Servitude et grandeur militaires/II/7

Société des amis des livres (p. 117-123).

CHAPITRE VII

la dame rose

C’est une chose qui me paraît bien certaine, mes chers enfants, dit-il en se tournant du côté de sa fille, que le soin que la Providence a daigné prendre de composer ma vie comme elle l’a été. Dans les orages sans nombre qui l’ont agitée, je puis dire, en face de toute la terre, que je n’ai jamais manqué de me fier à Dieu et d’en attendre du secours, après m’être aidé de toutes mes forces. Aussi, vous dis-je, en marchant sur les flots agités, je n’ai pas mérité d’être appelé homme de peu de foi, comme le fut l’apôtre ; et quand mon pied s’enfonçait, je levais les yeux, et j’étais relevé.

(Ici je regardai Timoléon. — Il vaut mieux que nous, dis-je tout bas.) — Il poursuivit :

— Monsieur le curé de Montreuil m’aimait beaucoup ; j’étais traité par lui avec une amitié si paternelle, que j’avais oublié entièrement que j’étais né, comme il ne cessait de me le rappeler, d’un pauvre paysan et d’une pauvre paysanne, enlevés presque en même temps de la petite vérole, et que je n’avais même pas vus. À seize ans, j’étais sauvage et sot ; mais je savais un peu de latin, beaucoup de musique, et, dans toute sorte de travaux de jardinage, on me trouvait assez adroit. Ma vie était fort douce et fort heureuse, parce que Pierrette était toujours là, et que je la regardais toujours en travaillant, sans lui parler beaucoup cependant.

Un jour que je taillais les branches d’un des hêtres du parc et que je liais un petit fagot, Pierrette me dit :

— Oh ! Mathurin, j’ai peur. Voilà deux jolies dames qui viennent devers nous par le bout de l’allée. Comment allons-nous faire ?

Je regardai, et, en effet, je vis deux jeunes femmes qui marchaient vite sur les feuilles sèches, et ne se donnaient pas le bras. Il y en avait une un peu plus grande que l’autre, vêtue d’une petite robe de soie rose. Elle courait presque en marchant, et l’autre, tout en l’accompagnant, marchait presque en arrière. Par instinct, je fus saisi d’effroi comme un pauvre petit paysan que j’étais, et je dis à Pierrette :

— Sauvons-nous !

Mais bah ! nous n’eûmes pas le temps, et ce qui redoubla ma peur, ce fut de voir la dame rose faire signe à Pierrette, qui devint toute rouge et n’osa pas bouger, et me prit bien vite par la main pour se raffermir. Moi, j’ôtai mon bonnet et je m’adossai contre l’arbre, tout saisi.

Quand la dame rose fut tout à fait arrivée sur nous, elle alla tout droit à Pierrette, et, sans façon, elle lui prit le menton pour la montrer à l’autre dame, en disant :

— Eh ! je vous le disais bien : c’est tout mon costume de laitière pour jeudi. — La jolie petite fille que voilà ! Mon enfant, tu donneras tous tes habits, comme les voici, aux gens qui viendront te les demander de ma part, n’est-ce pas ? je t’enverrai les miens en échange.

— Oh ! madame, dit Pierrette en reculant.

L’autre jeune dame se mit à sourire d’un air fin, tendre et mélancolique, dont l’expression touchante est ineffaçable pour moi. Elle s’avança la tête penchée, et, prenant doucement le bras nu de Pierrette, elle lui dit de s’approcher, et qu’il fallait que tout le monde fît la volonté de cette dame-là.

— Ne va pas t’aviser de rien changer à ton costume, ma belle petite, reprit la dame rose, en la menaçant d’une petite canne de jonc à pomme d’or qu’elle tenait à la main. Voilà un grand garçon qui sera soldat, et je vous marierai.

Elle était si belle, que je me souviens de la tentation incroyable que j’eus de me mettre à genoux ; vous en rirez et j’en ai ri souvent depuis en moi-même ; mais, si vous l’aviez vue, vous auriez compris ce que je dis. Elle avait l’air d’une petite fée bien bonne.

Elle parlait vite et gaiement, et, en donnant une petite tape sur la joue de Pierrette, elle nous laissa là tous les deux tout interdits et tout imbéciles, ne sachant que faire ; et nous vîmes les deux dames suivre l’allée du côté de Montreuil et s’enfoncer dans le parc derrière le petit bois.

Alors nous nous regardâmes, et, en nous tenant toujours par la main, nous rentrâmes chez monsieur le curé ; nous ne disions rien, mais nous étions bien contents.

Pierrette était toute rouge, et moi je baissais la tête. Il nous demanda ce que nous avions ; je lui dis d’un grand sérieux :

— Monsieur le curé, je veux être soldat.

Il pensa en tomber à la renverse, lui qui m’avait appris le solfége !

— Comment, mon cher enfant, me dit-il, tu veux me quitter ! Ah ! mon Dieu ! Pierrette, qu’est-ce qu’on lui a donc fait, qu’il veut être soldat ? Est-ce que tu ne m’aimes plus, Mathurin ? Est-ce que tu n’aimes plus Pierrette non plus ? Qu’est-ce que nous t’avons donc fait, dis ? et que vas-tu faire de la belle éducation que je t’ai donnée ? C’était bien du temps perdu assurément. Mais réponds donc, méchant sujet ! ajoutait-il en me secouant le bras.

Je me grattais la tête, et je disais toujours en regardant mes sabots :

— Je veux être soldat.

La mère de Pierrette apporta un grand verre d’eau froide à monsieur le curé, parce qu’il était devenu tout rouge, et elle se mit à pleurer.

Pierrette pleurait aussi et n’osait rien dire ; mais elle n’était pas fâchée contre moi, parce qu’elle savait bien que c’était pour l’épouser que je voulais partir.

Dans ce moment-là, deux grands laquais poudrés entrèrent avec une femme de chambre qui avait l’air d’une dame, et ils demandèrent si la petite avait préparé les hardes que la Reine et madame la princesse de Lamballe lui avaient demandées.

Le pauvre curé se leva si troublé qu’il ne put se tenir une minute debout, et Pierrette et sa mère tremblèrent si fort qu’elles n’osèrent pas ouvrir une cassette qu’on leur envoyait en échange du fourreau et du bavolet, et elles allèrent à la toilette à peu près comme on va se faire fusiller.

Seul avec moi, le curé me demanda ce qui s’était passé, et je le lui dis comme je vous l’ai conté, mais un peu plus brièvement.

— Et c’est pour cela que tu veux partir, mon fils ? me dit-il en me prenant les deux mains ; mais songe donc que la plus grande dame de l’Europe n’a parlé ainsi à un petit paysan comme toi que par distraction, et ne sait seulement pas ce qu’elle t’a dit. Si on lui racontait que tu as pris cela pour un ordre ou pour un horoscope, elle dirait que tu es un grand benêt, et que tu peux être jardinier toute la vie, que cela lui est égal. Ce que tu gagnes en jardinant, et ce que tu gagnerais en enseignant la musique vocale, t’appartiendrait, mon ami ; au lieu que ce que tu gagneras dans un régiment ne t’appartiendra pas, et tu auras mille occasions de le dépenser en plaisirs défendus par la religion et la morale ; tu perdras tous les bons principes que je t’ai donnés, et tu me forceras à rougir de toi. Tu reviendras (si tu reviens) avec un autre caractère que celui que tu as reçu en naissant. Tu étais doux, modeste, docile ; tu seras rude, impudent et tapageur. La petite Pierrette ne se soumettra certainement pas à être la femme d’un mauvais garnement, et sa mère l’en empêcherait quand elle le voudrait ; et moi, que pourrai-je faire pour toi, si tu oublies tout à fait la Providence ? Tu l’oublieras, vois-tu, la Providence, je t’assure que tu finiras par là.

Je demeurai les yeux fixés sur mes sabots et les sourcils froncés en faisant la moue, et je dis, en me grattant la tête :

— C’est égal, je veux être soldat.

Le bon curé n’y tint pas, et ouvrant la porte toute grande, il me montra le grand chemin avec tristesse.

Je compris sa pantomime, et je sortis. J’en aurais fait autant à sa place, assurément. Mais je le pense à présent, et ce jour-là je ne le pensais pas. Je mis mon bonnet de coton sur l’oreille droite, je relevai le collet de ma blouse, pris mon bâton et je m’en allai tout droit à un petit cabaret, sur l’avenue de Versailles, sans dire adieu à personne.