitable le sacrifice de ma jeunesse, anéantie dans la honteuse inutilité du prisonnier. La frégate marchait rapidement, toutes voiles dehors, et je ne la sentais pas aller. J’avais appuyé mes deux mains à un câble et mon front sur mes deux mains, et, ainsi penché, je regardais dans l’eau de la mer. Ses profondeurs vertes et sombres me donnaient une sorte de vertige, et le silence de la nuit n’était interrompu que par des cris anglais. J’espérais un moment que le navire m’emportait bien loin de France et que je ne verrais plus le lendemain ces côtes droites et blanches, coupées dans la bonne terre chérie de mon pauvre pays. — Je pensais que je serais ainsi délivré du désir perpétuel que me donnait cette vue et que je n’aurais pas, du moins, ce supplice de ne pouvoir même songer à m’échapper sans déshonneur, supplice de Tantale, où une soif avide de la patrie devait me dévorer pour longtemps. J’étais accablé de ma solitude et je souhaitais une prochaine occasion de me faire tuer. Je rêvais à composer ma mort habilement et à la manière grande et grave des anciens. J’imaginais une fin héroïque et digne de celles qui avaient été le sujet de tant de conversations de pages et d’enfants guerriers, l’objet de tant d’envie parmi mes compagnons. J’étais dans ces rêves qui, à dix-huit ans, ressemblent plutôt à une continuation d’action et de combat qu’à une sérieuse méditation, lorsque je me sentis doucement tirer par le bras, et, en me retournant, je vis, debout derrière moi, le bon amiral Collingwood.

Il avait à la main sa lunette de nuit et il était vêtu de son grand uniforme avec la rigide tenue anglaise. Il me mit une main sur l’épaule d’une façon paternelle, et je remarquai un air de mélancolie profonde dans ses grands yeux noirs et sur son front. Ses cheveux blancs, à demi poudrés, tombaient assez négligemment sur ses oreilles, et il y avait, à travers le calme inaltérable de sa voix et de ses manières, un fond de tristesse qui me frappa ce soir-là surtout, et me donna pour lui, tout d’abord, plus de respect et d’attention.

— « Vous êtes déjà triste, mon enfant, me dit-il. J’ai quelques petites choses à vous dire ; voulez-vous causer un peu avec moi ? »

Je balbutiai quelques paroles vagues de reconnaissance et de politesse qui n’avaient pas le sens commun probablement, car il ne les écouta pas, et s’assit sur un banc, me tenant une main. J’étais debout devant lui.

— « Vous n’êtes prisonnier que depuis un mois, reprit-il, et je le suis depuis trente-trois ans. Oui, mon ami, je suis prisonnier de la mer ; elle me garde de tous côtés : toujours des flots et des flots ; je ne vois qu’eux, je n’entends qu’eux. Mes cheveux ont blanchi sous leur écume, et mon dos s’est un peu voûté sous leur humidité. J’ai passé si peu de temps en Angleterre, que je ne la connais que par la carte. La patrie est un être idéal que je n’ai fait qu’entrevoir, mais que je sers en esclave et qui augmente pour moi de rigueur à mesure que je deviens plus nécessaire. C’est le sort commun et c’est même ce que nous devons le plus souhaiter que d’avoir de telles chaînes ; mais elles sont quelquefois bien lourdes. »

Il s’interrompit un instant et nous nous tûmes tous deux, car je n’aurais pas osé dire un mot, voyant qu’il allait poursuivre.

— « J’ai bien réfléchi, me dit-il, et je me suis interrogé sur mon devoir quand je vous ai eu à mon bord. J’aurais pu vous laisser conduire en Angleterre, mais vous auriez pu y tomber dans une misère dont je vous garantirai toujours et dans un désespoir dont j’espère aussi vous sauver ; j’avais pour votre père une amitié bien vraie, et je lui en donnerai ici une preuve ; s’il me voit, il sera content de moi, n’est-ce pas ? »

L’Amiral se tut encore et me serra la main. Il s’avança même dans la nuit et me regarda attentivement, pour voir ce que j’éprouvais à mesure qu’il me parlait. Mais j’étais trop interdit pour lui répondre. Il poursuivit plus rapidement :

« J’ai déjà écrit à l’Amirauté pour qu’au premier échange vous fussiez renvoyé en France. Mais cela pourra être long, ajouta-t-il, je ne vous le cache pas ; car, outre que Bonaparte s ’y prête mal, on nous fait peu de prisonniers. — En attendant, je veux vous dire que je vous verrais avec plaisir étudier la langue de vos ennemis, vous voyez que nous savons la vôtre. Si vous voulez, nous travaillerons ensemble et je vous prêterai Shakspeare et le capitaine Cook. — Ne vous affligez pas, vous serez libre avant moi, car, si l’Empereur ne fait la paix, j’en ai pour toute ma vie. »

Ce ton de bonté, par lequel il s’associait à moi et nous faisait camarades, dans sa prison flottante, me fit de la peine pour lui ; je sentis que, dans cette vie sacrifiée et isolée, il avait besoin de faire du bien pour se consoler secrètement de la rudesse de sa mission toujours guerroyante.

— « Milord, lui dis-je, avant de m’enseigner les mots d’une langue nouvelle, apprenez-moi les pensées par lesquelles vous êtes parvenu à ce calme parfait, à cette égalité d’âme qui ressemble à du bonheur, et qui cache un éternel ennui… Pardonnez-moi ce que je vais vous dire, mais je crains que cette vertu ne soit qu’une dissimulation perpétuelle.

— Vous vous trompez grandement, dit-il, le sentiment du Devoir finit par dominer tellement l’esprit, qu’il entre dans le caractère et devient un de ses traits principaux, justement comme une saine nourriture, perpétuellement reçue, peut changer la masse du sang et devenir un des principes de notre constitution. J’ai éprouvé, plus que tout homme peut-être, à quel point il est facile d’arriver à s’oublier complètement. Mais on ne peut dépouiller l’homme tout entier, et il y a des choses qui tiennent plus au cœur que l’on ne voudrait. »

Là, il s’interrompit et prit sa longue lunette. Il la plaça sur mon épaule pour observer une lumière lointaine qui glissait à l’horizon, et, sachant à l’instant au mouvement ce que c’était : « Bateaux pêcheurs, » dit-il, et il se plaça près de moi, assis sur le bord du navire. Je voyais qu’il avait depuis longtemps quelque chose à me dire qu’il n’abordait pas.

— « Vous ne me parlez jamais de votre père, me dit-il tout à coup ; je suis étonné que vous ne m’interrogiez pas sur lui, sur ce qu’il a souffert, sur ce qu’il a dit, sur ses volontés. »

Et comme la nuit était très claire, je vis encore que j’étais attentivement observé par ses grands yeux noirs.

— « Je craignais d’être indiscret… » lui dis-je avec embarras.

Il me serra le bras, comme pour m’empêcher de parler davantage.

— « Ce n’est pas cela, dit-il, my child, ce n’est pas cela. »

Et il secouait la tête avec doute et bonté.

— « J’ai trouvé peu d’occasions de vous parler, milord.

— Encore moins, interrompit-il ; vous m’auriez parlé de cela tous les jours, si vous l’aviez voulu. »

Je remarquai de l’agitation et un peu de reproche dans son accent. C’était là ce qui lui tenait au cœur. Je m’avisai encore d’une autre sorte de réponse pour me justifier ; car rien ne rend aussi niais que les mauvaises excuses.

— « Milord, lui dis-je, le sentiment humiliant de la captivité absorbe plus que vous ne pouvez croire. » Et je me souviens que je crus prendre, en disant cela, un air de dignité et une contenance de Régulus, propres à lui donner un grand respect pour moi.

— « Ah ! pauvre garçon ! pauvre enfant ! — poor boy ! me dit-il, vous n’êtes pas dans le vrai. Vous ne descendez pas en vous-même. Cherchez bien, et vous trouverez une indifférence dont vous n’êtes pas comptable, mais bien la destinée militaire de votre pauvre père. »

Il avait ouvert le chemin à la vérité, je la laissai partir.

— « Il est certain, dis-je, que je ne connaissais pas mon père : je l’ai à peine vu à Malte, une fois.

— Voilà le vrai ! cria-t-il. Voilà le cruel, mon ami ! Mes deux filles diront un jour comme cela. Elles diront : Nous ne connaissons pas notre père ! Sarah et Mary diront cela ! et cependant je les aime avec un cœur ardent et tendre, je les élève de loin, je les surveille de mon vaisseau, je leur écris tous les jours, je dirige leurs lectures, leurs travaux, je leur envoie des idées et des sentiments, je reçois en échange leurs confidences d’enfants ; je les gronde, je m’apaise, je me réconcilie avec elles ; je sais tout ce qu’elles font ! je sais quel jour elles ont été au temple avec de trop belles robes. Je donne à leur mère de continuelles instructions pour elles, je prévois d’avance qui les aimera, qui les demandera, qui les épousera ; leurs maris seront mes fils ; j’en fais des femmes pieuses et simples : on ne peut pas être plus père que je ne le suis… Eh bien ! tout cela n’est rien, parce qu’elles ne me voient pas. »

Il dit ces derniers mots d’une voix émue, au fond de laquelle on sentait des larmes… Après un moment de silence, il continua :

« Oui, Sarah ne s’est jamais assise sur mes genoux que lorsqu’elle avait deux ans, et je n’ai tenu Mary dans mes bras que lorsque ses yeux n’étaient pas ouverts encore. Oui, il est juste que vous ayez été indifférent pour votre père et qu’elles le deviennent un jour pour moi. On n’aime pas un invisible. — Qu’est-ce pour elles que leur père ? une lettre de chaque jour. Un conseil plus ou moins froid. — On n’aime pas un conseil, on aime un être, — et un être qu’on ne voit pas n’est pas, on ne l’aime pas, — et quand il est mort, il n’est pas plus absent qu’il n’était déjà, — et on ne le pleure pas. »

Il étouffait et il s’arrêta. — Ne voulant pas aller plus loin dans ce sentiment de douleur devant un étranger, il s’éloigna, il se promena quelque temps et marcha sur le pont de long en large. Je fus d’abord très touché de cette vue, et ce fut un remords qu’il me donna de n’avoir pas assez senti ce que vaut un père, et je dus à cette soirée la première émotion bonne, naturelle, sainte, que mon cœur ait éprouvée. À ces regrets profonds, à cette tristesse insurmontable au milieu du plus brillant éclat militaire, je compris tout ce que j’avais perdu en ne connaissant pas l’amour du foyer qui pouvait laisser dans un grand cœur de si cuisants regrets ; je compris tout ce qu’il y avait de factice dans notre éducation barbare et brutale, dans notre besoin insatiable d’action étourdissante ; je vis, comme par une révélation soudaine du cœur, qu’il y avait une vie adorable et regrettable dont j’avais été arraché violemment, une vie véritable d’amour paternel, en échange de laquelle on nous faisait une vie fausse, toute composée de haines et de toutes sortes de vanités puériles ; je compris qu’il n’y avait qu’une chose plus belle que la famille et à laquelle on pût saintement l’immoler : c’était l’autre famille, la Patrie. Et tandis que le vieux brave, s’éloignant de moi, pleurait parce qu’il était bon, je mis ma tête dans mes deux mains, et je pleurai de ce que j’avais été jusque-là si mauvais.

Après quelques minutes, l’Amiral revint à moi.

— « J’ai à vous dire, reprit-il d’un ton plus ferme, que nous ne tarderons pas à nous rapprocher de la France. Je suis une éternelle sentinelle placée devant vos ports. Je n’ai qu’un mot à ajouter, et j’ai voulu que ce fût seul à seul : souvenez-vous que vous êtes ici sur votre parole, et que je ne vous surveillerai point ; mais, mon enfant, plus le temps passera, plus l’épreuve sera forte. Vous êtes bien jeune encore ; si la tentation devient trop grande pour que votre courage y résiste, venez me trouver quand vous craindrez de succomber, et ne vous cachez pas de moi, je vous sauverai d’une action déshonorante que, par malheur pour leurs noms, quelques officiers ont commise. Souvenez-vous qu’il est permis de rompre une chaîne de galérien, si l’on peut, mais non une parole d’honneur. » Et il me quitta sur ces derniers mots en me serrant la main.

Je ne sais si vous avez remarqué, en vivant, monsieur, que les révolutions qui s’accomplissent dans notre âme dépendent souvent d’une journée, d’une heure, d’une conversation mémorable et imprévue qui nous ébranle et jette en nous comme des germes tout nouveaux qui croissent lentement, dont le reste de nos actions est seulement la conséquence et le naturel développement. Telles furent pour moi la matinée de Fontainebleau et la nuit du vaisseau anglais. L’amiral Collingwood me laissa en proie à un combat nouveau. Ce qui n’était en moi qu’un ennui profond de la captivité et une immense et juvénile impatience d’agir, devint un besoin effréné de la Patrie ; à voir quelle douleur minait à la longue un homme toujours séparé de la terre maternelle, je me sentis une grande hâte de connaître et d’adorer la mienne ; je m’inventai des biens passionnés qui ne m’attendaient pas en effet ; je m’imaginai une famille et me mis à rêver à des parents que j’avais à peine connus et que je me reprochais de n’avoir pas assez chéris, tandis qu’habitués à me compter pour rien ils vivaient dans leur froideur et leur égoïsme, parfaitement indifférents à mon existence abandonnée et manquée. Ainsi le bien même tourna au mal en moi ; ainsi le sage conseil que le brave Amiral avait cru devoir me donner, il me l’avait apporté tout entouré d’une émotion qui lui était propre et qui parlait plus haut que lui ; sa voix troublée m’avait plus touché que la sagesse de ses paroles ; et tandis qu’il croyait resserrer ma chaîne, il avait excité plus vivement en moi le désir effréné de la rompre. — Il en est ainsi presque toujours de tous les conseils écrits ou parlés. L’expérience seule et le raisonnement qui sort de nos propres réflexions peuvent nous instruire. Voyez, vous qui vous en mêlez, l’inutilité des belles-lettres. À quoi servez-vous ? qui convertissez-vous ? et de qui êtes-vous jamais compris, s’il vous plaît ? Vous faites presque toujours réussir la cause contraire à celle que vous plaidez. Regardez, il y en a un qui fait de Clarisse le plus beau poème épique possible sur la vertu de la femme ; — qu’arrive-t-il ? On prend le contre-pied et l’on se passionne pour Lovelace, qu’elle écrase pourtant de sa splendeur virginale, que le viol même n’a pas ternie ; pour Lovelace, qui se traîne en vain à genoux pour implorer la grâce de sa victime sainte, et ne peut fléchir cette âme que la chute de son corps n’a pu souiller. Tout tourne mal dans les enseignements. Vous ne servez à rien qu’à remuer des vices, qui, fiers de ce que vous les peignez, viennent se mirer dans votre tableau et se trouver beaux. — Il est vrai que cela vous est égal ; mais mon simple et bon Collingwood m’avait pris vraiment en amitié, et ma conduite ne lui était pas indifférente. Aussi trouva-t-il d’abord beaucoup de plaisir à me voir livré à des études sérieuses et constantes. Dans ma retenue habituelle et mon silence il trouvait aussi quelque chose qui sympathisait avec la gravité anglaise, et il prit l’habitude de s’ouvrir à moi dans mainte occasion et de me confier des affaires qui n’étaient pas sans importance. Au bout de quelque temps on me considéra comme son secrétaire et son parent, et je parlais assez bien l’anglais pour ne plus paraître trop étranger.

Cependant c’était une vie cruelle que je menais, et je trouvais bien longues les journées mélancoliques de la mer. Nous ne cessâmes, durant des années entières, de rôder autour de la France, et sans cesse je voyais se dessiner à l’horizon les côtes de cette terre que Grotius a nommée — le plus beau royaume après celui du ciel ; — puis nous retournions à la mer, et il n’y avait plus autour de moi, pendant des mois entiers, que des brouillards et des montagnes d’eau. Quand un navire passait près de nous ou loin de nous, c’est qu’il était anglais ; aucun autre n’avait permission de se livrer au vent, et l’Océan n’entendait plus une parole qui ne fût anglaise. Les Anglais même en étaient attristés et se plaignaient qu’à présent l’Océan fût devenu un désert où ils se rencontraient éternellement, et l’Europe une forteresse qui leur était fermée. — Quelquefois ma prison de bois s’avançait si près de la terre, que je pouvais distinguer des hommes et des enfants qui marchaient sur le rivage. Alors le cœur me battait violemment, et une rage intérieure me dévorait avec tant de violence, que j’allais me cacher à fond de cale pour ne pas succomber au désir de me jeter à la nage ; mais quand je revenais auprès de l’infatigable Collingwood, j’avais honte de mes faiblesses d’enfant, je ne pouvais me lasser d’admirer comment à une tristesse si profonde il unissait un courage si agissant. Cet homme qui, depuis quarante ans, ne connaissait que la guerre et la mer, ne cessait jamais de s’appliquer à leur étude comme à une science inépuisable. Quand un navire était las, il en montait un autre comme un cavalier impitoyable ; il les usait et les tuait sous lui. Il en fatigua sept avec moi. Il passait les nuits tout habillé, assis sur ses canons, ne cessant de calculer l’art de tenir son navire immobile, en sentinelle, au même point de la mer, sans être à l’ancre, à travers les vents et les orages ; exerçait sans cesse ses équipages et veillait sur eux et pour eux ; cet homme n’avait joui d’aucune richesse ; et tandis qu’on le nommait pair d’Angleterre, il aimait sa soupière d’étain comme un matelot ; puis, redescendu chez lui, il redevenait père de famille et écrivait à ses filles de ne pas être de belles dames, de lire, non des romans, mais l’histoire des voyages, des essais et Shakspeare tant qu’il leur plairait ( as often as they please ) ; il écrivait : « Nous avons combattu le jour de la naissance de ma petite Sarah, » après la bataille de Trafalgar, que j’eus la douleur de lui voir gagner, et dont il avait tracé le plan avec son ami Nelson à qui il succéda. — Quelquefois il sentait sa santé s’affaiblir, il demandait grâce à l’Angleterre ; mais l’inexorable lui répondait : Restez en mer, et lui envoyait une dignité ou une médaille d’or par chaque belle action ; sa poitrine en était surchargée. Il écrivait encore : « Depuis que j’ai quitté mon pays, je n’ai pas passé dix jours dans un port, mes yeux s’affaiblissent ; quand je pourrai voir mes enfants, la mer m’aura rendu aveugle. Je gémis de ce que sur tant d’officiers il est si difficile de me trouver un remplaçant supérieur en habileté. » L’Angleterre répondait : Vous resterez en mer, toujours en mer. Et il y resta jusqu’à sa mort.

Cette vie romaine et imposante m’écrasait par son élévation et me touchait par sa simplicité, lorsque je l’avais contemplée un jour seulement, dans sa résignation grave et réfléchie. Je me prenais en grand mépris, moi qui n’étais rien comme citoyen, rien comme père, ni comme fils, ni comme frère, ni homme de famille, ni homme public, de me plaindre quand il ne se plaignait pas. Il ne s’était laissé deviner qu’une fois malgré lui, et moi, fourmi d’entre les fourmis que foulait aux pieds le sultan de la France, je me reprochais mon désir secret de retourner me livrer au hasard de ses caprices et de redevenir un des grains de cette poussière qu’il pétrissait dans le sang. — La vue de ce vrai citoyen dévoué, non comme je l’avais été, à un homme, mais à la Patrie et au Devoir, me fut une heureuse rencontre, car j’appris, à cette école sévère, quelle est la véritable Grandeur que nous devons désormais chercher dans les armes, et combien, lorsqu’elle est ainsi comprise, elle élève notre profession au-dessus de toutes les autres, et peut laisser digne d’admiration la mémoire de quelques-uns de nous, quel que soit l’avenir de la guerre et des armées. Jamais aucun homme ne posséda à un plus haut degré cette paix intérieure qui naît du sentiment du Devoir sacré, et la modeste insouciance d’un soldat à qui il importe peu que son nom soit célèbre, pourvu que la chose publique prospère. Je lui vis écrire un jour : « Maintenir l’indépendance de mon pays est la première volonté de ma vie, et j’aime mieux que mon corps soit ajouté au rempart de la Patrie que traîné dans une pompe inutile, à travers une foule oisive. — Ma vie et mes forces sont dues à l’Angleterre. — Ne parlez pas de ma blessure dernière, on croirait que je me glorifie de mes dangers. » Sa tristesse était profonde, mais pleine de Grandeur ; elle n’empêchait pas son activité perpétuelle, et il me donna la mesure de ce que doit être l’homme de guerre intelligent, exerçant, non en ambitieux, mais en artiste, l’art de la guerre, tout en le jugeant de haut et en le méprisant maintes fois, comme ce Montecuculli, qui, Turenne étant tué, se retira, ne daignant plus engager la partie contre un joueur ordinaire. Mais j’ étais trop jeune encore pour comprendre tous les mérites de ce caractère, et ce qui me saisit le plus fut l’ambition de tenir, dans mon pays, un rang pareil au sien. Lorsque je voyais les Rois du Midi lui demander sa protection, et Napoléon même s’émouvoir de l’espoir que Collingwood était dans les mers de l’Inde, j’en venais jusqu’à appeler de tous mes vœux l’occasion de m’échapper, et je poussai la hâte de l’ambition que je nourrissais toujours jusqu’à être près de manquer à ma parole. Oui, j’en vins jusque-là.

Un jour, le vaisseau l’Océan, qui nous portait, vint relâcher à Gibraltar. Je descendis à terre avec l’Amiral, et en me promenant seul par la ville je rencontrai un officier du 7e hussards qui avait été fait prisonnier dans la campagne d’Espagne, et conduit à Gibraltar avec quatre de ses camarades. Ils avaient la ville pour prison, mais ils y étaient surveillés de près. J’avais connu cet officier en France. Nous nous retrouvâmes avec plaisir, dans une situation à peu près semblable. Il y avait si longtemps qu’un Français ne m’avait parlé français, que je le trouvai éloquent, quoiqu’il fût parfaitement sot, et, au bout d’un quart d’heure, nous nous ouvrîmes l’un à l’autre sur notre position. Il me dit tout de suite franchement qu’il allait se sauver avec ses camarades ; qu’ils avaient trouvé une occasion excellente, et qu’il ne se le ferait pas dire deux fois pour les suivre. Il m’engagea fort à en faire autant. Je lui répondis qu’il était bien heureux d’être gardé ; mais que moi, qui ne l’étais pas, je ne pouvais pas me sauver sans déshonneur, et que lui, ses compagnons et moi n’étions point dans le même cas. Cela lui parut trop subtil.

— « Ma foi, je ne suis pas casuiste, me dit-il, et si tu veux je t’enverrai à un évêque qui t’en dira son opinion. Mais à ta place je partirais. Je ne vois que deux choses, être libre ou ne pas l’être. Sais-tu bien que ton avancement est perdu, depuis plus de cinq ans que tu traînes dans ce sabot anglais ? Les lieutenants du même temps que toi sont déjà colonels. »

Là-dessus ses compagnons survinrent, et m’entraînèrent dans une maison d’assez mauvaise mine, où ils buvaient du vin de Xérès, et là ils me citèrent tant de capitaines devenus généraux, et de sous-lieutenants vice-rois, que la tête m’en tourna, et je leur promis de me trouver, le surlendemain à minuit, dans le même lieu. Un petit canot devait nous y prendre, loué à d’honnêtes contrebandiers qui nous conduiraient à bord d’un vaisseau français chargé de mener des blessés de notre armée à Toulon. L’invention me parut admirable, et mes bons compagnons m’ayant fait boire force rasades pour calmer les murmures de ma conscience, terminèrent leurs discours par un argument victorieux, jurant sur leur tête qu’on pourrait avoir, à la rigueur, quelques égards pour un honnête homme qui vous avait bien traité, mais que tout les confirmait dans la certitude qu’un Anglais n’était pas un homme.

Je revins assez pensif à bord de l’Océan, et lorsque j’eus dormi, et que je vis clair dans ma position en m’éveillant, je me demandai si mes compatriotes ne s’étaient point moqués de moi. Cependant le désir de la liberté et une ambition toujours poignante et excitée depuis mon enfance, me poussaient à l’évasion, malgré la honte que j’éprouvais de fausser mon serment. Je passai un jour entier près de l’Amiral sans oser le regarder en face, et je m’étudiai à le trouver inférieur et d’intelligence étroite. — Je parlai tout haut à table, avec arrogance, de la grandeur de Napoléon ; je m’exaltai, je vantai son génie universel, qui devinait les lois en faisant les codes, et l’avenir en faisant des événements. J’appuyai avec insolence sur la supériorité de ce génie, comparée au médiocre talent des hommes de tactique et de manœuvre. J’espérais être contredit ; mais, contre mon attente, je trouvai dans les officiers anglais plus d’admiration encore pour l’Empereur que je ne pouvais en montrer pour leur implacable ennemi. Lord Collingwood surtout, sortant de son silence triste et de ses méditations continuelles, le loua dans des termes si justes, si énergiques, si précis, faisant considérer à la fois, à ses officiers, la grandeur des prévisions de l’Empereur, la promptitude magique de son exécution, la fermeté de ses ordres, la certitude de son jugement, sa pénétration dans les négociations, sa justesse d’idées dans les conseils, sa grandeur dans les batailles, son calme dans les dangers, sa constance dans la préparation des entreprises, sa fierté dans l’attitude donnée à la France, et enfin toutes les qualités qui composent le grand homme, que je me demandai ce que l’histoire pourrait jamais ajouter à cet éloge, et je fus atterré, parce que j’avais cherché à m’irriter contre l’Amiral, espérant lui entendre proférer des accusations injustes.

J’aurais voulu, méchamment, le mettre dans son tort, et qu’un mot inconsidéré ou insultant de sa part servît de justification à la déloyauté que je méditais. Mais il semblait qu’il prît à tâche, au contraire, de redoubler de bontés, et son empressement faisant supposer aux autres que j’avais quelque nouveau chagrin dont il était juste de me consoler, ils furent tous pour moi plus attentifs et plus indulgents que jamais. J’en pris de l’humeur et je quittai la table.

L’Amiral me conduisit encore à Gibraltar le lendemain, pour mon malheur. Nous y devions passer huit jours. — Le soir de l’évasion arriva. — Ma tête bouillonnait et je délibérais toujours. Je me donnais de spécieux motifs et je m’étourdissais sur leur fausseté ; il se livrait en moi un combat violent ; mais, tandis que mon âme se tordait et se roulait sur elle-même, mon corps, comme s’il eût été arbitre entre l’ambition et l’honneur, suivait, à lui tout seul, le chemin de la fuite. J’avais fait, sans m’en apercevoir moi-même, un paquet de mes hardes, et j’allais me rendre, de la maison de Gibraltar où nous étions, à celle du rendez-vous, lorsque tout à coup je m’arrêtai, et je sentis que cela était impossible. — Il y a dans les actions honteuses quelque chose d’empoisonné qui se fait sentir aux lèvres d’un homme de cœur sitôt qu’il touche les bords du vase de perdition. Il ne peut même pas y goûter sans être prêt à en mourir. — Quand je vis ce que j’allais faire et que j’allais manquer à ma parole, il me prit une telle épouvante que je crus que j’étais devenu fou. Je courus sur le rivage et m’enfuis de la maison fatale comme d’un hôpital de pestiférés, sans oser me retourner pour la regarder. — Je me jetai à la nage et j’abordai, dans la nuit, l’Océan, notre vaisseau, ma flottante prison. J’y montai avec emportement, me cramponnant à ses câbles ; et quand je fus sur le pont, je saisis le grand mât, je m’y attachai avec passion, comme à un asile qui me garantissait du déshonneur, et, au même instant, le sentiment de la Grandeur de mon sacrifice me déchirant le cœur, je tombai à genoux, et, appuyant mon front sur les cercles de fer du grand mât, je me mis à fondre en larmes comme un enfant. — Le capitaine de l’Océan, me voyant dans cet état, me crut ou fit semblant de me croire malade, et me fit porter dans ma chambre. Je le suppliai à grands cris de mettre une sentinelle à ma porte pour m’empêcher de sortir. On m’enferma et je respirai, délivré enfin du supplice d’être mon propre geôlier. Le lendemain, au jour, je me vis en pleine mer, et je jouis d’un peu plus de calme en perdant de vue la terre, objet de toute tentation malheureuse dans ma situation. J’y pensais avec plus de résignation, lorsque ma petite porte s’ouvrit, et le bon Amiral entra seul.

— « Je viens vous dire adieu, commença-t-il d’un air moins grave que de coutume ; vous partez pour la France demain matin.

— Oh ! mon Dieu ! Est-ce pour m’éprouver que vous m’annoncez cela, milord ?

— Ce serait un jeu bien cruel, mon enfant, reprit-il ; j’ai déjà eu envers vous un assez grand tort. J’aurais dû vous laisser en prison dans

le Northumberland en pleine terre et vous rendre votre parole. Vous

auriez pu conspirer sans remords contre vos gardiens et user d’adresse, sans scrupule, pour vous échapper. Vous avez souffert davantage, ayant plus de liberté ; mais, grâce à Dieu ! vous avez résisté hier à une occasion qui vous déshonorait. — C’eût été échouer au port, car depuis quinze jours je négociais votre échange, que l’amiral Rosily vient de conclure. — J’ai tremblé pour vous hier, car je savais le projet de vos camarades. Je les ai laissés s’échapper à cause de vous, dans la crainte qu’en les arrêtant on ne vous arrêtât. Et comment aurions-nous fait pour cacher cela ? Vous étiez perdu, mon enfant, et, croyez-moi, mal reçu des vieux braves de Napoléon. Ils ont le droit d’être difficiles en Honneur. »

J’étais si troublé que je ne savais comment le remercier ; il vit mon embarras, et, se hâtant de couper les mauvaises phrases par lesquelles j’essayais de balbutier que je le regrettais :

« Allons, allons, me dit-il, pas de ce que nous appelons French compliments ; nous sommes contents l’un de l’autre, voilà tout ; et vous avez, je crois, un proverbe qui dit : Il n’y a pas de belle prison. — Laissez-moi mourir dans la mienne, mon ami ; je m’y suis acco utumé, moi, il l’a bien fallu. Mais cela ne durera plus bien longtemps ; je sens mes jambes trembler sous moi et s’amaigrir. Pour la quatrième fois, j’ai demandé le repos à lord Mulgrave, et il m’a encore refusé ; il m’a écrit qu’il ne sait comment me remplacer. Quand je serai mort, il faudra bien qu’il trouve quelqu’un cependant, et il ne ferait pas mal de prendre ses précautions. — Je vais rester en sentinelle dans la Méditerranée ; mais vous, my child, ne perdez pas de temps. Il y a là un sloop qui doit vous conduire. Je n’ai qu’une chose à vous recommander, c’est de vous dévouer à un Principe plutôt qu’à un Homme. L’amour de votre Patrie en est un assez grand pour remplir tout un cœur et occuper toute une intelligence.

— Hélas ! dis-je, milord, il y a des temps où l’on ne peut pas aisément savoir ce que veut la Patrie. Je vais le demander à la mienne. »

Nous nous dîmes encore une fois adieu, et, le cœur serré, je quittai ce digne homme, dont j’appris la mort peu de temps après. — Il mourut en pleine mer, comme il avait vécu durant quarante-neuf ans, sans se plaindre, ni se glorifier, et sans avoir revu ses deux filles. Seul et sombre comme un de ces vieux dogues d’Ossian qui gardent éternellement les côtes d’Angleterre dans les flots et les brouillards.

J’avais appris, à son école, tout ce que les exils de la guerre peuvent faire souffrir et tout ce que le sentiment du Devoir peut dompter dans une grande âme ; bien pénétré de cet exemple et devenu plus grave par mes souffrances et le spectacle des siennes, je vins à Paris me présenter, avec l’expérience de ma prison, au maître tout-puissant que j’avais quitté.