Servitude et grandeur militaires/II/8
CHAPITRE VIII
la position du premier rang
Dans ce petit cabaret, je trouvai trois braves dont les chapeaux étaient galonnés d’or, l’uniforme blanc, les revers roses, les moustaches cirées de noir, les cheveux tout poudrés à frimas, et qui parlaient aussi vite que des vendeurs d’orviétan. Ces trois braves étaient d’honnêtes racoleurs. Ils me dirent que je n’avais qu’à m’asseoir à table avec eux pour avoir une idée juste du bonheur parfait que l’on goûtait éternellement dans le Royal-Auvergne. Ils me firent manger du poulet, du chevreuil et des perdreaux, boire du vin de Bordeaux et de Champagne, et du café excellent ; ils me jurèrent sur leur honneur que, dans le Royal-Auvergne, je n’en aurais jamais d’autres.
Je vis bien depuis qu’ils avaient dit vrai.
Ils me jurèrent aussi, car ils juraient infiniment, que l’on jouissait de la plus douce liberté dans le Royal-Auvergne ; que les soldats y étaient incomparablement plus heureux que les capitaines des autres corps ; qu’on y jouissait d’une société fort agréable en hommes et en belles dames, et qu’on y faisait beaucoup de musique, et surtout qu’on y appréciait fort ceux qui jouaient du piano. Cette dernière circonstance me décida.
Le lendemain j’avais donc l’honneur d’être soldat au Royal-Auvergne. C’était un assez beau corps, il est vrai ; mais je ne voyais plus ni Pierrette, ni monsieur le curé. Je demandai du poulet à dîner, et l’on me donna à manger cet agréable mélange de pommes de terre, de mouton et de pain qui se nommait, se nomme et sans doute se nommera toujours la Ratatouille. On me fit apprendre la position du soldat sans armes avec une perfection si grande, que je servis de modèle, depuis, au dessinateur qui fit les planches de l’ordonnance de 1791, ordonnance qui, vous le savez, mon lieutenant, est un chef-d’œuvre de précision. On m’apprit l’école de soldat et l’école de peloton de manière à exécuter la charge en douze temps, les charges précipitées et les charges à volonté, en comptant ou sans compter les mouvements, aussi parfaitement que le plus roide des caporaux du roi de Prusse, Frédéric-le-Grand, dont les vieux se souvenaient encore avec l’attendrissement de gens qui aiment ceux qui les battent. On me fit l’honneur de me promettre que, si je me comportais bien, je finirais par être admis dans la première compagnie de grenadiers. — J’eus bientôt une queue poudrée qui tombait sur ma veste blanche assez noblement ; mais je ne voyais plus jamais ni Pierrette, ni sa mère, ni monsieur le curé de Montreuil, et je ne faisais point de musique.
Un beau jour, comme j’étais consigné à la caserne même où nous voici, pour avoir fait trois fautes dans le maniement d’armes, on me plaça dans la position des feux du premier rang, un genou sur le pavé, ayant en face de moi un soleil éblouissant et superbe que j’étais forcé de coucher en joue, dans une immobilité parfaite, jusqu’à ce que la fatigue me fît ployer les bras à la saignée ; et j’étais encouragé à soutenir mon arme par la présence d’un honnête caporal, qui de temps en temps soulevait ma baïonnette avec sa crosse quand elle s’abaissait ; c’était une petite punition de l’invention de M. de Saint-Germain.
Il y avait vingt minutes que je m’appliquais à atteindre le plus haut degré de pétrification possible dans cette attitude, lorsque je vis au bout de mon fusil la figure douce et paisible de mon bon ami Michel, le tailleur de pierres.
— Tu viens bien à propos, mon ami, lui dis-je, et tu me rendrais un grand service si tu voulais bien, sans qu’on s’en aperçût, mettre un moment ta canne sous ma baïonnette. Mes bras s’en trouveraient mieux, et ta canne ne s’en trouverait pas plus mal.
— Ah ! Mathurin, mon ami, me dit-il, te voilà bien puni d’avoir quitté Montreuil ; tu n’as plus les conseils et les lectures du bon curé, et tu vas oublier tout à fait cette musique que tu aimais tant, et celle de la parade ne la vaudra certainement pas.
— C’est égal, dis-je, en élevant le bout du canon de mon fusil, et le dégageant de sa canne, par orgueil ; c’est égal, on a son idée.
— Tu ne cultiveras plus les espaliers et les belles pêches de Montreuil avec ta Pierrette, qui est bien aussi fraîche qu’elles, et dont la lèvre porte aussi comme elles un petit duvet.
— C’est égal, dis-je encore, j’ai mon idée.
— Tu passeras bien longtemps à genoux, à tirer sur rien, avec une pierre de bois, avant d’être seulement caporal.
— C’est égal, dis-je encore, si j’avance lentement, toujours est-il vrai que j’avancerai ; tout vient à point à qui sait attendre, comme on dit, et quand je serai sergent je serai quelque chose, et j’épouserai Pierrette. Un sergent c’est un seigneur, et à tout seigneur tout honneur.
Michel soupira.
— Ah ! Mathurin ! Mathurin ! me dit-il, tu n’es pas sage, et tu as trop d’orgueil et d’ambition, mon ami ; n’aimerais-tu pas mieux être remplacé, si quelqu’un payait pour toi, et venir épouser ta petite Pierrette ?
— Michel ! Michel ! lui dis-je, tu t’es beaucoup gâté dans le monde ; je ne sais pas ce que tu y fais, et tu ne m’as plus l’air d’y être maçon, puisqu’au lieu d’une veste tu as un habit noir de taffetas ; mais tu ne m’aurais pas dit ça dans le temps où tu répétais toujours : Il faut faire son sort soi-même. — Moi je ne veux pas l’épouser avec l’argent des autres, et je fais moi-même mon sort, comme tu vois. — D’ailleurs, c’est la Reine qui m’a mis ça dans la tête, et la Reine ne peut pas se tromper en jugeant ce qui est bien à faire. Elle a dit elle-même : Il sera soldat et je les marierai ; elle n’a pas dit : il reviendra après avoir été soldat.
— Mais, me dit Michel, si par hasard la Reine te voulait donner de quoi l’épouser, le prendrais-tu ?
— Non, Michel, je ne prendrais pas son argent, si par impossible elle le voulait.
— Et si Pierrette gagnait elle-même sa dot ? reprit-il.
— Oui, Michel, je l’épouserais tout de suite, dis-je.
Ce bon garçon avait l’air tout attendri.
— Eh bien ! reprit-il, je dirai cela à la Reine.
— Est-ce que tu es fou, lui dis-je, ou domestique dans sa maison ?
— Ni l’un ni l’autre, Mathurin, quoique je ne taille plus la pierre.
— Que tailles-tu donc ? disais-je.
— Hé ! je taille des pièces, du papier et des plumes.
— Bah ! dis-je, est-il possible ?
— Oui, mon enfant, je fais de petites pièces toutes simples, et bien aisées à comprendre. Je te ferai voir tout ça.
En effet, dit Timoléon en interrompant l’Adjudant, les ouvrages de ce bon Sedaine ne sont pas construits sur des questions bien difficiles ; on n’y trouve aucune synthèse sur le fini et l’infini, sur les causes finales, l’association des idées et l’identité personnelle ; on n’y tue pas des rois et des reines par le poison ou l’échafaud ; ça ne s’appelle pas de noms sonores environnés de leur traduction philosophique ; mais ça se nomme Blaise, l’Agneau perdu, le Déserteur ; ou bien le Jardinier et son Seigneur, la Gageure imprévue ; ce sont des gens tout simples, qui parlent vrai, qui sont philosophes sans le savoir, comme Sedaine lui-même, que je trouve plus grand qu’on ne l’a fait.
Je ne répondis pas.
L’Adjudant reprit :
— Eh bien, tant mieux ! dis-je, j’aime autant te voir travailler ça que tes pierres de taille.
— Ah ! ce que je bâtissais valait mieux que ce que je construis à présent. Ça ne passait pas de mode et ça restait plus longtemps debout. Mais en tombant, ça pouvait écraser quelqu’un ; au lieu qu’à présent, quand ça tombe, ça n’écrase personne.
— C’est égal, je suis toujours bien aise, dis-je…
— C’est-à-dire, aurais-je dit ; car le caporal vint donner un si terrible coup de crosse dans la canne de mon vieil ami Michel, qu’il l’envoya là-bas, tenez là-bas, près de la poudrière.
En même temps il ordonna six jours de salle de police pour le factionnaire qui avait laissé entrer un bourgeois.
Sedaine comprit bien qu’il fallait s’en aller ; il ramassa paisiblement sa canne, et, en sortant du côté du bois, il me dit :
— Je t’assure, Mathurin, que je conterai tout ceci à la Reine.