Servitude et grandeur militaires/II/4
CHAPITRE IV
le concert de famille
Comme j’allais me retirer, je m’arrêtai, la main sur la clef de sa porte, écoutant avec étonnement une musique assez rapprochée et venue du château même. Entendue de la fenêtre, elle nous sembla formée de deux voix d’hommes, d’une voix de femme et d’un piano. C’était pour moi une douce surprise, à cette heure de la nuit. Je proposai à mon camarade de l’aller écouter de plus près. Le petit pont-levis, parallèle au grand, et destiné à laisser passer le gouverneur et les officiers pendant une partie de la nuit, était ouvert encore. Nous rentrâmes dans le fort, et, en rôdant par les cours, nous fûmes guidés par le son jusque sous les fenêtres ouvertes que je reconnus pour celles du bon vieux Adjudant d’artillerie.
Ces grandes fenêtres étaient au rez-de-chaussée, et nous arrêtant en face, nous découvrîmes, jusqu’au fond de l’appartement, la simple famille de cet honnête soldat.
Il y avait, au fond de la chambre, un petit piano de bois d’acajou, garni de vieux ornements de cuivre. L’Adjudant (tout âgé et tout modeste qu’il nous avait paru d’abord) était assis devant le clavier, et jouait une suite d’accords, d’accompagnements et de modulations simples, mais harmonieusement unies entre elles. Il tenait les yeux élevés au ciel, et n’avait point de musique devant lui ; sa bouche était entr’ouverte avec délices sous l’épaisseur de ses longues moustaches blanches. Sa fille, debout à sa droite, allait chanter ou venait de s’interrompre ; car elle regardait avec inquiétude, la bouche entr’ouverte encore, comme lui. À sa gauche, un jeune sous-officier d’artillerie légère de la Garde, vêtu de l’uniforme sévère de ce beau corps, regardait cette jeune personne comme s’il n’eût pas cessé de l’écouter.
Rien de si calme que leurs poses, rien de si décent que leur maintien, rien de si heureux que leurs visages. Le rayon qui tombait d’en haut sur ces trois fronts n’y éclairait pas une expression soucieuse ; et le doigt de Dieu n’y avait écrit que bonté, amour et pudeur.
Le froissement de nos épées sur le mur les avertit que nous étions là. Le brave homme nous vit, et son front chauve en rougit de surprise et, je pense aussi, de satisfaction. Il se leva avec empressement, et, prenant un des trois chandeliers qui l’éclairaient, vint nous ouvrir et nous fit asseoir. Nous le priâmes de continuer son concert de famille ; et, avec une simplicité noble, sans s’excuser et sans demander indulgence, il dit à ses enfants :
— Où en étions-nous ?
Et les trois voix s’élevèrent en chœur avec une indicible harmonie.
Timoléon écoutait et restait sans mouvement ; pour moi, cachant ma tête et mes yeux, je me mis à rêver avec un attendrissement qui, je ne sais pourquoi, était douloureux. Ce qu’ils chantaient emportait mon âme dans des régions de larmes et de mélancoliques félicités, et, poursuivi peut-être par l’importune idée de mes travaux du soir, je changeais en mobiles images les mobiles modulations des voix. Ce qu’ils chantaient était un de ces chœurs écossais, une des anciennes mélodies des Bardes que chante encore l’écho sonore des Orcades. Pour moi, ce chœur mélancolique s’élevait lentement et s’évaporait tout à coup comme les brouillards des montagnes d’Ossian ; ces brouillards qui se forment sur l’écume mousseuse des torrents de l’Arven, s’épaississent lentement et semblent se gonfler et se grossir, en montant, d’une foule innombrable de fantômes tourmentés et tordus par les vents. Ce sont des guerriers qui rêvent toujours, le casque appuyé sur la main, et dont les larmes et le sang tombent goutte à goutte dans les eaux noires des rochers ; ce sont des beautés pâles dont les cheveux s’allongent en arrière, comme les rayons d’une lointaine comète, et se fondent dans le sein humide de la lune ; elles passent vite, et leurs pieds s’évanouissent enveloppés dans les plis vaporeux de leurs robes blanches ; elles n’ont pas d’ailes, et volent. Elles volent en tenant des harpes, elles volent les yeux baissés et la bouche entr’ouverte avec innocence ; elles jettent un cri en passant et se perdent, en montant, dans la douce lumière qui les appelle. Ce sont des navires aériens qui semblent se heurter contre des rives sombres, et se plonger dans des flots épais ; les montagnes se penchent pour les pleurer, et les dogues noirs élèvent leurs têtes difformes et hurlent longuement, en regardant le disque qui tremble au ciel, tandis que la mer secoue les colonnes blanches des Orcades qui sont rangées comme les tuyaux d’un orgue immense, et répandent, sur l’Océan, une harmonie déchirante et mille fois prolongée dans la caverne où les vagues sont enfermées.
La musique se traduisait ainsi en sombres images dans mon âme, bien jeune encore, ouverte à toutes les sympathies et comme amoureuse de ses douleurs fictives.
C’était, d’ailleurs, revenir à la pensée de celui qui avait inventé ces chants tristes et puissants, que de les sentir de la sorte. La famille heureuse éprouvait elle-même la forte émotion qu’elle donnait, et une vibration profonde faisait quelquefois trembler les trois voix.
Le chant cessa, et un long silence lui succéda. La jeune personne, comme fatiguée, s’était appuyée sur l’épaule de son père ; sa taille était élevée et un peu ployée, comme par faiblesse ; elle était mince, et paraissait avoir grandi trop vite, et sa poitrine, un peu amaigrie, en paraissait affectée. Elle baisait le front chauve, large et ridé de son père, et abandonnait sa main au jeune sous-officier qui la pressait sur ses lèvres.
Comme je me serais bien gardé, par amour-propre, d’avouer tout haut mes rêveries intérieures, je me contentai de dire froidement :
— Que le ciel accorde de longs jours et toutes sortes de bénédictions à ceux qui ont le don de traduire la musique littéralement ! Je ne puis trop admirer un homme qui trouve à une symphonie le défaut d’être trop Cartésienne, et à une autre de pencher vers le système de Spinosa ; qui se récrie sur le panthéisme d’un trio et l’utilité d’une ouverture à l’amélioration de la classe la plus nombreuse. Si j’avais le bonheur de savoir comme quoi un bémol de plus à la clef peut rendre un quatuor de flûtes et de bassons plus partisan du Directoire que du Consulat et de l’Empire, je ne parlerais plus, je chanterais éternellement ; je foulerais aux pieds des mots et des phrases, qui ne sont bons tout au plus que pour une centaine de départements, tandis que j’aurais le bonheur de dire mes idées fort clairement à tout l’univers avec mes sept notes. Mais, dépourvu de cette science comme je suis, ma conversation musicale serait si bornée que mon seul parti à prendre est de vous dire, en langue vulgaire, la satisfaction que me cause surtout votre vue et le spectacle de l’accord plein de simplicité et de bonhomie qui règne dans votre famille. C’est au point que ce qui me plaît le plus dans votre petit concert, c’est le plaisir que vous y prenez ; vos âmes me semblent plus belles encore que la plus belle musique que le Ciel ait jamais entendue monter à lui, de notre misérable terre, toujours gémissante.
Je tendais la main avec effusion à ce bon père, et il la serra avec l’expression d’une reconnaissance grave. Ce n’était qu’un vieux soldat ; mais il y avait dans son langage et ses manières je ne sais quoi de l’ancien bon ton du monde. La suite me l’expliqua.
— Voici, mon lieutenant, me dit-il, la vie que nous menons ici. Nous nous reposons en chantant, ma fille, moi et mon gendre futur.
Il regardait en même temps ces beaux jeunes gens avec une tendresse toute rayonnante de bonheur.
— Voici, ajouta-t-il d’un air plus grave, en nous montrant un petit portrait, la mère de ma fille.
Nous regardâmes la muraille blanchie de plâtre de la modeste chambre, et nous y vîmes, en effet, une miniature qui représentait la plus gracieuse, la plus fraîche petite paysanne que jamais Greuze ait douée de grands yeux bleus et de bouche en forme de cerise.
— Ce fut une bien grande dame qui eut autrefois la bonté de faire ce portrait-là, me dit l’Adjudant, et c’est une histoire curieuse que celle de la dot de ma pauvre petite femme.
Et à nos premières prières de raconter son mariage, il nous parla ainsi, autour de trois verres d’absinthe verte qu’il eut soin de nous offrir préalablement et cérémonieusement.