Servitude et grandeur militaires/II/9

Société des amis des livres (p. 131-135).


CHAPITRE IX

UNE SÉANCE


Ma petite Pierrette était une belle petite fille, d’un caractère décidé, calme et honnête. Elle ne se déconcertait pas trop facilement, et depuis qu’elle avait parlé à la Reine, elle ne se laissait plus aisément faire la leçon ; elle savait bien dire à monsieur le curé et à sa bonne qu’elle voulait épouser Mathurin, et elle se levait la nuit pour travailler à son trousseau, tout comme si je n’avais pas été mis à la porte pour longtemps, sinon pour toute ma vie.

Un jour (c’était le lundi de Pâques, elle s’en était toujours souvenue, la pauvre Pierrette, et me l’a raconté souvent), un jour donc qu’elle était assise devant la porte de monsieur le curé travaillant et chantant comme si de rien n’était, elle vit arriver vite, vite, un beau carrosse dont les six chevaux trottaient dans l’avenue, d’un train merveilleux, montés par deux petits postillons poudrés et roses, très jolis et si petits qu’on ne voyait de loin que leurs grosses bottes à l’écuyère. Ils portaient de gros bouquets à leur jabot, et les chevaux portaient aussi de gros bouquets sur l’oreille.

Ne voilà-t-il pas que l’écuyer qui courait en avant des chevaux s’arrêta précisément devant la porte de monsieur le curé, où la voiture eut la bonté de s’arrêter aussi et daigna s’ouvrir toute grande. Il n’y avait personne dedans. Comme Pierrette regardait avec de grands yeux, l’écuyer ôta son chapeau très poliment et la pria de vouloir bien monter en carrosse.

Vous croyez peut-être que Pierrette fit des façons ? Point du tout ; elle avait trop de bon sens pour cela. Elle ôta simplement ses deux sabots, qu’elle laissa sur le pas de la porte, mit ses souliers à boucles d’argent, ploya proprement son ouvrage, et monta dans le carrosse en s’appuyant sur le bras du valet de pied, comme si elle n’eût fait autre chose de sa vie, parce que, depuis qu’elle avait changé de robe avec la Reine, elle ne doutait plus de rien.

Elle m’a dit souvent qu’elle avait eu deux grandes frayeurs dans la voiture : la première, parce qu’on allait si vite que les arbres de l’avenue de Montreuil lui paraissaient courir comme des fous l’un après l’autre ; la seconde, parce qu’il lui semblait qu’en s’asseyant sur les coussins blancs du carrosse, elle y laisserait une tache bleue et jaune de la couleur de son jupon. Elle le releva dans ses poches, et se tint toute droite au bord du coussin, nullement tourmentée de son aventure et devinant bien qu’en pareille circonstance, il est bon de faire ce que tout le monde veut, franchement et sans hésiter.

D’après ce sentiment juste de sa position que lui donnait une nature heureuse, douce et disposée au bien et au vrai en toute chose, elle se laissa parfaitement donner le bras par l’écuyer et conduire à Trianon, dans les appartements dorés, où seulement elle eut soin de marcher sur la pointe du pied, par égard pour les parquets de bois de citron et de bois des Indes qu’elle craignait de rayer avec ses clous.

Quand elle entra dans la dernière chambre, elle entendit un petit rire joyeux de deux voix très douces, et qui l’intimida bien un peu et lui fit battre le cœur assez vivement ; mais, en entrant, elle se trouva rassurée tout de suite : ce n’était que son amie la Reine.

Madame de Lamballe était avec elle, mais assise dans une embrasure de fenêtre et établie devant un pupitre de peintre en miniature. Sur le tapis vert du pupitre, un ivoire tout préparé ; près de l’ivoire des pinceaux ; près des pinceaux, un verre d’eau.

— « Ah ! la voilà, » dit la Reine d’un air de fête, et elle courut lui prendre les deux mains.

« Comme elle est fraîche, comme elle est jolie ! Le joli petit modèle que cela fait pour vous ! Allons, ne la manquez pas, madame de Lamballe ! Mets-toi là, mon enfant. »

Et la belle Marie-Antoinette la fit asseoir de force sur une chaise. Pierrette était tout à fait interdite, et sa chaise si haute que ses petits pieds pendaient et se balançaient.

* * * * *

— « Mais voyez donc comme elle se tient bien, continuait la Reine, elle ne se fait pas dire deux fois ce que l’on veut ; je gage qu’elle a de l’esprit. Tiens-toi droite, mon enfant, et écoute-moi. Il va venir deux messieurs ici. Que tu les connaisses ou non, cela ne fait rien, et cela ne te regarde pas. Tu feras tout ce qu’ils te diront de faire. Je sais que tu chantes, tu chanteras. Quand ils te diront d’entrer et de sortir, d’aller et de venir, tu entreras, tu sortiras, tu iras, tu viendras, bien exactement, entends-tu ? Tout cela c’est pour ton bien. Madame et moi nous les aiderons à t’enseigner quelque chose que je sais bien, et nous ne te demandons pour nos peines que de poser tous les jours une heure devant madame ; cela ne t’afflige pas trop fort, n’est-ce pas ? »

Pierrette ne répondait qu’en rougissant et en pâlissant à chaque parole ; mais elle était si contente qu’elle aurait voulu embrasser la petite Reine comme sa camarade.

Comme elle posait, les yeux tournés vers la porte, elle vit entrer deux hommes, l’un gros et l’autre grand. Comme elle vit le grand, elle ne put s’empêcher de crier :

— « Tiens ! c’est… »

Mais elle se mordit le doigt pour se faire taire.

— « Eh bien, comment la trouvez-vous, messieurs ? dit la Reine ; me suis-je trompée ?

— N’est-ce pas que c’est Rose même ? dit Sedaine.

— Une seule note, madame, dit le plus gros des deux, et je saurai si c’est la Rose de Monsigny, comme elle est celle de Sedaine.

— Voyons, ma petite, répétez cette gamme, dit Grétry en chantant ut, ré, mi, fa, sol.  »

Pierrette la répéta.

— « Elle a une voix divine, madame, » dit-il.

La Reine frappa des mains et sauta.

— « Elle gagnera sa dot, » dit-elle.